En 1990, deux ans après Le roi du KO, paraît un nouveau roman de Harry Crews, Body. Il est traduit quatre ans plus tard par Philippe Rouard sous le même titre pour les éditions Gallimard et sa collection “La Noire”. Comme le précédent, il tourne autour de personnages ayant sué dans des salles à s’entraîner pour s’élever. Après Eugene Biggs, le boxeur, nous suivons cette fois Shereel Dupont, bodybuilder ou culturiste.
Au Blue Flamingo, hôtel de Miami sur le point d’accueillir le concours mondial Cosmos de culturisme, Shereel Dupont se prépare. Elle n’a plus eu ses règles depuis trois mois en raison du régime qu’elle suit, un régime à base de protéines en poudre et du minimum vital d’eau. Un régime imposé par son entraîneur Russel Morgan autrefois connu sous le nom de Russel Muscle, celui qui arbitrait un match d’Eugene Biggs dans le roman précédent, celui qui s’entraînait et s’offrait en spectacle au côté de Marvin Molar dans La malédiction du Gitan. Il a pris sous sa coupe Shereel pour faire d’elle la championne du monde et ils sont sur le point d’aboutir. En entrant dans la chambre où Shereel se cloître et s’observe dans la glace, il trouve que son corps n’est pas assez sec, les muscles pas assez marqués et pour résoudre le problème, il lui propose un exercice inédit, un exercice éprouvant, en se déshabillant. La séance de copulation est intense, rageuse… Le décor, qu’ils ont fait voler en éclat, est planté, nous sommes à la veille du concours et tout ne peut se justifier que par rapport à celui-ci, même si un grand trouble rôde pour tous ces athlètes vivant des vies chastes, monacales. Un trouble imposé par ce corps, et ses hormones, qu’ils tentent de dominer, de sculpter.
La séance achevée, Shereel a la silhouette rêvée, quelques grammes de moins. Alors qu’elle se repose, les souvenirs remontent, ceux du chemin parcouru pour en arriver là. De ce boulot de secrétaire pour lequel elle avait postulé au gymnase de Russel et de ce vers quoi il l’a entraînée… un changement en profondeur, au point de se choisir un nouveau nom, celui qu’elle porte désormais, jetant derrière elle celui de ses origines géorgiennes, Dorothy Turnipseed…
Mais pour ce qui doit être son couronnement, sa famille débarque. Une famille issue de la Géorgie profonde, celle des paysans, des masses laborieuses. Les Turnipseed (en français, “graine de navet”) débarquent et bousculent tout…
Leur comportement et leurs tenues n’ont rien de conforme à l’événement. Alphonse, le père, porte son chapeau en toute circonstance, Earnestine, la mère trimballe et nourrit son obésité, Turner, le fils, a le corps entièrement couvert de poils, Moteur, l’autre fils, ne jure que par la mécanique, Earline, la fille, a hérité du physique de la mère, et le dernier de la bande, Harry Barnes, dit Tête de Clou ou Clou plus simplement, est un ancien du Viet Nam, revenu détruit par cette guerre, ayant recours à la violence presque systématiquement, et quasiment fiancé à Dorothy… Tout ce petit monde n’est pas préparé à côtoyer ceux qui gravitent dans le milieu du culturisme et la rencontre va provoquer quelques étincelles.
Harry Crews nous offre un roman singulier. Un roman qui, dans un premier temps, frôle le burlesque, le comique à la limite du grand guignol, rappelant presque Tim Dorsey, autre romancier centré sur la Floride. Les Turnipseed observent au bord de la piscine un candidat au concours qui prend une position pour impressionner ses futurs adversaires, dans la concentration, ses yeux se font vitreux, et la famille se précipite pour le sauver, croyant à un malaise… Ce comique glisse petit à petit, sans en avoir l’air, vers plus de sérieux, plus de profondeur. Deux mondes se scrutent et tentent de cohabiter. Pas simple. Deux mondes tentent de se comprendre à la manière de l’échange entre Shereel et Clou :
“– Tu as quitté les tiens pour venir dans ce monde de pourris et perdre ton âme, tu le sais ?
– Ce n’est pas mon âme qu’on va juger demain. C’est mon corps. Ici, le corps est roi. Tu comprends ça, Clou ? Le corps.”
Les enjeux sont multiples lors de cette compétition et au long de ces pages. Outre la question de la transformation du corps, il y a ces sacrifices consentis et puis, il y a l’issue du concours qui désignera la gagnante. Concours qui se joue principalement entre Shereel et Marvella. Shereel a une silhouette féminine préservée quand Marvella est un monstre de musculature qui pourrait en remontrer aux hommes et dont la différence corporelle avec ces derniers n’est plus si marquée. L’une nourrie de manière respectueuse quand l’autre a recours au dopage… Une philosophie en affronte une autre…
Mais Crews, quant à lui, s’intéresse aux doutes de chacun, ceux de Shereel pour ses sacrifices et son avenir, ceux de Billy Bateman, le bodybuilder sauvé sur le bord de la piscine et qui ne fantasme que sur les femmes bien en chaire, celles qui se nourrissent comme il aimerait pouvoir le faire, ceux des entraîneurs, et ceux de Clou, qui prend du recul et cherche à accepter un monde qui pourrait paraître fou… Un monde qui se cherche, comme souvent chez l’auteur, qui cherche une nouvelle croyance. Le culte du corps peut-il sauver les âmes ?
C’est un roman dans lequel il faut faire l’effort de rentrer, dont il faut accepter de suivre l’évolution, les circonvolutions, pour y progresser. Jusqu’à une fin, ce concours, qui apporte une joie indicible et dont le résultat peut être porteur de toutes les réactions…
Clou, rongé par la folie de la violence et de la guerre, apparaissant, au final, comme le personnage le plus proche du lecteur.
En attendant que les sept bouquins de Crews n’ayant pas bénéficié d’une traduction traversent l’Atlantique, à la manière des Portes de l’Enfer récemment, il ne nous en reste plus qu’un. Le dernier roman dans la bibliographie de l’écrivain qui nous est parvenu est publié cinq ans plus tard et s’intitule Des savons pour la vie…
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