Deux ans après son précédent roman, Franz Bartelt publie le suivant, le premier du tiercé gagnant que je vais évoquer dans ce billet. Le grand Bercail paraît en 2002 chez Gallimard. C’est un roman qui nous parvient après la parution de l’hommage que l’auteur devait bien à l’un de ceux qui l’ont amené à l’écriture, André Dhôtel.
Le grand Bercail, le roman, prend place dans la ville de Reboul, une ville imaginaire au nord des Ardennes françaises… Une ville avec château et musée. Le musée de la torture. Le grand Bercail, c’est le nom de l’hôpital psychiatrique de la ville, de son asile. Un asile qui pourrait être un cousin de celui des Fiancés du Paradis et de ce pavillon qui donne son nom au livre.
La ville de Reboul se prépare pour son festival estival, festival qui est consacré à ce qui fait la renommée de la ville, la torture… Chacun s’y met, chacun y va de sa contribution, chacun est sollicité, pour faire du festival une réussite. Chacun autour et à l’intérieur de ce Grand Bercail, sensé circonscrire la folie dans ses murs… Mais la folie ne peut être monopolisée par un seul endroit et elle s’empare de la ville avec une telle facilité qu’on se demande si les fous sont bien ceux que l’on croit… C’est l’hécatombe. Et une hécatombe raffinée puisqu’elle obéit à cette spécialité tant mise en avant, la torture, et à ses instruments.
Ça dézingue sec, pas seulement parce que quelques uns passent de vie à trépas, mais aussi parce qu’aucun des savoureux personnages n’est épargné. Du premier magistrat à l’humble fou.
Le grand Bercail est tout en férocité, il s’amuse avec les petits travers de tout un chacun, avec nos petits travers. Car ce qui nous fait sourire à la lecture de ce roman, c’est que Reboul n’a au final rien d’imaginaire. Que ses habitants pourraient être nos voisins, ou nous-mêmes. Et tout cela est dit avec un tel amour de la langue, une telle envie de jouer avec en même temps qu’avec les mœurs de notre société, que Le grand Bercail est une véritable réussite. Un roman qui se tient d’un bout à l’autre et qui nous fait rire sur nous-mêmes, ça n’est pas si souvent.
Après la publication d’un petit bijou, Nulle part mais en Irlande, récit de voyage au plus près des pensées du touriste qui souffre pour vivre à fond son excursion, Bartelt propose un nouveau roman en 2003, Charges comprises, toujours aux éditions Gallimard.
C’est un roman qui revient à ce qu’il nous a déjà proposé auparavant, la rencontre de deux êtres que ne prédestinait à se connaître, à se parler. Deux être dont les univers vont de rejoindre. Comme dans Les fiancés du Paradis, Le costume ou Simple, un homme et une femme se croisent et commencent à échanger. Le sujet de leurs échanges n’est pas, cette fois, une séparation, une disparition ou un marché, mais un peu tout cela à la fois.
Gontrane vient de perdre sa mère, Jean Trégaille est un écrivain qui a perdu l’inspiration en même temps qu’il a renoncé à boire. Ces deux individus vont d’abord échanger dans le centre commercial de la ville, un immense espace où l’on peut sans problème occuper sa journée. Sans problème l’occuper avec ses activités habituelles… Celles de Gontrane consistent à manger tant et plus pour entretenir son surpoids mais aussi parce que c’est ce qu’elle fait de mieux. Trégaille la suit, l’écoute, se confie.
Gontrane a décidé de quitter son mari qui la frappe et Trégaille n’a plus rien à quoi s’accrocher… Petit à petit, l’histoire devient la préoccupation des personnages. Comment la poursuivre ? Comment se poursuivrait-elle dans un roman de Trégaille, auteur de polar en panne d’inspiration ? Ils en causent, envisagent, négocient…
Ils se baladent, des limites de la ville à l’hôtel de la gare.
Bartelt s’attache à ses personnages, leur laisse prendre la place, les laisse nous confier leurs interrogations, leur vision de la vie, cette façon de penser si spécifique à chacun et qui devient sous sa plume une philosophie… Philosophie de l’existence, de l’écriture.
Alternant toujours les genres, Bartelt publie en 2004 un recueil de chroniques, Plutôt le dimanche, aux éditions Labor, avant de revenir au roman. Fidèle à Gallimard, il va effectuer un trajet que peu ont parcouru avant lui, il va passer de la “blanche” à la “série noire”. Déjà Le grand Bercail aurait pu être édité dans cette collection mais le pas est franchi en cette année 2004 avec Le jardin du bossu.
C’est de nouveau une rencontre qui déclenche l’histoire, qui produit ce basculement nous plongeant dans l’intrigue. Cette fois, c’est entre deux hommes. Le narrateur découvre celui qu’il commence par appeler le “con” en spécialiste qu’il est. Le con se vante, en fait des tonnes, se saoule. Et le narrateur finit par y voir une opportunité. Un moyen facile d’empocher de l’argent. Cet argent qu’il lui faut ramener à la maison selon les exigences de sa moitié… Et notre narrateur, partisan de l’idée de gauche, philosophe de comptoir ayant pris conscience de lui-même, suit le con. Et il va en apprendre plus qu’il ne le souhaite sur sa victime désignée, sur cet homme qui lâche les billets par poignées et qui fréquente les bars, comme lui…
Ce qui commence comme une farce, racontée par un homme dont on aurait presque pitié tant il est pétri de certitudes, va basculer. Nous sommes dans un cauchemar, un cauchemar qui fait sourire ou rire, un cauchemar rosse. C’est que ce “con”, ce Jacques, ne l’est peut-être pas tant que ça… C’est que cet homme, ce narrateur, plein de certitudes va devoir tout remettre en cause. Et nous avec. Les apparences sont trompeuses.
Bartelt, dans un langage savoureux, au plus près des pensées de son narrateur, nous raconte une histoire comme on les aime, pleine de rebondissements, et pas si limpide que ça.
Au départ, ce roman n’était pas destiné à être publié, alors Bartelt s’est lâché, il est allé loin dans la violence, le décalé, il a fouillé ses personnages encore plus profondément, parodiant presque certains des romans parus dans la même collection et se prenant beaucoup plus au sérieux.
C’est un excellent moment de lecture. Que certains trouveront peut-être trop simple, léger, mais que j’ai goûté avec plaisir.
Bartelt continue d’écrire tous les jours, sélectionnant pour la publication quelques passages de sa prose, d’autres romans sont donc venus ensuite. Nous en reparlerons.