Un an après la première, aux Etats-Unis, et en 2000 en France, paraît l’histoire suivante de Sallis, toujours avec Lew Griffin en narrateur et personnage principal, Papillon de nuit (Moth). Papillons de nuit dont il est dit en exergue qu’ils s’assoient sur le rebord du monde en attendant, une citation de James Wright.
Alors qu’il a tourné la page des années évoquées dans le précédent roman, Lew Griffin est rattrapé par son passé. Il est écrivain et professeur et ne fait plus le détective que quand il y a une bonne raison. Et la bonne raison est là. Une nouvelle disparition, à nouveau celle d’une femme. La Verne, sa compagne des années difficiles, vient de mourir et elle se demandait durant ses derniers jours ce qu’il était advenu de sa fille, Alouette. Fille qu’elle a eue lors de son mariage avec un médecin…
Nous retrouvons Griffin alors qu’il veille un nouveau-né, grand prématuré, le bébé Mc Tell. Le bébé qu’Alouette vient de mettre au monde. Nous parcourons le fil de l’histoire au gré de la narration de Griffin. Le temps avance, recule, s’attarde. Ce temps qui était déjà l’un des éléments principaux de la première intrigue. Nous remontons le cours de l’histoire avant de repartir vers l’avant, avant d’avancer avec le narrateur, héro. Et de repartir en arrière quand les souvenirs surgissent. C’est que Griffin nous confirme que le temps est un élément important de la fiction, qu’une fiction se construit sur lui. Il nous fait part d’autres confidences littéraires, autour de Queneau (traduit par Sallis) ou encore Camus, notamment…
Au gré de l’intrigue, nous croisons ceux qui ont connu La Verne lors des dernières années, alors qu’elle était partie une fois de plus loin de Lew. C’est son veuf qui s’adresse à lui pour qu’il parte à la recherche de cette fille qu’elle n’a que trop peu connue. Il y aura aussi Richard Garces, collègue de La Verne, et, toujours, Don Walsh. Clare, collègue, amie, et plus… D’autres personnages ponctuent le chemin du détective, Camaro, Travis, Teresa…
Cette enquête est l’occasion pour Griffin de se retourner sur ses souvenirs, sur ce passé que l’on ne peut oublier, dont il serait présomptueux d’imaginer qu’il peut être effacé. C’est ce passé qui l’a amené là où il est désormais. D’autres petites affaires jalonnent le parcours. Un parcours pour faire le deuil, un parcours semé de nouvelles douleurs, de nouvelles peines et de quelques bagarres.
Le style de James Sallis est remarquable. Prenant, savoureux. Un style qui pointe avec une rare acuité, une rare précision, les sentiments. Un style particulièrement touchant. Un style qui nous fait toucher du doigt la difficulté d’exister, qui nous rend palpable avec élégance les errements de tout être humain pour avancer, supporter, porter le doute qui nous ronge tous. Sallis est un écrivain majeur, grand styliste, dont la traduction d’Elisabeth Guinsbourg, revue par Stéphanie Estournet, permet de préserver toute la saveur. Et ça ne doit pas être une mince affaire.
Ces deux premiers romans de Sallis touchent, émeuvent. Et nous exposent cette force qui nous pousse inexorablement, ce destin que nous nous forgeons presque malgré nous.
“Nous nous trahissons nous-mêmes pour pouvoir persister sur notre chemin ; mais nous avons aussi le pouvoir de choisir la forme de notre trahison.”
C’est en 1996 que paraît l’opus suivant de l’écrivain, outre-Atlantique, en 2001 en France. Il s’intitule Le frelon noir (Black Hornet) et constitue un retour vers le passé pour le détective… pas encore tout à fait détective.
Le temps est un des personnages de Sallis, on le sait, et il conserve son importance dans ce troisième roman. C’est un plaisir de se laisser balloter au gré des souvenirs de Griffin. Un plaisir de lire la prose de son auteur. Un rythme si particulier qui semble si fort qu’il passe au travers de la traduction d’Elizabeth Guinsbourg revue par Stéphanie Estournet comme pour Papillon de nuit. Le duo, que je cite encore une fois parce que leur travail ne doit pas être si simple qu’il en a l’air, nous restitue le style, un rythme, presque addictif. Difficile de se défaire de l’atmosphère créée par le romancier, le plaisir éprouvé à le lire est si rare qu’il faut le souligner…
Une série de meurtre a lieu à La Nouvelle Orléans. Alors que, un peu partout dans le pays, la lutte contre la ségrégation tourne à l’affrontement parfois violent, un tireur tue les blancs depuis les toits de la ville. Et Lew croise le chemin du tireur ; en effet, une balle tue nette celle qui venait de passer la soirée avec lui… L’affaire devient alors le centre des préoccupations de Griffin. Mais il laisse venir à lui les informations, les personnes impliquées. Il les laisse venir mais parfois, quand même, il se fend d’une action… Parfois violente.
On rencontre ainsi LaVerne, on assiste à la première rencontre entre Don Walsh et notre détective et à l’arrivée dans la vie du futur écrivain et professeur d’un roman dont il parlera ensuite abondamment, L’étranger. Griffin croise également pour la première fois Corene Davis, elle fera l’objet d’une des enquêtes dont il parle dans Le faucheux. Enfin, un autre personnage apparait de nouveau, nous l’avions rencontré dans Papillon de nuit, il s’agit de Doo-Wop, le colporteur d’histoire, celui qui fait le lien entre des personnes ne se rencontrant pas, celui qui perpétue une certaine tradition orale.
Le temps garde toujours la même importance, nous assistons à l’écriture du passé de Griffin en connaissant son présent. Nous assistons à la réécriture du passé à l’aune du présent, à ce que le présent peut avoir comme influence sur le passé et peut le transformer… C’est d’une grande richesse. Comme beaucoup des réflexions du détective, écrivain, enseignant.
“Il nous faut un moment pour nous rendre compte que nos vies n’ont pas de fil conducteur. Nous commençons par nous voir comme les héros, en Levi’s ou en pyjama, d’une lutte désespérée entre la lumière et l’obscurité, insensibles à la pesanteur à laquelle nous sommes tous assujettis. Plus tard, nous nous représentons des scènes dans lesquelles les événements mondiaux décrivent des cercles autour de nous comme des lunes – comme les papillons de nuit autour des lumières de nos vérandas. Puis, péniblement, nous commençons à comprendre que le monde se fiche éperdument de notre existence. Nous sommes les choses qui nous arrivent, les gens que nous avons connus, rien de plus.”
Comme il nous avait parlé de son lien avec Camus et son œuvre, Griffin nous raconte une autre rencontre importante. Pour lui comme pour son auteur. La rencontre avec Chester Himes. Ecrivain dont Griffin est presque un avatar imaginé par James Sallis…
En résumé, Sallis est un grand écrivain, ne passez pas à côté de ses bouquins, vous manqueriez quelque chose…
Après trois opus de la série, James Sallis va s’aérer un peu, quitter Lew Griffin le temps d’un livre, La mort aura tes yeux.
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