D.O.A., après le lion et le renard viennent les loups

Au premier trimestre 2015, D.O.A. nous avait offert la première partie de son dyptique autour de l’Afghanistan, Pukhtu : primo. En même temps qu’un nouveau territoire, il poursuivait là ses fictions sur le monde post 11-septembre, y incluant même certains des personnages qu’il avait créés pour ses premières incursions dans le sujet, à la “série noire”. Le lien était évident et il le confirmait ainsi. Enrichissant son univers romanesque. Ce lien se confirme d’ailleurs pleinement dans ce deuxième volet, Pukhtu : secundo, sous-titré Comme des loups, faisant la part belle à ceux qui étaient au premier plan dans Citoyens Clandestins, les seuls nouveaux d’envergure de ce dyptique s’avérant être Shere Khan, le chef de clan pachtoune, et Peter Dang, le journaliste.

Comme pour les séries venues d’outre-Atlantique auxquelles le premier opus faisait penser, le livre débute par un rappel de l’épisode précédent, à la manière de ces fictions télévisuelles : “Précédemment, dans Pukhtu

Après ce résumé, nous rappelant la collusion entre guerre et économie, parallèle, illégale ou non, l’action démarre là où nous l’avions laissée, forte pukhtu-gallimard-2016d’entrée. Nous sommes en septembre 2008…

Ghost est mal en point. Aux mains des talibans, l’espoir n’est plus de rigueur. Il faut résister.

Les première pages sont prenantes, violentes. Il s’agit d’une guerre et la compassion n’y a pas sa place.

Les rapports évoluent ensuite au fil des événements. Fox, malgré les difficultés, les doutes, a fini par gagner la confiance de Voodoo au sein de l’organisation paramilitaire privée 6N. L’heure est à la reconstruction du réseau que Voodoo était parvenu à bâtir et qui s’est vu particulièrement touché récemment. Il doit maintenir actif ce qui lui permet de financer les actions de son groupe et sa retraite, le trafic. En continuant à affronter la concurrence, ennemie et autochtone, principalement. Mais cela n’est pas simple, encore moins quand il faut le mener en même temps que la guerre.

Shere Khan sent la possibilité d’assouvir sa vengeance se rapprocher…

Alors que ces manœuvres se poursuivent, l’intrigue se décentre. Elle change de continent, revenant tout d’abord en France. Comme pressenti à la fin de Primo, Amel Balhimer, la journaliste aux yeux verts, reprend le dessus. Epaulée, accompagnée, protégée, par Daniel Ponsot, le flic, l’un des autres revenants des aventures précédentes, elle décide d’affronter ses peurs et cet homme à l’origine de sa déchéance, Alain Montana. Depuis Citoyens clandestins, la journaliste et l’ancien des services spéciaux sont liés et se méfient l’un de l’autre. Dans le même temps, nous allons en Afrique, au Mozambique, du côté de ce personnage entraperçu et constituant presque une aération dans l’intrigue du Primo, ce personnage que les lecteurs de Citoyens clandestins puis du Serpents aux mille coupures connaissent bien. Il s’est construit une vie mais son passé le rattrape, il va devoir redevenir Lynx, ce pseudo qui lui collait à la peau, cet animal autrefois appelé loup-cervier. En effet, Thierry Genêt a craqué, permettant à la DGSE de débusquer l’ancien exécutant de l’ombre.

J’ai essayé d’en dire le moins possible mais c’est déjà beaucoup.

Tout ce qui s’était mis en place dans l’opus précédent, tout ce que nous avions petit à petit intégré, est bousculé. Pour être plus précis, cela vole en éclats de partout. Explosé. Et, comme dans Primo, le principal moteur de l’intrigue est la vengeance. Le besoin de ne pas souffrir seul. Ce besoin de vengeance, qui continue à nourrir Ali Khan Zadran, s’empare d’autres personnages. L’un des moteurs de la guerre, des conflits, est là, au centre.

Tout vole en éclats et le cœur du roman change. Se déplace. Après les hommes au combat, ceux qui se sacrifient en première ligne, ce sont cette fois ceux qui sont derrière que l’on suit. Les journalistes, les financiers, les profiteurs, et ceux qui subissent, les sacrifiés pour la cause. Une cause bien souvent politique.

La vengeance mène les hommes mais constitue une motivation volatile. Elle pourrait parfois ne plus être suffisante. Pour se battre, il faut ne plus avoir peur de mourir, ou penser que sa mort le sera pour une cause plus grande… Et bizarrement, dans le maelström des luttes, ce n’est plus la haine qui est la plus forte mais bien l’amour ou la volonté de sauver les innocents.

Sur une année, D.O.A. nous balade d’Afrique en Europe, d’Europe en Afghanistan et retour, en passant par Dubaï ou le Pakistan. Il nous promène à la suite de ces personnages ambivalents, que l’on pourrait détester tant ils sont violents, sans pitié, mais dont on se prend à espérer qu’ils survivent, tellement les actions qu’ils mènent nous captivent, nous tiennent accrochés aux pages. Il fait des choix dans l’énorme matériau qu’il a accumulé, élaguant ici ou là, laissant sur le côté certains aspects de l’intrigue, certains personnages. Se constituant ainsi une réserve pour des intrigues potentielles.

Les points de vue alternent, ponctués par les dépêches des agences de presse ou des échanges épistolaires 2.0, jusqu’à un final éprouvant. Dans un style direct, allant à l’essentiel. Comme si l’auteur avait voulu renouer avec ces romans tentant de reconstruire des moments d’histoire, nous tenant en haleine autour d’instants ayant constitués les grands événements du vingtième siècle. Une ambition quasi-journalistique tellement l’intrigue est documentée, étayée, puisant à différentes sources certainement longuement recoupées. Un journalisme loin d’une certaine tendance à la certitude de détenir la vérité, comme si celle-ci pouvait être une et unique.

D.O.A. est au plus proche des individus, pas uniquement de ceux qui détiennent le pouvoir, ceux qui sont établis, mais bien de ceux qui forment la plus grande part de l’humanité.

Il est intéressant de voir le premier plan et les sentiments évoluer. Les deux seules femmes parmi tous ces hommes, Amel et Chloé, finissent par s’approcher du cœur de l’intrigue ou même par le constituer, subissant les événements sans pouvoir les influencer. Les hommes qui gravitent autour d’elles éprouvent à leur égard des sentiments d’une grande ambivalence, retrouvant grâce à elles une part d’humanité…

Décidément, D.O.A. est un écrivain important, ambitieux, dans le paysage littéraire français actuel, un auteur d’une grande exigence, conférant une dimension remarquable au roman noir. Un roman noir teinté de thriller.

C’est avec impatience que l’on va désormais attendre son prochain roman. En se disant que si l’on y recroise quelques uns des personnages qu’il nous a donné de rencontrer, le plaisir s’en trouvera sûrement augmenté, tellement l’univers qu’il a créé a fini par être un peu le nôtre.

Craig Johnson, Walt Longmire dans le Montana chez les Cheyennes du Nord

En 2012, paraît la huitième enquête du shérif du comté d’Absaroka, As the Crow Flies. Sa traduction nous est parvenue il y a quelques semaines, comme toujours par Sophie Aslanides pour les éditions Gallmeister, sous le titre d’A vol d’oiseau. Après sa course à travers la montagne, dans Tous les démons sont ici, et sa convalescence active, dans la toujours non-traduite novella Divorce Horse, Walt Longmire voit le mariage de sa fille Cady approcher.

C’est l’été. Longmire se trouve à Lame Deer, dans la réserve des Cheyennes du Nord, pour achever les préparatifs du mariage de sa fille. Il y est avec Henry Standing Bear, l’organisateur de la cérémonie, alors que Vic Moretti, adjointe du shérif et sœur du futur marié, s’apprête à prendre le large a-vol-doiseau-gallmeister-2012pour suivre un séminaire qui a surtout l’intérêt de l’éloigner de l’endroit où le reste des Moretti ne va pas tarder à débarquer… moins elle les voit… Leur déplacement dans la réserve se révèle très vite indispensable, en effet, l’endroit réservé pour le mariage, celui auquel tient tant Cady, Crazy Head Spring, n’est plus disponible. C’est ce que leur annonce Lonnie Little Bird, le tout récent chef de la tribu et vielle connaissance du shérif et des lecteurs de ses aventures. Il a dû céder devant une personne à qui on ne refuse rien, la bibliothécaire de l’université Arbutis Little Bird, sa sœur, pour y accueillir un stage linguistique d’apprentissage du cheyenne en immersion… Dépités, mais souhaitant d’abord voir si l’affrontement peut être évité, les deux hommes vont explorer une autre possibilité, Painted Warrior, sur les conseils de Lonnie. Le pick-up du shérif étant utilisé par Vic pour se rendre à son séminaire, les voilà en route dans le Rezdawg, l’antique véhicule de l’Ours, auquel ce dernier accorde un respect immense… Véhicule que, par contre, Walt déteste car il semble n’en faire qu’à sa tête et lui rendre son aversion. Et ça ne manque pas, en route pour le fameux éventuel nouveau lieu de mariage, ils se font arrêter par la chef de la police tribale pour plusieurs non-conformités de l’automobile avec les règles en vigueur…

Une fois sur place, et tandis qu’ils prennent des photos pour tenter de convaincre Cady, ils assistent à une chute depuis la falaise qui surplombe le site. Une chute vertigineuse, spectaculaire et fatale. Alors qu’ils se sont précipités, la femme qui est tombée meurt sous leurs yeux. Et le Chien, compagnon fidèle du shérif, se met à aboyer plus loin après avoir découvert un bébé ne souffrant que de quelques égratignures, protégé qu’il a été dans leur chute par sa mère… Deux semaines avant le mariage de sa fille, Walt Longmire est alors sûr de deux choses, le site ne conviendra pas à sa fille et il va avoir du mal à ne pas s’impliquer dans l’affaire qui vient de débuter sous ses yeux… D’autant que l’enquête est confiée à la chef de la police tribale, Lolo Long, grâce à son intercession auprès du FBI, et qu’il s’avère qu’elle a grand besoin d’aide, débutante qu’elle est et peu douée pour les relations apaisées avec ses congénères qu’elle se révèle rapidement être aussi.

C’est avec un plaisir certain que l’on retrouve le personnage de Craig Johnson. Ou plutôt les personnages de Craig Johnson car, outre Walt Longmire, Henry Standing Bear revient sur le devant de la scène après deux ou trois épisodes où il s’était fait plus discret, Cady prend également une part dans l’histoire, tout comme Cliff Cly, l’agent du FBI déjà croisé dans Dark Horse. Sans oublier le Chien, bien sûr. Et puis, il y a Lolo Long, la chef de la police tribale… Un personnage marquant qui prend, une fois n’est pas coutume, le dessus sur la victime, Audrey Plain Feather. Elle est toute nouvelle dans le métier et en a une approche pour le moins rigoureuse voire rigide, sans une ombre de compassion. Comme Longmire la décrit à un moment donné, c’est une Vic Moretti qui n’aurait pas eu de formation policière. La relation qui s’installe difficilement entre le shérif expérimenté et la toute fraîche chef de la police est savoureuse. Il tente d’ébranler ses certitudes et de tempérer ses jugements à l’emporte-pièce, quand elle lui en remontre en conduite nerveuse et poursuites musclées. Ils finiront évidemment par s’estimer et leur collaboration se révèlera efficace.

Mais il n’y a pas que cette relation qui est savoureuse, il y a également celle qu’entretient le policier expatrié le temps d’une intrigue avec le Rezdawg, le pick-up d’Henry Standing Bear. Le Rezdawg en devient un personnage à part entière. Récalcitrant, têtu, presque un miroir pour le flic…

Ajoutez à cela quelques épisodes qui resteront, comme cette nuit de cérémonie du peyote à laquelle Longmire est convié. L’unes de ces expériences qui l’emmènent au-delà de lui-même en même temps qu’au plus profond de son être… à la rencontre d’un ours, croisé dans l’opus précédent, puis du côté de ces corbeaux, évoqués dans le titre et qui survolent régulièrement l’histoire de Painted Creek à Crazy Head Spring…

C’est un épisode réussi, comme toujours, même si l’on finit par se désintéresser un peu de l’enquête pour goûter tous les personnages secondaires que je n’ai pas évoqués et leur relation avec le policier blanc. Pour goûter également la vie et les relations telles que nous les décrit le romancier dans une réserve. Il y a là le chef, la radio locale, la police tribale, les restaurants, l’hôpital… tout un microcosme où tout le monde se connait ou presque, où les familles sont liées, s’arrangeant plus ou moins entre elles… Le regard de l’auteur sur cette société miniature, qui en rappelle tellement d’autres, est certainement ce qui donne cette qualité indéniable à la série. Une bonne dose d’empathie que l’on sent tellement sincère… un témoignage d’un monde qui nous semble plus proche à chaque épisode de la série…

L’aventure à venir du shérif du comté d’Absaroka est publiée l’année suivante, son titre original évoque une dent de serpent

Tim Dorsey, Serge A. Storms et l’histoire ferroviaire de la Floride

En 2003 paraît le cinquième opus de la série des Serge Storms, The Stingray Shuffle. Il est traduit, comme d’habitude, par Jean Pêcheux et publié cinq ans plus tard sous le titre de Stingray shuffle. Un titre pas simple à traduire puisqu’il évoque la raie et un déplacement ou une redistribution des cartes, un mélange, un remaniement. Il est bien sûr question des deux dans le roman et de plein d’autres choses, le (silver) Stingray étant un nom donné à l’un des trains circulant en Floride et la redistribution s’attaquant à la série déjà passablement secouée du romancier… Il peut aussi avoir une toute autre signification, comme celle de Serge…

A la saison des raies mantas, l’été, en Floride, les raies se posent sur le fond, près des côtes, sous une petite couche de sable, si bien qu’on ne peut pas les voir. En temps normal, les raies sont du genre à fuir plutôt qu’à combattre, mais si tu entres dans l’eau en marchant normalement et que tu poses le pied sur une d’entre elles, tu la cloues au fond, ce qui ne lui laisse d’autre choix que de te piquer la jambe avec le dard empoisonné qu’elle a au bout de la queue. […]

Mais le stingray shuffle, c’est aussi une excellente métaphore de cette espèce de danse qu’on doit danser chaque jour si on veut survivre en Floride et avoir un peu d’avance sur la dangereuse espèce dite humaine. Tu sais, quand on fait bien attention tout autour et qu’on est prêt à sauter sur le côté à tout moment.

Après Triggerfish Twist qui se situait pendant le premier opus de la série, nous nous retrouvons cette fois en 1997, avant Orange Crush et après Hammerhead Ranch Motel.

Un homme, pris d’hallucinations, tente de traverser une rue sur un pont basculant. Son état et celui de la circulation ne semblent pas favoriser son entreprise. Il ne sait pas au juste ce qu’il fait là et a du mal à se souvenir de son nom… Quand il s’en souvient, il se voit contraint de fuir. Nous le stingray-shuffle-payot-rivages-2003retrouvons ensuite, deux semaines plus tard, sur une plage où, après avoir repris ses esprits, Serge Storms, car c’est bien lui, commence à dispenser un cours sur l’histoire des trains en Floride au seul public possible là où il a échoué, des singes… et ça n’est que le prologue ! Le premier chapitre, quant à lui, s’attache à nous raconter l’histoire de la compétition acharnée que se sont livré quatre équipes de chercheurs pour produire la première machine fiable pour récolter les oranges. C’est l’occasion d’un joyeux et parfois barbare dézinguage tant des scientifiques que des propriétaires des orangeraies… et je ne vous parle pas de l’administration… Dans le troisième chapitre, nous rencontrons les cinq membres d’un cercle de lecture baptisé Bouquins, Bibines, Bonnes femmes. Samantha, Teresa, Rebecca, Maria et Paige sont en plein dans leur période Ralph Krunkleton, l’auteur fort méconnu de… The stingray shuffle, entre autres…

Ajoutez à cela la fameuse mallette contenant cinq millions, celle que nous avons suivie dans les trois précédentes aventures. Chronologiquement, les trois précédentes aventures. Il y a aussi le succès inespéré et imprévisible de The stingray shuffle, dix ans après sa publication, et la sortie de l’anonymat de Krunkleton, ou encore Johnny Vegas, le séducteur cherchant désespérément à perdre son pucelage… Et au milieu de tout cela, Serge, toujours flanqué de Lenny, celui qu’il a rencontré dans Hammerhead Ranch Motel, accompagné de La Ville et La Campagne, Serge, donc, qui se passionne pour l’histoire des trains en Floride, ceux qui ont permis à l’Etat de devenir accessible, une destination privilégiée. Une passion qui lui fait arpenter le Sunshine State, comme il en a l’habitude, qui lui vaut de passer régulièrement au tribunal. Et tout cela en continuant à suivre la mallette… détenue pour l’heure par Paul et Jethro, oui, ceux du motel… elle va bien sûr changer de mains très souvent.

Il ne faut pas oublier non plus le trafic de drogue, l’industrie principale évoquée dans la série. Un trafic et des trafiquants cherchant toujours de nouvelles manières d’acheminer leur précieuse marchandise. Les sous-marins offrant pour l’heure une perspective intéressante.

Tim Dorsey nous trimballe d’un personnage à l’autre, nous bouscule. Ça va vite, on n’a pas le temps de respirer, de souffler. On saute de l’un à l’autre, en en découvrant de nouveaux régulièrement. Avec toujours un retour vers Serge, un personnage que l’on n’aimerait pas avoir pour voisin dans un avion ou pour conservateur dans un musée consacré au chemin de fer ou comme passager dans le train que l’on prend. Ça tombe comme à Gravelotte et pas de manière conventionnelle… impossible quand un adepte de la sophistication comme Serge est dans les parages. Les rebondissements se succèdent et nous croisons au hasard, une troupe d’artistes de cabaret plutôt ringards, un joueur de blues pas vraiment aveugle, des anciens barbouzes des services secrets russes pas doués au service d’un cartel déjà croisé dans Florida Roadkill, une librairie arrondissant son chiffre d’affaire de manière particulièrement répréhensible, des étudiants aisés irrespectueux et finalement châtiés sèchement, une parodie trash du Crime de l’orient express, etc… Pour un temps, l’action est même transférée à New York, qui en prend au passage pour son grade, s’offrant comme figurants la série Law and order et Woody Allen…

C’est drôle, barré, ça fuse, ça jubile… Et ça en arrive à l’explication de cette amnésie dont Serge est frappé dans Orange crush… puis à sa mémoire recouvrée. La boucle est bouclée et nous allons pouvoir repartir de l’avant…

L’année suivante paraît le sixième opus, Cadillac Beach, qui va mettre plus de temps encore que les précédents à nous parvenir, une tendance à la hausse bien dommage que l’on aimerait tellement voir s’inverser.

Tim Dorsey, Serge Storms sur Triggerfish Lane

En 2002, paraît chez William Morrow le quatrième roman de Tim Dorsey, Triggerfish Twist. Quatrième roman qui coïncide avec la quatrième apparition du personnage fétiche du romancier, Serge Storms. Il est traduit en français par Jean Pêcheux sous le même titre et publié en 2006 chez Rivages. C’est le quatrième titre des aventures de Serge Storms mais Dorsey revient en arrière et l’action s’y déroule pendant le premier, Florida Roadkill. Du point de vue du personnage, c’est donc le premier ex-æquo à parler de lui… Je ne sais pas si on se comprend. Mais, en tout cas, cela nous met d’entrée dans le bain, Dorsey n’en a pas fini de partir dans tous les sens.

Edith Grabowski ouvre le livre sur un monologue. Elle se confie à nous avant d’entrer dans un studio californien de télévision pour raconter une nouvelle fois l’histoire de son mariage. Une histoire qui a ceci d’original, pour commencer, c’est qu’Edith est âgée de quatre-vingt-un ans et que son mari, Ambrose Tarrington en a, quant à lui, soixante-dix-huit… mais quand on apprend au cours de ses confidences d’avant plateau que ce mariage triggerfish-twist-payot-rivages-2002s’est déroulé au milieu du chaos et que Serge Storms aurait pu être le témoin de son mari, on se dit que son originalité doit aussi être aussi ailleurs… Elle passe ensuite la parole au narrateur.

L’histoire commence avec l’emménagement à Tampa de Jim Davenport et sa famille. Ce conseiller en consulting a décidé de s’installer en Floride en acceptant une promotion dont personne ne voulait. Sa motivation pour s’installer dans le “Sunshine State” est la publication du palmarès des villes où il fait bon vivre aux Etats-Unis et Tampa est classée troisième, ayant effectué un bond par rapport à l’année précédente. Bond dû uniquement à une erreur dans l’utilisation d’un tableur et ayant eu pour conséquence de déplacer la virgule des statistiques de Tampa… Toute la famille s’installe dans sa nouvelle maison de Triggerfish Lane. Bientôt accueillie par les voisins, amicalement ou non…

Nous sommes devenus une grande nation tellement préoccupée par son nombril que nous nous retrouvons comme le môme qui agite son patin à glace dont le lacet vient de lâcher en pleurant comme un veau. On ne connaît même plus nos voisins. Nous n’avons plus ni vergogne, ni considération, ni sens du devoir, ni sens du sacrifice.

Dans le même temps, après avoir tué par accident un homme qu’ils avaient pris en otage pour lui soutirer son argent, le trio tout juste constitué (ou plutôt retrouvé) de Serge, Coleman et Sharon, se voit contraint d’emménager également dans Triggerfish Lane. Une rue que Coleman, drogué et saoul comme à son habitude, a repérée à la suite d’une virée nocturne hallucinée et pas complètement maîtrisée. Virée nocturne qui s’est achevée par l’incendie involontaire de la maison de Serge…

On suit également John Milton, professeur remplaçant viré, devenant guichetier dans une banque puis vendeur de voitures d’occasion, puis découvrant sa véritable mission après avoir croisé le Christ et l’Antéchrist…

Triggerfish Lane est une rue qui pourrait être paradisiaque. De belles maisons dans une ville floridienne… Mais elle n’est pas ce qu’elle semble être. Objet de la spéculation de Lance Boyle, agent immobilier sans scrupule, elle est peuplée d’une faune particulièrement hétérogène. Et les Davenport la découvrent avec nous.

Il y a Gladys, la voisine envahissante avec toujours un plat à offrir en même temps que quelques commérages, Jack Terrier, le voisin d’en face, acariâtre, fou de sa pelouse et propriétaire d’un pittbull nommé Raspoutine qu’il n’attache pas, une bande d’étudiants toujours défoncés et ces voisins tout nouvellement arrivés, le trio ressuscité que nous connaissons bien…

Il y a Mme Glasgow et son télescope, M. Brinkley qui fait de l’échasse à ressort pour distraire ses insomnies. M. Renfroe nous disait que, si la lumière brillait tard dans la nuit, c’était parce qu’il écrivait un roman pour la jeunesse, mais on a découvert qu’en fait il fabriquait des bombes artisanales. Et bien sûr, il ne faut pas oublier Mme Anderson et ses vocalises tyroliennes. Sans la compagnie d’électricité qui a averti la police que les Crumpet avaient soudain multiplié leur consommation d’électricité par trois, nul n’aurait jamais produit de mandat sous les néons de leur salle de jeux clandestine. Qui j’oublie, encore ? Ah oui ! Tommy Lexington qui ne s’est jamais marié et qui a vécu avec sa vieille mère jusqu’à quarante-cinq ans avant d’être arrêté, tout couvert de sang, dans le MacDonald où il mangeait un Happy Meal.

Une belle brochette. Un échantillon représentatif de l’Amérique ? Ou juste de la Floride ?

Mais il y a également les McGraw, frères de la victime involontaire de Davenport, un cas de légitime défense, et tueurs sans scrupules, les quatre E, quatre vieilles inséparables dont fait parti Edith, celle du monologue d’introduction, Rocco Silverstone, vendeur de voitures d’occasion aux dents longues et aux pratiques plus que limite, et l’agent Mahoney, flic de la vieille école croisé dans Orange Crush, passionné par Serge et féru, comme lui, de l’histoire locale…

Et les histoires alternent, s’imbriquent. John Milton et sa trajectoire en forme de dégringolade, Jim Davenport à la chute parallèle pour une trop grande intégrité, Coleman et Serge qui continuent à voler et tuer… Les histoires alternent et se croisent, notamment au cours d’une virée nocturne au milieu d’une population effrayante.

Tous ces personnages et leurs rencontres donnent des scènes qui se télescopent, se succèdent, se répondent, après cette virée nocturne. Une tentative de fuite dans un parking sans issue, un match de base-ball et ses conséquences, jusqu’à l’apothéose en feu d’artifice pour le quatre juillet, fête nationale faite d’explosions, d’une partie de twister originale, de poursuites et de qui pro quo…

Serge, quant à lui, trace son chemin, de cours donnés à l’université jusqu’à une admiration sans borne pour les derniers héros, les pères de famille, en passant par la prise en charge toujours aussi délicate de Coleman et Sharon, en permanence entre deux trips…

Tout cela dans un monde en perpétuelle évolution… ou régression.

Tout marche à l’envers, maintenant. Avant tu n’étais pas censé manger de la viande. Maintenant, si. Et tu es censé lire les revues dans les boutiques. Et Rob Lowe travaille à nouveau…

On finit essoufflé, ébahi, mais pas loin d’être comblé devant cette peinture jubilatoire d’une société au bord de l’explosion… ce qui devrait nous effrayer est transformé en farce par un Dorsey particulièrement en forme et doué, très doué.

L’année suivante, Tim Dorsey comble le vide entre le numéro deux de la série, Hammerhead Ranch Motel, et le numéro trois, Orange Crush, en publiant Stingray Shuffle, pour nous expliquer, entre autre, l’amnésie dont a été victime Serge.

Tim Dorsey, Marlon Conrad, sénateur

En 2001, le troisième volet des aventures de Serge A. Storms paraît Outre-Atlantique, Orange Crush. L’orange pressée nous parvient en 2005, sous le même titre, traduit par Jean Pêcheux pour la deuxième fois. Il est publié au lendemain de l’élection controversée de George W. Bush dont la Floride aura été l’arbitre discuté.

Nous sommes en 2002, le débat pour l’élection sénatoriale se prépare, les candidats sont en route. Marlon Conrad est le candidat républicain, candidat à sa réélection. Il est accompagné, escorté, jusqu’au lycée où doit se dérouler l’affrontement. Avant cela, il passe par la demeure de orange-crush-payot-rivages-2001Periwinckle Belvedere, l’un de ses soutiens, l’un des soutiens qu’il faut avoir. Et il l’a. Il révise ses réponses sur les sujets attendus et son conseiller s’alarme qu’il ne réussisse pas à trouver même les plus faciles. Le débat se déroule bien jusqu’à une dernière question qui remet la victoire attendue de Marlon Conrad en question. Une question concernant la peine de mort et surtout l’exécution de la sentence au moyen de la chaise électrique. Peine de mort que Conrad considère comme devant être repensée, comme pouvant être remise en question… ce qui n’est pas la bonne réponse de la part d’un républicain bon teint, et surtout en Floride. Le candidat démocrate s’engouffre dans la brèche et donne un avis plus tranché… La réélection de Marlon Conrad semble plus fragile qu’elle ne l’était au départ. Après le débat, un attentat est commis, le lobbyiste de Belvedere, un homme particulièrement crispant, antipathique, sûr de lui, a juste eu le temps de voir son téléphone exploser, et sa tête avec.

Retour en arrière, comme toujours chez Dorsey, pour comprendre comment on en est arrivé là. Nous revenons une année en arrière, puis deux, pour suivre principalement la trajectoire de Conrad… même si nous en suivons d’autres, bien sûr.

Conrad est un fils à papa qui n’a jamais rien fait que profiter de la fortune familiale en siégeant dans des conseils d’administration divers et variés, en créant des sociétés juste destinées à lui rapporter de l’argent en en prenant à ses clients… en jouant au golf… Il est devenu, parce que c’était écrit, vice-gouverneur et continue à user de sa position pour en faire profiter ses proches ou ceux qui le financent, sans aucun égard pour la loi ou une certaine morale. Il passe son temps sur son ordinateur à jouer à la pêche, aux casinos en ligne et autres activités particulièrement oisives. Il ne supporte pas de lire, ses conseillers doivent lui rendre des rapports plus que concis, ne dépassant pas une phrase et une dizaine de mots. Une plaie mais qui semble correspondre à ce qui est attendu de lui. Alors qu’il vaque à ses occupations, que ses deux conseillers s’écharpent pour avoir le plus d’influence, un journaliste découvre que Marlon Conrad n’a pas effectué son service militaire, une semaine sous les drapeaux… Rien de bien méchant… sauf que son unité est appelée, quelques semaines plus tard, dans les Balkans, au Kosovo. Une expérience qui va le changer.

C’est une aération dans la série que nous offre Dorsey en mettant en avant un personnage qui n’est pas son personnage récurrent. Il nous offre aussi et comme à son habitude une galerie de portraits caustiques et particulièrement drôles. Même si ceux qu’il égratigne sont ceux qui tirent les ficelles du pouvoir et que cela pourrait faire froid dans le dos. Nous avons des milliardaires qui ne pensent qu’à dépenser les subventions publics, des politiciens qui ne savent pas ce qu’ils sont censés faire, des professionnels du lobbying… Mais dans la galerie, il y a également, le conseiller de Conrad au nom savoureux, Escrow, son chargé de communication, Pimento, une femme au blouson rouge, tueuse en série, un inspecteur, Mahoney, se prenant pour un détective privé de la grande époque et admirant autant qu’il le déteste Serge A. Storms, et des soldats, hommes du peuple, avec leurs défauts mais beaucoup plus humains que la plupart des autres… N’oublions pas non plus l’indéboulonnable Blaine Crease, reporter de Florida Cable News. Parmi tous ceux-là se cache d’ailleurs Serge, frappé d’amnésie, ayant pour un temps perdu sa folie, n’ayant gardé pour lui que la mémoire de l’histoire de la Floride, l’histoire telle qu’il la conçoit et nous en faisant de nouveau profiter…

Il y a, comme d’habitude des scènes savoureuses, un appel à un standard automatique proposant des choix fantaisistes, un match de tennis, un autre de catch, une tournée électorale comme on aimerait en voir plus souvent, à bord d’un camping-car baptisé Orange Crush parce qu’ayant été utilisé auparavant pour la promotion d’une boisson à l’orange, tournée électorale qui sème les morts à sa suite. Des scènes moins hilarantes, le passage sur la guerre, la visite aux veuves de guerre…

Dorsey, en funambule, brasse large et touche juste. Il émeut autant qu’il fait rire. Equilibre si difficile à trouver. En funambule, il nous mène jusqu’à une fin en apothéose.

Avant de revenir en arrière pour nous expliquer l’amnésie de Serge dans Stingray Shuffle, Dorsey va remonter le temps encore plus loin pour se situer au beau milieu de Florida Roadkill avec Triggerfish Twist.