Franz Bartelt, brocante et mariage

En même temps que  La bonne a tout fait aux éditions Baleine, Le fémur de Rimbaud est paru aux éditions Gallimard. Deux romans coup sur coup de Bartelt, l’un dans la série du Poulpe et l’autre comme un retour aux sources, dans la maison d’édition “historique” du romancier, chez qui le dernier livre en date était  Le testament américain.

Il y a d’ailleurs une certaine filiation, un certain rapport entre les trois histoires. Comme pour Le testament américain, il est question d’argent, d’héritage, et de ce que cela implique, Le fémur de Rimbaud (Gallimard, 2013)modifie, dans les relations entre les personnages. Comme pour La bonne a tout fait, les patrons n’ont pas bonne presse et méritent de passer devant la justice des hommes, officielle ou non, car ils sont coupables de bien des crimes.

Tout commence par la rencontre entre Majésu Monroe et Noème Parker. Majésu, le narrateur, aurait pu exercer bien des métiers, tant son intelligence et son physique lui offraient de perspectives, selon ses dires. Au final, il est brocanteur. Une jeune femme s’intéresse un jour à une bague qu’il propose sur son étal, une bague ayant appartenu à la fille de Raspoutine… à l’une de ses deux filles. Cette bague a une histoire, ainsi que tous les objets que Majésu Monroe vend. C’est que, pour bien vendre, il faut une histoire, avec certificats à l’appui. Et des histoires, le brocanteur en a à revendre.

Il y a des objets qui demandent des années de maturation, de calculs, de soins ardents. Plus ils sont dénués d’intérêt, plus il convient de les charger d’histoire. L’objet d’exception est une création de l’esprit et l’aboutissement de la volonté.

La jeune femme qui s’intéresse ce jour-là à la bague ne lui est pas indifférente, il va jusqu’à lui faire crédit, et l’invite à écluser quelques boques dans le bar d’à côté. Noème, c’est son prénom, est en butte avec les nantis, les puissants. Communiste déçue, elle voudrait étriper les patrons, les éviscérer, au sens propre. Avec Majésu, elle trouve à qui parler, il est le véritable auteur de l’assassinat de Maximilien Dourdine. Voilà un couple parfaitement assorti qui se forme. Si assortis qu’il ne leur faut pas longtemps pour se décider à convoler. Et comme un pied de nez, ce sera en haillons qu’ils se diront oui. Pied de nez aux patrons, aux exploiteurs, en général, et aux parents de Noème en particulier, car ceux-ci sont de la caste des riches, de ces riches qu’elle exècre au point de forcer Majésu à promettre qu’il leur fera la peau comme ils le méritent, comme il l’a fait pour Dourdine… Mais ça n’est pas si simple.

Un événement, qui aurait pu s’avérer heureux, change tout. Les relations, les convictions et l’aventure s’emballent, d’arrestation en prise d’otage, de fuite en poursuite, de garde à vue en règlement de compte… La police, les pauvres, les objets, l’argent, tout s’emmêle. Et les merveilleuses histoires inventées, les mensonges, finissent par poser problème, par se retourner contre leurs auteurs. A la manière de ces vers de Rimbaud, qualifié dans le roman de “poète de saison”, réarrangés et cités en exergue :

Menti sur mon fémur !

… j’ai deux fémurs bistournés et gravés !

J’ai mon fémur ! J’ai mon fémur ! J’ai mon fémur !

C’est cela que depuis quarante ans je bistourne

Sur le bord de ma chaise aimée…

A la manière de ces vers qui donnent leur titre au livre, il est question du mensonge, de la fiction et de ses conséquences imaginées, imaginaires, outrancières…

Pour un brocanteur, le mensonge n’est jamais qu’un dispositif de légitime défense. S’il était tenu à servir la vérité, il ne gagnerait jamais un centime. Le bénéfice n’est jamais que le fruit d’un trafic. Il faut bien vivre.

De là à faire un rapprochement entre le brocanteur et l’écrivain…

A sa manière si personnelle, Bartelt nous entraîne dans une histoire rocambolesque, où l’amour peut mener à bien des choses. Où le travail sur la langue est toujours aussi savoureux. Un travail autour du langage et de sa force.

Le langage n’est qu’un petit coup de pouce qui confère de l’élan et de l’allure à une réalité qui n’a rien pour elle.

Après deux romans publiés simultanément, on espère qu’il ne nous faudra pas attendre longtemps avant de lire la prose du romancier, qui nous a également offert quelques poésies cette année dans le recueil Presque rien au monde publié par Arch’libris et illustré par Jean Morette.

Franz Bartelt amène le Poulpe en Ardenne

En septembre 2013, un an après Facultatif bar, deux romans de Bartelt paraissent coup sur coup pour ne pas dire simultanément. Le premier d’entre eux, celui dont je parlerai d’abord, La bonne a tout fait, prend place dans la série du Poulpe aux éditions Baleine. Après bien d’autres écrivains tels que Jean-Bernard Pouy, son créateur, Didier Daeninckx ou Marcus Malte plus récemment, Bartelt s’y colle, se prend au jeu. Gabriel Lecouvreur entre ainsi dans l’univers si remarquable de l’auteur, style unique et dépaysement ardennais incontournables.

La bonne a tout fait (Baleine, 2013)Depuis un an le Poulpe reçoit des lettres de Versus Bellum, un ami anar de Pedro. Anar et ardennais. Ce Versus Bellum tient à la venue de Gabriel pour éclaircir le meurtre de Madame Bermont par son mari, il en est sûr. Il doit venir pour faire toute la lumière et permettre à l’enquête bâclée de la maréchaussée d’aboutir. Justice sera alors rendue. Les missives ardennaises coïncident avec une série de disparitions qui intriguent Gérard, le patron du Pied de porc à la sainte Scolasse. Devant cette conjonction de sollicitations, le Poulpe cède et prend le chemin des Ardennes. En train puis en bus. Il passe devant des étendues de champs comme il n’en a jamais vues, devant des étendues de forêt à l’avenant et des tas de bois tout aussi nombreux et impressionnants.

Gabriel débarque au fin fond de nulle part pour écouter Versus Bellum, lutin surprenant, persuadé de la culpabilité de Bermont et de la complicité forcée de sa bonne, cette dernière ayant témoigné en faveur de son patron pour ne pas perdre son emploi. Telles sont les théories de l’anar ardennais. Anar ardennais qui a également échafaudé tout un stratagème pour piéger le meurtrier. Et faire avouer la bonne. Pour cela, le Poulpe, à la personnalité déjà double, va devoir endosser le costume d’une troisième identité, celle d’Amadéo Pozzi, émissaire de malfrats luxembourgeois imaginaires près à acheter les immenses étendues forestières dont Bermont a hérité à la mort de son épouse.

Les aventures du Poulpe sont, comme toujours, rocambolesques, et l’histoire dans laquelle il plonge est cocasse comme souvent sous la plume de Bartelt. C’est que les observations et autres aphorismes de l’écrivain sont savoureux. Et la série a le don de libérer les auteurs. Ce qui pour l’écrivain ardennais est déjà dans les gènes.

Les Ardennes, les humains et le Poulpe en prennent ainsi pour leur grade. “Qui aime bien châtie bien” et le romancier aime de toute évidence son pays et ses contemporains… et, bien sûr, l’écriture. Pour notre plus grand plaisir.

Le Poulpe est ainsi mis au parfum sur les autochtones par Versus Bellum :

Par ici, tu sais, c’est tous des littéraires. Ils ne ratent jamais une occasion de placer une parole historique. Ni de dire une connerie, d’ailleurs. Enfin, quand on y regarde de près, c’est pareil.

Il est mis au parfum à la descente de son voyage en autocar. Un voyage qui, ainsi que je l’ai dit plus haut, lui a fait voir des quantités de champs, de forêts ou de bois, qu’il n’aurait jamais imaginées embrasser en un seul coup d’œil. Voyage qui lui a également permis de découvrir l’aménagement routier du coin, un aménagement routier ô combien original.

Les Ardennes, c’est le pays des virages. Les historiens affirment même que c’est les ardennais qui ont inventé le virage. Avant eux, personne n’en avait eu l’idée. Regarde les voies romaines ! C’est de la route sans surprise, sans fantaisie, sans mystère.

Et voilà que Gabriel Lecouvreur, le Poulpe, alias Amadéo Pozzi, se lance à son tour dans une description bien sentie du coin où il a mis les pieds.

Ce pays où seul le cochon sauvage survit aux rigueurs du climat.

Malgré toutes ces descriptions et avertissements, Gabriel se laisse submerger par la personnalité qu’il incarne, Amadéo Pozzi, et en oublie les plus élémentaires précautions. Il se laisse submerger et s’imagine être arrivé dans un pays où il peut en remontrer à tous. Les trouvant par trop théâtraux, mauvais acteurs, et facilement cernables. Mais il faut se méfier des endroits et des mœurs que l’on ne connaît pas. Ne pas les juger à l’aune de ses habitudes… Et ne pas se laisser enivrer par la bière d’abbaye que l’on y boit comme du petit lait. L’inflexibilité recommandée pourrait bien vite se noyer.

C’est un roman savoureux. Un roman original, décalé, par rapport à la série du Poulpe.

La vérité finira par éclater, tant en ce qui concerne l’épouse de Bermont que les disparitions en série survenues dans le coin. Bartelt évoquant au passage une page de l’histoire du coin, une communauté anarchiste en parfaite adéquation avec le héro de la série dans laquelle il s’est glissée.

Dans le même temps, un autre roman est paru aux éditions Gallimard, Le fémur de Rimbaud.

James Sallis avec Chauffeur, entre Phoenix et Los Angeles

En 2005, paraît Drive de James Sallis. Un roman fort, prenant. Un roman dans la lignée de ce que l’auteur nous avait proposé jusque là, un roman que l’on pourrait qualifier de magistral. Ou de chef d’œuvre si on se laissait aller. Un roman, en tout cas, à la hauteur de l’œuvre du romancier. Après la “série noire”, une autre collection prestigieuse s’empare d’un des romans de Sallis, “Rivages / Noir”, laissant à Isabelle Maillet le soin de la traduction.

C’est une histoire difficile à résumer. Difficile parce que non linéaire.

Tout commence dans un motel. Une scène, figée, nous est décrite. Trois cadavres et un personnage abîmé gisent. Tout Drive (Rivages, 2005)commence dans ce motel, sans réellement y commencer. Pour en arriver là, il aura fallu une succession d’événements que le roman égraine. Dans le désordre.

Il les égraine en chapitres courts, dans une prose concise, ciselée. Il les égraine et revient à la scène initiale quand nous en savons plus, quand nous pouvons la comprendre différemment. Intéressant pour le lecteur de lire les mêmes lignes et de les percevoir autrement, la force de la première lecture fait place à un besoin de comprendre…

Le personnage principal, simplement appelé le Chauffeur, est un enfant placé devenu adulte, parti conquérir son monde au volant d’un automobile. Car il est doué pour être derrière un volant, pour regarder sous un capot. Il est doué pour les cascades puis pour convoyer les voleurs, braqueurs.

Le passé du Chauffeur se mêle à son présent, venant l’éclairer, revenant à la charge, et nous ne savons pas à chaque fois quand nous sommes. Une des interrogations de prédilection de Sallis. Le temps n’étant qu’une illusion, il en joue pour nous offrir cette histoire marquante où le Chauffeur semble suivre son instinct, lui obéir sans réfléchir. Où le Chauffeur visite aussi les lieux de son passé, de la même manière qu’il le fait pour les faits.

Tout cela nous embarque, nous emmène dans une histoire prenante, dont nous ne perdons jamais le fil. Une histoire où il est question de grâce comme pour le roman précédent. Une histoire qui nous amène à douter… A percevoir les événements sous un angle différent. Même si la narration se fait à la troisième personne pour la première fois chez Sallis, l’empathie est toujours présente. Et l’existence apparaît ainsi que le Chauffeur la perçoit.

Il comprenait trop bien que la vie était par définition trouble, mouvement, agitation.

Une vie dans laquelle le choix se fait difficilement une place, une vie qu’il s’agit d’accepter.

On ne demande rien, en général, mais ça nous tombe dessus quand même. Après, ce qui compte, c’est ce qu’on en fait.

Comme je l’ai dit c’est un livre d’une grande qualité, prenant. Un livre que James Sallis ne peut renier tant il ne semble exister que parce que les précédents lui ont ouvert la voie.

Une nouvelle tendance se confirme, une tendance qui n’était pas explicite dans la série autour de Lew Griffin, cette notion de grâce et de paix intérieure qui paraît être le but de tous.

C’est un livre prenant qui nous amène jusqu’à une rencontre finale particulièrement réussie.

Avant de revenir vers son Chauffeur, Sallis a poursuivi sa trilogie sur John Turner et commit un one-shot.

James Sallis, John Turner, Tennessee

En 2003, James Sallis tourne la page Lew Griffin, une nouvelle fois. Il l’avait déjà fait le temps d’un roman,  La mort aura tes yeux, en 1996, mais, depuis cette seconde fois, il n’y est pas revenu. Toujours pas. Son nouveau roman est le premier d’une trilogie et s’intitule Cypress Grove. Traduit par Stéphanie Estournet et Sean Seago, il devient Bois mort en 2006 à la “série noire”.
L’histoire débute alors que le shérif vient pour la première fois rencontrer John Turner. Pas une simple visite de courtoisie. Nous sommes dans un coin retiré du Tennessee, plutôt calme, rarement confronté à la violence. Et voilà Bois mort (Gallimard, 2003)qu’un meurtre y a été commis. Le shérif Lonnie Bates est venu enrôler Turner parce que ce dernier a plus l’habitude de ce genre d’affaire, il a été flic à Memphis… John Turner est ainsi embarqué dans l’histoire, lui qui vivait reclus, isolé des hommes, fuyant leur société autant que lui-même ou ce qu’elle avait fait de lui.
Turner est un homme qui s’est mis en retrait après avoir trop vécu et subi d’événements. Ancien flic, il a également fait de la prison puis est devenu thérapeute… Une vie bien remplie. Une vie qui revient sans cesse, qui le hante, une vie qui nous est racontée en alternance avec l’enquête qui préoccupe Bates et Don Lee son adjoint. Un homme, inconnu, a été retrouvé par un couple d’adolescents, son corps épinglé, empalé et abandonné dans une posture voulue, mise en scène.
Turner reprend les bonnes habitudes, fouille et farfouille, revenant se frotter à ces hommes dont il s’était isolé, dans sa cabane au fond des bois. Il va d’une piste à l’autre, recueille les indices, les passe en revue encore et encore. Cherchant un sens… Dans le même temps, il ressasse ses souvenirs, les événements qui l’ont mené à ce trou perdu, cet isolement volontaire, des balles qu’il a tirées, trois, des enquêtes qu’il a menées et de leurs conséquences. Les interventions, les patrouilles, les équipiers, la prison. Tous ces moments saillants qui ont jalonné, marqué, sa vie.
Il y a une évolution, un changement d’univers incontestable, entre ce coin désolé, presque désert du Tennessee, rappelant par moment l’ambiance des romans de Craig Johnson, et La Nouvelle-Orléans de Lew Griffin. Les deux hommes, les deux narrateurs, qui se cherchent, ne se cherchent pas de la même manière, l’un fouillait dans ses souvenirs pour comprendre qui il était, l’autre cherche dans ses souvenirs cet homme qu’il a fui, cet homme qu’il était devenu.
Les personnages secondaires ont toujours leur importance, le shérif Bates et son adjoint Don Lee, Van Bjorn, intermédiaire entre la police scientifique et l’enquête et la victime…
La trajectoire de John Turner est touchante, émouvante, prenante. Elle nous met en présence d’un homme qui n’a que peu choisi, surtout subi, le Viet Nam, la prison, son désir d’aider les autres…
Je n’ai jamais choisi de ramper dans la jungle d’un pays si éloigné que je n’en avais jamais entendu parler. De tuer mon équipier, ni de tuer un homme à qui je n’avais rien à reprocher en prison, un homme que je connaissais à peine. Et ce qui est sûr, c’est que je n’ai jamais appelé mon agence de voyages pour m’organiser un séjour de onze ans au trou.
L’enquête menée par les trois enquêteurs est plus déroutante, conduisant à une conclusion surprenante. Le cinéma, un certain cinéma s’invite à la fête dans ce coin pourtant loin de ces loisirs ayant déserté les campagnes, par souci de rentabilité, de concentration… L’art qui se veut populaire devenant une industrie, sans laisser de place à d’éventuels artisans. Surprenant, déroutant.
Et le temps est toujours un élément important de la narration chez Sallis. L’alternance entre une enquête linéaire, ancrée dans le présent, et l’évocation de souvenirs passés, remontant dans le désordre. Cet importance du temps est d’amblée évoquée.
Par ici, on n’est jamais loin de comprendre que le temps est une illusion, un mensonge.
Tout en étant un mensonge, le temps est aussi ce qui situe les personnages. Ce temps qui malgré tout avance inexorablement.
A mesure que l’on avance en âge, les signes que le monde change apparaissent d’abord subtilement. Un jour vous vous rendez compte que vous êtes largué au niveau musique, et que tous ces nouveaux trucs vous échappent totalement. Puis les flics se mettent à ressembler à des ados. Vous vous rendormez, et vous vous réveillez dans un monde que vous avez peine à reconnaître. Courir, par exemple. Soudain tout le monde court.
Outre le temps, et les rapports qu’il entretient avec nous ou que nous entretenons avec lui, Sallis se penche sur une nouvelle question, un nouveau thème. Celui de la grâce. Cette grâce après laquelle nous courons tous.
La grâce est un gibier difficile à traquer. Sputnik, Malone ou Platon, l’un comme l’autre, aurait été bien en peine de l’épingler. La plupart d’entre nous peuvent s’estimer heureux s’il leur arrive ne serait-ce que de l’apercevoir une seule fois dans leur vie – de dos, peut-être, tandis qu’elle s’éloigne hâtivement à travers la foule.
La grâce dont parle l’écrivain devient une quête pour ses personnages. Quête consciente ou non. Quête qui explique certains moments d’une vie. Certaines étapes.
Quête qui peut vous mener jusqu’à un bosquet de cyprès, dans un bois pas si mort que ça. Ou prendre les airs et le titre d’un vieux morceaux de bluegrass.
Après John Turner, un nouveau personnage apparaît dans la bibliographie du romancier, un personnage sans nom, à la manière de Robin Cook ou de Hugues Pagan, un personnage toujours mené par cette quête de la grâce. Ça et d’autres choses. Un personnage qui apparaît dans le roman suivant, Drive, avant que Sallis ne revienne à John Turner pour les deux derniers romans de la trilogie qu’il lui a consacrée…