En 1976, Harry Crews revient vers sa Géorgie natale avec A Feast of Snakes. Il est traduit en 1994 par Nicolas Richard sous le titre de La foire aux serpents. Il paraît en France un an après la traduction de La malédiction du gitan, marquant un certain retour en grâce de l’auteur, ou un véritable départ, une véritable reconnaissance, après un premier roman traduit dans les années 70, Car.
Hard Candy Sweet s’entraîne avec les autres majorettes (on dirait aujourd’hui, en bon français, “cheerleaders”) en même temps que l’équipe de football. Alors qu’elle laisse aller son esprit, les figures s’enchaînent, elle remarque, sous les gradins, Joe Lon Mackey, qu’elle ne peut s’empêcher de provoquer du regard. Joe Lon repart vers son magasin, Big Joe’s, du nom de son père, un magasin qui vend de l’alcool et notamment aux noirs du coin, malgré la loi… Joe Lon est un ancien champion de football, resté au pays alors qu’il aurait pu aller dans n’importe quelle université grâce à son niveau dans ce sport. Il est resté au pays, s’est marié à Elfie, lui a fait deux enfants, et a repris le commerce paternel. Mais pour l’heure, ce qui le turlupine, c’est le mot qu’il a reçu de Berenice, la sœur de Hard Candy, l’ancienne leader des majorettes, et surtout son amour de jeunesse, lui annonçant qu’elle revenait pour les jours qui suivent…
Le premier chapitre va d’un personnage à l’autre, passant de Hard Candy à Joe Lon puis Buddy Matlow, le shérif, ancien champion de football également, Big Joe, Willard Miller et Lotti Mae… Tous ces personnages et d’autres vont avoir un rôle dans le drame qui se noue lors de la fête annuelle du crotale de Mystic en Géorgie.
Joe Lon en est l’un des maillons importants, mettant à disposition son camping, se laissant envahir par les touristes et autres chasseurs de serpents, acceptant de voisiner avec toute cette population dans la caravane double qu’il occupe avec sa famille, histoire de marquer son émancipation du paternel… Un paternel qui élève des pitbulls pour les combats et qui se consacre au prochain, celui qui sera le dernier de Tuffy, son champion du moment. Dans le même temps, George, le noir que Joe Lon exploite au magasin, avec le reste de sa famille, lui demande d’intervenir auprès du shérif pour qu’il libère sa sœur, Lotti Mae, dont il s’est entiché et qu’il traite comme les autres pour la convaincre de céder à ses avances…
Nous sommes dans un village, imaginaire, qui peut faire penser à Enigma, celui du Chanteur de Gospel, avec une population qui vit renfermée sur elle-même, en autarcie. Un grand événement arrive, l’événement annuel, celui qui voit des centaines d’étrangers investir le patelin pour quelques jours. Quelques jours de fêtes, abondamment arrosés d’alcool, où les esprits s’échauffent avant la traditionnelle élection de Miss Crotale, la mise à feu du crotale géant confectionné pour l’occasion et la chasse aux serpents. Cette année, le combat de chiens s’ajoutent aux réjouissances, avec en vedette Tuffy… Tout pourrait se dérouler comme d’habitude mais une succession d’incidents rendent incontrôlable le cours des événements… Et Joe Lon, qui ne peut s’empêcher de s’en prendre à sa femme, de la battre, qui ne peut que regretter de ne pas être parti, qui voit son père et sa sœur s’enfoncer dans une certaine folie, passe de témoin à acteur, un acteur qui pourrait tout faire partir en débandade…
“Il ne savait pas ce qu’était l’amour. Il ne savait pas à quoi ça servait. Mais il savait qu’il se le coltinait partout où il allait, c’était une scabreuse tache de pourriture, de contagion, qu’on ne pouvait pas guérir. Que la rage ne guérissait pas. Que l’indulgence ne faisait qu’empirer, attiser, se développer comme un cancer.”
La folie n’est pas loin.
Crews nous offre une intrigue très crue. Certaines scènes de sexe, une en particulier, sont particulièrement explicites. La folie aussi.
Et, comme toujours, la religion n’est pas loin. Sous les traits d’un prédicateur s’intéressant aux serpents parce qu’ils incarnent le diable, c’est clairement le cas dans ce roman, un diable qui conduit tout le monde à la folie. La religion est là également après une scène d’accouplement où l’homme, venu de Gaines en Floride, ayant l’impression de se perdre voit la femme croquer une pomme, comme pour confirmer son choix. La religion qui se dessine aussi en creux, dans l’absence de spiritualité de la plupart des personnages… Une absence qui explique peut-être leur perte, d’ailleurs.
C’est un roman fort, prenant, comme toujours chez Crews. Un roman qui hallucine tant ce que nous lisons, ce qui se vit sous nos yeux, à travers la prose si originale du romancier, est effrayant. Jusqu’à un final en apothéose.
Il faut décidément lire Harry Crews. Après ce roman, il va se confier au travers d’un récit autobiographique, Des mules et des hommes. Viendront ensuite deux romans non traduits avant Le roi du KO.