John King, Terry et April, Ray, Lol et quelques autres skins

En 2008, quatre ans après The Prison House, toujours non traduit, et six ans après White trash, paraît le septième roman de John King, dernier volet du “Satellite cycle”, comme il l’a lui-même intitulé, Skinheads. Il retrouve son traducteur attitré, Alain Defossé, pour traverser la Manche et nous arriver en 2012 chez Au Diable Vauvert. Après le mouvement punk et sa propre jeunesse dans le premier opus, les classes ouvrières et leur relation à une certaine élite dans le deuxième, John King se penche cette fois sur les skins et, comme pour les deux romans précédents, les clichés véhiculés par les médias et les classes supérieures, clichés tombant invariablement dans la caricature, provoquant la haine et suscitant l’incompréhension puis la peur…

Terry English a le réveil difficile. Il prend son temps, tente de se sortir de sa léthargie en observant la vue sur l’arrière de sa maison. La pluie qui coule sur les vitres, les deux chevaux qui s’abritent en attendant une éclaircie. Il savoure ce moment et s’attarde aussi sur la photo d’April, celle qui a partagé sa vie, qui l’a encouragé, porté, à devenir ce qu’il est devenu, le patron d’une agence de taxis. April disparue si brutalement dix ans plus tôt.

Skinheads (Au diable vauvert, 2008)Terry se motive, il doit retourner au boulot, reprendre le train-train abandonné depuis quelques jours… Il sait qu’il n’y est pas indispensable, Angie veille et fait tourner au quotidien. Estuary Cars est une entreprise de taxi presque ordinaire, seule la tenue des chauffeurs se démarque des autres, ils arborent tous les habits de skin. Selon l’exigence du patron.

… Terry était strict sur l’allure de ses chauffeurs. Les vrais skinheads avaient des principes et Estuary était une entreprise purement skinhead. Aucun doute quant à cela. Ce n’était pas un tyran, il essayait de faire preuve de tolérance, mais il n’était pas question d’embaucher des chevelus. Pas plus que des rockers ou des semi-clodos. Encore moins des minets. Entre la lame n°1 et la lame n°4 de la tondeuse, c’était le critère. Le patron d’Estuary tenait aussi à ce que les gars mettent une chemise Fred Perry ou Ben Sherman pour aller bosser, avec une préférence pour les 501 ou les Sta-Press, question futal, appréciait bien un Harrington, ne refusait pas le flight classique . Un Crombie en laine était plus que bienvenu, même s’il reconnaissait qu’une tenue plus souple était plus pratique pour conduire.

C’est une entreprise ordinaire, avec un patron proche de ses employés. Un patron qui commence à s’ennuyer… bientôt la cinquantaine et les souvenirs de la vie avec April dont il ne peut se défaire. Lors d’une conversation avec deux chauffeurs, une idée lui vient, une envie.

Les points de vue alternent, nous ne suivons pas que Terry English. Il y a également Ray, chauffeur chez Estuary et neveu du patron, et Lol, le fils de Terry.

Terry est un skin de l’ancienne école, la première, celle de l’éclosion du mouvement, à la fin des années 60. Il a grandi avec le reggae, la musique prisée au commencement. Il y avait la musique et la tenue, une évolution ou une réaction aux mods… Ray serait plutôt de la résurgence du mouvement, celle de la fin des années 70 et du début des années 80, celle d’une certaine radicalisation musicale, avec le ska et la Oï !, une résurgence plus politisée, en prise avec la réalité sociale du moment, la crise, les emplois plus difficiles à trouver. Une résurgence plus politisée qui s’est comme scindée, entre l’extrême-droite et une gauche assez radicale également, abhorrant la bureaucratie européenne… Une résurgence plus violente. Quant à Lol, c’est plutôt une culture qu’il a en lui, impossible de faire autrement en ayant grandi dans une famille skin, une culture qui, du coup, irait plutôt du côté punk.

John King poursuit sa chronique de la classe ouvrière et des mouvements qu’elle a engendrés au cours des années 70 puis 80. Une période de crise qui a vu un sentiment patriotique voire nationaliste émerger ou se renforcer. Il poursuit sa chronique et nous en offre une approche différente. Après le punk, surtout caractérisé, en tant que culture populaire, par son influence et son intégration dans différents arts, après la diabolisation des classes ouvrières par les classes dirigeantes, il ausculte cette fois une évolution militante, politique et plus radicale… une évolution controversée mais bien méconnue du fait des amalgames et des caricatures qu’elle a subis.

John King ausculte et observe pour nous offrir de nouveau une chronique particulièrement humaine. Car skin, punk ou non, ses personnages sont avant tout des êtres plein d’empathie, se débattant avec leurs propres démons, se démenant dans une société particulièrement dépourvue de tout sentiment, et s’interrogeant sur l’avenir et la place des leurs ou, plus généralement, de l’homme dans ce monde qui paraît avoir du mal à tous les intégrer, les prendre en compte ou à trop vouloir les dissoudre dans la masse, pour nier leurs particularités.

… le punk de la rue lui a appris que c’est légitime d’être fier de soi, de ne pas courber l’échine pour avoir une vie plus douce, qu’il peut se tenir à l’écart et ignorer les partis politiques, qu’il y a quelque chose derrière la machine, la puissance du nombre, et qu’il a le droit de penser pour lui-même, de refuser la corruption, d’être fier d’être anglais, orgueilleux de sa culture…

Terry est particulièrement avide de contact, d’échange avec ses semblables, Ray tente de maîtriser sa rage, sa violence, sa colère, et Lol de grandir et se construire. Et rien n’est simple, facile.

Les perceptions différentes de chaque personnages sont particulièrement intéressantes, ainsi lors d’une rencontre entre Chelsea et Tottenham, on perçoit les évolutions de chaque génération, Terry regrettant de ne pouvoir être là, Ray préférant écluser les demis et espérant une baston, s’en remémorant d’autres, et Lol bien présent…

C’est une nouvelle fois une belle galerie de personnage qui nous est offerte. Une galerie dans un univers qui nous est de plus en plus familier, que l’auteur a construit petit à petit. Un univers où nous prenons un petit plaisir à croiser, comme un clin d’œil, les personnages des opus précédents, Tom Johnson, Will ou Ruby, à avoir des nouvelles de quelques autres, Harry ou Joe Martin

Une belle galerie dans ce qui ressemble, dans cette deuxième trilogie, à un témoignage relatant une histoire encore récente, l’histoire d’un pays quittant une ère prospère. Une histoire avec ses faits marquants comme ce concert interrompu en 1982 à Southall du fait d’une animosité des riverains vis-à-vis d’un mouvement caricaturé dans les médias…

Une belle galerie étayée par plusieurs fils rouges, un pub qui renaît, des chevaux qui forment quasiment un couple, un autre couple au bord de la rupture mais qui semble surtout avoir oublié ce qu’il était au départ, et la musique omniprésente, qui accompagne les uns et les autres…

Il y a de la violence, une certaine âpreté mais aussi un certain espoir malgré une société dans laquelle il est difficile de se débattre quand on a une image toujours aussi négative qui vous colle à la peau…

Le huitième roman de John King vient de paraître Outre-Manche, une dystopie intitulée The liberal politics of Adolf Hitler.

John King, Ruby et M. Jeffreys

Le cinquième roman de John King, intitulé White Trash, a été publié en 2002 en Angleterre par Random House. Il nous est arrivé douze ans plus tard, grâce à la maison d’édition Au Diable Vauvert, traduit, pour la première et seule fois jusqu’ici, par Clémence Sebag sous le même titre. Un titre qui, une fois traduit, pourrait devenir Déchet blanc ou Raclure blanche, mais la traduction perdrait cette allusion à une frange de la société souvent désigné ainsi au Etats-Unis. Une frange de la société destinée à être pauvre, à le rester, le contraire des nantis. Une frange de la société qui est devenue une classe à l’heure où l’on ne parle plus de la lutte des classes, une classe avec sa propre culture, son propre mode de vie et dont certains sont issus, de Elvis Presley à Eminem, comme le souligne notamment l’article de F. Dordor dans les Inrockuptibles en 2012 ou plus encore la thèse de Sylvie Laurent,  Du poor white au poor white trash dans le roman américain et son arrière plan depuis 1920 (un extrait en est lisible sur Cairn.info), qui ne se limite pas à la musique mais étudie principalement la littérature, citant entre autres Russell Banks et Dorothy Allison comme des tenants de cette culture… Pour mieux la situer, cette White Trash, disons que la série Shameless pourrait être considérée comme un bon exemple de ce qu’elle est…

Cette expression désignait au départ les pauvres du sud des Etats-Unis, elle s’est ensuite répandue à l’ensemble du pays et John King l’importe en Angleterre pour nous parler de son équivalent européen et de la véritable raclure blanche, celle qui mériterait ce nom.

Des policiers poursuivent des jeunes, certainement planteurs de cannabis sur les bords de l’autoroute, quand, les ayant perdus, ils se tournent vers une jeune femme observant leur manège, en bordure d’un terrain vague. Perdue dans ses souvenirs, ceux qui la ramènent à la mort de son chien quand elle était enfant, elle ne comprend pas tout de suite que l’hélicoptère qui prenait en chasse les petits délinquants a changé de cible… Elle hésite à peine quelques secondes avant de s’enfuir à travers les rues du quartier, réussissant finalement à les semer en se mêlant à la foule qui se presse à White Trash (Au diable vauvert, 2002)l’entrée des pubs d’une rue fréquentée. Elle n’avait rien à se reprocher mais ne voulait pas être embarquée sans raison…

Le lendemain, Ruby se réveille chez elle, dans les douces odeurs de la boulangerie du dessous, et se prépare à partir au boulot. Elle est infirmière à l’hôpital. Un métier qu’elle aime et dans lequel elle croit. Un métier dans lequel elle s’épanouit car il s’agit d’être bon, de positiver le plus possible et d’aider des gens à s’en sortir. Ruby veut croire en la gentillesse, en la bonté. Et elle veut être utile. Son métier la satisfait pleinement, elle est heureuse de sa vie, entre l’hôpital, concentré de la société, de sa ville, et les sorties avec certaines collègues, en boîte, au pub… alcool et joints…

Le point de vue de Ruby alterne avec celui de M. Jeffreys qui travaille également à l’hôpital. Il n’y est pas pour soigner les gens mais pour rationnaliser le fonctionnement des services. Il observe et croit en son utilité. Il est là pour faire le bien, il s’efforce d’être bon dans chacun de ses actes. Pour mieux exercer son audit, il loge dans un hôtel de standing plus proche de l’hôpital que son appartement londonien. Il se rend chaque jour sur son lieu de travail en taxi et tente de garder l’esprit positif. Il tente de le garder alors qu’il côtoie ces personnes qui ne sont pas de son milieu, qui ne semblent pas avoir conscience de ce qu’est la vie, qui paraissent se contenter de ce qu’ils ont alors qu’ils pourraient avoir bien mieux avec un minimum de bonne volonté. Les pensées de M. Jeffreys sont pleines de condescendance, d’un sentiment de supériorité. Il observe l’hôpital et ses environs avec un maximum de compréhension, se disant que tout le monde ne peut pas être comme lui… Lui qui vit au final une vie particulièrement aseptisée, loin de tout, et dans une tour d’ivoire dont il ne consent à descendre que pour confirmer son impression d’une populace qui vit une vie loin de la vraie vie, sans culture, sans joie… alors que lui s’efforce de dominer tous ses sentiments, d’en éprouver le moins possible ou seulement des positifs…

Ruby et M. Jeffreys croient en l’utilité de leur métier, sont persuadés de rendre service à la société… mais là où Ruby n’oublie pas de vivre, se force parfois à positiver pour ne pas sombrer dans la dépression, éprouve des sensations, des émotions, M. Jeffeys ne veut pas se laisser dominer par celles-ci. Tout est planifié, réfléchi, jusqu’à ses horaires de boulot, de préférence la nuit pour ne pas être perturbé par la vie d’un hôpital de jour, pour ne pas en subir les inconvénients quand il est sensé en observer le fonctionnement, quand il pense s’imprégner de son atmosphère. Il lui faut visionner des documentaires pour ne pas être éloigné d’une population dont il s’efforce de rester à distance respectable…

Les deux personnages se croisent brièvement après la mort d’un patient puis repartent chacun de leur côté…

John King nous décrit deux personnes aux buts et aux motivations similaires mais ne les envisageant pas de la même façon. Pour les atteindre, l’une semble être pleinement dans la vie alors que l’autre s’isole, se préserve au point de planifier même la satisfaction de fantasmes assez pervers, déviants… Mais en toute circonstance, M. Jeffreys garde cette haute opinion de lui-même et ne peut s’empêcher d’admirer son abnégation alors que Ruby doute et avance. Il ne peut s’empêcher de déplorer la pauvreté intellectuelle de ses congénères, issus des mélanges ethniques les plus divers, leur manque d’ambition ou d’amour-propre, leur incapacité à progresser, leurs odeurs, leurs mœurs… se lâchant davantage au fur et à mesure des pages…

A ces deux points de vue viennent s’ajouter les témoignages d’une autre personne, des monologues, racontant l’histoire d’autres personnes ordinaires ayant trouvé leur voie et ayant vécu une vie faite de bonheurs partagés et d’une certaine plénitude, ayant vécu une vie riche… un chauffeur de taxi ne vivant que pour le bonheur de sa femme et de sa fille, une maîtresse d’école s’étant consacrée avec abnégation à l’enseignement, un passionné de champignons ayant adopté une vie sans excès après en avoir fait trop, …

L’existence des deux protagonistes principaux suffirait au livre mais on sent que la noirceur n’est pas loin chez ces deux personnages tentant en permanence d’avoir une attitude, des pensées, positives, traquant le positif en tout. L’une semblant parfois au bord de la déprime, l’autre au bord de la folie…

Au final, c’est un bon roman que nous a proposé John King, un roman glaçant dans sa conclusion et qui renouvelle quelque peu son univers en adoptant des points de vue différents des précédents, en observant des personnages à la lisière du monde qu’il nous a décrit jusqu’ici et en réglant des comptes avec cette société qui existe en dehors de son monde et qui n’est franchement pas admirable ou fréquentable… une société qui se conforte dans ses préjugés, caricaturaux, pour laquelle l’habit fait bien souvent le moine… une société n’allant jamais au-delà des apparences et sûre d’elle-même. Imaginant être la seule à avoir compris la vie et ce qui pousse les gens “ordinaires”, ce qui les motive. John King leur retourne le procédé…

C’est un bon roman qui nous laisserait presque parfois sur notre faim mais qu’il faut lire jusqu’au bout car la fin qu’il nous propose, prenante, inquiétante, apporte encore un autre éclairage sur une intrigue s’enrichissant jusqu’à la dernière page, enfonçant un peu plus le clou d’une œuvre centrée sur un environnement ou dans des milieux pas toujours attirants mais bien vivants et beaucoup plus humains qu’une certaine élite enfermée dans ses certitudes pourrait le croire. Une œuvre de réhabilitation, militante et d’une grande qualité !

Deux ans plus tard, John King publie un roman encore non traduit à ce jour, The Prison House, avant de conclure, en 2008, la trilogie qu’il avait entamée avec Human Punk et dont White Trash est le deuxième volet. Une trilogie située dans une de ces villes satellites de Londres et dont le troisième opus s’intitule Skinheads.