En 1841, paraît dans le Graham’s Magazine un conte, une nouvelle, signée d’Edgar Allan Poe, intitulée Double assassinat dans la rue Morgue (The murders in the rue Morgue). Elle sera plus tard traduite par Charles Baudelaire en 1856.
On y voit apparaître un chevalier, Auguste Dupin, féru de logique et d’observation de ses contemporains et de leurs pensées. Ce chevalier s’installe avec un ami états-unien, le narrateur, dans un appartement parisien du faubourg Saint-Germain, ils adoptent un mode de vie qui leur permettra d’assouvir leur passion de la lecture. Un mode de vie qui les isole du reste du monde… Ne sortant qu’à la nuit tombée, fermant de lourds rideaux dans la journée pour ne pas être envahis par la lumière du jour… Mais cet isolement n’est pas complet puisque la lecture des journaux va faire entrer un fait divers dans leur cocon.
Un double meurtre fait la une de tous les journaux, la police se trouve rapidement dans une impasse, incapable de résoudre ce mystère. Deux femmes ont été découvertes chez elle, dans une pièce close, sauvagement assassinée. Les témoignages se contredisent, les suspects ne le restent pas longtemps.
Dupin fait alors appel à ses connaissances dans la police pour accéder aux lieux du crime… Nous avons auparavant pu approcher ses capacités à deviner les circonvolutions d’une pensée quand il explique au narrateur, lors d’une promenade, le cheminement qu’a suivi la pensée de celui-ci…
Dupin va réussir là où tout le monde se casse les dents grâce à ses grandes qualités d’observation et de déduction. Si Sherlock Holmes n’était pas arrivé plus tard, on pourrait croire à une sorte d’hommage. Les deux personnages ne sont pas absolument semblables mais leurs manières d’analyser les faits les rapprochent. Ils sont de plus accompagnés d’un acolyte qui va narrer leurs aventures, comme Poirot plus tard.
Ce que nous offre Poe avec ce premier duo, ce premier détective, ce sont les bases de ce que nous allons souvent rencontrer ensuite. Un détective qui gène la police aux entournures tout en lui étant d’un grand secours, qui mène son enquête comme en dilettante, juste pour confirmer son analyse de l’âme humaine.
En 1842, Dupin revient. Il revient et va nous offrir une aventure immobile. C’est Le mystère de Marie Roget (The mystery of Marie Roget).
Poe se sert de Dupin pour revenir sur un fait divers qui a passionné aux Etats-Unis. Comme bien d’autre après lui, il va revisiter une affaire qui n’a pas connu d’épilogue, qui est toujours non résolue… Une manière d’exorciser, comme, bien plus tard, James Ellroy ou David Peace ?
Cette fois, Dupin ne se déplace pas, il résout l’énigme de chez lui, sans bouger de son fauteuil.
Marie Roget est une jeune femme dont le cadavre a été découvert flottant sur la Seine. Tout comme Mary Rogers l’avait été sur l’Hudson… Le parallèle avec l’affaire états-unienne ne nous est d’ailleurs pas caché, les notes nous éclairant sur les véritables protagonistes et les lieux du crime originel. Dupin résout l’énigme de chez lui en s’aidant uniquement de la lecture des journaux. Il les lit ou les fait lire par le narrateur et analyse ce qu’il y a à prendre ou à laisser dans les différents articles, nous offrant au passage une leçon d’esprit critique vis-à-vis de la presse en cherchant les raisons qui auraient pu pousser une journaliste ou un rédacteur à privilégier telle ou telle piste, raisons pas toujours mues par la recherche de la vérité.
C’est un autre pan de ce qui fait le sel de bien des romans policiers ou noirs, l’usage de la presse, de sa prose et de son envie de vendre en racolant parfois, que nous offre Poe. Un usage qu’il pousse bien loin puisqu’en prenant ses distances, Dupin finit par séparer le bon grain de l’ivraie et proposer une solution à l’énigme non résolue.
Quand il fouille l’esprit humain, Dupin fouille celui des témoins, comme dans le Double assassinat… ou celui d’autres personnages tout aussi importants, ces messieurs les journalistes. Pour compléter son exploration, il va, dans un troisième volet de ses aventures, s’intéresser à la police.
Le troisième et dernier opus voyant apparaître Dupin et son narrateur s’intitule La lettre volée (The purloined letter) et est publié en 1845.
Comme je l’ai dit plus haut, Dupin va, cette fois, s’attaquer à l’esprit des policiers. Dans chacune des nouvelles où il apparaît, le chevalier s’applique à atteindre la vérité en étudiant les schémas de pensées humains. Après s’être joué de l’imagination qui peut fausser la perception de la réalité dans le Double assassinat dans la rue Morgue puis de l’esprit des journalistes à la recherche du sensationnel dans Le mystère de Marie Roget, il se méfie du cheminement mécanique du raisonnement dans les investigations policières.
C’est le préfet G. qui demande l’aide de Dupin dans une affaire délicate. Le voleur est connu mais il n’a pu être confondu au moment de son forfait parce que cela aurait mis en position délicate la victime. La lettre volée comporte, en effet, des informations qu’il vaut mieux ne pas divulguer pour le bien de certaines personnes. L’affaire est délicate et la lettre se révèle par la suite introuvable malgré les perquisitions en profondeur menées par la police.
Dupin va, un fois de plus, résoudre l’énigme en se jouant des apparences et en se méfiant des évidences. Il va également vaincre l’esprit retord du voleur, un esprit brillant. Outre la police, Dupin se mesure donc à un adversaire à sa taille… figure classique de bien des énigmes policières que nous avons pu lire depuis.
En trois nouvelles, Poe et son personnage de détective dans un Paris quelque peu imaginaire auront balayé un large éventail de situations possibles et de manières de résoudre une énigme. Le champ de l’énigme policière était défriché, il ne restait plus qu’à quelques illustres écrivains à approfondir et faire évoluer le genre vers différents horizons. Quand je dis “il ne restait plus”, la tâche n’était pas si simple et il fallut bien des talents encore pour enrichir cette littérature… et parvenir jusqu’à nous.