Jean Amila, derniers romans, chiens et champignons

En 1983, paraît l’avant-dernier roman de Jean Amila. Après un bouquin frappé du sceau de l’autobiographie romancée voire revisitée,  Le boucher des Hurlus, après les horreurs de la guerre, Amila reprend son bâton de pèlerin pour décrire avec acidité ses contemporains et la société dans laquelle ils s’ébattent. C’est Le chien de Montargis.

Le titre fait référence à une statue de la ville du Loiret qui a été érigée pour louer un animal de compagnie, un de ces canidés si fidèles à leur maître. Un canidé s’en prenant à celui qui Le chien de Montargis (Gallimard, 1983)avait agressé son maître, faisant de lui l’exemple du bon toutou fidèle et protecteur quand il le fallait. P’tit Ciss connait la statue et il expérimente l’affrontement avec les mollosses dont leur éleveur prend en exemple le fameux “chien de Montargis”. D’autant plus que nous sommes à Montargis… Mais même avec la tenue matelassée et les encouragements de son nouveau patron, Courchaudin, Francis ne se sent absolument pas pour vivre ça, les affrontements avec des chiens élevés pour tuer quand il s’agit de défendre les biens ou l’intégrité de son maître… P’tit Ciss ne sait pas pourquoi il est fait, au grand désespoir de sa Mémée, celle qui l’élève et chez qui il vit. C’est qu’il faut qu’il se trouve une voie professionnelle. Toujours est-il qu’après cette expérience en chenil, il sait ce qu’il déteste…

Un oncle propose alors de le prendre en main, à Saint Raphaël. Il le fait venir pour lui apprendre le métier, serveur dans son restaurant. Pas que le boulot lui déplaise mais le voilà de nouveau aux prises avec deux chiens, ceux de Lefauchois, le patron, l’oncle, et de la patronne. Il ne se sent vraiment aucune affinité avec ces bestioles qui vivent aux crochets des humains, d’autant que l’un des deux essaie de lui choper le mollet en guise d’accueil. L’occasion de rencontrer Lucienne, l’employée de la vétérinaire d’à côté, avec laquelle il se trouve quelques points communs, la haine des toutous notamment, et quelques attirances. Les deux s’associent pour empoisonner les saucisses à pattes et autres chienchiens à leurs mémères qui envahissent la Côte d’Azur.

P’tit Ciss continue ensuite à faire son apprentissage, devenant monte-en-l’air, grâce à un don pour l’escalade et continuant à nourrir une haine farouche pour les clebs et tous ceux qui les encensent…

Amila dézingue une nouvelle fois ses contemporains. Ceux qui ont fait le chien-roi dans leur société… Chiens qu’il n’hésite à comparer aux militaires, aux tenants de l’ordre, à des citoyens qui voudrait voir plus de rigueur dans leur pays…

Il dézingue mais j’ai eu un peu de mal à rester dans l’histoire, à me sentir concerner en permanence, même si certains moments restent particulièrement piquants. L’impression d’une difficulté à lancer l’histoire, à la maintenir parfois sur les rails choisis.

Deux ans plus tard, le dernier roman d’Amila arrive dans les bacs. Toujours fidèle à la “série noire”, c’est Au balcon d’Hiroshima.

Il s’agit d’une œuvre qui n’est pas sans rappeler Le boucher des Hurlus et sa dénonciation de l’absurdité et des ravages de la guerre. Une œuvre cousine de La lune d’Omaha, traitant comme elle de la seconde guerre mondiale.

Pour aborder un sujet marquant, Amila prend le parti de mêler du rocambolesque à la tragédie en marche. Deux truands, évadés de prison grâce à un bombardement providentiel de la Au balcon d'Hiroshima (Gallimard, 1985)Royal Air Force, devenus héros de la résistance, partent à la recherche de leur complice qui a réussi à s’échapper avec le magot de leur braquage. Ce complice a trouvé refuge au pays du soleil levant pour profiter du trésor volé. Nous le rencontrons dans la capitale nippone alors qu’elle est bombardée par les Etats-Unis, une nuée d’avions déversent des bombes transformant la ville en un gigantesque brasier… Roger, qui était convoqué à l’Ambassade pour confirmer qu’il vit sous une fausse identité, assiste à la tragédie à l’abri, les ambassades faisant rarement les frais de ce type d’acte de guerre, et comprend bien vite que son quartier est rayé de la carte. Sa femme et l’un de leurs enfants font parti des victimes, le second enfant se révèle introuvable, probablement transporté dans un état grave vers un hôpital… Mais tout a brûlé, ses papiers, les faux, son entreprise, tout. Roger n’est plus rien, a tout perdu. Il est envoyé, avec d’autres locataires improvisés de l’ambassade, dans un camp de prisonniers. Puis de nouveau déplacé près d’une ville dont il entend pour la première fois le nom, Hiroshima. Il y retrouve rapidement les deux compères partis à sa poursuite et enfermés comme lui… La vie au camp n’est que survie et le passé n’a plus prise.

Amila nous décrit l’inhumanité de la guerre, les représailles contre les civils, le peu de cas que l’on en fait, victimes désignées de la saloperie dans laquelle les puissants se sont engagés. C’est de nouveau le péquin qui trinque, comme dans la société que l’écrivain nous a décrite au long de ses années à la “série noire”.

Et ça se finit en apothéose devant l’une des plus grandes atrocités que l’esprit humain a pu inventer pour détruire son prochain. L’une des plus belles démonstrations de ce que la science peut enfanter pour tuer, cette même science qui se bat  en même temps pour aider l’homme à mieux vivre… Amila réussit à nous prendre, à nous émouvoir, à nous laisser complètement abasourdi devant ce qui n’est plus qualifiable. Juste incompréhensible. Alors qu’il avait fallu des nuées d’avions pour incendier Tokyo, un seul, isolé, suffit pour Hiroshima…

Ce dernier roman, cloturant sa bibliographie, lui vaudra le prix Mystère de la critique en 1986, il proposera encore un manuscrit aux éditions Gallimard qui sera refusé et publié bien des années plus tard, Comme un écho errant.

Emile Gaboriau, monsieur Lecoq, Mai, Sairmeuse et Escorval

C’est en 1869 que Monsieur Lecoq d’Emile Gaboriau paraît dans Le Petit Journal. Il s’agit du cinquième roman policier de l’écrivain, le troisième et demi mettant en scène Lecoq… Troisième et demi car, simple figurant dans le premier, L’affaire Lerouge, il n’apparaît que dans les dernières pages du précédent, Les esclaves de Paris.

L’univers de Gaboriau est en place, le cercle fermé de ses personnages forme un petit monde où s’ébattent les nouveaux venus. On croise la marquise d’Arlange, les Réthau de Commarin sont évoqués, dans ce roman partant d’un Monsieur Lecoq tome 1 (Dentu, 1869)fait divers qui trouvera sa source dans les luttes de la noblesse du XIXème siècle. Gaboriau se penche sur ces privilèges qui, bien qu’abolis depuis une certaine nuit d’août, continuent d’être l’apanage d’une frange de la population de son époque. Au mépris du reste de la population et au gré des soubresauts de l’histoire et du pouvoir…

Tout commence par une nuit d’hiver à la limite de Paris. Dans un de ces quartiers où règnent les malfrats et autres repris de justice. Dans les premiers chapitres, le romancier nous décrit l’ambiance autour de la porte d’Italie à la suite d’une ronde des forces de l’ordre. Une atmosphère comme il sait si bien les décrire, une ronde que l’on a l’impression de vivre de l’intérieur. Cette ronde est commandée par une vieille connaissance, croisée dès le premier roman judiciaire de l’auteur, l’inspecteur de la Sûreté Gévrol. Alors qu’avec ses hommes, il effectue le circuit habituel, des cris puis des coups de feu sont entendus. La troupe se déplace jusqu’à l’origine des bruits et débarque sur une scène devenue scène de crime. Un forcené s’est fait un rempart d’une table renversée alors que trois corps sont étendus dans le bouge de la veuve Chupin appelé La poivrière. L’un des policiers accompagnant Gévrol fait alors preuve d’une grande capacité de réaction en contournant la maison pour prendre l’homme barricadé à revers, il prouve encore son intelligence et son esprit de déduction en mettant en doute les déductions tirées des évidences collectées par son chef et que ce dernier s’empresse d’entasser pour résoudre l’affaire en deux temps trois mouvements… Faisant sienne une maxime que ne démentira pas Sherlock Holmes quelques années plus tard :

« En matière d’information, se défier surtout de la vraisemblance. Commencer toujours par croire ce qui paraît incroyable.« 

Le jeune policier demande à rester sur place tandis que le reste de la troupe emmène le suspect et part prévenir les autorités judiciaires. Nous assistons alors à la recherche d’indices et à l’épanouissement d’une grande intelligence qui n’est autre que celle de Lecoq. Un Lecoq d’avant celui que nous avons suivi jusqu’ici, un Lecoq devant encore faire ses preuves et qui voit dans cette affaire l’occasion de prouver ses grandes aptitudes de policier, à la manière de Fanferlot au début du Dossier 113.

Contrairement à Fanferlot, Lecoq, malgré sa jeunesse et son inexpérience, mène une enquête rigoureuse mais la partie n’est pas facile. Le coupable des meurtres, celui que grâce à lui la police a capturé, garde son identité secrète. Ou plutôt, celle qu’il donne comme sienne ne parvient pas à convaincre ni Lecoq ni Gévrol. Gévrol voit en lui un criminel chevronné quand Lecoq le soupçonne d’être d’une bien plus haute extraction que celle de saltimbanque qu’il affirme être la sienne… Et son nom, Mai n’est pas plus convaincant pour l’enquêteur de la Sûreté. Mais comment savoir qui il est ? Lecoq va imaginer bien des stratagèmes, avec l’assentiment du juge chargé de l’enquête, M. Segmuller, juge ayant pris la suite du premier, d’Escorval, malencontreusement blessé à la suite d’une chute.

Comme à son habitude, Gaboriau nous détaille l’enquête, les atermoiements des enquêteurs, leurs questionnements. Il nous présente un autre aspect des difficultés de la justice, l’identification d’un suspect…

Au final, Lecoq parvient à ses fins, l’identification, mais n’en est pas plus avancé, doutant même de ses déductions, au point de faire appel à celui qu’il considère comme son mentor, le père Tabaret dit Tirauclair, celui-là même qui menait les investigations dans L’affaire Lerouge. Tabaret pointe deux ou trois erreurs dans l’enquête mais, en même temps, adoube Lecoq…

Pour confondre son suspect, il lui faudra, il nous faudra, une nouvelle fois remonter aux racines du fait divers, comprendre ce qui a motivé le carnage en revenant dans le passé. Nous passons, en quelque sorte, du roman policier au roman noir, de l’histoire d’un crime et de l’enquête qui suit à celle d’un enchaînement d’événements qui font plonger certains personnages, qui mènent à une chute, un crime. Après une première partie intitulée L’enquête et formant originellement le premier tome d’un diptyque, nous voici plongés dans une histoire commençant en 1815 quand ceux qui ont soutenu l’Empereur voient revenir au pouvoir les tenants d’une monarchie sur le retour, un temps où deux noblesses s’affrontent. Et où les privilèges et le mépris du peuple sont toujours l’apanage de certains, ceux sur lesquels Gaboriau aiguise sa plume.

Le duc de Sairmeuse et son fils, le marquis donc, sont de retour pour reprendre possession d’un château qui a été vendu bien des années plus tôt par la république, comme bien national. M. Lacheneur, sous l’insistance de sa fille, lui rend les terres qui appartenaient à la famille de Sairmeuse et dont il était devenu le propriétaire légal… Lacheneur redevient du même coup un simple quidam, sa fortune n’existant plus. Maurice d’Escorval qui voulait épouser la fille de Lacheneur voit son rêve repoussé et les animosités, les ressentiments, naissent…

Après une certaine rigidité de la noblesse et sa maladresse face à des sentiments, après ses inconséquences conduisant à l’appauvrissement et la soif d’argent à tout prix, après le crime s’organisant autour des faiblesses et des secrets des anciens tenant du pouvoir, Gaboriau pointe une nouvelle tare de la noblesse. Mais il traite aussi et comme avant de tout ce qu’il avait déjà évoqué, reproché à ces héritiers de temps révolus.

Il le traite sous la forme d’un mélodrame, où les passions sont portées à un point d’incandescence, violentes, emportant les êtres les plus raisonnables dans des actes dépassant la raison…

Cette seconde partie qui, au fur et à mesure des romans, a pris de l’ampleur éclipsant presque la première, celle de l’investigation, tend, comme je l’ai dit plus haut, vers le mélodrame, le roman noir. Des événements entraînent les personnages toujours plus loin, exacerbent les ressentiments. On perçoit une évolution possible, naturelle, pour l’écrivain… Son personnage d’enquêteur n’a, dès lors, plus forcément lieu d’être, Lecoq s’éclipse sur une dernière enquête, la première, en fait. Celle qui lui vaudra d’être désormais appelé « monsieur ».

En cinq romans judiciaires, Gaboriau a exploré un genre naissant, il a exploré les passions qui peuvent pousser au crime en s’intéressant, dans un premier temps, à l’enquête puis à ce qui peut pousser un être humain au crime. Bien que faisant toujours parti du roman populaire, c’est un genre nouveau auquel l’écrivain a donné ses premières lettres de noblesses. Et comme pour devancer une évolution prévisible du genre, il va ensuite s’adonner à ce qui pourrait s’apparenter à du roman noir.

L’exploration de l’œuvre de cet écrivain au talent remarquable ne perd pas de son intérêt. Elle en est au contraire, si c’était nécessaire, relancée. Je la poursuivrai prochainement avec La vie infernale.

Emile Gaboriau, Lecoq, B. Mascarot, André et Champdoce

A la suite du Dossier 113, Gaboriau poursuit dans la veine des “romans judiciaires”, comme il les appelle. Les esclaves de Paris paraît dans Le Petit Journal durant l’année 1867 et se poursuit en 1868.

Dans les premières pages nous sont présentés certains protagonistes de l’histoire, Rose Pigoreau et Paul Violaine, deux amants venus chercher fortune à Paris, y ayant trouvé le dénuement et logeant dans un hôtel borgne, l’Hôtel du Pérou, Les esclaves de Paris (Dentu, 1868)le père Tantaine, leur voisin, Baptistin Mascarot, un placier pour gens de maison, le docteur Horbizet, son complice, et bien d’autres… Alors que nous parcourons la description de ces différents personnages, la première énigme qui nous trotte dans la tête est de savoir quand Lecoq, l’agent de la Sûreté va apparaître. C’est même de savoir s’il ne se cache pas derrière l’un ou l’autre de ces individus, expert qu’il est en déguisements de toutes sortes.

Bien vite, l’intrigue prend le dessus. Nous assistons en effet, dans la première partie, à la mise en place d’un coup. Ce n’est pas l’histoire d’un braquage mais celui d’un chantage qu’ourdissent B. Mascarot et ses complices. Un chantage qui nécessite d’abord de placer ses pions dans les endroits stratégiques, de modifier certains événements pour mieux les maîtriser. Le jeune Paul Violaine fait partie du tableau, il faut l’y faire entrer. Et les pièces se mettent en place. A la manière d’une enquête de Lecoq où la résolution ne suffit pas, où il faut que le coupable tombe sans coup férir, ceci nécessitant l’exécution d’un piège, nous assistons à la mise en place d’un traquenard pour mieux faire tomber l’argent dans l’escarcelle des maîtres-chanteurs. Maîtres-chanteurs qui opèrent sous couvert d’honorables entreprises, de places reconnues dans le petit monde parisien… Ils opèrent en utilisant les secrets cachés des grandes familles, les Mussidan, les Champdoce, Bois-d’Ardon et autres. Ils opèrent en utilisant les sombres côtés de la nature humaine qui ont entraîné les uns et les autres dans des aventures qu’ils aimeraient tant ne pas avoir vécues, dont ils se sont repentis trop tard. Des mésaventures qui pourraient entacher l’honneur d’un nom, dont le secret peut se négocier à prix d’or, passions cachées, coups de colère meurtriers… Ayant accumulé les secrets, B. Mascarot et ses complices se lancent dans le chantage qui pourraient leur permettre de se retirer. Ils tirent les ficelles qu’ils ont laborieusement déroulées, attachées, ils resserrent la toile qu’ils ont patiemment tissée. Utilisant les uns pour mieux atteindre les autres.

B. Mascarot apparait alors comme le reflet malfaisant de Lecoq. Il a mené l’enquête et, pour que nous saisissions l’histoire dans son ensemble, que nous embrassions l’intrigue pleinement, il se fend d’un retour en arrière dans la deuxième partie du roman. Un retour aux origines du plan qu’il a patiemment conçu. Ce retour en arrière peut rappeler celui du Dossier 113, le précédent roman de Gaboriau, quand le résultat des investigations de Lecoq nous est rapporté.

La mise en place du chantage et son origine constituent deux histoires, deux parties, presque distinctes. Ce procédé répétitif demande au lecteur d’accepter de passer d’une intrigue à une autre, la deuxième ayant été déjà partiellement éventée par la première. Dans les deux romans précédents, ceux où il avait utilisé le même procédé, cela ne m’avait pas pesé. Cette fois, j’ai eu un peu de mal à passer d’une partie à l’autre… Peut-être parce que le mal expliqué par le mal, le vice s’appuyant sur d’autres vices ou des erreurs, cela fait redondance. Peut-être parce que j’avais apprécié la manière de Lecoq de faire justice quand, là, il ne s’agit que d’expliquer comment commettre un crime… Et qu’il est bien difficile de s’attacher à l’un des personnages. Peut-être… Mais, la deuxième partie finit également par être prenante, avant tout grâce au duc de Champdoce, seul personnage mut par ses sentiments, des sentiments authentiques. Mais celui qui domine l’ensemble, face à Mascarot, est André, jeune peintre, sculpteur-ornemaniste, enfant abandonné ayant réussi à se forger une place par sa volonté, son talent… Il va s’employer à lutter contre le complot qu’il perçoit. Et dont il pourrait être la principale victime…

Avec ce quatrième roman judiciaire, Gaboriau aborde un genre proche de ce que nous appelons désormais le thriller. En effet, plusieurs personnages sont suivis au cœur d’une même intrigue. Ce ne sont pas des histoires parallèles mais bien des pièces d’une seule et même intrigue. Le suspense est de mise, les rebondissements, le rythme sont sûrement également dû à ce qu’il s’agit d’un feuilleton, genre nécessitant de donner envie de tourner les pages, pour la prose et surtout par curiosité… Et c’est ce que flatte Gaboriau, notre curiosité.

Par contre, il ne flatte toujours pas l’aristocratie. Inadaptée au monde en évolution du second empire, attirant pourtant encore les convoitises. Engoncée dans ses désirs de pureté, de ne pas se commettre avec les autres castes, de préserver un nom et de gagner sa vie avant tout par le jeu des alliances. Et de la spéculation bien qu’elle ne porte pas encore ce nom. Tout cela dans l’univers qu’il a construit depuis quatre romans, on croise les noms de Commarin, d’Arlange, de Trémorel ou de Jenny Fancy, au gré des pages.

Cet univers continue d’exister dans son roman suivant, l’ultime mettant en scène l’agent de la Sûreté, Lecoq.

Emile Gaboriau, Lecoq, Verduret et Prosper

Le troisième roman policier de Gaboriau paraît au cours de l’année 1867. C’est bien au cours de l’année qu’il paraît puisqu’il s’agit, comme pour les deux précédents, d’un feuilleton publié dans Le Petit Journal. Il s’intitule Le dossier 113 et nous emmène une nouvelle fois à la suite de Lecoq, l’agent de la Sûreté.

Un vol a eu lieu dans l’une des banques les plus connues de Paris, la banque Fauvel. Le butin se monte à 350 000 Le dossier 113 (Dentu, 1867)francs, une véritable somme pour l’époque. Seules deux personnes possédaient la clé du coffre, le caissier et le banquier. Le banquier prouvant qu’il n’a pu commettre le vol, le caissier est embarqué… Mais cette résolution expresse ne satisfait pas le policier chargé de l’affaire, Fanferlot. Ce dernier voit dans cette enquête la possibilité de se mettre en avant, il va donc mener ses propres recherches en parallèle, ne dévoilant qu’une partie de ses découvertes au juge d’instruction… Fanferlot doit toutefois se rendre rapidement à l’évidence, il n’est pas de taille à mener à bien son projet et doit se résoudre à tout confesser à son patron, Lecoq. L’enquête prend alors un autre rythme, une autre tournure, Lecoq se déguise en M. Verduret, un ami du père du caissier, Prosper Bertomy, et mène l’enquête avec ce dernier. Il envoie, auprès des différents protagonistes de l’histoire, des personnes chargées d’espionner pour son compte, les mailles du filet sont en place.

Ce vol cache une histoire autrement plus grave, un crime particulièrement élaboré… Et Verduret veut le comprendre complètement, en percevoir les tenants et les aboutissants, cherchant à réparer, si possible, les torts faits aux victimes. Cherchant surtout à voir au-delà des évidences, à mettre au jour le véritable crime.

C’est dans l’ombre des familles, souvent à l’abri du code, que s’agite le drame vrai, le drame poignant de notre époque ; les traîtres y ont des gants, les coquins s’y drapent de considération, et les victimes meurent désespérées, le sourire aux lèvres…

Gaboriau s’attache une nouvelle fois, tout comme Lecoq-Verduret, à comprendre les origines du crime. Une grande partie du livre est consacrée à la description des racines de ce vol qui va défrayer quelques temps la chronique judiciaire parisienne. Et c’est un procès contre une certaine aristocratie qui est une nouvelle fois mené, un procès contre l’aristocratie et donnant le beau rôle à la bourgeoisie, celle qui travaille. Car une certaine aristocratie n’a pas abandonné ses prétentions sans avoir toutefois accepté l’évolution de la société, une évolution qui veut que les rentiers ne peuvent plus l’être très longtemps s’ils ne se décident pas à changer de train de vie et condescendre à quitter le piédestal sur lequel ils estiment être toujours. C’est une société en mutation que nous décrit Gaboriau, une société où les anciens privilèges se perdent, usés jusqu’à la corde par des personnes sans compassion pour leur prochain, pour ceux qu’ils considèrent comme inférieurs. Des aristocrates qui s’entredéchirent dans le même temps…

Au travers des familles Clameran et Verberie, c’est toute cette aristocratie désuète qui nous est décrite. Des familles qui préfèrent encore se débarrasser de ceux qui auraient perçu l’évolution nécessaire, qui s’y seraient engouffrés.

Gaboriau nous offre un roman à la construction proche du précédent, cherchant l’explication des actes de chacun dans ce qu’ils ont pu vivre. Mais il n’épargne pas non plus les esprits malades, tordus, ne voyant la solution à leurs problèmes que dans l’escroquerie, comme si l’aristocratie avait toujours vécu de ce genre d’expédient, sur le dos du pauvre bougre qui s’échine au travail.

Gaboriau nous offre un roman ayant peut-être parfois les défauts de son genre, le feuilleton. Il y a certaines longueurs, on pourrait parfois ressentir une certaine lassitude, mais l’intrigue bénéficie d’une grande force et d’une grande capacité à nous captiver. A nous faire tourner les pages pour savoir ce qu’il va advenir de tel ou tel.

Et puis, le romancier relance notre intérêt pour son personnage récurrent en nous lâchant une bribe de son histoire personnelle, intime, à la toute fin de cette nouvelle intrigue. Lecoq éprouverait des sentiments !

En saurons-nous plus sur ce limier hors pair, cet as du déguisement, qu’est Lecoq dans les deux opus restants de la série ? Il ne nous reste plus qu’à les ouvrir pour le savoir. En commençant par le suivant, Les esclaves de Paris