David Peace, Bill Shankly et le Liverpool Football Club

En 2013 outre-Manche, il y a quelques semaines de ce côté-ci du Channel, est paru le nouveau roman de David Peace, Red or Dead. Traduit par Jean-Paul Gratias, il est devenu pour nous, assez fidèlement, Rouge ou mort. Le roman prend racine à Liverpool, s’en échappe régulièrement et tourne autour du football… Sport déjà abordé par Peace dans 44 jours, il s’agissait alors de Brian Clough et son expérience malheureuse à Leeds. Cette fois, Bill Shankly est le centre de l’intrigue, Bill Shankly et son passage sur le banc du Liverpool Football Club. Un passage qui s’est prolongé pendant quatorze ans.

Après avoir marqué son univers romanesque du sceau de l’échec, celui d’hommes gravitant autour de l’affaire de l’éventreur du Yorkshire, celui des mineurs contre le gouvernement Thatcher, celui de Brian Clough donc, celui d’hommes au lendemain de la deuxième guerre mondiale dans un Japon à l’agonie, David Peace aborde une période particulièrement réussie de la vie d’un homme, Bill Shankly, manager ayant hissé son club sur le devant de la scène européenne.

Le roman est en deux parties, en deux mi-temps. La première consacrée aux années de Bill Shankly comme manager du club de Liverpool, la deuxième à l’après, la retraite.

Tout débute en décembre 1959 lorsque Shankly est approché par les dirigeants de Liverpool alors en deuxième division anglaise. Shankly hésite, consulte son épouse qui ne se voit pas Rouge ou mort (Rivages, 2013)changer d’endroit, qui ne se voit pas quitter Huddersfield, leurs filles y sont bien, leur vie y est bien établie. Mais Shankly ne peut refuser l’offre. Même s’il n’a plus rien gagné depuis 1947, Liverpool a été un grand club. Shankly ne peut refuser, pensant qu’il est fait pour cette équipe. Et il s’installe à Liverpool, il s’y installe avec sa famille et y installe sa façon de faire, ses idées. S’adaptant aux habitudes de l’équipe quand cela lui paraît intéressant, adoptant les habitudes quand elles vont dans le sens de ce qu’il veut faire de son équipe. Commençant par recruter les joueurs qu’ils jugent indispensables à la progression du club. Ian St John, Ron Yeats, vont notamment constituer des apports importants… Et Bill Shankly installe ses méthodes, un entrainement exigeant devenant une routine, une intense routine… Une exigence qu’il s’impose également. Les joueurs et les entraineurs sont au service d’un club et de ses supporters, ceux qui en venant les voir paient leur salaire.

Et les jours se succèdent, les matches s’enchaînent. David Peace égraine les matches à domicile, à l’extérieur, les scores, les buts marqués, les entraînements, les préparations d’avant-saison, les négociations avec les dirigeants pour le recrutement des joueurs. Il les égraine, insistant sur la répétition, cette routine qui s’installe, et dans laquelle Shankly s’installe, dans laquelle il installe son équipe. Peace commence par insister sur la préparation du terrain d’entraînement que Shankly et ses adjoints transforment, ramassant les pierres, les détritus, l’aplanissant… Recommençant encore et encore pendant que les joueurs s’entraînent. Et les jours s’enchaînent, les matches se succèdent, les préparations d’avant-saison reviennent. La routine encore et toujours. Une routine jamais lassante alors que rien ne semble changer. Une routine qui existe jusque dans la vie privée du manager, une vie privée réduite, famélique… Une routine poussée loin, à son paroxysme. Une routine qui semble finalement être la clé de la réussite, une routine dont il est difficile de sortir… Alors, l’équipe gagne, monte en première division, pas de secret, c’est une histoire vraie, pas de surprise. L’essentiel réside dans ce choix de narration si particulier, si propre à David Peace. Ce style simple, radical, ces répétitions systématiques. Et à travers ces répétitions systématiques, ce qui devient prenant, c’est tout ce qui sort de la routine, ce qui la change, ce qui change en dehors du club et qui finit par y entrer. Le prix des joueurs, en inflation, le comportement de certains, moins collectifs, plus individualistes, et l’énergie que Shankly met à maintenir la routine qu’il a mise en place… Et puis, il y a l’après carrière, la retraite et la difficulté à se situer, à changer…

David Peace reste intense tout au long du livre. Nous offrant, plutôt que la description des matches, réduits à leur portion congrue, les émotions d’un homme pris dans sa passion, d’une volonté impressionnante, et aux idées bien arrêtées. Un homme acceptant les évolutions parce qu’il ne peut rien y faire, dressant la table pour quatre puis pour deux. Les détails indiquent les changements. La litanie répétitive des joueurs nous informe sur l’équipe imaginée par Shankly, son évolution, une équipe accédant au devant de la scène nationale, puis internationale, puis vieillissante, puis renouvelée… Et rien n’est simple, construire, reconstruire, chaque jour est un éternel recommencement et Shankly s’accroche à sa routine. S’accroche pour ne pas perdre, pour ne pas retomber…

“… l’heure de la plus grande victoire est aussi l’heure du plus grand danger. Ces heures où les graines sont semées, ces jours où les graines sont plantées. Les graines de la suffisance, les graines de l’oisiveté. Arrosées de chansons, noyées de vin. Les graines de la défaite. Sous des déluges de louanges. Qui hypnotisaient les hommes, qui enivraient les hommes. Et qui aveuglaient les hommes. En leur crevant les yeux, en leur cousant les paupières. Des hommes finis, des hommes oubliés.

Comme un clin d’œil, Liverpool et Shankly croisent Brian Clough, d’abord comme recrue potentielle puis comme manager d’une équipe adverse, Derby County puis Leeds et cette fameuse période de 44 jours. Et sans clin d’œil, Peace évoque deux décennies qui rappellent quelques souvenirs à ceux qui suivaient le foot à l’époque, ou qui l’on suivi plus tard, l’arrivée de Keegan est un moment marquant, la victoire en coupe de l’UEFA… Mais je le répète, l’essentiel est finalement ailleurs, avec cette équipe dévouée à une ville, cette équipe privilégiant le collectif, cette équipe qui semble passer au travers d’une violence envahissant les stades… qui sera rattrapée par le phénomène des années plus tard et de la manière la plus marquante qui soit…

Shankly est devenu un symbole, il peut également en être un quant à l’œuvre de Peace, écossais, ancien mineur, passé par le Yorkshire et finalement manager d’une équipe de football… Un homme qui, malgré sa réussite, ne dépare pas dans la galerie des personnages de l’écrivain.

Un homme qui mène jusqu’au bout sa croisade, son dévouement à un club, à une ville, à ses supporters. En devenant un lui-même. Et cette période est aussi intéressante, car on sait ce qui se passe du côté des joueurs, leurs habitudes, leur travail, et cette fois on assiste en spectateur au résultat de ces entraînements. Aux succès qui continuent… A cette lutte perpétuelle contre le temps.

Et puis, il y a le tic-tac. Le tic-tac de l’horloge. Quoi que vous sachiez. Quelles que soient vos convictions. Quoi que vous fassiez. L’horloge fait tic-tac, toujours tic-tac. Elle vous enchaîne, elle vous poignarde, elle vous enterre. Dans le désert, dans l’immensité. Quoi que vous sachiez. Quelles que soient vos convictions. Quoi que vous fassiez. Il y a toujours, il y a le désert. Il y a toujours, il y a déjà l’immensité. Le désert et l’immensité de l’horloge. L’horloge qui fait tic-tac, toujours tic-tac.

On aurait pu redouter ce passage de Peace à une vision plus idyllique même s’il ne nous épargne pas la vision d’une société en crise, économique, morale… On pouvait d’autant plus le redouter que sa première incursion dans le sport national britannique n’avait pas donné un roman aussi convaincant que les précédents. Brian Clough et son échec, bref, ramassé, n’avait pas été aussi captivant que la tétralogie du Yorkshire ou même la description des grèves de 1984. Mais le style, la vision de Peace, se prête parfaitement à l’épopée de cet homme, l’épopée de Bill Shankly, loin d’être parfait, et que l’on se prend à mieux connaître, à aimer…

Nous n’en avons décidément pas fini avec cet écrivain remarquable.