En 1995, cinq ans après Body et deux romans non traduits, est publié le quatorzième roman d’Harry Crews, The mulching of America. Trois autres le suivront mais ils restent lisibles pour le moment dans la langue de Hammett et pas dans la nôtre. En traversant l’Atlantique, il devient Des savons pour la vie, traduit par Nicolas Richard et revu par Béatrice Durupt.
Hickum Looney est représentant de la société “Des savons pour la vie”. Il entame une nouvelle journée de porte à porte. Une journée particulière puisqu’en ce premier août, il s’agit de la première journée du concours annuel. Un concours qui oppose, pendant un mois, tous les représentants de la société et dont le prix est motivant, une Cadillac, deux mille dollars et un voyage à Disney World à Orlando en Floride. Hickum Looney a régulièrement échoué à la deuxième ou troisième place… De toute façon, la première place a toujours été remportée par Le Chef, le fondateur de “Des savons pour la vie”.
Hickum Looney fait ce métier depuis vingt-cinq alors que dès le premier jour, il a su qu’il ne l’intéressait pas. Il a su qu’il ne pourrait jamais s’intéresser aux savons… Malgré tout, de provisoire, ce métier est devenu le sien, et il l’a exercé de façon tout à fait honorable. C’est ce qu’il pense alors qu’il remonte l’allée d’une maison jaune sous la chaleur étouffante de Miami au mois d’août. Après quelques tergiversations, refus puis retours en arrière, la vieille femme qui habite là le laisse entrer. Ida Mae est seule, son mari l’a quittée il y a des années, elle est méfiante mais finit pas se laisser convaincre et entraîner Looney à sa suite… Lorsqu’il rentre au bureau à la fin de la journée, tout le monde l’attend. Il a oublié la téléconférence avec Le Chef mais il a dans sa mallette plus de carnets de vente remplis qu’aucun autre avant lui… même pas Le Chef… C’est le début des ennuis.
En effet, Hickum vit une soirée plutôt chahutée, rocambolesque… Alors qu’il rejoint quasiment nu sa voiture, il rencontre Gaye Nell Odell, une jeune femme accompagnée d’un pitbull, Bubba. Leur duo croise le lendemain, Ida Mae, de nouveau, puis Slimy, un mécanicien jouant de la clé à molette pas seulement sur les voitures, Bickle, celui qui a infligé un châtiment à Hickum de la part du Chef… Et les choses semblent aller de mal en pis, certains finissent à l’hôpital, d’autres attirent Le Chef, qui décide de venir jusqu’à Miami.
C’est une aventure aux multiples rebondissements, une aventure qui bouleverse l’ordre établi, la société ; celle “Des savons pour la vie” est sérieusement ébranlée, remise en cause. Les choses changent, Le Chef veut qu’on l’appelle par un autre nom, Elmo Jeroveh, il a l’impression, en débarquant en Floride, de tomber sur un nid particulièrement intéressant de futurs employés de sa société. Le déplacement de Jeroveh ne passe pas inaperçu et son chauffeur, Lafarge, et son masseur, Peterbilt, alias Russell Muscle, se joignent aux réjouissances…
Tout évolue et Hickum parvient à poursuivre son chemin, épaulé, protégé, par Gaye Nell, avec laquelle il connait une relation à laquelle il n’avait jamais rêvé. Mais en même temps, les bouleversements bousculent sérieusement ses repères, le Manuel de vente, œuvre du Chef, ne réussit plus à répondre à toutes les questions, lui qui allait bien au-delà de consignes sur le métier, s’approchant plus d’une façon de vivre, de penser, à la manière d’une secte. Une façon de ne pas se fier aux rumeurs…
“On ne pouvait pas l’emporter sur le bruit-qui-court. C’était inconcevable. C’était la raison pour laquelle tout le monde faisait comme si de rien n’était : tout le monde était terrifié. Le bon sens voulait que toute personne qui n’avait pas une peur panique du bruit-qui-court ait nécessairement du chewing-gum à la place du cerveau.”
C’est un roman plein de rebondissements, un joyeux chantier. On passe de l’un à l’autre, les choses évoluent sans qu’on le comprenne vraiment et on finit par s’y perdre. Ce fut mon cas. Pas forcément en perdre le fil, mais y perdre l’intérêt qu’on y avait trouvé au départ. Ça part dans tous les sens et la conclusion semble sortir d’un chapeau, expliquant au moins le titre original, cette évocation du paillage, le déchiquetage destiné à produire de l’engrais, à faire pousser les plantes. Comme s’il n’y avait qu’un seul moyen, celui de recycler, pour que le monde continuer d’exister et comme si les sociétés ne faisaient leur bénéfices que là-dessus. Mais, à un moment, je me suis perdu. Il y a bien Le Chef, alias Elmo Jeroveh puis Roy, qui semble être un dieu, celui d’une société où l’emploi et le profit sont tout, un peu à la manière de Fat Man dans Nu dans le jardin d’Eden.
Les thèmes de Crews sont bien là mais pas aussi exacerbés qu’à l’habitude, perdus au milieu d’une multitude de personnages. Dommage… j’aurais bien aimé croire qu’il fallait se méfier des histoires et de leur force, certaines d’entre elles pouvant devenir réalité.
Je reviendrai encore sur l’œuvre d’Harry Crews au fur et à mesure que des traductions des romans qui ne nous sont pas encore parvenu seront publiées. Comme pour Les portes de l’Enfer dernièrement.