Dashiell Hammett, Nick Charles et l’homme mince

En 1934 paraît le dernier roman de Dashiell Hammett, L’introuvable. Il est publié trois ans après le précédent et marque la fin de l’œuvre romanesque de l’auteur partant exercer son talent sous d’autres cieux créatifs, Hollywood et les scénarii. Intitulé The thin man, il nous parvient la même année, d’abord traduit par Edmond Michel-Thyl, il le sera ensuite par Henri Robillot, en 1950, pour la “série noire” puis de nouveau et intégralement en 2009 par Nathalie Beunat et Pierre Bondil.

Nick Charles, de retour à New York pour les fêtes de fin d’année, croise une ancienne connaissance, Dorothy Wynant, dans un speakeasy. La jeune femme n’est plus l’enfant qu’il a connu quelques années plus tôt quand il était encore détective privé et un ami de son père, quand il lui racontait des L'introuvable (Gallimard, 1934)histoires qui la captivaient. Dorothy lui avoue qu’elle n’a plus vu son père depuis quelques années, depuis le divorce de ses parents, et qu’elle aimerait savoir ce qu’il devient… si Nick Charles voulait reprendre du service. Mais Nick, personnage central et narrateur, n’est plus détective, il vit à San Francisco et gère les affaires de Nora, sa femme. Ils sont là juste pour quelques jours, fuyant comme chaque année la côte ouest pendant la période des fêtes.

Le lendemain, Julia Wolf, l’assistante de Clyde Wynant, est retrouvée par Mimi, la mère de Dorothy, assassinée chez elle. Mimi n’ayant pas réussi à la sauver. Dès lors, l’affaire va coller aux basques de Nick bien malgré lui. Nora, quant à elle, est curieuse de le voir exercer son ancienne profession et la police, en la personne de Guild, toute heureuse de pouvoir compter sur son expertise… Il se laisse emporter, sous les yeux de sa femme et avec sa complicité, entre l’ex-femme, Mimi, sa fille, Dorothy, et Gilbert, le fils. Il se laisse emporter tout en continuant à mener la vie qu’ils s’étaient fixée pour les fêtes, allant de soirée en soirée, de salon en salon, se reposant de temps à autre dans leur luxueuse suite du Normandy, entre deux verres, deux cocktails.

L’enquête et ses rebondissements semblent échapper à tous, à la police, à Nick. Clyde Wynant, invisible, est celui qui mène le bal, orchestrant les nouvelles découvertes, orientant les recherches par ses seules lettres envoyées aux uns et aux autres. Nous ne le voyons pas mais il finit par occuper la place centrale, un homme qui échappe à toute description, qui réussit à rester dans l’ombre… Un homme décrit comme fou mais riche, un homme passionné par ses recherches scientifiques. Son argent, géré par son homme de confiance, est l’objet de toutes les convoitises, notamment de sa famille. Une famille particulièrement bizarre, difficile à comprendre. Sa fille, Dorothy, peu farouche mais perdue, ne s’entendant plus avec sa mère ; son fils, Gilbert, passionné par les autres, lisant tous les bouquins possibles pour comprendre ses prochains mais ne les fréquentant que très peu, ou mal ; Mimi, enfin, son ex-femme, remariée à un jeune beau, tirant sur la corde et enchaînant les mensonges…

Après La clé de verre et l’impression d’impasse qu’il donnait, l’écrivain a cherché à se renouveler mais… C’est un roman policier plutôt léger qui clôt son œuvre romanesque. Un policier se déroulant dans le beau monde… Presque paradoxal de la part d’un auteur dont Chandler disait qu’il avait sorti le meurtre des “palais vénitiens” pour le mettre dans la rue. Comme un boomerang.

Le style d’Hammett privilégie toujours l’action, décrivant les personnages par leurs actes plutôt que par leurs pensées, Nick Charles lui-même évitant de trop livrer ses cogitations. Il privilégie toujours l’action pour un roman qui, de ce fait, entre autre, reste à la surface, un roman qui nécessitait peut-être un autre traitement. Ce n’est plus du roman noir mais du roman policier de salon, brillant mais un peu vain…

D’autres romanciers s’engouffreront par la suite dans la brèche ouverte par Hammett et dont il s’est bizarrement extirpé.

Hammett tentera de nouveau de commettre des romans ou des nouvelles mais en vain. Nick Charles, dernier enquêteur qu’il a imaginé, dernier rejeton de papier, deviendra le personnage récurrent d’une série de films dont l’auteur contribuera à écrire les scénarii, un rejeton rentable…

Parallèlement à son activité d’écrivain, il s’engagera ensuite dans le militantisme communiste et pro-Etats-Unis, entre ses descentes aux enfers du fait de son alcoolisme…

Dashiell Hammett reste l’un des pères du roman noir, un romancier qui aura ouvert la voie à Chandler, Thompson, Goodis ou Malet, entre autres, qui approfondiront le sillon qu’il a tracé. Il restera également comme l’auteur de deux romans marquants : Moisson rouge et Le faucon maltais.

David Goodis, Chester Lawrence et la Rue

En 1952, la même année qu’Obsession, toujours directement en poche, paraît Street of the Lost. Ce roman fait parti de ceux qui ne nous parviennent qu’une trentaine d’années plus tard, lors du retour en grâce d’un auteur dont on dit pourtant qu’il est surtout reconnu chez nous… C’est en 1980 que Clancier-Guénaud en publie sa traduction par Michel Lebrun, sous le titre Epaves. Quatre ans plus tard, il sera adapté par Gilles Béhat, avec l’aide de Jean Herman pour le scénario, sous un titre qui sera adopté pour les publications suivantes, Rue barbare. Une adaptation musclée, libre, qui ne m’a pas laissé un souvenir impérissable, mais qui aura au moins eu le mérite (de mon point de vue) de donner à Bernard Giraudeau l’occasion de montrer qu’il pouvait être un acteur de film noir, ce qu’il confirmera assez remarquablement (toujours de mon point de vue) quelques années plus tard avec Poussière d’ange d’Edouard Niermans.

Chester Lawrence rentre chez lui après le travail. Il est soudeur, réparateur de rails. Il parcourt Ruxton Street, la Rue, comme chaque soir. Sauf que, cette fois, il est appelé par une femme, étendue sur la chaussée. Sauf que, cette fois, sans savoir pourquoi, il répond à cet appel, lui qui ne s’est jamais Rue barbare (Clancier-Guénaud, 1952)mêlé de ce genre d’affaire. Lui qui garde un profil bas, qui reste indifférent à tout ce que la Rue peut engendrer comme violence.

Il avait profondément imprimé dans son esprit que la Rue ne réussirait jamais à le corrompre. Mais tout aussi profondément, il avait conscience qu’il ne pourrait jamais s’en évader.

C’est une petite chinoise, en tenue d’infirmière, une nouvelle habitante de Ruxton Street qui l’interpelle et, après avoir hésité, il l’aide à se relever. Elle a été attaquée mais elle l’assure que tout ira bien et il poursuit son chemin. Jusqu’à chez lui, jusqu’à sa femme Edna et sa belle-famille qu’il entretient. Une famille de bons à rien, d’alcooliques. Plus tard, alors qu’il s’apprête à manger, assis chez Sam, en face d’Edna, il voit, à travers la vitrine du bar, la petite chinoise qui avance lentement, très lentement, et qui tombe à nouveau. Cette fois, c’est Sam qui court la relever. Sam, un autre exemple d’homme qui a appris à fermer les yeux, à ne rien voir, ne rien savoir de la violence qui règne dans la Rue. Leurs certitudes vont être mises à mal. Peut-on vraiment fermer les yeux sur tout, devenir invisible ?

Aucun homme n’est partout, chaque homme est quelque part.

Quelques minutes plus tard, Hagen pénètre dans le troquet et demande à Chester “Chet” Lawrence de ne pas se mêler de cette histoire. Qu’il a des vues sur la petite chinoise et que ce qu’il lui a fait subir ce soir n’est qu’un prélude…

Le passé de Chet lui revient alors, ce passé qu’il a enfoui bien au fond de sa mémoire, ce passé dont il ne veut plus se souvenir. Ce passé dont Hagen fait partie, un passé de petite délinquance, dont il s’est éloigné avant qu’elle ne devienne trop grave. Hagen, lui, a continué. Devenant petit à petit celui qui règne sur Ruxton Street. Celui qu’il faut redouter, celui dont on doit avoir peur… mais Chet n’a pas peur et il accepte de le retrouver plus tard chez Bertha. Bertha, un autre retour vers le passé.

C’est une intrigue ramassée, concentrée sur quelques heures, deux jours à peine, que nous propose Goodis avec ce huitième roman. Les retours en arrière sont peu nombreux, juste suffisants pour comprendre Chet Lawrence, le personnage central. Personnage qui est de chaque page, quasiment de chaque ligne. Un personnage qui semble happé malgré lui dans une histoire dont il ne veut pas, même si sa vie n’a rien d’enviable. Un personnage de la Rue, cette Ruxton Street dont David Goodis fait un des pivots de son roman. Cette rue qui modèle ceux qui y vivent…

A quoi ça sert, l’école ? Tout ce qu’on apprend, c’est dans la Rue. C’est la Rue le seul grand tableau noir que personne n’efface jamais, et qui donne toutes les leçons imaginables, tous les bons points et toutes les punitions.

Nous sommes d’emblée dans cette ambiance de misère, de survie au jour le jour, que Goodis avait déjà approchée, une fois directement, avec Cassidy’s Girl. A d’autres reprises, il y était arrivé, ou s’en était approché, pour en repartir comme avec Obsession ou La garce. Nous sommes de plein pied dans ce bas-quartier de Philadelphie, un bas-quartier où l’on nait, où l’on vit puis on meurt. Le quartier de Chester Lawrence. Chester qui, pour survivre, a choisi de raser les murs mais qui, comme d’autres personnages de Goodis, va tout à coup se réveiller et être tiraillé entre trois femmes, Edna, sa femme, Bertha, l’amie d’enfance oubliée et la petite chinoise, déclencheur de l’intrigue.

Le roman de Goodis monte en puissance mais, pour la première fois, il est habité dès le début par la violence. Une violence qui semble être dans les gènes de beaucoup d’habitants de la Rue, les ruxtoniens comme Goodis finit par les appeler.

C’est au final un roman prenant, résolument noir, qui s’inscrit parfaitement dans l’évolution du romancier, dans son œuvre. Une confirmation. Un roman qui fait parti de ceux qu’il faut lire. Un auteur qui fait parti de ceux qu’il faut lire, un de ceux qui ont marqué le roman noir de leur empreinte.

Toujours sur un rythme élevé, Goodis publie deux romans l’année suivante, en 1953, Le casse puis La lune dans le caniveau.