En 1965 paraît le quatrième roman de John Le Carré, The Looking-Glass War. Après le succès du précédent, paru deux ans plus tôt, il marque un changement d’éditeur pour l’écrivain, passant de Gollancz à William Heinemann. Changement d’éditeur qui se répercute de ce côté-ci de la Manche, de Gallimard à Robert Laffont. Le traducteur attitré de Le Carré devient alors Jean Rosenthal, le roman devenant chez nous Le miroir aux espions, la même année que sa publication britannique. Il s’agit du roman de la confirmation, car, cette fois, l’écrivain est attendu. Pour cela, Le Carré retrouve l’univers qui a fait son succès, celui de l’espionnage, un espionnage feutré, risqué, sans gadget, reposant essentiellement sur des hommes en perpétuel doute. Ne pouvant que difficilement avoir confiance dans leurs semblables, à peine en eux-mêmes.
Dans un aéroport enneigé de Scandinavie, un homme attend. Il est le seul à savoir que l’avion qui doit atterrir, le prochain, le dernier de la journée, aura du retard. Il est le seul à connaître la véritable raison de ce retard, la non-officielle, celle qui ne sera pas annoncée parce que même la compagnie dont il fait partie n’en sait rien. Taylor, c’est son nom, passe du bar à la salle d’attente puis au bar, éclusant un peu trop de Steinhäger, boisson locale qu’il commence à trouver à son goût. L’avion atterrit finalement alors que la météo est à la limite de l’en empêcher… Taylor est le dernier au bar, les personnes qu’il côtoyait jusque là ayant récupéré ceux pour lesquels ils étaient venus. Le pilote finit par se montrer et glisser sans discrétion une pellicule dans la poche de l’agent anglais contre l’enveloppe que celui-ci lui tend… Ce procédé ne correspond en rien à ce qu’on avait expliqué à Taylor, courrier habituellement officiel entre ambassades, exceptionnellement employé dans une mission secrète. L’absence de discrétion s’explique principalement par l’énervement du pilote qui, pour prendre les photos d’un site ayant éveillé les soupçons, a dû dérouter son appareil et a été pris en chasse par des avions du même nom… Il jure qu’on ne l’y reprendra plus.
Taylor quitte l’aéroport avec en poche le but de sa mission et regagne son hôtel à pied, les taxis ayant déserté les lieux, le trafic étant interrompu pour la nuit. Taylor regagne son hôtel et il est renversé en route, n’ayant pas entendu une voiture derrière lui. Son existence s’achève ainsi et la pellicule tombe de sa poche, roulant dans le champ qui a recueilli son dernier souffle.
A Londres, c’est l’émoi dans le Service. Leclerc, son directeur, a rappelé en urgence John Avery, son secrétaire et principal assistant. Il l’envoie récupérer le corps tandis qu’il mène des négociations de son côté. Des négociations avec le ministère dont le Service dépend… C’est que le Service, équivalent militaire du Cirque, supplanté par ce dernier dans l’esprit du gouvernement, voit là une opportunité de regagner en reconnaissance et en financement. La mission pour laquelle Taylor avait été enrôlé consistant à confirmer les soupçons de l’installation d’une base lance-missile dans le nord de l’Allemagne de l’Est. La mort de Taylor constitue une preuve qu’il y a bien quelque chose qu’on cherche à cacher…
Tandis qu’Avery revient en ayant fait chou blanc, la pellicule demeurant introuvable, il découvre le Service en pleine effervescence, en pleine résurrection. Leclerc a de nouveau de la motivation, il a obtenu des crédits et Haldane, jusqu’ici responsable de la documentation, épaulé d’Avery vont avoir en charge la formation d’un agent qui va s’introduire en Allemagne de l’Est afin d’obtenir la confirmation de ce que tous les indices tendent à faire penser, une affaire des missiles européenne après celle qui s’est déroulée à Cuba…
John Le Carré nous décrit trois missions, deux échecs qui mènent à en monter une troisième qu’il nous décrit en détail, du recrutement à son déroulement en s’attardant sur la formation et les soucis logistiques auxquels est confronté le Service, n’ayant plus l’habitude de ce type d’action.
Le recruté est un homme ayant travaillé pour l’Angleterre pendant la guerre, un polonais maîtrisant parfaitement la langue germanique et familier des missions d’infiltration. Mais c’était des années plus tôt et la technologie a évolué, tout comme l’affrontement s’est modifié. Pour obtenir la certitude de la présence de fusées au sud de Rostock, il faut passer la frontière, barbelée et surveillée, se fondre dans la population et communiquer ses découvertes. Vérification nécessaire puisque les soupçons reposent jusque là sur des témoignages indirects et des clichés flous obligeant à une certaine imagination… mais les indices concordent et Leclerc est trop impatient de se lancer de nouveau dans l’action.
“Des rumeurs, une hypothèse, une intuition que l’on suit ; c’est facile d’oublier ce que c’est que le renseignement : une question de chance et de réflexion. De temps en temps une aubaine, de temps en temps un coup sensationnel. Parfois, on tombait sur une histoire comme ça : ça pouvait être très important, ça pouvait n’être qu’une ombre.”
Le Carré nous invite à sa suite, décrivant un service encore imprégné des méthodes qui ont fait leur preuve en temps de guerre mais la guerre a changé et certaines méthodes se sont éventées. Le Service joue là-dessus pour déjoué les nouvelles habitudes mises en place et profiter de la vulgarisation d’objets de pointes dans les décennies précédentes.
Le Cirque est sollicité et sa curiosité titillée… Control et Smiley aident le Service sans savoir de quoi il retourne… Restant en lisière, à la bordure de l’intrigue. Dans un second plan qui garde son importance. Comme pour L’espion qui venait du froid, le second plan, ce qui agissent en sous-main, que l’on ne voit pas et qui sont seulement évoqués, restent présents à l’esprit de tous, lecteurs et personnages… et manipulent ?
Avery, le bleu de service, apporte une touche d’humanité à un monde qui veut s’en défier. Qui veut ne rien éprouver… sans y parvenir parfaitement.
C’est, au final, un livre prenant, intriguant, qui prend son temps. Décrivant une mission sous un angle différent du précédent, là où L’espion qui venait du froid adoptait le point de vue de l’agent en mission, cette fois, il multiplie les points de vue et privilégie celui des commanditaires, Leclerc et ceux à qui il confie la supervision, Haldane et Avery. Il n’est peut-être pas au niveau de son prédécesseur, l’effet de nouveauté, de surprise ne jouant plus, mais il reste d’une grande qualité et glaçant. Comme le monde qu’il décrit.
Le roman suivant arrive trois ans plus tard et renouvelle l’œuvre de Le Carré, il s’intitule Une petite ville en Allemagne.