Benjamin Whitmer, Sam à Denver apprend à lutter contre les Crânes de Nœud

Il y a quelques semaines est paru le nouveau roman de Benjamin Whitmer, Les Dynamiteurs. Comme le précédent deux ans plus tôt, Evasion, il est pour l’instant seulement publié en France.

Les nuits sans sommeil, Sam se souvient de Denver. Ces nuits où il est descendu d’un wagon de marchandise sans en trouver un autre, où il lui a été impossible de se dégotter un endroit suffisamment confortable pour dormir. Il se souvient du Denver qu’il a connu des années plus tôt quand il n’était qu’un enfant, l’adolescence n’ayant pas encore été inventée. De Capitol Hill aux Bottoms, il revoit cette ville, celle de Cora.
Puisqu’il faut bien qu’il y ait un début, c’est l’arrivée de John Henry Goodnight qui a marqué le moment où son histoire l’a détaché des autres, où les événements se sont enchaînés jusqu’à ce qu’il quitte la ville. Goodnight est arrivé alors que des clochards tentaient une fois de plus de prendre possession de l’Usine, vaste hangar désaffecté que Cora, Sam et leur bande occupaient. Alors que les assaillants étaient aux prises avec les pièges posés par les enfants, ils ont entendu les bruits d’une bagarre virant à la correction et ont découvert les corps des clochards bien abîmés par un seul homme, un monstre dans un drôle d’état. Comme d’habitude, Cora a voulu prendre soin du blessé, au corps et au visage à moitié brûlé. Alors qu’ils prennent soin de lui, un autre Crâne de Nœuds, nom qu’ils donnent aux adultes, débarque. Il s’appelle Cole et est venu chercher Goodnight, ainsi que se nomme le géant défiguré. Il revient quelques heures plus tard proposer à Sam de travailler pour lui, Goodnight ne sachant plus parler, il a besoin de quelqu’un pour lire ce qu’il écrit dans son carnet, son seul moyen de communication. Dix dollars par semaine, ça ne se refuse pas, il y a les gamins recueillis par Cora à nourrir. Malgré les réticences de celle qui le subjugue, qu’il aimerait tenir contre lui constamment, il accepte. Et c’est le début d’un apprentissage de la violence duquel Sam ne pourra plus s’enfuir.

C’est un Denver crasseux que nous décrit Whitmer, un Denver d’avant l’automobile, dans un état du Colorado dont le gouverneur veut éradiquer le vice, du jeu à la prostitution en passant par l’alcool.
Cole tient une maison de jeu et est décidé à lutter pour ne pas faire les frais des lubies d’un gouverneur dont la principale cible est la population pauvre. Les nantis semblant au-dessus de toute considération morale, les lieux de débauche leur étant destiné échappent à l’acharnement de la police.

“On est censés travailler pour eux, et puis mourir pendant qu’ils jouent à leurs putains de jeux.

Au milieu de cette lutte, Sam apprend petit à petit qui est réellement Goodnight. Un dynamiteur, de ceux qui utilisent les explosifs pour s’enrichir ou faire valoir leurs revendications, politiques principalement. Le géant est surtout marqué, pas seulement dans sa chair, voulant oublier dans le laudanum le souvenir de l’accident qui l’a détruit.

Le monde tordait les corps aussi salement qu’il tordait les esprits.

C’est un roman violent. Les meurtres répondent aux agressions, des agressions particulièrement cruelles, des meurtres précédés de tortures. Cole et Goodnight viennent des Bottoms, comme Sam, et sont décidés à défendre leur place, à la faire, quels que soient les moyens. En face, on trouve un pasteur qui veut sauver les laissés-pour-compte de manière plus pacifique mais les concessions demandées ne conviennent pas aux enfants, encore pétris d’intransigeances.
Les hommes ne se font pas de cadeaux, la police use et abuse de son pouvoir et les Pinkerton, les employés de la célèbre agence, ne sont pas en reste. Cole est décidé à lutter même si la partie semble bien compromise, Goodnight n’a plus d’illusion et finit par accepter de prendre part aux plans et souhaits de Cole, transmettant à Sam une vision bien peu reluisante du monde.

La violence sous la plume de Whitmer est extrême. Elle peut être dérangeante, paraître excessive. Sa description d’une époque en rappelle d’autres mais il s’agit d’un pays qui ne connaît que la loi du plus fort, du plus cruel.

Il y a des gens qui aiment penser que le monde est devenu meilleur pour telle ou telle raison, mais ça ne vous renseigne pas sur le monde, ça vous renseigne seulement sur eux. La somme des souffrance dans le monde ne varie pas. Je ne pense pas qu’elle connaisse de marées. Rien ne change sinon les circonstances.

C’est un roman qui pose question, qui ne dérange pas forcément dans ses descriptions, Whitmer ayant un certain talent pour ça, mais dans le choix qu’il fait pour raconter une époque, l’angle choisi.
A-t-on besoin d’autant de précisions pour comprendre la cruauté à l’œuvre, l’absence de pitié ? Vus à travers les yeux de Sam, dont les titres de chapitres nous rappellent que c’est bien lui qui évolue, qui apprend, les événements n’ont pas toujours de justification.
Ce n’est pas le roman de Whitmer que j’ai préféré mais il ne dépare pas dans son œuvre. Les marginaux, les bas-fonds, la violence sont là. Il n’y a pourtant pas cette profondeur dans la description des personnages qui faisait tout l’intérêt des précédents, concernant des personnages qui auraient fait tout l’intérêt de celui-ci, comme John Henry Goodnight, trop peu mis en avant à mon goût, ou Cora, abandonnée petit à petit pour finir en simple figurante. La violence semble parfois gratuite, moins ancrée dans l’esprit des personnages, moins héritée de leur vécu, d’une histoire, moins inévitable, davantage issue d’un choix raisonné. Davantage superficielle. Et puis, on ne voit qu’un côté du problème quand les romans précédents mettaient en scène les personnages se faisant face, s’intéressant aux uns comme aux autres… ce qui amplifie cette sensation de rester en surface.

Benjamin Whitmer évolue. Il ne reste plus qu’à attendre son prochain bouquin pour confirmer ou infirmer le sens de cette évolution.

Andrée A. Michaud, à la lisière du pays de Pierre Landry

En 2014, trois ans après le précédent, Rivière tremblante, Andrée A. Michaud voit son dixième roman prendre place sur les gondoles, Bondrée. C’est le deuxième à traverser l’Atlantique en étant publié par une maison d’édition française, en l’occurrence, Payot & Rivages, et la collection « Rivages / Noir ». C’est le dernier volet de sa trilogie états-unienne commencée avec Mirror Lake et poursuivie avec Lazy Bird.

La Bondrée porte ce nom en référence au mot anglais Boundary, la frontière. Une frontière invisible qui marque le territoire dans lequel s’est autrefois retiré Pierre Landry, fuyant la société et la guerre à laquelle il aurait pu participer en Europe. L’endroit en a attiré d’autres par la suite, poussant le marginal volontaire à s’enfoncer davantage dans les bois. Ce qui pourrait s’apparenter à une légende s’est forgé à sa mort à la suite de sa passion pour une femme parmi les nouveaux arrivants.
En cet été 1967, Lucy in the Sky with Diamonds est sur toutes les ondes, sur toutes les lèvres, tout comme A Whiter Shade of Pale. Ce sont les chansons que fredonnent Zaza Mulligan et Sissy Morgan, les deux adolescentes qui affolent l’endroit et les mâles qui y séjournent, comme elles, pour la période estivale. Elles arpentent le bord du lac, entre le camping et le chalet familial, de leurs longues jambes bronzées et dans leurs tenues légères. Andrée, une fille plus jeune, les observe, tentant de gagner leur amitié tout en continuant de vivre sa vie d’exploratrice du coin, entre forêt et plage.
Ce monde éphémère de parenthèse estivale vole en éclat quand Zaza Mulligan disparaît puis que son corps est retrouvé pris dans un piège à ours lui ayant amputé la jambe. L’enquête est confiée à la police du Maine en la personne de l’inspecteur Stan Michaud. Elle conclut à un accident, le piège rouillé ayant tué la malheureuse étant sûrement un vestige oublié du temps où Landry vivait là. Une fois la police partie, les pères organisent une battue dans les bois pour en faire disparaître tous les pièges oubliés. L’atmosphère qui s’était faite plus lourde retrouve fugitivement une certaine insouciance avant de devenir définitivement insoutenable.
Michaud et Cusak n’en ont pas fini avec ce microcosme bilingue, Larue leur servant d’interprète quand il s’agit d’interroger les francophones…

Andrée A. Michaud prend le temps de nous raconter son histoire. Elle en installe l’ambiance, celle de cette période que les familles passent ailleurs, un moment où les enfants peuvent aller de la plage à la maison sans réel souci, où ils peuvent s’aventurer dans la forêt pour découvrir, explorer… jusqu’à ce que…
Il y a un réel talent chez la romancière pour installer cet univers, décrire cette communauté et nous faire toucher du doigt les sentiments des uns et des autres dans ce temps particulier. Pour cela, elle passe du « je » de Andrée Duchamp, narratrice épisodique, à une narration omnisciente, issue de la même plume juste différée dans le temps, écrite bien des années plus tard par une Andrée devenue adulte. Les maris continuent de retourner à la ville la semaine pour travailler pendant que les femmes restent avec les enfants.
L’ambiance installée perdure, entre en collision avec la mort et évolue. Les parents ne peuvent plus être les mêmes, les enfants ne peuvent plus laisser s’épanouir leur légèreté. Malgré le soleil alternant avec les orages, l’intrigue s’assombrit et les caractères apparaissent sous un jour différent. Pourtant la vie continue et les préoccupations des uns et des autres persistent, Andrée notamment est dans cette période de découverte et c’est avec une nouvelle amie qu’elle traverse la tempête, Emma, la fille de Larue. Une découverte qui va au-delà de ce seul coin de verdure puisqu’elle fraie avec la vie et la mort et ce qu’elle suscite comme réaction chez les adultes, ce qu’elle provoque comme évolution chez les plus jeunes.
L’adolescence dans toute son ambiguïté, ses difficultés, nous est décrite de manière particulièrement sensible, délicate. Tout comme cette nature entre deux pays, deux langues.

A travers ce roman, Michaud paie une nouvelle fois son tribut au genre, affublant de patronymes explicites certains personnages secondaires, McBain ou Westlake, comme dans les opus précédents et particulièrement le premier, Mirror Lake, tout en donnant son propre nom au personnage principal. Aux personnages principaux, inspecteur ou narratrice et témoin privilégiée, marquée. C’est un roman noir assumé, qui emprunte les passages obligés du genre tout en leur donnant la saveur unique de ce roman.
Pour ce qui est de son lien avec la trilogie et comme pour Lazy Bird, on a l’impression qu’il se situe là ou s’achevait le précédent, au bord d’un lac qui pourrait être celui du premier opus. Que Landry pourrait être un avatar de Charlie the Wild Parker.
Il y a aussi cette question d’une culture qui traverse la frontière entre le Québec et les Etats-Unis, le Maine en l’occurrence. Cette question est cette fois celle d’une pré-adolescente se demandant comment elle pourrait maîtriser les deux, séjournant juste entre elles
Et l’eau, toujours l’eau, affectant les esprits, celle du lac ou celle venue du ciel dans un déferlement ou plus doucement.

Une très belle conclusion pour une trilogie marquante. Un roman qui vaut à son auteure, et pour la deuxième fois, après Le Ravissement, le prix du Gouverneur. Deuxième récompense pour cette trilogie avec le prix Ringuet pour Mirror Lake.
Le roman suivant d’Andrée A. Michaud, Routes secondaires, paraît quatre ans plus tard.

Andrée A. Michaud, disparitions, Marnie et Bill à Rivière-aux-Trembles

En 2011, deux ans après Lazy Bird, le deuxième volet de sa trilogie états-unienne, Andrée A. Michaud publie son neuvième roman, Rivière tremblante.

Marnie Duchamp est à Rivière-aux-Trembles pour les funérailles de son père. Devant le cercueil déposé dans la chapelle en attendant le printemps, elle s’interroge, ne sait pas quel chemin prendre, espérant un signe pour savoir que faire de son avenir. Un cri qui retentit dans la nuit tombante la décide, elle va revenir dans ce village qu’elle a fui bien des années plus tôt.
Elle avait onze ans et Michael douze quand le malheur est arrivé. Ils étaient inséparables, jouant en se racontant des histoires, en incarnant des êtres imaginaires, passés de l’écureuille (Squouirelle) et du hibou à Superman et Loïs Lane. Alors qu’ils sont au bord de leur bassin magique à collecter des cailloux, un orage éclate. Marnie se réfugie dans leur cabane tandis que Michael agit de manière étrange puis disparaît dans les bois. C’était en août 1979, on ne l’a jamais retrouvé. Au cours de l’enquête qui a suivi, Marnie est passée de témoin à jeune fille au lourd secret, montrée du doigt, traitée de sorcière. Son père et elle ont quitté Rivière-aux-Trembles au bout de quelques mois, s’éloignant de ceux qui soupçonnaient Marnie, la harcelaient.
Bill Richard a atterri à Rivière-aux-Trembles pour fuir un malheur, la disparition de sa fille, Billie. Il a choisi de s’enterrer dans ce trou pour ne plus subir les remontrances de sa femme Lucy-Ann. Trois ans que sa fille est introuvable, qu’elle a disparu entre son école et son cours de danse. Il l’a cherchée en vain, s’est retrouvé soupçonné par la police, a du affronter les reproches et le désespoir de sa femme quand il devait aussi faire face aux siens propres. Il a abandonné son travail de professeur, a quitté la maison familiale avec Pixie, le chat de Billie, avant de décider de partir loin de cette ville qui lui rappelait trop sa fille disparue. Où il ne pensait qu’à la retrouver.
Leur histoire ne les quitte pas, ils se trimballent des remords bien trop lourds. Si, si, si et si… Difficile de se reconstruire après une telle épreuve. Ou tout simplement de la surmonter pour aller de l’avant.

L’atmosphère est lourde dans ce coin du Québec où oublier ne serait-ce qu’un peu est impossible. Où vivre avec n’est pas plus simple. Surtout quand les histoires s’entrechoquent, quand les disparitions d’enfant continuent, que l’on ne voit plus qu’elles…
D’un chapitre à l’autre, Andrée A. Michaud passe de l’un à l’autre, de Marnie à Bill, dans ce roman où le point de vue à la première personne alterne. La femme revient sur le territoire de son passé et ressasse les souvenirs essayant de comprendre ce qui a pu lui échapper ce fameux jours d’août où tout a basculé. Même si elle a été témoin, elle reste persuadée de ne pas tout avoir compris, son esprit ayant peut-être déformé la réalité, une manière de se protéger. Le père, orphelin de sa fille, celle pour qui il inventait des histoires, celle qui était le centre de sa vie, ne peut s’empêcher de se dire qu’il n’aurait jamais dû laisser sa fille seule ne serait-ce qu’un instant. Même si il sait qu’il est trop tard pour se le dire.

Les disparitions de Mike et de Billie appartenaient au monde incompréhensible du hasard et de l’inattendu. Chercher à les expliquer aurait été aussi vain que d’essayer de comprendre pourquoi Dieu jouait aux dés avec des adversaires archi-nuls.

La folie guette les deux protagonistes, ils s’enfoncent dans des fantasmes issus de cet esprit cherchant à les préserver, activant des réflexes de défense. Certains événements sont tellement durs à accepter, à vivre. La folie les guette mais ils le savent et tentent de l’apprivoiser, de s’en servir, de l’accepter.

C’est un roman profond, délicat, inconfortable. Un roman qui flirte avec nos doutes, qui se coltine nos plus grandes peurs, qui affronte ce qu’il y a de plus noir en chacun. Car les victimes se laissent aussi emporter par de sombres pensées, en essayant en vain de comprendre comment un enfant peut disparaître, comment on peut s’en prendre à un enfant. Et qui, pour avoir été confrontés à une telle affaire, se trouvent soupçonnés, diabolisés, passant rapidement de victime collatérale à suspect potentiel, automatique.

Les enfants disparus n’ont droit à aucune véritable sépulture. Ils n’ont droit qu’à un trou, qu’à un coin de dépotoir, qu’au rivage d’un marais glauque planté de quenouilles.

Il y a comme l’écho du Pendu de Trempes dans l’histoire de Marnie, de Lazy Bird dans celle de Bill, avec toujours cette eau qui semble faire le lien entre la vie et la mort ou la causer, les hanter, l’une comme l’autre.

Le fait divers et son impact sur les hommes vont être de nouveau au cœur de son roman suivant, Bondrée, conclusion de sa trilogie états-unienne. Andrée A. Michaud est, encore une fois, de manière plus évidente à chaque roman, une auteure, une romancière majeure, importante, authentique.

Andrée A. Michaud, Bob Richard rejoue Misty au pied de Solitary Mountain

Le deuxième opus de la trilogie états-unienne d’Andrée A. Michaud paraît en 2009, trois ans après le premier, Mirror Lake. Il s’intitule Lazy Bird et c’est le premier à bénéficier d’une édition française en plus de la canadienne, en 2010 aux éditions du Seuil.

Alors qu’il végète depuis plusieurs mois dans une petite ville du sud-est québecois, Bob Richard reçoit un appel qu’il aurait pu louper si Jeff n’avait pas réagi pour lui. Jeff est le chien de ses voisins et le seul être auquel il s’est vraiment lié depuis son arrivée. L’appel est celui du directeur d’une radio, WZCZ, qui lui propose, suite au départ inopiné de son animateur pour la tranche de nuit, de le remplacer. Une telle opportunité ne se refuse pas et Bob ne se précipite pas juste pour ne pas couper trop brusquement les ponts avec Jeff. Mais il doit les couper quoi qu’il en soit et le voilà parti pour Solitary Mountain dans le Vermont, de l’autre côté de la frontière. L’amateur de blues qu’il est va pouvoir partager sa passion, en la parsemant occasionnellement de rock pour faire bonne mesure.
Installé dans un motel en attendant mieux, il prend son job rapidement et reçoit tout aussi vite l’appel d’une femme lui demandant de jouer Misty pour elle… le voilà plongé dans l’un des cauchemars qu’il redoutait, revivre ce que Dave, alias Clint Eastwood, vit dans Play Misty for me (Un frisson dans la nuit), premier long métrage du même Clint.
Il continue pourtant à prendre ses marques, déménageant du motel dans une maison, Blossom Cottage, appartenant à une certaine Rita Hayworth, rien à voir avec celle qu’Orson Welles a immortalisée, rencontrant quelques autochtones. Georgia, la serveuse du Dinah’s Dinner, June Fischer, la secrétaire de la radio et bientôt Cassidy, le chef de la police locale. Mais trois rencontres sont plus marquantes, une adolescente prise en stop et qu’il décide d’appeler Lazy Bird, du nom du morceau de Coltrane, librement inspiré du Lady Bird de Tadd Dameron, faute de connaître son véritable nom, Charlie the Wild Parker, à ne pas confondre avec l’autre, rencontré au Dinah’s Diner, et un cerf albinos comme lui. Bob est albinos et, passée la première surprise en le voyant, ceux qu’il croise ne s’y attardent pas.

Alors que, dans un premier temps, on pourrait croire que Bob s’est laissé envahir par la fiction, comme Robert Moreau dans le précédent opus de la trilogie, on cesse rapidement de douter. Les femmes deviennent des victimes potentielles ou des coupables probables. La voisine qui voit en Bob la réincarnation de son fils, la collègue qui le confond avec celui qu’il remplace, Georgia qui finit par se cloîtrer après être devenue l’objet de menaces.
La police commence par ne pas croire aux élucubrations de cet albinos, nouveau venu dans la ville, puis la réalité la rattrape, transformant Bob en suspect ou victime, selon le moment, le dernier rebondissement…

Les pires horreurs n’avaient jamais empêché les gens non concernés de cirer leurs chaussures, de bailler devant le journal télévisé ou de se mijoter un ragoût de pattes en sifflotant.

Le lien avec Mirror Lake est là dès le début au travers de ce chien, Jeff, que Bob laisse derrière lui, puis d’un clin d’œil un peu plus tard, quand Lazy Bird ne comprend pas pourquoi des chips ont la marque Humpty Dumpty alors que ce personnage est un œuf et non une pomme de terre.
Le lien avec le reste de l’œuvre de la romancière est là également, même si, comme le précédent, il est raconté à la première personne. La nature prend une part importante dans l’intrigue, la nature et les intempéries, on a beau être en été, la pluie tombe. Même si l’histoire ne se déroule pas au bord de l’eau, il y a bien une rivière ici ou là, mais il y a surtout un souvenir ancrée dans la mémoire de Bob, un drame se déroulant dans un chalet au bord d’un lac. Ça pourrait être celui de Mirror Lake.

Plus sérieux que le premier opus de la trilogie, ce deuxième épisode se situe pourtant dans sa droite lignée, un homme s’effondre petit à petit, au même titre que ce qui l’entoure et les souvenirs qui le hantent. La nature reste belle, les maisons hantées et la fiction permet de comprendre la réalité, passant de Play Misty for Me à une Mortelle randonnée revue par Spielberg. Les codes du roman noir sont là et l’auteure en joue pour nous gratifier encore de son ton original dans un univers unique.

J’ai attrapé mes clés et j’ai ordonné à Lazy Bird de verrouiller derrière moi, de n’ouvrir à personne, de ne pas répondre au téléphone, de ne pas se montrer aux fenêtres et de se nettoyer le visage. Ma dernière recommandation était de trop, mais elle était venue toute seule, de même que le livre que m’a lancé Lazy, dont j’ai réussi à esquiver la tranche en refermant rapidement la porte derrière moi. Je n’ai pas eu le temps de voir le titre, mais c’était sûrement un bon livre, les mauvais, je les cache au fond du bac à recyclage, pour être sûr qu’ils n’abrutissent ni ne contaminent personne, le taux de crétinisme étant déjà assez élevé. En général, ça ne donne rien, la plupart de ces livres circulant à une vitesse effarante, regroupés en rangs serrés telle une armée de Wisigoths, mais en abattre un de temps en temps ne peut nuire à personne.

Et, tout cela est ponctué de morceaux de musique particulièrement marquants, des Doors à Coltrane, de Billie Holiday à Gene Kelly ou George Thorogood, et de meurtres d’oiseaux, de femmes au majeur gauche cassé…

On a beau vivre seul depuis à peu près toujours, on ne parvient jamais à s’habituer à ce silence qu’aucune voix ne traverse, qu’aucun bruit de casserole ou de cafetière venant de la cuisine, en bas, ne perturbe. C’est peut-être la raison pour laquelle je parle aux objets et m’entoure d’une musique remplaçant en quelque sorte les bruits familiers de l’autre, pour oublier que personne n’ouvrira le robinet de la douche pendant que je paresse dans la blancheur des draps.

Andrée A. Michaud nous offre une nouvelle fois un roman réussi, prenant, que l’on aimerait bien ne pas finir, garder sous le coude, pour sa prose, cet univers qu’elle explore entre Québec et Etats-Unis, commençant par une partie intitulée « Premiers virages », concluant avec « Dangerous curves ». On passe de l’anglais au français, d’un dialogue traduit à un en version originale, à la recherche de cette culture nord-américaine commune aux deux côté de la frontière dans un style d’une grande justesse et d’une profonde sensibilité.

Depuis des années, je traduisais ma vie du français à l’anglais, et inversement, de même que celle des gens croisés au hasard de mes allées et venues. Plus souvent qu’autrement, j’avais l’impression d’être né dans un roman américain traduit au Québec.

Avant de conclure sa trilogie avec Bondrée, Michaud s’en échappe le temps d’un livre, Rivière tremblante.