Harry Crews, Hickum Looney, Ida Mae et Le Chef

En 1995, cinq ans après Body et deux romans non traduits, est publié le quatorzième roman d’Harry Crews, The mulching of America. Trois autres le suivront mais ils restent lisibles pour le moment dans la langue de Hammett et pas dans la nôtre. En traversant l’Atlantique, il devient Des savons pour la vie, traduit par Nicolas Richard et revu par Béatrice Durupt.

Hickum Looney est représentant de la société “Des savons pour la vie”. Il entame une nouvelle journée de porte à porte. Une journée particulière puisqu’en ce premier août, il s’agit de la première journée du concours annuel. Un concours qui oppose, pendant un mois, tous les représentants de la société et dont le prix est motivant, une Cadillac, deux mille dollars et un voyage à Des savons pour la vie (Gallimard, 1995)Disney World à Orlando en Floride. Hickum Looney a régulièrement échoué à la deuxième ou troisième place… De toute façon, la première place a toujours été remportée par Le Chef, le fondateur de “Des savons pour la vie”.

Hickum Looney fait ce métier depuis vingt-cinq alors que dès le premier jour, il a su qu’il ne l’intéressait pas. Il a su qu’il ne pourrait jamais s’intéresser aux savons… Malgré tout, de provisoire, ce métier est devenu le sien, et il l’a exercé de façon tout à fait honorable. C’est ce qu’il pense alors qu’il remonte l’allée d’une maison jaune sous la chaleur étouffante de Miami au mois d’août. Après quelques tergiversations, refus puis retours en arrière, la vieille femme qui habite là le laisse entrer. Ida Mae est seule, son mari l’a quittée il y a des années, elle est méfiante mais finit pas se laisser convaincre et entraîner Looney à sa suite… Lorsqu’il rentre au bureau à la fin de la journée, tout le monde l’attend. Il a oublié la téléconférence avec Le Chef mais il a dans sa mallette plus de carnets de vente remplis qu’aucun autre avant lui… même pas Le Chef… C’est le début des ennuis.

En effet, Hickum vit une soirée plutôt chahutée, rocambolesque… Alors qu’il rejoint quasiment nu sa voiture, il rencontre Gaye Nell Odell, une jeune femme accompagnée d’un pitbull, Bubba. Leur duo croise le lendemain, Ida Mae, de nouveau, puis Slimy, un mécanicien jouant de la clé à molette pas seulement sur les voitures, Bickle, celui qui a infligé un châtiment à Hickum de la part du Chef… Et les choses semblent aller de mal en pis, certains finissent à l’hôpital, d’autres attirent Le Chef, qui décide de venir jusqu’à Miami.

C’est une aventure aux multiples rebondissements, une aventure qui bouleverse l’ordre établi, la société ; celle “Des savons pour la vie” est sérieusement ébranlée, remise en cause. Les choses changent, Le Chef veut qu’on l’appelle par un autre nom, Elmo Jeroveh, il a l’impression, en débarquant en Floride, de tomber sur un nid particulièrement intéressant de futurs employés de sa société. Le déplacement de Jeroveh ne passe pas inaperçu et son chauffeur, Lafarge, et son masseur, Peterbilt, alias Russell Muscle, se joignent aux réjouissances…

Tout évolue et Hickum parvient à poursuivre son chemin, épaulé, protégé, par Gaye Nell, avec laquelle il connait une relation à laquelle il n’avait jamais rêvé. Mais en même temps, les bouleversements bousculent sérieusement ses repères, le Manuel de vente, œuvre du Chef, ne réussit plus à répondre à toutes les questions, lui qui allait bien au-delà de consignes sur le métier, s’approchant plus d’une façon de vivre, de penser, à la manière d’une secte. Une façon de ne pas se fier aux rumeurs…

On ne pouvait pas l’emporter sur le bruit-qui-court. C’était inconcevable. C’était la raison pour laquelle tout le monde faisait comme si de rien n’était : tout le monde était terrifié. Le bon sens voulait que toute personne qui n’avait pas une peur panique du bruit-qui-court ait nécessairement du chewing-gum à la place du cerveau.

C’est un roman plein de rebondissements, un joyeux chantier. On passe de l’un à l’autre, les choses évoluent sans qu’on le comprenne vraiment et on finit par s’y perdre. Ce fut mon cas. Pas forcément en perdre le fil, mais y perdre l’intérêt qu’on y avait trouvé au départ. Ça part dans tous les sens et la conclusion semble sortir d’un chapeau, expliquant au moins le titre original, cette évocation du paillage, le déchiquetage destiné à produire de l’engrais, à faire pousser les plantes. Comme s’il n’y avait qu’un seul moyen, celui de recycler, pour que le monde continuer d’exister et comme si les sociétés ne faisaient leur bénéfices que là-dessus. Mais, à un moment, je me suis perdu. Il y a bien Le Chef, alias Elmo Jeroveh puis Roy, qui semble être un dieu, celui d’une société où l’emploi et le profit sont tout, un peu à la manière de Fat Man dans Nu dans le jardin d’Eden.

Les thèmes de Crews sont bien là mais pas aussi exacerbés qu’à l’habitude, perdus au milieu d’une multitude de personnages. Dommage… j’aurais bien aimé croire qu’il fallait se méfier des histoires et de leur force, certaines d’entre elles pouvant devenir réalité.

Je reviendrai encore sur l’œuvre d’Harry Crews au fur et à mesure que des traductions des romans qui ne nous sont pas encore parvenu seront publiées. Comme pour Les portes de l’Enfer dernièrement.

Harry Crews, Shereel Dupont et les Turnipseed au Blue Flamingo

En 1990, deux ans après Le roi du KO, paraît un nouveau roman de Harry Crews, Body. Il est traduit quatre ans plus tard par Philippe Rouard sous le même titre pour les éditions Gallimard et sa collection “La Noire”. Comme le précédent, il tourne autour de personnages ayant sué dans des salles à s’entraîner pour s’élever. Après Eugene Biggs, le boxeur, nous suivons cette fois Shereel Dupont, bodybuilder ou culturiste.

Au Blue Flamingo, hôtel de Miami sur le point d’accueillir le concours mondial Cosmos de culturisme, Shereel Dupont se prépare. Elle n’a plus eu ses règles depuis trois mois en raison du régime qu’elle suit, un régime à base de protéines en poudre et du minimum vital d’eau. Un régime imposé par son entraîneur Russel Morgan autrefois connu sous le nom de Russel Muscle, celui qui Body (Gallimard, 1990)arbitrait un match d’Eugene Biggs dans le roman précédent, celui qui s’entraînait et s’offrait en spectacle au côté de Marvin Molar dans La malédiction du Gitan. Il a pris sous sa coupe Shereel pour faire d’elle la championne du monde et ils sont sur le point d’aboutir. En entrant dans la chambre où Shereel se cloître et s’observe dans la glace, il trouve que son corps n’est pas assez sec, les muscles pas assez marqués et pour résoudre le problème, il lui propose un exercice inédit, un exercice éprouvant, en se déshabillant. La séance de copulation est intense, rageuse… Le décor, qu’ils ont fait voler en éclat, est planté, nous sommes à la veille du concours et tout ne peut se justifier que par rapport à celui-ci, même si un grand trouble rôde pour tous ces athlètes vivant des vies chastes, monacales. Un trouble imposé par ce corps, et ses hormones, qu’ils tentent de dominer, de sculpter.

La séance achevée, Shereel a la silhouette rêvée, quelques grammes de moins. Alors qu’elle se repose, les souvenirs remontent, ceux du chemin parcouru pour en arriver là. De ce boulot de secrétaire pour lequel elle avait postulé au gymnase de Russel et de ce vers quoi il l’a entraînée… un changement en profondeur, au point de se choisir un nouveau nom, celui qu’elle porte désormais, jetant derrière elle celui de ses origines géorgiennes, Dorothy Turnipseed…

Mais pour ce qui doit être son couronnement, sa famille débarque. Une famille issue de la Géorgie profonde, celle des paysans, des masses laborieuses. Les Turnipseed (en français, “graine de navet”) débarquent et bousculent tout…

Leur comportement et leurs tenues n’ont rien de conforme à l’événement. Alphonse, le père, porte son chapeau en toute circonstance, Earnestine, la mère trimballe et nourrit son obésité, Turner, le fils, a le corps entièrement couvert de poils, Moteur, l’autre fils, ne jure que par la mécanique, Earline, la fille, a hérité du physique de la mère, et le dernier de la bande, Harry Barnes, dit Tête de Clou ou Clou plus simplement, est un ancien du Viet Nam, revenu détruit par cette guerre, ayant recours à la violence presque systématiquement, et quasiment fiancé à Dorothy… Tout ce petit monde n’est pas préparé à côtoyer ceux qui gravitent dans le milieu du culturisme et la rencontre va provoquer quelques étincelles.

Harry Crews nous offre un roman singulier. Un roman qui, dans un premier temps, frôle le burlesque, le comique à la limite du grand guignol, rappelant presque Tim Dorsey, autre romancier centré sur la Floride. Les Turnipseed observent au bord de la piscine un candidat au concours qui prend une position pour impressionner ses futurs adversaires, dans la concentration, ses yeux se font vitreux, et la famille se précipite pour le sauver, croyant à un malaise… Ce comique glisse petit à petit, sans en avoir l’air, vers plus de sérieux, plus de profondeur. Deux mondes se scrutent et tentent de cohabiter. Pas simple. Deux mondes tentent de se comprendre à la manière de l’échange entre Shereel et Clou :

– Tu as quitté les tiens pour venir dans ce monde de pourris et perdre ton âme, tu le sais ?

– Ce n’est pas mon âme qu’on va juger demain. C’est mon corps. Ici, le corps est roi. Tu comprends ça, Clou ? Le corps.

Les enjeux sont multiples lors de cette compétition et au long de ces pages. Outre la question de la transformation du corps, il y a ces sacrifices consentis et puis, il y a l’issue du concours qui désignera la gagnante. Concours qui se joue principalement entre Shereel et Marvella. Shereel a une silhouette féminine préservée quand Marvella est un monstre de musculature qui pourrait en remontrer aux hommes et dont la différence corporelle avec ces derniers n’est plus si marquée. L’une nourrie de manière respectueuse quand l’autre a recours au dopage… Une philosophie en affronte une autre…

Mais Crews, quant à lui, s’intéresse aux doutes de chacun, ceux de Shereel pour ses sacrifices et son avenir, ceux de Billy Bateman, le bodybuilder sauvé sur le bord de la piscine et qui ne fantasme que sur les femmes bien en chaire, celles qui se nourrissent comme il aimerait pouvoir le faire, ceux des entraîneurs, et ceux de Clou, qui prend du recul et cherche à accepter un monde qui pourrait paraître fou… Un monde qui se cherche, comme souvent chez l’auteur, qui cherche une nouvelle croyance. Le culte du corps peut-il sauver les âmes ?

C’est un roman dans lequel il faut faire l’effort de rentrer, dont il faut accepter de suivre l’évolution, les circonvolutions, pour y progresser. Jusqu’à une fin, ce concours, qui apporte une joie indicible et dont le résultat peut être porteur de toutes les réactions…

Clou, rongé par la folie de la violence et de la guerre, apparaissant, au final, comme le personnage le plus proche du lecteur.

En attendant que les sept bouquins de Crews n’ayant pas bénéficié d’une traduction traversent l’Atlantique, à la manière des Portes de l’Enfer récemment, il ne nous en reste plus qu’un. Le dernier roman dans la bibliographie de l’écrivain qui nous est parvenu est publié cinq ans plus tard et s’intitule Des savons pour la vie

Harry Crews, Eugene Talmadge Biggs, boxeur à La Nouvelle-Orléans

En 1988, dix ans après son récit autobiographique, Harry Crews publie un nouveau roman, The knockout artist. Ce n’est pas le premier depuis Des mules et des hommes mais les deux qui l’ont précédé ne sont toujours pas traduits en français. The knockout artist l’est en 1990 par Nicolas Richard pour la “série noire”, devenant Le roi du K.O. dans la langue de Léo Malet.

Eugene Talmadge Biggs patiente dans une chambre à La Nouvelle Orléans. Il patiente en comptant les costumes, plus d’une centaine, qui sont alignés dans le dressing qui lui fait face. C’est qu’il est dans une de ces immenses demeures du quartier chic de la Le roi du K.O. (Gallimard, 1988)ville. Il patiente en tenue de boxeur quand deux personnes entrent dans la pièce. Deux personnes qui se proposent de l’encadrer, deux personnes en tenue de coach ou de manager. Deux personnes dont même le sexe n’est pas clairement défini et importe peu, l’essentiel est qu’ils aient leur place dans le spectacle qui va commencer. Un spectacle organisé dans la vaste bâtisse de L’Huitre à l’occasion d’une soirée ayant pour thème la boxe, justement… Eugene en sera le clou. Lorsqu’il traverse la pièce où est installé le ring, Eugene constate que tout le monde est habillé soit en boxeur, soit en manager, soit en sparring-partner. Il monte sur le ring et est présenté par Russell Muscle, tout droit sorti de La malédiction du gitan. L’originalité d’Eugene et qu’il s’affronte lui-même et se met KO d’un crochet à la mâchoire. Un véritable KO. Car Eugene a la mâchoire particulièrement sensible.

En débarquant du comté de Bacon à Jacksonville en Floride, il n’avait pourtant pas ce défaut. Quand après plusieurs petits boulots, il est tombé entre les mains de Budd Jenkins, tout semblait normal. Budd, ancien boxeur, l’a pris sous sa coupe et entraîné, il est devenu alors un boxeur prometteur au déplacement rapide, encaissant les coups sans ciller, gagnant tous ses combats aux points… Jusqu’au jour où, pour remplacer un boxeur, Budd accepte qu’il boxe au Madison Square Garden de New York, dans une rencontre télévisée, face à un jeune espoir… Et c’est le KO. Le premier. Un KO qui le transforme, puisqu’à partir de ce moment le moindre coup au menton l’envoie au tapis, le voyant ne se réveiller qu’une fois transporté au vestiaire. Une transformation qui anéantit toutes les promesses qui étaient en lui et, après un nouveau KO, Budd l’abandonne à La Nouvelle Orléans, lieu de son dernier combat…

Difficile de deviner que La Nouvelle Orléans était en pleine crise, songea-t-il, que tous les voyants étaient au rouge, lorsque l’on regardait tous ces gens fêter Dieu sait quoi au beau milieu de la nuit. Mais il savait depuis longtemps que La Nouvelle Orléans était un cirque, un cirque non itinérant mais un cirque quand même. Et les gens allaient toujours au cirque, aussi bien en périodes fastes qu’en périodes néfastes.

Il y rencontre Charity, riche héritière et étudiante en psychologie, qui l’héberge et en fait l’objet d’étude de sa thèse. Elle lui trouve par la même occasion un moyen de subsistance, celui de s’exhiber, de s’offrir en spectacle, de se mettre KO, satisfaisant ainsi la curiosité malsaine du public.

… la plupart des gens attendent de voir quelqu’un se mettre K.O. – pour ainsi dire. C’est la nature humaine. Ce n’est pas joli joli, mais c’est vrai. Tiens, est-ce que tu as déjà entendu parler de ce qui se passe quand quelqu’un est au septième étage d’un immeuble à New York ? Qu’y a-t-il en bas dans la rue ? Toute une foule. Et qu’est-ce qu’ils hurlent […] ? Ils crient Saute, saute, saute. Ils ont envie de voir le pauvre diable s’envoyer au tapis pour de bon.

Mais Eugene n’a pas complètement perdu ses esprits et les choses pourraient changer quand il se voit confier par M. Blasingame, alias l’Huitre, la responsabilité d’entraîner un boxeur, charge qu’il partage avec Pete, son dernier adversaire devenu son ami…

Harry Crews prend le temps d’installer son personnage, de nous en faire percevoir les questionnements, les doutes et le dégoût qu’il s’inspire lui-même. Il prend le temps de nous décrire une société dans laquelle la place d’Eugene semble être, une société décadente, abîmée, qui n’est pas ce qu’elle paraît. Une société où les plus fragiles ne sont pas forcément ceux que l’on croit.

La rédemption possible d’Eugene, son retour à un statut estimable, un statut qui lui permettrait de se regarder en face, n’est pas simple. D’autant qu’il doit en même temps composer avec Charity et son étude déstabilisante, avec Pete qui se prend de passion pour Tulip, une prostituée fragile et Jake, call-girl lesbienne et plus paumée qu’il n’y paraît…

Rien n’est clair dans ce roman, les motivations des uns et des autres sont compliquées, cachées, incompréhensibles même par eux-mêmes. Et Eugene débarqué de sa Géorgie pourrait bien être au final le seul à ne pas encore être détruit, le seul à pouvoir encore avoir prise sur son destin, le seul à pouvoir faire de ses doutes un moteur…

C’est un roman singulier de l’auteur de Car, un roman qui n’est pas tout à fait ce qu’il paraît être, un roman plein d’incertitudes. Un roman incertain.

Une vie, un livre… c’est pareil. Un livre c’est toujours une vie. Parfois la vie de celui qui l’a écrit, parfois la vie de quelqu’un d’autre. Parfois les deux.

Le roman d’un auteur qu’il ne faut pas éviter, un auteur qui provoque le malaise tout en nous forçant à nous interroger. Un auteur à lire, décidément.

Le roman suivant d’Harry Crews reprend une autre composante de La malédiction du gitan, après la boxe, ce sera la musculation avec Body.

Harry Crews dans ses premières années

En 1978, Harry Crews commet un récit autobiographique. A la recherche de ses racines, celles qui seraient dans un lieu clairement délimité, il se penche sur ses premières années dans cette Géorgie qu’il a quittée par la suite pour aller d’un endroit à l’autre, renonçant à toute attache. A la recherche de ses origines, il retourne, par la pensée, vers ce coin de Géorgie, le comté de Bacon, où il est né, ce coin qui renferme ses premiers souvenirs et même ceux qui les ont précédés. Ceux de son père, parti travailler en Floride pour revenir ensuite… Ça s’intitule A childhood : The biography of a place et nous parvient, traduit par Philippe Garnier en 1997, sous le titre de Des mules et des hommes : une enfance, un lieu. Et c’est l’un de ses meilleurs livres, sinon le meilleur, peut-être parce qu’il s’y livre complètement, ou qu’il nous fait remonter à la source de ses talents de conteurs.

On vit dans un monde qu’il est possible de découvrir, sauf que la plupart de ce qu’on découvre reste un mystère complet qu’on peut certes identifier – même se défendre contre – mais jamais comprendre.

Nous sommes donc en Géorgie, dans le comté de Bacon, le seul endroit sur terre que Crews peut considérer comme celui de ses origines même s’il a beaucoup voyagé depuis, même s’il n’y a pas passé une grande partie de son existence. Mais il y a passé les Des mules et des hommes (Gallimard, 1978)premières années de sa vie, celles qui restent en vous que vous le vouliez ou non, celles qui vous façonnent le plus profondément. Et ce qui l’a marqué, ce qui s’est inscrit dans sa chaire, commence avant même sa naissance. Cela commence avec ce père qu’il a très peu connu, ce père qui a d’abord cru qu’il ne pourrait pas avoir d’enfants. Parti en Floride comme nombre de Géorgiens avant lui, il est revenu au pays d’abord s’exhiber, exhiber sa réussite, puis épouser celle qui lui a tapé dans l’œil, la sœur de son meilleur ami. Pour elle, et les enfants qu’elle lui donne, contre toute attente, il se met à travailler du matin au soir dans les fermes qu’ils louent, en fermage ou en métayage. Ils finissent même par acheter la leur et c’est là que nait Harry Crews. Il côtoie son père très peu de temps, ce dernier finissant par se tuer à la tâche. C’est son oncle qu’il appellera daddy, le frère de son père ayant épousé sa mère, en secondes noces. Viennent alors les années qui vont marquer Crews de manière indélébile, dans son esprit et dans sa chaire. Les anecdotes s’enchaînent, des souvenirs d’une époque et d’un lieu, des souvenirs qui malgré leur apparente simplicité vont s’imprimer, dans l’esprit de Crews, sur le papier et dans notre mémoire, à nous lecteurs privilégiés de ce témoignage.

L’enfance de Crews, les années de ces cinq, six, sept ans, oscille entre deux pôles principaux, les histoires racontées et les histoires vécues. Deux pôles qui vont l’amener à vivre bien des péripéties. Les premiers faits saillants de son existence. Deux pôles qui constituent son apprentissage. Et ont certainement fait de lui l’homme qu’il est devenu.

Hommes et femmes racontaient des histoires pleines de violence, de maladie et de mort. Mais avec les femmes, les histoires n’étaient jamais allégées d’un peu d’humour, mais au contraire remplies de visions d’apocalypse. Les hommes ils pouvaient raconter les histoires les plus atroces, ils arrivaient toujours à vous faire rire. Les histoires des hommes étaient des histoires qui tournaient autour du caractère, pas des circonstances, et ils connaissaient toujours les gens dont ils causaient. Mais les femmes elles répétaient souvent des histoires sur des gens ne connaissaient ni n’avaient jamais vus, et en conséquences, comme le caractère comptaient pour des prunes, les histoires étaient aussi dépouillées et froides qu’un mythe ou qu’une légende.

Les premières années de Crews sont proches de la terre et surtout proches des animaux. Du chien Sam, premier compagnon, ou compagnon de son premier souvenir, avec lequel il a des conversations. Il y a ensuite les animaux croisés dans la ferme, les limaces sur les feuilles de tabac, les mules qui aident au champ, les opossums ou les cochons que l’on mange…

Crews ne croise que peu d’enfants avant d’aller à l’école, il y a d’abord son frère et surtout les enfants de la famille qui travaille pour la sienne, des noirs employés et logés à la ferme. Son premier compagnon de jeu, un garçon de son âge, s’appelle Willalee Bookatee, il donnera d’ailleurs son prénom à un personnage de son premier roman, Le chanteur de Gospel, personnage sur lequel s’ouvre le roman. Willalee a une petite sœur, Lotti Mae, qui donnera elle aussi son nom à un personnage de Crews, dans La foire aux serpents.

Avec Willalee, il invente des histoires à partir de catalogues de vente par correspondance, il en vit… Avec la grand-mère des deux enfants, Tatie, il en écoute, des histoires frôlant parfois le surnaturel, dotant certains animaux de pouvoirs impressionnants, notamment les serpents et les oiseaux, animaux qui prendront leur place dans deux de ses fictions, La foire aux serpents, citées plus haut, et Le faucon va mourir.

La seule façon de se colleter au monde réel c’était de le contrecarrer avec un de votre invention.

Des histoires, le petit Harry en entend aussi par la force des choses, cloué au lit pendant de longues semaines, il écoute les adultes raconter ce qui s’est passé ici ou là…

J’avais déjà appris – sans le savoir – que tout ce qu’il y avait dans le monde était plein de mystères et de pouvoirs incroyables. Et que ce n’était qu’en faisant les choses comme il fallait – de façon rituelle – que nous tous on pouvait s’en sortir. Inventer des histoires dessus ce n’était pas pour comprendre ces choses-là mais pour pouvoir vivre avec, s’en accommoder.

Il s’imprègne.

C’est raconté dans un style brut, proche du langage des gens du coin. Pour faire revivre une époque, l’écrivain travaille sa prose, une prose qui nous parvient quelque peu modifiée par la traduction, barrière inévitable mais aussi volontaire, car le style adopté par l’auteur, fait de répétitions et d’un vocabulaire qui nous est étranger, aurait pu rebuter, c’est ce que nous en dit son traducteur en introduction. Mais il a su garder cette impression de rugosité. Et cette façon de raconter qui était un moyen important pour transmettre la mémoire et acquérir une culture commune.

C’est un grand livre. Apre comme la vie de Crews et ses expériences particulièrement douloureuses, une immobilisation sans raison connue et un accident lors de l’ébouillantage des cochons qui en ont fait un homme si avide d’histoires racontées ou à raconter.

Après ce récit, deux romans suivent qui n’ont pas encore été traduits, mais l’œuvre est toujours en cours de traduction. Dix ans plus tard, il y aura Le roi du K.O.

Harry Crews, Joe Lon à Mystic, crotales et pitbulls

En 1976, Harry Crews revient vers sa Géorgie natale avec A Feast of Snakes. Il est traduit en 1994 par Nicolas Richard sous le titre de La foire aux serpents. Il paraît en France un an après la traduction de La malédiction du gitan, marquant un certain retour en grâce de l’auteur, ou un véritable départ, une véritable reconnaissance, après un premier roman traduit dans les années 70, Car.

Hard Candy Sweet s’entraîne avec les autres majorettes (on dirait aujourd’hui, en bon français, “cheerleaders”) en même temps que l’équipe de football. Alors qu’elle laisse aller son esprit, les figures s’enchaînent, elle remarque, sous les gradins, Joe Lon Mackey, La foire aux serpents (Gallimard, 1976)qu’elle ne peut s’empêcher de provoquer du regard. Joe Lon repart vers son magasin, Big Joe’s, du nom de son père, un magasin qui vend de l’alcool et notamment aux noirs du coin, malgré la loi… Joe Lon est un ancien champion de football, resté au pays alors qu’il aurait pu aller dans n’importe quelle université grâce à son niveau dans ce sport. Il est resté au pays, s’est marié à Elfie, lui a fait deux enfants, et a repris le commerce paternel. Mais pour l’heure, ce qui le turlupine, c’est le mot qu’il a reçu de Berenice, la sœur de Hard Candy, l’ancienne leader des majorettes, et surtout son amour de jeunesse, lui annonçant qu’elle revenait pour les jours qui suivent…

Le premier chapitre va d’un personnage à l’autre, passant de Hard Candy à Joe Lon puis Buddy Matlow, le shérif, ancien champion de football également, Big Joe, Willard Miller et Lotti Mae… Tous ces personnages et d’autres vont avoir un rôle dans le drame qui se noue lors de la fête annuelle du crotale de Mystic en Géorgie.

Joe Lon en est l’un des maillons importants, mettant à disposition son camping, se laissant envahir par les touristes et autres chasseurs de serpents, acceptant de voisiner avec toute cette population dans la caravane double qu’il occupe avec sa famille, histoire de marquer son émancipation du paternel… Un paternel qui élève des pitbulls pour les combats et qui se consacre au prochain, celui qui sera le dernier de Tuffy, son champion du moment. Dans le même temps, George, le noir que Joe Lon exploite au magasin, avec le reste de sa famille, lui demande d’intervenir auprès du shérif pour qu’il libère sa sœur, Lotti Mae, dont il s’est entiché et qu’il traite comme les autres pour la convaincre de céder à ses avances…

Nous sommes dans un village, imaginaire, qui peut faire penser à Enigma, celui du Chanteur de Gospel, avec une population qui vit renfermée sur elle-même, en autarcie. Un grand événement arrive, l’événement annuel, celui qui voit des centaines d’étrangers investir le patelin pour quelques jours. Quelques jours de fêtes, abondamment arrosés d’alcool, où les esprits s’échauffent avant la traditionnelle élection de Miss Crotale, la mise à feu du crotale géant confectionné pour l’occasion et la chasse aux serpents. Cette année, le combat de chiens s’ajoutent aux réjouissances, avec en vedette Tuffy… Tout pourrait se dérouler comme d’habitude mais une succession d’incidents rendent incontrôlable le cours des événements… Et Joe Lon, qui ne peut s’empêcher de s’en prendre à sa femme, de la battre, qui ne peut que regretter de ne pas être parti, qui voit son père et sa sœur s’enfoncer dans une certaine folie, passe de témoin à acteur, un acteur qui pourrait tout faire partir en débandade…

Il ne savait pas ce qu’était l’amour. Il ne savait pas à quoi ça servait. Mais il savait qu’il se le coltinait partout où il allait, c’était une scabreuse tache de pourriture, de contagion, qu’on ne pouvait pas guérir. Que la rage ne guérissait pas. Que l’indulgence ne faisait qu’empirer, attiser, se développer comme un cancer.

La folie n’est pas loin.

Crews nous offre une intrigue très crue. Certaines scènes de sexe, une en particulier, sont particulièrement explicites. La folie aussi.

Et, comme toujours, la religion n’est pas loin. Sous les traits d’un prédicateur s’intéressant aux serpents parce qu’ils incarnent le diable, c’est clairement le cas dans ce roman, un diable qui conduit tout le monde à la folie. La religion est là également après une scène d’accouplement où l’homme, venu de Gaines en Floride, ayant l’impression de se perdre voit la femme croquer une pomme, comme pour confirmer son choix. La religion qui se dessine aussi en creux, dans l’absence de spiritualité de la plupart des personnages… Une absence qui explique peut-être leur perte, d’ailleurs.

C’est un roman fort, prenant, comme toujours chez Crews. Un roman qui hallucine tant ce que nous lisons, ce qui se vit sous nos yeux, à travers la prose si originale du romancier, est effrayant. Jusqu’à un final en apothéose.

Il faut décidément lire Harry Crews. Après ce roman, il va se confier au travers d’un récit autobiographique, Des mules et des hommes. Viendront ensuite deux romans non traduits avant Le roi du KO.

Harry Crews, Marvin Molar et Hester au Fireman’s Gym

En 1974 paraît The Gypsy’s Curse chez Knopf. Il s’agit du deuxième roman d’Harry Crews édité par la célèbre maison new yorkaise. Il nous est traduit dix-neuf ans plus tard par Philippe Garnier, celui de la biographie de Goodis, sous le titre de La malédiction du Gitan.

Marvin Molar est le narrateur de l’histoire en même temps que le personnage principal, c’est la première fois chez Crews, jusqu’ici, le point de vue était extérieur, même si dans le précédent roman, Le faucon va mourir, ce point de vue extérieur ne lâchait jamais George Gattling.

Marvin Molar a été recueilli par Al alors qu’il avait trois ou quatre ans. Il avait été déposé dans les escaliers de la salle que gère ce dernier. Une salle de musculation et de boxe, le Fireman’s Gym. La lettre qui l’accompagnait est encadrée dans la cuisine, sur le La malédiction du gitan (Gallimard, 1974)mur en face du lit où Marvin dort. Il fait parti des pensionnaires de la salle, de ceux recueillis par Al, au même titre que Leroy, un jeune arrivé récemment et Pete, un noir déjà âgé. Tout ce petit monde a des raisons d’être là. Leroy s’est rêvé boxeur, avant un seul et unique match, organisé par Al, qui s’est traduit par une défaite cinglante et des séquelles non négligeables, le cerveau amoché. Pete a boxé longtemps auparavant, il a connu une certaine réussite, mais il est désormais pas mal abîmé, devenu un entraîneur à la cervelle détraquée, vivant dans son monde, hanté par ses combats. Al se produisait en spectacle un peu partout, des numéros d’homme fort défiant le danger… il a connu quelques échecs, il s’est même fait roulé sur la tête lors d’un raté… Marvin est acrobate, un acrobate coaché par Al. Mais ce n’est pas sa principale particularité. Il est sourd et muet et pour ainsi dire cul-de-jatte, doté de jambes qui ne peuvent remplir leur fonction, trop petites, atrophiées, elles sont habituellement sanglées sous son corps. Pour compenser, ses bras sont spectaculairement développés, lui servant à se déplacer et donc dans ses numéros d’acrobate.

Marvin rapporte pas mal à Al puisqu’il se produit quasiment quotidiennement ici ou là dans les environs de Tampa, Floride, dans les galeries commerciales, les salles des fêtes, ou autres parkings, lors de manifestations diverses et variées. Toute cette petite organisation semble parfaitement huilée mais il y a autre chose dans la vie de Marvin, quelqu’un d’autre. C’est Hester.

Hester est une jeune femme au physique à couper le souffle. Et qui en use. Elle est la maîtresse de Marvin. Ses jambes, ses cuisses, le subjuguent. Elles le subjuguent d’autant plus qu’elles l’accueillent régulièrement… Il aime être sur ses genoux, il aime être entre ses cuisses… Et, comme le reste est à l’avenant… Le corps d’Hester en abêtit plus d’un, mais pour l’heure, elle a un souci, elle n’a plus d’endroit où dormir. Marvin résiste, se refusant à l’accueillir, mais il finit par céder, il ne veut pas la voir habiter sur le bateau d’Aristote, son ancien amant grec, pêcheur d’éponge… Il finit par céder et les choses commencent à lui échapper, l’arrivée d’Hester chamboule le Fireman’s Gym et ses occupants. Hester exerce son pouvoir sur tous, assouvit ses envies sans qu’aucun ne parvienne à lui résister. Quitte à se détruire. La malédiction qu’un gitan a un jour lancée à Marvin semble se réaliser.

“¡Que encuentres un coño a tu medida ! Je peux encore l’épeler par signes, et pourtant je suis pas métèque et je l’ai jamais été. Puisses-tu trouver un con à ta taille, qu’il disait Fernando quand on jouait au bras de fer et que je lui aplatissais le poignet contre la table. Puisses-tu trouver un con à ta taille !”

Nous assistons au changement de ces hommes qui avaient renoncé à leurs rêves et qui cherchent tout à coup à les atteindre de nouveau, au péril de leur équilibre mental, de leur santé. Des hommes sous l’emprise d’une femme, hypnotisés. Une femme qui cherche à éprouver des sensations qu’elle ressent difficilement.

Tout ce que j’essaie de faire c’est rester en vie. Quand tout se met à mourir autour de moi, je me sens horriblement seule. Enfin non, pire que seule. Comme s’il y avait plus que moi au monde. Comme si tout le reste était un désert. Les gens se ratatinent et crèvent. La bouffe a aucun goût. Les arbres perdent leurs couleurs, comme tout le reste. Le lendemain arrivera jamais. Hier c’est même pas la peine d’en parler ni de s’en souvenir. Ou si tu peux t’en souvenir tu te demandes bien comment t’as pu le vivre.

C’est un roman important de Crews, un roman que l’on site souvent parmi ses plus aboutis. Même si je lui en ai préféré d’autres, cette lutte perdue d’avance entre un homme et une femme, cette lutte qui mène inéluctablement au pire, a de quoi s’imprimer dans notre mémoire de lecteur, de quoi la marquer au fer rouge. D’autant qu’à cela s’ajoute le style inimitable du romancier, un style d’une grande précision frayant dans le même temps avec le langage parlé. Une narration très classique, en trois actes, alliée à un univers singulièrement atypique…

C’est un roman qui en appelle d’autres d’ailleurs, le milieu de la musculation revenant dans l’œuvre du romancier avec Body quelques années plus tard.

Avant cela, l’auteur signe La foire aux serpents, autre roman souvent mis en avant.

Harry Crews, George Gattling et l’affaitage

En 1973, paraît The Hawk is dying. C’est le sixième roman de Harry Crews et il marque, pour le romancier, un changement d’éditeur aux Etats-Unis, passant de William Morrow à Knopf. Il ne traverse pas l’Atlantique aussi facilement que le précédent, Car, paru un an plus tôt, puisqu’il nous faut attendre 2000 pour en lire sa traduction dans la langue de Manchette, par Francis Kerline, sous le titre Le faucon va mourir. Il méritait pourtant tout autant une rapide traversée.

Nous sommes à Gainesville, Floride. George Gattling, originaire de Bainbridge dans le comté de Bacon en Géorgie, est le patron d’une entreprise de sellerie et de tapisserie automobile, le University Auto Shop. Ça marche plutôt bien la sellerie dans cette ville universitaire. La seule chose dont se plaint Billy Bob, le spécialiste, originaire de la même ville que George, c’est du fait que la Le faucon va mourir (Gallimard, 1973)plupart des voitures de Gainesville sont des Volkswagen et que, pour elles, il faut faire du sur-mesure, pas de place pour l’à-peu-près, on ne peut pas se louper… L’entreprise n’est plus la préoccupation principale de George depuis quelques temps. Ce n’est pas non plus Betty, une étudiante travaillant pour lui et devenue sa maîtresse. Non, sa préoccupation principale est la fauconnerie. Il s’est mis dans la tête de domestiquer des rapaces… mais, une nouvelle fois, la deuxième, c’est un échec, l’épervier qu’il avait capturé vient de trépasser alors qu’il tentait de l’affaiter. C’est sa sœur, Precious, qui le lui annonce. En effet, George possède une belle maison, gage de sa réussite, où il a recueilli sa sœur quand elle a été abandonnée par son mari. Où il a recueilli sa sœur et son neveu, Fred, la cause du divorce de celle-ci, puisqu’il n’est pas comme tout le monde. Une différence qui a effrayé le père. Mais George apprécie Fred. Un jeune homme de vingt-deux ans qui ne parle qu’avec parcimonie et prodigue un mot à la fois, mot rarement en rapport avec l’échange en cours. Cela convient parfaitement à George, qui apprécie le calme de la compagnie de son neveu. Son calme et sa très grande maîtrise de toute chose. Il marche, fume, boit, avec une très grande élégance, une très grande aisance… Sa seule difficulté réside dans l’usage du langage et, de fait, dans la communication. Un langage d’ailleurs mis en exergue par le romancier au travers d’une citation de Flaubert.

La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.

A peine remis de la perte de son épervier, George part avec Fred capturer un nouveau rapace. Malgré l’opposition de sa sœur et de la plupart de ceux qui l’entourent, car, pour dompter les deux premiers rapaces, il les avait enfermés dans un placard et les avait affamés, pour les forcer à manger perchés sur son bras… Une opposition teintée de dégoût, voire d’écœurement, le traitement qu’il a fait subir aux oiseaux passant pour de la maltraitance ou de la torture aux yeux des autres. Mais George tient à affaiter, c’est-à-dire à domestiquer un rapace, à lui apprendre ce qu’un bon fauconnier sait faire. C’est sa nouvelle passion, découverte dans les livres et qu’il veut mettre en pratique… George et Fred se rendent dans une prairie et, contre toute attente, parviennent à capturer un faucon, un vrai, pas un petit rapace comme ceux qu’il avait eu jusqu’ici et que les autres s’obstinaient pourtant à prendre pour un faucon. Cette fois, c’en est bien un.

Le lendemain de la capture, au matin, George retrouve son neveu mort dans son lit. Aucun lien entre les deux événements, pas d’énigme derrière cela, juste un fait. Le jeune homme s’est noyé suite à une fuite dans son matelas d’eau. Alors que des dispositions doivent être prises, que sa sœur perd la tête, George décide malgré tout d’affaiter son faucon. Un affaitage qui passe par au moins deux jours et deux nuits sans manger et dormir, pour l’animal comme pour le fauconnier, deux jours et deux nuits attachés l’un à l’autre, pour convaincre le rapace de se percher sur l’avant-bras de son maître… Le moment est mal choisi et l’incompréhension s’installe. Une incompréhension qui peut mener à l’hystérie… Ce que l’on ne comprend pas devenant facilement de la folie.

Tout le monde devenait fou autour de lui, et il avait l’impression que cette folie était en germe depuis toujours, qu’elle poussait sous la surface en attendant d’éclore. Et maintenant, l’abcès était crevé.

George est décidé au dressage. Quitte à couper les ponts avec ses proches, le temps nécessaire, quitte à passer pour fou. Il y a un prix à l’assouvissement de toute passion.

Il y a un dressage pour tout […]. C’est pour ça que les pays ont des présidents, que les armées ont des généraux, que les universités ont des professeurs […] et que le peuple a Dieu.

C’est un superbe roman de Crews que ce Faucon va mourir, titre reprenant les paroles prononcées par la sœur de George au tout début du roman quand elle lui annonce la fin de l’épervier qu’il tentait d’apprivoiser. Un superbe roman d’une grande simplicité, ce qui semble bien souvent si difficile à atteindre. Une grande simplicité formelle et une grande richesse de fond. Allant du contemplatif au psychologique. Le roman pourrait sembler n’être que ce que j’ai décrit plus haut, l’affaitage d’un rapace envers et contre tout, en trois parties, Piégé, Dressé puis Envolé, mais il s’agit également d’un long questionnement de George… un long dialogue intérieur aux multiples ramifications et conséquences. Un long dialogue intérieur, la recherche d’une autre forme de lien avec les êtres, qui va modifier son image auprès des autres. Un prix à payer.

George se pose déjà la question de ce qui peut bien se passer dans la tête de son neveu. Il se la pose pour son faucon. George veut assouvir sa passion pour la fauconnerie, pour créer un lien avec ces rapaces si indépendants, si inaccessibles. Veut-il devenir inaccessible à son tour ?

Assouvir sa passion, tenter de vivre ce dont on rêve, cela semble être un point commun entre les romans de Crews. Vivre ce dont on rêve dans une société où l’incompréhension règne, où la communication provoque cette incompréhension, où les repères ont changé et où en trouver de nouveaux relève de la gageure.

Et même si la fin peut paraître heureuse, positive, elle est pour moi ouverte. On ne sait pas ce qu’il advient. Au final, le constat de George quand à ses grandes aspirations est quelque peu amer. Le prix à payer n’est pas seulement pour lui, il n’est pas le seul à être dévoyé dans l’entreprise…

L’année suivante, Crews poursuit son parcours avec La malédiction du gitan.

Harry Crews, Herman Mack et la Maverick

En 1972, le cinquième roman d’Harry Crews est publié, comme les précédents, par William Morrow. Il s’intitule Car. C’est le premier à être traduit en France, par Maurice Rambaud ; d’abord sous le titre Superbagnole, chez Albin Michel en 1974, il retrouve son titre original chez Gallimard en 1996, au moment où d’autres de ses romans font l’objet d’une traduction. A ce jour, ses troisième et quatrième romans ne sont toujours pas publiés dans notre langue. Pour le troisième, Les portes de l’Enfer, ça ne saurait tarder.

Après que son père Easy Mack ait mis fin à sa dernière lubie, un musée de voitures abîmées ou passées de mode, au milieu d’Auto-Ville, la casse familiale, pour rappeler à chacun les souvenirs qu’il a de tel ou tel modèle, romantique ou tragique, Herman se lance dans une nouvelle aventure. Il se lance dans cette nouvelle aventure sans que son frère jumeau, Mister, ou sa sœur, Junell, ne Car (Albin Michel, 1972)comprennent d’où lui viennent ses idées… Cette fois, il va manger une voiture. Pas n’importe laquelle, une Ford Maverick, une voiture devenue culte. Ce que ne savait d’ailleurs pas Crews au moment d’écrire son roman.

La performance d’Herman aura lieu dans la ville voisine de Jacksonville, Floride. Dans un hôtel, le Sherman, géré par Mr Edge. L’affaire a été bien menée et le public se passionne pour le défi. Herman pose à la devanture de l’hôtel, sur une marquise, à côté de l’auto qu’il va ingurgiter. Puis le moment arrive, celui d’avaler le premier morceau et toute la famille se trouve réunie, parmi une foule impressionnante, galvanisée.

Le pays fabriquait plus de voitures que de gens chaque année, et ces foutues voitures, il fallait bien qu’elles échouent quelque part.

Junell, la sœur, se voit même rejoindre par son amoureux platonique, passionné comme elle par les voitures et les moteurs. Joe est flic, dans la brigade de l’autoroute, il accepte une mutation pour protéger Herman et se rapprocher de Junell. Mister veut que son père comprenne Herman, qu’il s’intéresse à lui et qu’il perçoive également les retombées sonnantes et trébuchantes que la performance peut apporter à la famille. Famille à laquelle s’ajoutent Mr Edge particulièrement impliqué dans l’événement, le spectacle qu’il coordonne, met en scène et produit, et Margo, la prostituée de l’hôtel qui se rapproche d’Herman…

Les motivations des uns et des autres ne sont pas les mêmes. L’automobile est au centre, ou régit la vie de chacun d’entre eux… Margo qui a depuis toujours cédé aux voitures plutôt qu’à leurs propriétaires et qui voit en Herman un sauveur, celui qui peut vaincre ces maudites machines la tenant à leur merci, elle pourrait ainsi s’affranchir de sa faiblesse… Junell qui peut enfin assouvir ses fantasmes avec Joe dans cette Maverick que son frère ingurgite petit à petit. Mister qui se fait l’associé de Mr Edge et négocie les contrats, il devient même le présentateur de l’ingurgitation quotidienne, par son frère jumeau, d’un morceau de l’automobile. Un événement, avec l’évacuation du morceau avalé la veille, qui draine une foule impressionnante, passionnée.

Nous sommes une nouvelle fois dans cette société du spectacle, cette société se cherchant une nouvelle religion, que Harry Crews ausculte à chaque roman. Une société où tout peut devenir exhibition, où l’exposition de chair humaine, l’exploitation de talent hors norme, comme dans ses deux premiers romans, ou la passion de l’homme pour la machine comme dans celui-ci, confine à la folie, l’obsession des foules. Une passion qui peut rendre accroc. Qui peut donner l’envie de se fondre en elle ou de la fondre en soi.

Ses yeux étaient remplis de voitures. Elles se poursuivaient et luttaient de vitesse dans le moindre de ses muscles et de ses tendons. Des buggies se ruaient sur les grèves californiennes de ses pieds ; de robustes jeeps équipées de quatre roues motrices et de pneus à neige gravissaient les montagnes du Montana de ses hanches ; des décapotables rutilantes, racées, ronronnaient, capotes baissées, au soleil de l’Arizona de son bras gauche ; des taxis sales, fonctionnels et retors, se battaient furieusement pour la vie dans le New York de sa tête.

Un personnage se place toutefois à l’écart de tous, un personnage qui n’avait vu dans sa passion pour l’automobile qu’un moyen de subsistance, l’intérêt pour une mécanique et qui, en transmettant cette passion à ses enfants, l’a sentie se transformer. Se dévoyer. Devenir obscène. C’est, bien sûr, Easy Mack qui finit par rentrer dans son cimetière de voiture.

Il avait dit que l’automobile serait leur salut. A l’époque lointaine où Junell, Herman et Mister étaient tout petits et où leur mère était encore de ce monde, il avait affirmé que l’Amérique était un pays de V-8, de moteurs à essence et à refroidissement par eau, et que l’avenir appartenait à ceux qui croyaient en l’avenir de la voiture. C’était à cela qu’il avait cru pendant ses années de mécanicien de campagne, et plus tard lorsqu’il s’était fait embaucher comme contremaître chez le concessionnaire de Waycross en Géorgie, de même qu’il y croyait encore lorsque, saisissant la chance au vol, il avait acheté les quarante-trois arpents et lancé Auto-Ville ; et il y croyait toujours, même si maintenant une épave, une fois passée à la presse et embarquée sur la péniche, ne rapportait pas plus de cinquante cents pour cent livres.”

Harry Crews nous offre une nouvelle fois un roman singulier, un roman sur une société malade d’elle-même. Dans un style toujours aussi impeccable, remarquable. Un style nous instillant toute la nausée que notre monde peut inspirer. Tout son côté délétère.

L’œuvre si remarquable, hors norme, de Crews se poursuit l’année suivante avec Le faucon va mourir.

Harry Crews, Fat Man et Dolly au pays du phosphate

Le deuxième roman de Harry Crews paraît aux Etats-Unis en 1969, il s’intitule Naked in Garden Hills. Il nous parvient en 2013, traduit par Patrick Raynal, devenu Nu dans le jardin d’Eden. Paru un an après son premier roman, Le chanteur de Gospel, il traverse l’Atlantique encore moins rapidement. La faute à une trop grande âpreté, une trop grande noirceur ?

Après la Géorgie, nous sommes cette fois-ci en Floride. Dans un périmètre de quelques hectares, duquel nous ne sortirons que grâce aux souvenirs de ceux qui n’y ont pas toujours vécu… et ils sont rares. L’endroit, c’est donc la Floride, entre Orlando et Nu dans le jardin d'Eden (Sonatine, 1969)Tampa, mais une Floride que nous ne connaissons pas, une Floride réduite en poussière après le passage de Jack O’Boylan. L’endroit, c’est Garden Hills, une ancienne mine de phosphate d’où les exploiteurs sont partis. Il ne reste plus là que les habitants d’avant, d’avant l’arrivée d’O’Boylan et de ses machines à réduire les cailloux en poussière pour en extraire le précieux minerai ; il ne reste plus là que quelques uns de ceux qui sont venus, attirés par l’argent du boulot que la mine proposait. Que ceux qui ont cru en ce qu’on voulait leur faire croire. Ils ne sont plus nombreux et ils traînent leur ennui et leur misère au milieu de la poussière laissée par O’Boylan en lieu et place des cailloux et de la terre qu’il y avait avant.

Une hiérarchie existe dans ce trou perdu, au bord d’une autoroute, au milieu de nulle part. Il y a ceux du fond de la mine et ceux qui vivent en hauteur. Il y a Fat Man et les autres. Fat Man qui continue à faire vivre ce monde clos. Fat Man est l’homme riche de Garden Hills, celui qui a hérité de son père, le dernier à avoir résisté aux propositions d’O’Boylan pour racheter son lopin de terre et celui qui, du même coup, a touché la jack-pot. Une superbe maison, en hauteur, et un contrat garnissant somptueusement son compte en banque. Il y a donc Fat Man et les autres. Fat Man, surnommé ainsi du fait de son obésité, de son vrai nom Mayhugh Aaron Junior. Le junior a disparu avec son père, au fond de la mine. Un père disparu peu de temps après le retour du fils prodigue, parti étudier à l’université et revenu sans diplôme…

Outre Fat Man, on croise Jester dans la fosse. Jester qui navigue entre le bas et le haut, qui est au service de Fat Man. Jester, ancien jockey, partageant sa vie avec Lucy, une femme qui l’adore pour la perfection de son corps. Un corps petit format. Tous les jours, Jester traverse la fosse de la mine pour rejoindre Fat Man, le nourrir, le peser, le laver. La vie de Fat Man réside dans la nourriture et la prise de poids, une vie de reclus. Une marque de réussite, de richesse pour les autres habitants de Garden Hills.

Le troisième personnage important est Miss Dolly, ex-reine du phosphate de Garden Hills. Une reine de beauté qui le fut très jeune et qui, après être partie pour New York, vient de revenir.

Sa beauté était au-delà de toute convention. C’était vrai que, sa peau était belle, ses hanches larges et profondes, ses cheveux dorés et ses dents parfaites. Toutefois, la somme des parties était plus que leur addition, mais était également différente des parties prises individuellement. Elle le voyait dans les yeux des hommes. Elle le voyait depuis qu’elle était encore qu’une enfant. On ne l’aimait pas, on la violait ; on ne la caressait pas, on la mordait. Elle faisait penser à un lit défait dans une chambre obscure. Elle était la chose qui n’était jamais satisfaite dans l’âme des hommes, la bête dans la jungle de chaque mâle. En conséquence, tous les hommes voulaient la posséder, mais aucun ne voulait la garder.

Miss Dolly a fait tourner les têtes de tous les hommes depuis son plus jeune âge, elle a gagné son argent de poche en acceptant les caresses de tous les hommes de Garden Hills. Des caresses osées, poussées, mais qui ne l’ont jamais déflorée. Sa virginité préservée est sa force, une virginité préservée malgré son séjour new yorkais et la profession qu’elle y a exercé, go go danseuse… Depuis son retour, Dolly a décidé de prendre en main Garden Hills, le transformant en spectacle pour les badauds qui s’arrêtent sur l’aire d’autoroute surplombant la mine, Reclamation Park, l’aire de la réhabilitation. Et la réhabilitation passe par les jumelles payantes installées pour permettre d’observer la vie des habitants de Garden Hills. Une vie que Dolly met en scène… Une vie que Dolly programme, une vie factice, juste pour le spectacle.

Nous assistons à la transformation de l’ancienne mine, sa prise en main par Dolly. Les habitants acceptent petit à petit cette transformation, se prêtent aux volontés de l’ex-miss, une nouvelle manière de gagner leur vie. Car à Garden Hills, depuis le départ de Jack O’Boylan, plus personne ne vivait normalement.

Jack O’Boylan est le grand absent du roman, parti juste avant que son intrigue ne débute, il hante encore les esprits. Les seuls à ne pas avoir vécu sous sa coupe son Jester et Lucy. Observateurs extérieurs.

Comme pour son premier roman, Harry Crews décrit une communauté dominée par la figure d’un homme, en incarnant tous les espoirs, Jack O’Boylan succède au chanteur de gospel, un industriel succède à un artiste. Mais la force, le pouvoir de l’argent sont toujours au centre de l’intrigue. Fat Man en incarnant une version nouvelle. Il y a également, de nouveau cette figure de femme, Dolly succédant à MaryBell. Des femmes voulant racheter les péchés, des femmes prêtent à payer d’elles-mêmes… dont les destinées sont pourtant bien différentes.

Et Crews nous offre la vue de ce petit monde qui accepte d’évoluer pour se conformer à de nouvelles exigences, celles du monde du spectacle. Une société poussée au changement après le départ de l’homme providentiel, sa disparition et, du même coup, la disparition de ce en quoi elle avait toujours cru. Cette petite société passant du business au show business, deux mondes qui s’affrontaient déjà dans le premier opus du romancier. Tout bascule lentement, non sans grincements et résistances, jusqu’à un final qui offre une apothéose à ce roman prenant, glaçant. Harry Crews nous sert une histoire marquante, la description d’un monde en marge qui tente de trouver sa place, de s’en faire une. Un monde en marge tellement proche du nôtre, tellement semblable à celui que nous connaissons. Ses personnages pourraient passer pour des monstres de foire, des freaks, tant ils nous ressemblent…

Les deux ouvrages suivants de l’auteur ne sont pas traduits dans notre langue. Pas encore en ce qui concerne l’un d’eux, le troisième, puisque Sonatine s’apprête à le sortir, This thing don’t lead to Heaven devenant Les portes de l’Enfer, à nouveau traduit par Patrick Raynal. La traduction qui nous est ensuite parvenue est celle de Car, publié en 1972.

Harry Crews, MaryBell et Enigma

En 1968, paraît aux Etats-Unis le premier roman d’Harry Crews, The Gospel Singer. Il nous parvient seulement en 1995, traduit par Nicolas Richard, sous le titre Le chanteur de Gospel. Pour un premier roman, c’est une réussite.

A Enigma, Willalee Bookatee Hull est en prison. Il observe la rue principale depuis sa cellule. Une banderole accapare son attention, celle qui souhaite la bienvenue au Chanteur de Gospel, l’enfant du pays, une nouvelle fois de retour. Willalee Bookatee, comme tout le monde en ville, attend avec Le chanteur de Gospel (Gallimard, 1968)impatience que le chanteur débarque. Il sera sûrement le seul à pouvoir l’aider à comprendre ce qui l’a poussé là. A comprendre pourquoi MaryBell Carter est morte sous soixante-et-un coups de pic à glace. MaryBell était également une enfant du pays, une jeune fille exemplaire, admirée de tous pour son implication dans la vie de la ville. Une jeune fille qui faisait fantasmer tous les hommes tant elle était belle, un corps à l’image de son âme.

L’attente de Willalee est la même que la plupart des habitants de la ville et ce pour diverses raisons. Gerd, le frère du chanteur, voudrait partir d’Enigma et voit dans la venue de ce dernier une opportunité pour quitter la ville. La mère de MaryBell voudrait qu’il chante pour sa fille, seul avec elle dans le salon funéraire où elle l’a faite embaumer ne sachant pas combien pourrait durer l’attente avant l’arrivée du Chanteur. D’autres habitants s’impatientent également, notamment parce que le chanteur de gospel peut guérir les corps et convertir les âmes… MaryBell fut la première d’une longue série.

Il finit par arriver, escorté par Didymus, son agent, chauffeur, confesseur et conseiller. Et l’atmosphère pesante se confirme. Le temps tourne à l’orage, le chanteur est assailli par la foule qui veut des miracles… Sa voix est si pure qu’il ne peut être qu’un envoyé de Dieu.

Chaque homme invente le monde et en justifie chaque chose par son propre miracle, de même que chaque homme est convaincu que son nom apparaît en premier sur le parchemin des Cieux.”

Harry Crews nous décrit une ville du sud des Etats-Unis, de Géorgie, dans laquelle tout est lourd. Le chanteur est originaire d’une famille plus que modeste, éleveuse de porcs, dont personne n’aurait imaginé qu’elle puisse enfanter un tel homme. Beau, admiré. Il est originaire d’une ville qui n’a rien pour elle et son succès a suscité bien des envies et des fantasmes, à l’image de cette foire aux monstres qui suit désormais chacun de ses déplacements. Une foire aux monstres dirigée par un nain au grand pied.

Dans cette ville, la religion provoque bien des excès, la nécessité rendant crédule. Mais les croyances ont besoin de concret, Dieu n’ayant pas épargné le coin, et le chanteur est devenu, bien malgré lui, l’incarnation des croyances, de toutes les espérances. Un énorme poids pèse sur ses épaules, lui qui n’a vu au départ dans le Gospel qu’un moyen de s’échapper de sa ville et de s’enrichir. Qu’un moyen d’être adulé… Le voici adulé au-delà du raisonnable.

Les hommes pour qui Dieu est mort s’idolâtrent entre eux.”

Harry Crews nous décrit une ville où tout est excessif, où les hommes semblent habités par la folie. Où le chaos règne et où la mort de MaryBell a libéré une certaine violence. Il nous le décrit d’une manière qui pourrait être loufoque, qui est déjantée et qui devient inquiétante, car même l’humour peut provoquer l’angoisse.

Personne n’est ce qu’il semble être, l’image que les uns et les autres se sont construite a plus de force que ce qu’ils sont réellement. Il faut se conformer au désir de la foule mais cela devient parfois impossible, excessif. La croyance populaire peut prendre des formes effrayantes, affolantes, et le drame monte au fur et à mesure. Il ne se passe pas beaucoup de choses mais l’atmosphère se fait à chaque page plus oppressante. Les événements sont inéluctables. Personne ne peut fuir sa souffrance.

“La souffrance est le plus beau cadeau que Dieu ait transmis à l’homme.”

C’est un premier roman excessif, déjanté, allumé et prenant qu’a écrit Harry Crews. Un premier roman fascinant, sans pitié. Hors norme, ancré dans un univers déjà bien reconnaissable. Dans la vision d’un auteur. Un roman particulièrement réussi pour peu que l’on aime, que l’on goûte ce type d’ambiance. Ce ton si particulier. Un roman où les seuls gens normaux sont ceux que la société juge différents, qu’elle met au ban. Un grand roman.

L’année suivante, Harry Crews publie de nouveau. Ce sera Nu dans le jardin d’Eden.