Haruki Murakami hors fiction : 1995 et course

Murakami n’a pas sévi que dans le roman. On connait l’auteur de nouvelles, on le sait traducteur en japonais de certains de ses homologues états-uniens, il s’est également consacré au récit à ranger dans la catégorie documentaire. Dans cette catégorie prennent place son enquête sur les différents protagonistes des attentats au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995 et son essai sur sa passion pour la course à pied, comment elle a nourri son travail. A travers ces deux livres, on approche le romancier, les raisons pour lesquelles il écrit, quelles interrogations nourrissent ses fictions.

En 1995, la secte Aum commet un attentat dans le métro de Tokyo en y répandant du gaz sarin. Murakami est alors en vacances au Japon mais il ne découvre l’événement que plus tard. Un événement qui le poussera à revenir dans son pays après plusieurs années vécue en Europe puis aux Etats-Unis. Un événement qui lui fait quitter la fiction et le pousse à enquêter. Enquêter à la manière d’un écrivain.

Underground paraît en 1997 au Japon et vient d’atteindre notre pays cette année, étrangement traduit de la version anglaise du livre, traduction d’une traduction… Le livre nous décrit les événements et collecte les témoignages des Underground (Belfond, 1997)victimes puis de membres de la secte Aum.

Les premiers témoignages sont ceux des victimes, ces témoignages sont groupés selon la ligne empruntée et précédés de la description de l’attaque sur cette même ligne. Les poches contenant le gaz n’ont pas toutes été percées, elles n’ont pas toutes été percées aussi efficacement d’où un nombre de victimes différent selon les trajets empruntés et visés. Les victimes racontent leurs préoccupations du jour, elles se rendaient toutes au travail et se souciaient surtout d’y être en temps et en heure. Les symptômes qu’elles ont ressentis se sont donc mêlés à leurs pensées. La fatigue d’un lendemain de week-end juste avant un autre jour férié a atténué leurs réactions et leurs témoignages soulignent aussi le peu de réactions autour d’eux, les autres passagers ayant sûrement des préoccupations similaires aux leurs… L’attentat, les symptômes ressentis immédiatement après, n’ont pas tout de suite été perçus comme tels. Il a fallu à certaines des victimes quelques heures de travail pour réaliser qu’elles souffraient de l’attaque dont les télévisions se faisaient le relais. Il est impressionnant de lire ces réactions différées, de se dire que nos préoccupations peuvent faire passer au second plan un événement de cette importance. Douze personnes sont mortes, plusieurs centaines d’autres souffrent encore des séquelles de cette dramatique matinée. Murakami, en recueillant ces témoignages, nous fait percevoir la manière dont les passagers ont subi ce choc.

Il explique ensuite pourquoi il en est arrivé à écrire ce livre. Sa préoccupation d’écrivain, telle qu’il nous la livre, a notamment été de comprendre son pays et ceux qui le peuplaient. Il s’agit d’une préoccupation qu’il a toujours eu à travers ses romans et qui devenait prégnante au moment de l’attentat. Il s’est interrogé sur ce qui avait amené la société, japonaise en l’occurrence, à “produire” un tel événement. La secte Aum ne lui était pas étrangère, son leader avait fait campagne lors d’élections mais, même si ce mouvement l’avait intrigué, inquiété, il n’avait pas poussé plus loin son interrogation. Ce type de réaction avait-il suffi pour permettre un tel drame ?

Dans une seconde partie, le romancier est allé rencontrer des membres de la secte. Des membres qui n’ont pas pris part aux attentats et qui ont, pour la plupart, pris leurs distances avec Aum. Leur parcours nous intrigue, comme il intrigue l’écrivain. Comment ces personnes, a priori semblables aux autres, se sont-elles engagées dans cette secte ? Qu’y recherchaient-elles ? Les déviances de la secte sont décrites, certains excès ont été perçus, mais il aura fallu les attentats et l’arrestation des responsables pour que des doutes émergent, chez la plupart d’entre eux. Pour certains, ils étaient venus avant et avaient valu d’être bannis, pour d’autres la culpabilité des personnes arrêtées puis condamnées est encore sujette à caution…

C’est un livre prenant et fort que nous propose Murakami, un livre dans lequel on perçoit ce travail d’écrivain qui est le sien. Un livre dont l’atmosphère n’est pas sans rappeler celle de sa trilogie récemment parues, 1Q84. Il y a même un ou deux profils parmi ceux des personnes rencontrées qui m’ont fait penser aux principaux protagonistes de cette trilogie. Un adepte de la secte qui n’est pas sans similitudes avec Tengo, une autre pas si loin d’Aomamé… A travers la lecture d’Underground, j’ai mieux compris en quoi la trilogie était largement inspirée des événements de ce lundi matin à Tokyo.

Deux mois avant cet acte criminel, le Japon avait été secoué par un autre événement, le tremblement de terre de Kobé.Après le tremblement de terre (10-18, 2000) Murakami a expliqué son retour dans son pays par la conjugaison de ces deux catastrophes. Il a d’ailleurs écrit un recueil de nouvelles inspirées par le tremblement de terre et qui est paru en 2000 dans son pays. Un recueil de nouvelles qui capte les conséquences d’un tel choc chez différentes personnes… Un recueil de nouvelles à lire, Après le tremblement de terre.

Dix ans après son ouvrage sur l’attentat au gaz sarin, Haruki Murakami publie un essai qui jette un nouvel éclairage sur son travail, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, traduit par Hélène Morita.

Il s’attelle à y raconter son entraînement, sa préparation, en vue du marathon de New York auquel il compte participer. Rien de nouveau pour lui puisqu’il nous apprend que depuis qu’il écrit, il a couru un marathon par an. Il s’est astreint à courir une fois la décision prise de se consacrer à l’écriture, comme un pendant à son activité plus intellectuelle, un Autoportrait de l'auteur en coureur de fond (2007)corps sain pour un esprit sain… Au rythme de ses entraînements, de leur enchaînement, Murakami égraine les souvenirs. Ceux de ses courses, ceux de sa venue à l’écriture. Il raconte le premier marathon qu’il a couru, hors compétition, en Grèce, d’Athènes à Marathon, suivi par un photographe. Il raconte la difficulté rencontrée invariablement au-delà du trente-cinquième kilomètre, il écrit avoir renoncé à améliorer ses performances après ses cinquante ans. Il raconte le premier livre qu’il a écrit, ceux qui ont suivi et son besoin de se mettre à une activité physique… Il confie également les excès qui l’ont poussé à évoluer, un super marathon (100 km) qui l’a incité à passer au triathlon pour ne pas renoncer à la course.

Je disais que Murakami répondait sans doute à la maxime qui veut que pour toute activité de l’esprit, il faut entretenir son corps, mais Murakami va plus loin. Voyant un lien entre les deux.

Pour moi, écrire des romans est fondamentalement un travail physique. L’écriture en soi est peut-être un travail mental. Mais mettre en forme un livre entier, le terminer, ressemble plus au travail manuel, physique. Bien entendu, cela ne veut pas dire qu’il faille pour cela soulever des poids, courir vite ou sauter haut. C’est pourquoi la plupart des gens ne voient que la réalité superficielle du travail d’écriture et s’imaginent que la tâche de l’écrivain nécessite simplement de rester tranquillement dans son bureau et de penser. Si vous avez la force de soulever une tasse de café, pensent-ils, vous pouvez écrire un roman. Mais une fois que vous essayez de vous y atteler, vous comprenez très vite que ce n’est pas une mission aussi paisible qu’il n’y paraît.

Ecrire, comme courir, nécessite un entraînement, une préparation et une volonté. Il s’agit d’aller au-delà de ses limites ou de mieux les percevoir…

C’est un livre qui pourrait paraître étrange mais qui, au final, se révèle captivant à plusieurs niveaux. Celui de la curiosité de lire les confidences d’un écrivain qui se confie peu, d’approcher sa pensée, celle qui nous livre régulièrement de si beaux romans. Il y a aussi l’intérêt que l’on a à savoir s’il sera suffisamment préparé pour parcourir les 42 kilomètres et quelques de New York. Il évoque également Boston, ville où il a vécu et revient vivre un peu, ville d’un marathon particulier pour lui et qui a pris une autre importance à nos yeux depuis cette année et l’attentat qu’il a subi…

Murakami est un écrivain de notre époque, mais en même temps un écrivain intemporel.

Et, comme par un malheureux hasard, son marathon préféré a connu le choc d’un attentat, réunissant bien cyniquement les deux essais que je viens d’évoquer, Murakami a écrit un texte sur l’événement, un témoignage, une réaction, paru dans le New Yorker le 3 mai dernier.

Après ces publications, nous attendons son prochain roman, L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pélerinage, déjà paru dans son pays…