En 1873, paraît La corde au cou dans Le petit journal. Dans ce roman, Gaboriau s’attarde autant sur l’enquête que sur ses conséquences pour les différents protagonistes de l’histoire, à commencer par celui qui est soupçonné d’être le coupable… Il observe l’impact d’une telle affaire sur une petite communauté et l’évolution des relations qu’elle provoque.
Monsieur de Claudieuse est retrouvé blessé de coups de fusil tandis que sa propriété est la proie des flammes. Propriété que tout le voisinage s’emploie à sauver. C’est que Valpinson est un domaine important. Et, donc, non seulement Valpinson est en flamme mais, en plus, son maître, le comte de Valpinson a subi une tentative d’assassinat. Il est mal en point. Le maire, Séneschal, que nous suivons d’abord jusqu’à la demeure incendiée, rameutant les troupes pour vaincre le feu, fait venir le médecin, Seignebos, et prévenir le procureur, Daubigeon. Le procureur en appelle au juge d’instruction, Galpin-Daveline, et tout est en place pour que l’enquête puisse se dérouler. Les indices sont collectés, les témoignages entendus. Les uns comme les autres mènent clairement à Jacques de Boiscoran… Jacques de Boiscoran entretenait des relations plutôt tendues avec la victime et il a été vu au voisinage de la propriété par plusieurs témoins. L’affaire semble simple, les preuves contre Boiscoran s’accumulent. Il est envoyé en prison par l’un de ses anciens amis, Galpin-Daveline, qui voit là l’occasion de se signaler à sa hiérarchie et d’espérer monter en grade, quitte à perdre un ami. Boiscoran est enfermé tandis que l’instruction suit son cours. Tandis que tout continue de le désigner.
Mais, les proches du jeune homme se mobilisent. Ils croient en son innocence et sentent que Boiscoran ne peut se défendre comme il le voudrait car la vérité pourrait nuire à d’autres, ou le perdre aux yeux de certains. Aux yeux de personnes qu’il ne veut perdre, à commencer par mademoiselle Denise de Chandoré, sa fiancée. Les siens se mobilisent et font appel à un jeune jurisconsulte parisien, Manuel Folgat…
Alors que l’instruction se déroule, que la contre-enquête s’amorce, nous suivons ce que l’affaire provoque sur la personnalité de chacun, ce qu’elle révèle. Denise de Chandoré est prête à tout pour défendre son fiancé dont elle est sûre de l’innocence, sa force de caractère soutient les autres, les entraîne. Boiscoran est dans le doute, doit-il livrer sa vérité ? Doit-il avouer une partie de sa vie, révolue, au risque de perdre ses proches ?
Le procès se déroule alors qu’il est toujours dans le doute… Un policier, Goudar, accepte d’aider à démêler certaines vérités cachées, un policier semblable à Lecoq, expert en déguisements… Comme souvent chez Gaboriau, deux femmes sont au centre de l’histoire, Denise de Chandoré et Geneviève de Claudieuse, deux femmes s’affrontent. Tout est en place pour que l’écrivain nous présente la marche de la justice, ses qualités et ses défauts, ses avantages et ses inconvénients. Le fait que, confiée à des hommes, elle en a également les imperfections.
Ce roman peut apparaître comme un écho du Crime d’Orcival, il a parfois été présenté comme tel. La présence de Domini, juge d’instruction dans le premier devenu président des assises dans le second, confirme ce lien entre les deux romans. Mais il s’agit d’un lointain écho puisque les personnalités ne sont pas les mêmes, l’intrigue ne rappelle que vaguement l’autre et le point de vue change radicalement, autant attaché aux mécanismes de la justice qu’à ceux qui mènent au meurtre. Il change également radicalement car Gaboriau a fortement évolué entre les deux, s’attachant à une intrigue plus fluide, à une construction moins cloisonnée, moins compartimentée. Le passé étant désormais un élément du présent, il s’y invite. La lecture des deux romans peut d’ailleurs avoir cet intérêt, celui de mesurer le chemin parcouru par le romancier…
Gaboriau s’attache aux mécanismes de la justice pour mieux en dénoncer les imperfections, notamment celle qui consiste à enfermer un homme, à l’isoler, alors même que sa culpabilité n’est pas établie. Les pouvoirs du juge d’instruction semblent, en l’occurrence, trop importants, démesurés. Gaboriau va jusqu’à s’interroger sur le bienfondé d’une justice, sa raison de continuer à exister, si elle condamne des innocents. L’incarcération d’un innocent ne pouvant pas être admissible même si, dans le même temps, on enferme cent coupables… Il avait déjà dénoncé la justice humaine dans La clique dorée en mettant en avant le fait que les plus malins pouvaient passer au travers et jouir de leurs larcins.
Outre la dénonciation des défauts de la justice, ce roman est également prenant parce que moins manichéen que les précédents. Les personnes qui s’affrontent ne sont pas forcément mauvaises, elles sont mues par des motivations contraires. On se demande parfois si ceux qui se laissent aveugler ne sont pas ceux derrière lesquels le lecteur se laisse embarquer par l’auteur, ceux en qui l’on croit le plus. On doute de Boiscoran, on doute de Claudieuse… C’est une tendance que l’on sentait sous-tendre les romans précédent et qui se confirme assez magistralement ici.
Un roman qui donne une nouvelle dimension à ces romans judiciaires que Gaboriau réinventaient, un roman qui souligne ce que l’on percevait déjà chez l’écrivain, une grande humanité. Un roman qui confirme toute l’importance de son auteur et tout son talent. C’est un roman judiciaire qui doit beaucoup à la plume de son auteur, lui donnant une qualité supplémentaire, lui ayant permis de traverser les années, les décennies, les siècles. Un roman qui s’appuie sur une réalité, la dénonce, tout en gardant ce rythme si cher au roman populaire.
Gaboriau aura inscrit le roman judiciaire, devenant ensuite policier, dans une réalité sociale, lui donnant ainsi une toute autre dimension. Une dimension qui n’est pas éloignée de celle des romans noirs, décrivant la chute d’un homme, sa lutte pour s’en sortir, sa lutte contre un système qui broie, détruit…
C’est le dernier roman – et quel roman ! – à paraître chez son éditeur, Dentu, de son vivant. Le suivant, l’ultime, sera publié en 1874, quelques mois après sa disparition, soudaine, précoce, il s’agit de L’argent des autres.