William McIlvaney, Jack Laidlaw et la mort d’Eck Adamson

En 1983 paraît le deuxième opus des enquêtes de Jack Laidlaw, The papers of Tony Veitch, six ans après le premier, Laidlaw. Il est traduit un an après, en France, et un an après le premier, par Jan Dusay, pour les éditions Fleuve Noir sous le titre Les papiers de Tony Veitch.

 

Mickey Ballater est de retour à Glasgow. Alors qu’il arrive à la gare, les choses ne semblent pas se dérouler comme prévu puisque celui qui devait l’attendre n’est pas là et qu’il est obligé de se rendre, par ses propres moyens, à l’adresse qui lui a été indiquée. Il y trouve celle dont on lui avait parlé, Gina. Après qu’il a éjecté son client, elle lui apprend que Paddy Collins, celui qu’il venait voir, est à l’hôpital, dans le coma, à la suite d’une agression. Le programme établi par Collins ne semble plus tenir mais Ballater ne compte pas en rester là, il y avait de l’argent à la clé et il le veut.

Le repas de Jack Laidlaw est interrompu par la sonnerie du téléphone. Il avait réussi à se dégager du temps pour sa femme et ses amis mais un médecin lui apprend qu’un homme admis aux urgences dans un état grave demande après lui. Laidlaw renonce sans difficulté à ce repas qui lui pesait, les convenances qu’il tente de maintenir pour sa femme n’ont jamais tenu très fort. A l’hôpital, il finit par savoir qui est le clochard qui l’a demandé, il s’agit d’Eck Adamson, P’tit Eck, son indic, et il est obligé de bousculer les règles, médicales ou sanitaires, pour entendre ses derniers mots. Des mots qui ont du mal à sortir, qu’il pense incompréhensibles, disant que le vin qu’il lui a donné n’était pas du vin…

Laidlaw est touché. La mort d’un homme que personne ne pleurera mais qu’il estimait le touche. Il se lance, de nouveau secondé par Brian Harkness, dans la recherche d’un hypothétique meurtrier quand tout le monde considère qu’Adamson était de toute façon un mort en sursis. Dans le même temps, Ballater remue le crime organisé de Glasgow pour dénicher le meurtrier de Collins. Les deux enquêtes sont bien sûr liées et mènent à un même homme, un jeune homme, étudiant, Tony Veitch. Les chemins empruntés par les deux investigations ne sont pas tout à fait les mêmes mais elles croisent les mêmes personnes et dessinent un portrait en creux de l’étudiant disparu.

 

McIlvaney nous balade dans Glasgow au gré des pérégrinations de Ballater et ceux qui l’épaulent et de Laidlaw et Harkness. La trajectoire empruntée par le policier est classique, si tant est que Laidlaw puisse être classique, quand celle de celui qui est de retour dans sa ville répond à une logique différente, ancrée dans les informations glanées par les uns et les autres…

On passe ainsi de l’hôtel particulier d’un lord à des appartements d’un quartier populaire, d’un magasin de mode très chic et tendance à des pubs propriétés de malfaiteurs, d’hôtels prisés à des terrains vagues peuplés de sans-abris. La galerie de portraits est également savoureuse et riche, allant d’un indic jouant un double-jeu à des étudiants épris de marxismes en passant par les chefs de gangs locaux, dont John Rhodes déjà croisé dans le premier opus, un détective privé pas très clair, et des policiers rivaux, abîmés, en recherche d’une stabilité personnelle, Milligan persistant dans son rôle de poil-à-gratter de Laidlaw, Harkness toujours entre les deux…

Laidlaw se souvint qu’il ne voulait ni du paradis des saints, ni de l’utopie des idéalistes. Il voulait se colleter avec la vie, tout de suite, tous les jours, aussi bien qu’il pourrait, sans l’air conditionné des croyances et après, simplement avoir le droit de s’allonger avec tous les autres qui avaient fait le même choix. Cela lui semblait le plus dur à faire.

C’est riche et ce qui prévaut c’est l’humanité de Laidlaw (proche de celle de son auteur ?) voulant à tout prix éviter un meurtre, ne pas laisser un innocent soupçonné même si c’est en s’opposant à sa hiérarchie, à ses collègues ou au bon sens.

Je ne sais ce que tu penses de ce boulot. Moi, ça me va aussi bien qu’un slip en papier de verre. Bon, je le fais. Parce qu’il y a des fois où il m’arrive de penser que c’est très important. Mais pas si je ne suis qu’un tâcheron qu’on cite en exemple. Le genre qui remplit la prison de Barlinnie comme une poubelle. Il y a des fois où on ne fait pas que percevoir les impôts locaux. On s’arrange à l’amiable. Si tout ce que je fais revient à maintenir fermé le couvercle de la poubelle des gens en place, alors basta ! Je démissionne. Mais je pense qu’il y a quelque chose en plus. L’une des choses que je suis venu faire dans ce boulot, c’est apprendre. Pas seulement à attraper les criminels, mais savoir qui ils sont et peut-être bien pourquoi. Je ne suis pas un chien de garde. Je n’ai pas été dressé à répondre aux coups de sifflet. A courir après qui on me dit. Je n’entretiens pas seulement de suspicion à l’égard des gens après qui je cours. J’en nourris envers ceux pour le compte desquels je cours après eux. Je n’ai pas l’intention de changer.

La prose de McIlvanney est toujours âpre, inhabituelle, faite d’une poésie presqu’urbaine, de constats sans fioritures et de dialogues directs où chacun s’enferme dans ses propres obsessions. Il en profite pour régler quelques comptes avec un milieu qu’il a bien connu, dont il faisait partie, celui des universitaires.

Il aimait les livres mais, pour lui, ils étaient une sorte de nourriture psychique qui devait se transformer en énergie vitale. Avec les universitaires, la nature des disciplines dont ils traitaient semblait l’exclure. Prendre cela au sérieux eût équivalu à annihiler les limites de l’esthétique.

Ce roman confirme que décidément Laidlaw est un flic à suivre tout comme son auteur, arpenteur d’une Ecosse cabossée et multiple.

 

Avant de revenir à Laidlaw avec Etranges loyautés, William McIlvanney retourne, deux ans plus tard, dans la banlieue du Graithnock des Docherty avec Big Man.

William McIlvanney, Jack Laidlaw et la disparition de la fille de Bud Lawson

En 1977, deux ans après Docherty, son premier roman traduit en français, McIlvanney voit publié le premier opus d’une série ayant pour personnage récurrent l’inspecteur Jack Laidlaw et tout simplement intitulé Laidlaw. Il nous arrive six ans plus tard sous le même titre, traduit par Jan Dusay.

 

Un homme court. Il sait que c’est le meilleur moyen d’être repéré mais il court, il ne peut faire autrement. Il doit fuir, trouver un endroit où se cacher. Il finit par dénicher ce qu’il cherche, une maison abandonnée dans une ruelle discrète. Il fuit sans pouvoir se défaire des images qui le hantent, un accès de violence qui l’a fait basculer.

Laidlaw ressasse des idées noires dans son bureau du commissariat, aux petites heures d’un dimanche matin. Ayant besoin de se sortir ces sales pensées de l’esprit, il accepte de recevoir Bud Lawson, un habitué, un sanguin en proie à des colères répétées. Bud Lawson n’est pas là pour les raisons habituelles mais pour signaler la disparition de sa fille, Jennifer. Majeure, elle n’est pas rentrée de sa sortie de la veille, elle qui ne découche jamais. Son père est inquiet et, après avoir tourné en ville, il n’a pas eu d’autre inspiration que de débarquer au commissariat pour signaler l’objet de ses tourments. Il n’en ressort pas soulagé, Laidlaw lui ayant fait comprendre que dans l’état des choses, il ne pouvait rien faire, sa fille étant majeure… Mais Laidlaw, une fois le père parti, donne tout de même l’ordre d’être attentif à la moindre information susceptible d’être en rapport avec cette disparition, la détresse de Lawson l’ayant touché.

On découvre bientôt le corps de la jeune fille dans un parc… Et Laidlaw s’occupe de l’enquête en parallèle de celle de Milligan, collègue qu’il n’apprécie pas forcément, ce sentiment étant réciproque. Pour le seconder, un nouvel arrivant lui est adjoint, Brian Harkness, ancien collaborateur de… Milligan. Harkness et Laidlaw apprennent à se connaître en menant leurs investigations. Dans le même temps, Tom, l’homme qui courrait au début du roman se cache et fait appel à un ancien amant, Harry Rayburn pour l’aider à s’enfuir… et Bud Lawson veut venger la mort de sa fille… Une mort qui émeut jusqu’aux patrons de la pègre locale, y voyant un désordre bien ennuyeux pour leurs affaires. Matt Mason et John Rhodes entendent faire régner l’ordre à leur manière, lançant des enquêtes parallèles à celle de la police.

 

On assiste à une course-poursuite. Une course-poursuite immobile, entre les truands et la police, entre ceux qui veulent protéger Tommy et ceux qui veulent l’exécuter…

On assiste également à l’éclosion d’un enquêteur hors pair, un enquêteur qui tolère difficilement ses contemporains, qui ne comprend pas que l’on puisse vivre avec des certitudes et qui pense que seul le doute pourrait permettre au monde d’aller mieux. Mais même de cela, il doute…

La chose la plus frappante chez lui, […] c’était la préoccupation. On ne le trouvait jamais l’esprit vide. On pouvait imaginer que si on débarquait sur une île déserte pour le secourir, il aurait quelque chose à terminer avant qu’on l’emmène. Il était difficile de l’imaginer flâner ; il allait toujours vers des destinations précises.

Nous le découvrons en même temps qu’Harkness dont le cadre qu’il était parvenu à se construire dans son métier est ébranlé. Deux personnages qui doutent et ne savent où ils en sont, jusque dans leur vie privée. Entre Harkness qui n’est plus sûr du tout de vouloir se fiancer, prêt à être séduit par quelques-unes des femmes qu’il rencontre, et Laidlaw remettant en question sa vie de famille, son couple, s’installant à l’hôtel, y entretenant une liaison tout en regrettant d’être éloigné de ses enfants.

Une nouvelle fois, il ressentit sa nature comme un paradoxe à la dérive. Il était un homme violent en puissance qui avait horreur de la violence, quelqu’un qui croyait à la fidélité et était infidèle, un homme d’action qui souhaitait la paix. […] Il ne pouvait rien faire d’autre qu’habiter les paradoxes.

La vie de famille est également importante chez les truands, isolée de leur vie de violence et de lutte.

 

C’est un livre prenant, profondément humain, Laidlaw rappelant sans cesse que les meurtriers ne sont pas des monstres mais bien des êtres humains, au risque d’être en conflit avec sa hiérarchie…

Qu’est-ce que le meurtre, sinon un absolu désiré, une certitude inventée ? Un manque existentiel de sang-froid. Ce que nous ne devons pas faire, c’est composer avec le crime dans la façon que nous avons d’y réagir. Et c’est ce que tout le monde n’arrête pas de faire. Devant l’énormité de la chose, ils perdent leur sang-froid et là où ils devraient voir un homme, ils voient un monstre.

Un livre qui nous décrit une ville, Glasgow, où se mêle la vie ordinaire et une noirceur profonde. Tout cela dans un style particulièrement savoureux, original, mêlant les phrases courtes, précises, et quelques descriptions frôlant une poésie attachée au réel, la frôlant ou s’y plongeant.

La violence se déchaîne, les flics tentent de la juguler, les petits malins n’existent pas, sauf exception, bien sûr… Et la galerie de personnages renforce cette humanité dont je parlais plus haut. Des parents ne sachant comment faire face au chagrin, comment aimer leur enfant, un homme prenant des risques pour son amant, des indics donnant des informations primordiales quand on ne les attend plus…

 

Le style de McIlvanney s’est épuré, dégraissé, par rapport à son roman précédent. Mais il garde une grande richesse.

 

L’un des indics de Laidlaw va venir occuper le devant de la scène dans l’intrigue suivante, parue six ans plus tard, Les papiers de Tony Veitch.

William McIlvanney, les Docherty à Graithnock

En 1975, alors qu’il est publié depuis neuf ans, William McIlvanney voit son quatrième roman paraître aux éditions Allen & Unwin. Cinq ans après le précédent, c’est un roman ambitieux qui lui apporte la reconnaissance. Il est traduit en français vingt-quatre ans plus tard par Freddy Michalski aux éditions Rivages, dans la collection « écrits noirs », cinq ans après une première traduction de Christian Civardi pour les Presses Universitaires de Grenoble, et alors que la série des Laidlaw lui a amené une certaine notoriété.

 

Nous sommes en 1903 et l’agitation qu’observe Mlle Gilfillan par sa fenêtre, en proie à l’insomnie, ne peut tromper, Jenny Docherty est sur le point de donner naissance à son quatrième enfant. Son mari revient avec le médecin, signe que tout ne se passe pas tout à EPSON MFP imagefait bien. Mais après des efforts, une césarienne, et l’attente de tous, Mlle Gilfillan à sa fenêtre, Tam, le père, dans l’appartement des voisins, un garçon naît, le troisième. Après Mick et Angus, celui-ci est prénommé Conn, diminutif de Cornelius, leur sœur, l’aînée, s’appelant Kathleen.

Nous sommes en Ecosse, à Graithnock, ville imaginaire, dans High Street, une rue populaire, peuplée d’ouvrier. Tam Docherty est l’un d’eux. Un mineur à la volonté de fer et aux principes du même métal. Un homme qui élève ses enfants dans une certaine exigence et la plus grande droiture possible. Jenny, sa femme, se consacre pleinement à sa famille. Tout cela permet aux enfants de vivre dans un certain cocon. D’avoir accès à l’école jusqu’à leurs 14 ans. Après l’école catholique pour les deux premiers, ce sera l’école protestante pour les deux autres. Tam est catholique et Jenny protestante, et la foi de Tam n’est pas si forte, un homme en proie au doute sur bien des sujets. Et sûr qu’un jour les ouvriers gagneront les droits qu’ils devraient avoir. Plutôt que de croire en Dieu, Tam croit dans ses semblables.

On vous racontait ce que votre vie pouvait signifier, en vous demandant d’y croire, alors que ça n’avait rien à voir avec ce qui vous arrivait au quotidien, dans votre maison comme dans votre tête. Pendant que votre épouse se tuait à un labeur d’esclave et que vos tiots grandissaient avec pour seule perspective de se retrouver au fond, comme les bidets, que vos camarades s’aigrissaient de jour en jour, les patrons vous achetaient votre sueur par berlines entières, et le gouvernement ne savait même pas que vous existiez. Et Dieu parlait latin. Les règles n’avaient aucun rapport avec le jeu qui se jouait. Vous sortiez sur votre pas de porte pour griller une cigarette et un homme s’avançait jusqu’à vous pour vous frapper de son bâton.

Les enfants grandissent. Kathleen se marie, Mick va à la mine puis c’est au tour d’Angus. Pour Conn, Tam a d’autres ambitions. Il veut le voir étudier…

Et puis, il y a la réalité, celle de tous les jours.

 

C’est une fresque désabusée. Un morceau d’histoire vue à hauteur d’homme.

McIlvanney nous la dépeint dans un style d’une grande richesse, d’une grande qualité. Il témoigne d’une époque et d’un pays. Une époque où la difficulté financière ne se disait pas, où elle était une réalité avec laquelle il fallait vivre, que l’on acceptait. Même si Tam se pose des questions, s’intéresse aux questions syndicales, à certaines revendications. Et est prêt à lutter. Il sait que pour continuer, que pour être respecté, il faut se battre.

Les Docherty forment une famille ordinaire, courbant l’échine et acceptant sa condition. Les enfants grandissent en observant, apprennent en regardant leur père. Au gré des événements, ils se forgent leur caractère, leur volonté.

… enterrés sous les épaisseurs de plusieurs automnes comme autant de reliefs de pique-niques lointains, gisaient des espoirs d’une impossibilité telle que seul un cœur de garçon est capable de les contenir, des ambitions absurdes, des rêves fragiles.

Katleen, bien que mariée, continue à venir souvent, Mick, impressionnant physiquement, est pétri de compassion, Angus aime l’affrontement, avancer en luttant, Conn, élève d’un bon niveau, veut vivre comme les siens, aller à la mine dès 14 ans. Les opinions se confrontent, se frottent les unes aux autres pour se renforcer, s’étoffer, s’opposer parfois. Tout cela sous le regard de Jenny et de Conn l’Ancien, le père de Tam, nouveau membre de la maison quand il devient veuf, parce que son fils ne peut l’imaginer dans un hospice, au contraire de ses frères et sœurs pourtant bons croyants et pratiquants.

La mystique de leurs habitudes allait au-delà des réflexes conditionnés par l’oppression capitaliste, et se rapprochait de rites primitifs destinés à exorciser le pouvoir de ce dieu scélérat, l’économie, née d’une impulsion d’avant les Factory Acts. Pareils aux adeptes d’une foi persécutée, ils avaient subi et enduré assez longtemps pour acquérir le sens, non pas simplement des privilèges immérités des autres, mais aussi de leur propre inutilité fondamentale. […] Leur servitude leur donnait accès à une vérité dont leurs maîtres se cachaient, car la seule liberté véritable, c’est de vivre avec la nécessité.

Les événements sont là pour ponctuer la vie de la famille. La première guerre mondiale l’affectant tout particulièrement. Ouvrant des cicatrices qui ne pourront se refermer, poussant certains à basculer, à céder. Et puis les générations se succèdent, l’une abandonnant la place à l’autre, non sans heurt.

 

C’est un roman prenant, où le travail à la mine n’est pas décrit en détail, comme il l’était dans Germinal par Zola, ce qui importe ici, ce sont bien les individus, leurs idées, leur évolution. Les moments importants, qui ne sont pas les mêmes pour les uns et les autres, sont mis en exergue, les points de vue alternant.

Le seul petit bémol qu’il peut y avoir à cette lecture est dû à la volonté de retranscrire la manière de parler des personnages. Un accent irlandais dû à leurs origines. Dans la traduction française, pour faire couleur locale, cet accent devient celui du nord. Il faut parfois s’accrocher pour comprendre, être bien concentré, ce qui ralentit parfois la fluidité de la lecture. Dommage.

McIlvanney signe malgré tout un grand roman, affirmant l’identité de certains de ses semblables, de son pays. Le roman d’un grand romancier.

 

Deux ans plus tard, c’est un roman noir qui va confirmer l’importance de l’auteur, son talent et son ancrage local. Laidlaw marque l’entrée en scène du flic du même nom, un personnage récurrent, à Glasgow. Le romancier n’abandonne pas pour autant Graithnock, cette ville imaginaire qu’il a créée, y revenant, en 1985, avec Big Man, d’autres suivront.