En 1955 paraît le quatorzième roman de David Goodis, The wounded and the slain, programme plutôt sauvage. Il est publié l’année suivant celle de Sans espoir de retour et nous parvient en 1977, précurseur de la nouvelle salve de romans qui seront traduits dans les années 80. Et c’est sous l’impulsion de François Guérif, puisque c’est dans la collection Red Label des éditions Pac, la première collection qu’il a dirigée, que Goodis traverse de nouveau l’Atlantique. Denise Yankiver le traduit sous le titre de Descente aux enfers. S’éloignant de ses romans précédents et de sa ville, le romancier situe l’intrigue en Jamaïque.
James et Cora Bevan ont quitté Manhattan pour quelques jours. Ils sont descendus à l’hôtel Laurel Rock de Kingston. Ils y sont descendus pour tenter de se relancer. James est alcoolique, au bord ou dans la dépression depuis plusieurs mois. Sur les conseils de son médecin, il est parti ailleurs… Mais, dès le début du livre, on le trouve passablement imbibé au bar de l’hôtel, différant son retour dans la chambre matrimoniale à coup de whisky. Cora, sa femme, finit par descendre, elle lui conseille d’arrêter pour ce soir. Mais elle n’a plus de prise sur lui et il est trop tard, Bevan a passé la limite. Sur le point de s’écrouler, il est pris en main par un costaud qui l’emmène jusqu’à son lit. Un costaud qui n’est pas sans troubler Cora… Le décor et l’intrigue sont plantés. James et sa fuite dans l’alcool, la fuite de l’échec de son mariage avec une femme qu’il aime et qu’il désire mais qui ne veut pas de lui dans son lit, et Cora qui ne parvient pas à désirer ce mari qu’elle aime pourtant, qui ne parvient pas à se défaire de certaines réminiscences, d’interdits qui la hantent depuis son enfance, d’interdits dont la transgression l’a marquée…
Un couple qui n’en peut plus, qui ne parvient plus à se parler… et qui pourtant se comprend…
James et Cora Bevan sont venus en Jamaïque pour se retrouver mais les barrières qui les séparent sont hautes. Et ils s’enfoncent un peu plus dans leurs névroses. James ne peut plus se saouler dans leur hôtel, un certain standing, un certain dégoût des convenances, le font le quitter pour s’enfoncer dans les rues autochtones, celles dont l’hôtel aurait dû le préserver. Il part du côté de Barry Street, une des pires rues de la ville, et atterrit chez Winnie, un bouge où le rhum est de la dernière qualité, ce qui lui convient parfaitement… Mais une bagarre éclate, une bagarre à grande échelle dont il cherche à s’extirper, ne pouvant plus être servi… dans la ruelle qu’il atteint, il doit lutter pour survivre, un client l’y a suivi, un client qui en veut à son argent, un client armé d’une matraque, dont il ne peut se défaire qu’en brandissant une bouteille qui a roulé là, une bouteille bientôt transformée en tesson tranchant…
Le couple se rapproche dans l’épreuve. Mais lentement, très lentement. Et le temps continue à filer. Les remords, les souvenirs prégnants, contre lesquels ils doivent lutter, sont forts. Il faudra les affronter.
Au fur et à mesure des livres, Goodis s’enfonce un peu plus dans la noirceur. Même si cela paraît impossible, il dresse un tableau de notre société de plus en plus en sombre. Où les raisons de vivre sont de moins en moins claires. Les règles édictées de moins en moins humaines…
“Nous sommes sur un manège qui tourne et s’arrête parfois pour laisser descendre quelques uns d’entre nous et en laisser monter d’autres, et quelque soit le prix de votre billet, quelque soit le nombre d’anneaux que vous avez attrapés, en un rien de temps votre place est prise par un autre client venu d’ailleurs pour prendre son tour de manège. Alors, en fin de compte, il s’agit simplement de tourner en rond et, malgré toutes les couleurs vives et toute cette musique de foire, malgré les hurlements de joie qu’on pousse quand le manège tourne, le résultat est un grand trou dans la terre où les trainards de la nuit finissent par avoir très faim quand il commence à pleuvoir.”
Il évolue dans la noirceur mais aussi dans son approche des personnages. Leurs pensées, leurs réflexions, tout ce qu’ils cogitent nous est décrit, explicité. Le romancier fouille les tréfonds de l’esprit, de l’âme de chacun, les personnages principaux, comme ceux qu’ils croisent au gré de leur dérive, un maître-chanteur, un marin australien, un autre touriste, la tenancière d’un bar, un commissaire de police… Cette description systématique des obsessions des uns et des autres peut paraître lourde, peut sembler ralentir l’intrigue. C’est ce qu’il m’a semblé à certains moments, mais elle correspond à un choix de l’auteur, un type de narration qu’il explore et qui enrichit encore son œuvre… Même si, au final, ce n’est pas le roman que j’ai préféré de Goodis. Sa nouvelle manière nécessite l’expérimentation avant d’en arriver à la maîtrise qu’il avait jusqu’ici, maîtrise qu’il avait connue au prix de quelques tâtonnements…
L’œuvre de Goodis est décidément remarquable. C’est indéniablement un écrivain qui a montré une passion pour son art, une passion qu’il a explorée au risque d’y perdre ses lecteurs, au risque surtout de se démarquer de ce qui faisait le tout venant de l’époque. Il a ainsi eu un parcours unique. Et bousculé un genre au point d’en proposer une nouvelle approche. Il nous rappelle aussi que le roman noir est un genre d’une grande exigence littéraire, qu’il s’agit d’un genre majeur dans la littérature du vingtième siècle.
Après avoir connu une cadence intense, le rythme des parutions de David Goodis ralentit. Son roman suivant paraît en 1956, il s’intitule Tirez sur le pianiste !.