Keigo Higashino, Sayaka, maison mystérieuse et souvenirs d’enfance

En 1994, paraît au Japon Mukashi bokuga shinda ie de Keigo Higashino. Le romancier a alors déjà publié une vingtaine de romans. C’est le premier d’entre eux, selon la chronologie des parutions d’origine, à être traduit en français. Il l’est en 2010, par Yutaka Makino pour les éditions Actes Sud, sous le titre La Maison où je suis mort autrefois.

Le narrateur, après avoir refusé d’assister à la destruction de sa maison d’enfance, est contacté par celle qui a été durant six ans sa petite amie, au lycée puis durant leurs premières années d’étude. Ils se sont revus à l’occasion d’une réunion d’anciens élèves et il espérait qu’elle lui téléphonerait. Même si elle est désormais mariée et mère d’une petite fille. Elle a besoin qu’il lui rende un service et ils décident de se retrouver pour qu’elle lui explique de quoi il s’agit.
Le père de Sayaka vient de mourir et elle a notamment hérité d’un plan et d’une clé, retrouvés dans ses papiers. Le plan conduit loin de là et elle voudrait que le narrateur l’accompagne. C’est pour elle peut-être l’occasion de renouer avec ses souvenirs d’enfance. Souvenirs qu’elle n’a qu’à partir de l’âge de cinq ans, tout comme les photos dans les albums de famille. Rien avant.
Après s’être organisés, ils partent pour l’endroit indiqué sur le plan. La maison qu’ils finissent par trouver est complètement isolée, à l’abandon. Pour y entrer, ils sont obligés d’en faire le tour et d’emprunter un passage par le sous-sol.
Un sentiment d’étrangeté les assaillent une fois à l’intérieur. Ils en font le tour et découvrent dans une chambre d’enfant un journal intime. C’est celui de Yosuke.

Alors qu’ils ne s’étaient plus vus depuis longtemps les deux protagonistes s’enfoncent dans un voyage déstabilisant, le narrateur s’interrogeant sur ce qu’il sait de celle avec qui il a eu une liaison pendant quelques années. C’est un retour vers un passé qu’ils découvrent à travers la lecture du journal du jeune garçon mais aussi en cherchant ce qu’est exactement cette maison dans laquelle ils sont arrivés.
Elle ressemble à une vraie maison mais, loin de toute autre habitation, elle n’a ni électricité ni eau courante, les horloges y sont toutes arrêtées sur la même heure. Inhabitable tout en contenant tous les signes, tous les éléments, d’une occupation antérieure.

S’enfoncer dans les souvenirs, chercher à en débusquer certains aspects restés cachés jusque là, ne peut être sans conséquence. Ne peut être que risqué.
Keigo Higashino installe une atmosphère singulière, à la frontière du présent et du passé, entre deux mondes et nous entraîne dans une expérience originale. Il le fait en nous introduisant dans cette demeure étrange, loin de tout, et en nous livrant les pensées du narrateur et les questionnements de Sayaka. Leur recherche devient un peu la nôtre. L’énigme nous pousse aussi à nous questionner, à chercher une explication.
Le style est précis et a quelque chose de prenant, d’envoûtant, ajoutant au sentiment d’étrangeté ressenti. Pas de suspens réel concernant les personnages que nous suivons, et pourtant on ne peut lâcher le livre avant sa conclusion tellement la découverte du passé nous accroche, nous tient en haleine. Tout comme ses répercussions dans le présent. Le comportement de Sayaka vis-à-vis de sa fille peut-il trouver ses racines dans l’enfance de celle-ci ? Peut-on retrouver des souvenirs perdus ?
L’intrigue se dévoile petit à petit, les réponses arrivent. Le romancier ne cherchant pas à nous cacher les éléments qui nous permettraient de comprendre…
On prend plaisir à se perdre, à se dire qu’on finira bien par savoir et se laisser happer par une atmosphère singulière, étrange, dérangeante. Le romancier nous rend mal à l’aise sans que cela devienne désagréable, sensation pas si habituelle.

Higashino, reconnu dans son pays, adapté au cinéma et à la télévision, ayant même eu une série à son nom, gagne à être connu chez nous. Il y a encore de quoi faire pour les éditeurs français, ils peuvent piocher dans son œuvre importante.
Pour l’instant, nous pouvons poursuivre notre découverte du romancier en nous penchant sur sa fiction suivante traduite chez nous. Il s’agit de La Prophétie de l’abeille, paru l’année suivante au Japon.

Keigo Higashino, ici et là, sur la Toile et au-delà

Nouveau parcours d’une œuvre sur Mœurs Noires, il s’agit de celle d’un auteur réputé dans son pays, le Japon, traduit dans plusieurs pays et dont quelques romans nous sont parvenus depuis une dizaine d’années.

Keigo Higashino fait également parler de lui sur la Toile, ses romans, mais aussi l’auteur, font l’objet de publications. Celles dans notre langue commencent à se développer, petite sélection de pages pour mieux connaître le romancier. Pour ses romans, j’en parlerai bientôt.
Pour commencer, k-libre nous propose une courte biographie et un lien vers les articles sur ses livres. Pour une biographie plus étoffée, il faut aller voir du côté de Wikipédia.
En 2015, sur le Journal du Japon, Alice Monard lui a consacré un article intéressant.
Les autres articles ou chroniques sur le Web sont plutôt consacrés aux romans qu’à son auteur. Il gagne encore à être connu par chez nous.

Ses bouquins me sont tombés entre les mains à l’occasion d’un article pour L’Indic, le Noir Magazine, lors d’un dossier centré sur l’écologie et le polar. Il s’agissait d’évoquer l’activisme écolo et La Prophétie de l’abeille était en plein dans le thème, l’une des facettes de l’auteur étant d’ancrer ses intrigues dans des sujets de société.
Je vous en reparle très vite.

Stuart Neville, Serena Flanagan et la sortie des frères Devine

Those We Left Behind paraît en 2015, un an après Le Silence pour toujours et la première apparition de Serena Flanagan. Il est traduit quatre ans plus tard par la fidèle de l’œuvre de Stuart Neville, Fabienne Duvigneau, sous le titre Ceux que nous avons abandonnés.

Ciaran est allongé dans le lit, son frère Thomas vient le rejoindre alors qu’un voisin toque à la porte de la maison, alerté par les bruits qu’il a entendus. Quelque chose gît au fond de la pièce et du sang à giclé. Ciaran veut savoir s’ils iront en prison et s’ils seront séparés.
Sept ans plus tard, la libération de Ciaran Devine a été annoncée par les journaux et Paula Cunningham, agent de probation, sait qu’elle va hériter de son suivi. Pour son retour après son arrêt maladie, Serena Flanagan est contactée par cette même Paula Cunningham afin de parler de l’enquête à laquelle elle a participé et de l’enfant qu’était alors Ciaran. Pour Daniel Rolston, la nouvelle est éprouvante, celui qui a reconnu avoir tué son père sort de prison alors que sa mère, celle de Daniel, ne s’est jamais remise des accusations proférées par les frères Devine concernant les abus dont Rolston père aurait été l’auteur sur Thomas, l’aîné. Elle a finit par mettre fin à ses jours.
Ciaran va devoir apprendre à vivre dans un monde qui n’est pas celui dans lequel il a grandi, enfermé entre quatre murs. Thomas accueille son frère après deux ans d’attente, lui qui a été libéré plus tôt, seulement reconnu comme complice. Serena Flanagan continue sa reconstruction après son cancer du sein et sa reprise du travail la porte bien souvent vers la colère, Paula Cunningham suit Ciaran tout en tentant de supporter sa vie de célibataire. Pour Daniel, il s’agit de ne pas se laisser déborder par les émotions et de ne pas se laisser submerger par la violence qu’il a réussi à dominer jusque là.
Thomas a fait profil bas et il conseille à son frère d’en faire autant. Pour lui, l’agent de probation ou les flics n’ont qu’une idée en tête, les remettre en prison aussi vite que possible. Daniel veut que les doutes qu’il avait émis au moment de l’enquête soient enfin entendus, il est sûr que ce n’est pas Ciaran qui a tué son père ; qu’il s’est accusé à la place de son frère. Il est prête à tout et il n’a plus que ça en tête…

Chacun est enfermé dans son univers, ses cogitations. Chacun cherche à vivre en portant un fardeau tellement lourd. Les personnages du roman de Neville ont un passé dont ils cherchent à se dégager, qu’ils veulent pouvoir laisser derrière eux. Mais la vie ajoute de nouveaux soucis, de nouveaux poids, chaque jour.
Serena Flanagan ne peut s’empêcher de vouloir questionner tout ce qui lui passe sous la main, ces enquêtes qu’elle doit revoir pour se remette dans le rythme du travail. Elle soulève la colère de ses collègues ou de ses supérieurs. Puis de nouveaux événements viennent la frapper alors qu’elle est en train de se relever, le suicide d’une femme qui était dans le groupe de survivantes du cancer du sein et pour laquelle une récidive venait d’être diagnostiquée, les événements qui jalonnent le retour à la liberté de Ciaran Devine auquel elle s’était attaché lors de l’enquête sept ans plus tôt, dépassant les limites pour aboutir à la vérité sans y parvenir, le garçon étant sous l’emprise extrême de son aîné.
Ciaran, quant à lui, est perdu, prenant conscience des conséquences de ses actes, de l’emprise de son frère sur lui, de sa soumission excessive.
Stuart Neville conjugue les doutes, les colères, des uns et des autres. Il les entremêle pour concocter une intrigue où chacun à sa place, chacun pourrait l’emporter dans notre propension à nous identifier à l’un ou l’autre, à éprouver de l’empathie pour celui-ci ou celle-là. Comme pour ses romans précédents, chacun a sa place, son importance…
On a envie de tourner les pages à chaque rebondissements même si, parfois, on regrette une relecture trop rapide, les temps s’emmêlant, les verbes passant, d’une phrase à l’autre, du présent au passé pour une même action. Un peu dommage mais on va jusqu’au bout malgré tout.

Lennon a disparu, Flanagan prend sa suite et est elle aussi abîmée. Dans l’Irlande du Nord en reconstruction, où l’importance des camps qui se sont affrontés se fait toujours sentir, jusque dans les embauches, il faut aussi se reconstruire, avancer malgré tout.
Neville sait nous présenter des personnages esquintés, nous faire éprouver pour eux une empathie véritable. Il ne nous propose peut-être pas de personnage aussi fort que dans certains de ses romans précédents, Jack Lennon ou Gerry Fegan en tête, pas encore. Mais il garde ce talent de conteur.

L’année suivante, Serena Flanagan revient dans un nouveau roman tourné vers ce que disent ceux qui sont tombés, So Say the Fallen.

Andrée A. Michaud, Marie Saintonge et Richard Dubois affrontent les intempéries sur le Massif Bleu

En 2019 paraît le douzième roman d’Andrée A. Michaud, deux ans après Routes secondaires. Il s’intitule Tempêtes et traverse l’Atlantique, des éditions Québec Amérique aux éditions Rivages, l’année suivante.

En plein blizzard, un homme épie l’habitante d’une maison depuis la forêt qui l’entoure. C’est du moins ce qu’il semble à cette occupante, dans cette environnement aveuglant et assourdissant.
Marie Saintonge est arrivée dans la maison de son oncle juste avant que ne se déclenche la tempête de neige annoncée et devant durer plusieurs jours. Elle s’est décidée à venir quand elle a appris qu’elle en était l’héritière à la suite du suicide de ce dernier. Il était venu la voir en ville pour lui en parler et la pousser à s’y installer. Elle n’avait alors pas compris ce qui trottait dans la tête d’Adrien, cette chute depuis la falaise au Loup.
Alors que le vent se déchaîne et que la visibilité si basse laisse la place à toutes les interprétations, tous les mirages, Marie voit un homme tourner autour de son habitation, un homme de glace ou de glaise. Bientôt, un autre homme, de chair et d’os, frappe à sa porte. Vue la météo, elle ne peut que le recueillir. Il ne sait pas qui il est et repart pour revenir plusieurs heures plus tard.
Pendant ce temps, l’isolement ne laisse à Marie que la possibilité de cogiter, d’affronter ses angoisses ou d’essayer de les vaincre à coup de vin ou d’alcool plus fort. La montagne gronde, jouant ce qui pourrait être une symphonie, elle a sa propre musique. La folie n’est pas loin dans cette bâtisse dont une partie est en travaux, laissant le vent siffler, souffler à travers les bâches calfeutrant les ouvertures. Les seules nouvelles de l’extérieur parviennent grâce à la radio, des hommes disparaissent, dont un certain Frank Fréchette, celui qui a pris soin de la maison avant son arrivée. Frank, prénom qu’elle décide de donner à l’amnésique, dont elle a peur, prête à s’en défendre les armes à la main, l’enfermant dans sa chambre pour ne plus le croiser.
Explorant la maison, Marie tente de se l’approprier, laissant traîner ses habits ici et là, les bouteilles là où elle les pose, trouvant de la peinture noire et créant une fresque sur le mur avec ces bonhommes bâtons qu’elle rencontre partout depuis son arrivée, sur un carton invitant à « manipuler avec précaution », gravés dans la cave…
Le blizzard laisse tous les cauchemars prendre vie, incitant à la violence, seule solution pour affronter la peur, l’horreur. Mais elle se produit quand même…
Après le blizzard, le temps perd toute consistance pour Marie, s’étirant jusqu’à l’été sans qu’elle s’en aperçoive. Jusqu’à ce que les événements de l’hiver la rattrape.

C’est à l’été qu’arrive Richard Dubois dans le Massif Bleu, que Marie avait renommé Cold Mountain. Il a loué une caravane dans le camping des Chutes rouges à la suite du suicide de Chris Julian. Il l’a découvert flottant dans sa piscine, une partie de la tête emportée par la balle qu’il s’est tiré. Richard était au service de Julian, ils avaient rendez-vous pour parler du dernier manuscrit de celui-ci. Julian a engagé Ric pour la partie production et vente de ses romans, il les apporte à l’éditeur et passe pour l’auteur auprès de ce dernier puis des médias. Mais là, le manuscrit est inachevé et, après avoir obtenu un à-valoir de son éditeur, il a décidé de se rendre sur les lieux de la dernière histoire inventée par Julian, pour en finir la rédaction.
Dans le snack de Fall-Jonction où Marie avait déjà effectué sa dernière halte avant l’isolement, il entend parler des disparitions de l’hiver, de la tempête qui approche. Arrivé au camping, la montagne gronde et il comprend que les tempêtes qui s’y succèdent en été vont cette fois-ci engendrer des drames. Ceux que Julian a imaginés, ou d’autres qui viendront compléter l’histoire en cours.

Les intempéries ont toujours eu une grande place dans les romans d’Andrée A. Michaud, elle se décide ici à en faire l’élément déclencheur de tous les drames, de la folie et de la violence qui se déchaînent autant que la météo dans cette montagne à la musique si singulière. La réalité et l’imagination se mêlent, s’emmêlent, embrouillent les esprits des deux personnages principaux.
Ce Tempêtes est un peu un prolongement du roman précédent. Michaud mêle désormais le roman noir à l’épouvante et à une certaine horreur. La nature, toujours très présente dans les livres de l’auteure, de la plage de La Fille de Sath à la forêt de Routes secondaires, en passant par les lacs de Bondrée ou Mirror Lake, les rivières du Pendu de Trempes et de Rivière tremblante ou la montagne qui surplombe l’intrigue de Lazy Bird, cette nature, donc, devient véritablement, explicitement, un personnage. Tout comme la météo qui avait toujours eu son importance jusqu’ici, mais plutôt comme personnage secondaire.
La nature domine les esprits.
Michaud nous offre un roman exigeant, avec une première partie, celle de Marie Saintonge, qui demande un effort, une deuxième partie, celle de Richard Dubois, plus abordable mais qui finit par rejoindre la première. Comme elle l’avait fait dans le roman précédent, la romancière gomme la limite entre la fiction et la réalité. L’imagination des personnages, la fiction de Chris Julian et la réalité imaginée par Michaud se mélangent, se confondent, s’entrecroisent.

L’évolution amorcée avec Routes secondaires se poursuit ici. Andrée A. Michaud a entamé un travail en profondeur, comme celui qui l’avait amené au roman noir. Il nous faudra patienter et attendre ses prochains romans pour voir où cela l’amène, où elle nous entraîne.

Andrée A. Michaud aux prises avec ses personnages

Trois ou quatre ans après son roman précédent, Bondrée, les dates diffèrent selon les sources, Andrée A. Michaud publie un nouveau bouquin, Routes secondaires. Il n’a les honneurs que d’une édition outre-Atlantique mais est accessible numériquement par chez nous.

Je dois m’appeler Heather. Elle doit s’appeler Heather.

Alors qu’elle marche sur le gravier d’une route qu’elle connaît depuis son enfance, le long d’un ruisseau, Andrée A. Michaud sent ces deux phrases surgir dans son esprit. Une injonction ou une supposition, ça n’est pas clair. Toujours est-il qu’alors que ces mots lui trottent dans la tête, une voiture apparaît derrière elle, ralentit à sa hauteur avec, au volant, une femme qui lui ressemble à s’y méprendre. Heather, c’est sûr. L’étonnement qui saisit les deux femmes abrège l’instant, la voiture reprend de la vitesse…
De retour chez elle, la romancière observe l’histoire se dérouler. Heather, après leur fugitive rencontre, a vu sa voiture quitter la route et emboutir un arbre. La Buick rouge est immobilisée, impossible qu’elle reparte. Heather Thorne est perdue dans ces bois. Une scène apparaît puis disparaît, celle d’une agression par deux motoneigistes. La femme explore son environnement et pourrait rencontrer un homme au fusil. Mais elle a elle-même une hache. Un homme qui lui dit qu’elle n’est pas celle qu’elle croit.
Le visage de l’homme au fusil l’intrigant, la romancière part à sa recherche. Pour en savoir plus sur Heather, elle contacte un ami qu’elle n’a plus revu depuis longtemps, V. Pendant ce temps, la vie suit son cours pour l’écrivaine, les saisons s’enchaînent alors que l’automne reste celle de son intrigue. Entre ses chats, son compagnon, P., et les diverses activités qu’elle peut avoir, elle mène l’enquête sur Heather et les personnages qui apparaissent au fur et à mesure qu’elle progresse dans l’intrigue. Elle en apprend plus sur son personnage principal et cherche à vérifier si ce qu’elle apprend est dans le roman ou dans la vie réelle, une vie réelle qui n’est qu’une autre fiction.
Andrée A. Michaud est petit à petit habitée par son histoire, assiégée par ses personnages, au point qu’elle vit aussi au cœur de celle-ci.

Vous l’aurez compris, c’est un roman très particulier que nous offre l’auteure québecoise. On ne sait plus, au bout de plusieurs pages, si ce qu’elle nous raconte d’elle et de ses interrogations fait partie de l’intrigue ou s’il s’agit du témoignage d’une romancière en pleine création.
Des personnages qu’elle cherche à comprendre en les rencontrant, en les cherchant ou en essayant de revivre ce qu’ils ont vécus, elle en apprend plus à chaque instant. Ils passent d’une simple initiale à un prénom puis une dénomination complète, nom prénom et même initiale entre les deux. En parallèle, le temps se déploie à un rythme différent de celui de l’intrigue, elle répare la clôture avec P., prend soin des chats, part faire une lecture ailleurs, s’aère autant que possible, malgré cette histoire qui l’envahit, envahit sa vie, s’immisce dans les différents moments de son existence. La pousse à la paranoïa ou à l’obsession, au point d’emprunter le moindre bout de réalité pour l’intégrer à son intrigue, la nourrir.
Jusqu’à ce que l’histoire devenant trop prenante, elle se décide à la vivre, à mener l’enquête jusqu’au bout, se substituant aux personnages, les affrontant, approfondissant chaque point de vue, poussant le drame à sa conclusion, essayant de l’infléchir, revenant vers le passé, un passé qui pourrait se confondre avec le sien, au risque de s’y perdre.

L’écrivaine doit revenir sur les lieux de ses drames, quitte à se geler les doigts, quitte à passer pour folle, quitte à être accusée de crimes qu’elle n’a pas inventés.

C’est un retour à une forme de narration et d’intrigue que l’on avait pu lire dans les romans de l’écrivaine avant qu’elle ne se lance franchement dans le roman noir, avant Mirror Lake. On retrouve des thèmes très proches de son premier livre, La femme de Sath. L’auteure est comme nous, lecteurs, elle fouille sa fiction, la laisse prendre sa place dans sa vie. Tiraillée entre son existence et l’échappatoire de son imagination.

Je veux m’écrouler seule et les mains libres, près d’un homme, P., qui me laissera m’enfoncer dans la lenteur de la terre.

On est proche du métaroman, ou peut-être est-on pleinement dedans. Une histoire qui pose des questions sur l’histoire en train de s’écrire. Sur son lien avec l’histoire de l’auteure.

Mon passé a pris une dimension surpassant de loin ce qu’il me reste d’avenir, et c’est vers lui que je me tourne, vers cette longue route poussiéreuse où mes pas s’enfoncent à l’ombre des arbres, lorsque la clarté, certains matins, ne parvient à susciter en moi aucune joie, aucune émotion, aucun espoir.

C’est un roman plaisant, intrigant, original. Peut-être s’agit-il d’une soupape pour l’auteure après Bondrée, roman prenant s’étant aventuré de manière claire dans son passé. Peut-être s’agit-il d’une étape supplémentaire dans le rapport à la fiction pour une écrivaine, son rapport à la création, sa relation avec ses personnages en gestation, ses œuvres, certains personnages ou éléments d’autres romans, un hibou échappé de Rivière tremblante, les jeunes victimes de Bondrée. Michaud explore tout cela à fond, interrogeant le pouvoir réel de l’auteure sur son intrigue, frôlant la folie, ce qui semble être une condition inhérente, inévitable, à toute création.

Pour mieux repartir dans un nouveau roman ? On le verra avec Tempêtes, paru en 2019 au Canada et cette année en France.