Bret Easton Ellis a été publié très tôt. Les traductions en français de ses romans sont arrivés très vite, très peu de temps après leur parution aux Etats-Unis, et ce dès son tout premier livre. Ce premier roman paraît alors qu’il a tout juste vingt ans.
C’est Moins que zéro (Less than zero), roman qui va de plus marquer une approche innovante. Cette approche n’est pas forcément nouvelle mais le succès fait d’Ellis l’un des fers de
lance de cette façon de s’inscrire pleinement dans son époque en n’hésitant pas à utiliser des noms et citer des personnes parfaitement réel. Certains ont depuis appelé ça le « name dropping » mais pour Ellis, ce serait peut-être réducteur. Il choisit également de raconter des histoires proches du milieu qu’il connaît, ses personnages ne sont pas pour autant couvés, protégés. Son premier personnage principal, Clay, est un double de lui-même, même âge, même départ vers l’Est pour ses études dans des universités qui se ressemblent furieusement, l’une étant la réplique imaginaire de l’autre. Ellis nous décrit son retour pour les vacances à Los Angeles, son retour parmi sa bande d’amis, écumant les fêtes, assistant à une vie qui le laisse presque étranger, comme en retrait. Tout s’enchaîne, comme si la peur de l’ennui poussait à aller vers l’extrême, juste pour dire qu’on connaît, qu’on a déjà vu… Un snuff movie, MTV, de la drogue en veux-tu en voilà, des accouplements en tout genre. Brest Easton Ellis nous offre un portrait glaçant de la jeunesse dont il fait partie et jette déjà les bases de son œuvre, un regard désabusé, l’impression d’être perdu tout en voulant faire croire que l’on maîtrise, que ce ne sont que nos choix qui nous guident.
Désabusé, désenchanté, voilà le regard qu’Ellis nous propose et, au final, c’est un roman angoissant, la sensation d’une perte, d’une incapacité à décider quoi que ce soit… Dans un style, une narration, hallucinés, hallucinants. Hallucinatoires.
Son deuxième roman ne va pas renier le point de vue adopté dans le précédent. C’est en 1987 qu’il paraît et c’est comme un écho du premier… Les lois de l’attraction (The rules of attraction) nous raconte la vie sur un campus, celui évoqué dans le premier opus, au travers de trois étudiants. Après le versant retour chez soi, on a maintenant le versant nouvelle vie
loin de tout et de nouveau, c’est un véritable mal-être que nous décrit Ellis. Ces trois étudiants sont déglingués, désabusés, avant l’heure, avant l’âge. Il nous les décrit de nouveau sans prendre de gant, sans rien nous épargner, sans joie. Car le bonheur, le plaisir, ne semblent à aucun moment faire partie du programme, il faut juste vivre et ça n’a rien de réellement plaisant, car vivre, cela veut dire se coltiner aux autres, à certaines exigences… Le monde d’Ellis, son univers, se confirme, s’affirme avec ce deuxième roman plus abouti au niveau du style, mais également peut-être plus froid, plus distancié.
Avant le fameux troisième roman, c’est de nouveau un roman important, un roman qui chamboule et nous décrit cette jeunesse (une certaine jeunesse) des années 80 et cela n’annonce rien de bon…
Le troisième livre d’Ellis est celui qui l’assoit définitivement au rang d’écrivain incontournable de son époque. Avec American Psycho, Ellis nous sort du monde estudiantin pour nous
emmener dans celui des cadres supérieurs new yorkais. De ces jeunes gens qui ont tellement de pouvoir, d’argent, et qui vivent à cent à l’heure, qui se plongent dans toutes les occupations par peur de s’arrêter, sûrement, par peur de l’ennui, certainement. Mais le narrateur et personnage central ne se contente pas des soirées saupoudrées de coke, des exercices à répétition dans les clubs de remise en forme, il s’attaque également à ses semblables beaucoup plus directement, ne nous épargnant rien, nous gratifiant de tous les détails et nous exposant par la même occasion ses conceptions des choses, ses préférences musicales… C’est un véritable passage en revue d’une certaine frange de ces Etats-Unis triomphants des années 80-90 qu’Ellis nous offre. Un passage en revue qui nous entraîne dans un rythme, un tourbillon, affolant, effrayant. Entre deux études sur un chanteur ou un groupe en vogue, il nous raconte en longueur ses nuits et ses soirées passées à trucider son prochain avec autant de détails que pour les soirées avec ses amis si tant est qu’on puisse les appeler ainsi, car tout est factice. Il n’est question que d’affrontement, de mensonges et de compétition dans tous les compartiments de la vie de Patrick Bateman. Les sentiments ne sont que de pure forme, factices. Effrayant, nauséabond. Incontournable.
Il faut attendre trois ans l’arrivée de l’opus suivant. Zombies (The informers) paraît en effet en 1994 et il s’agit d’un recueil de nouvelles par forcément postérieures à American Psycho.
Des nouvelles qui vont nous remettre sur le tapis tout ce monde qu’Ellis s’acharne à dézinguer parce qu’il est peut-être le plus représentatif de l’époque. On navigue de nouveau entre antidépresseurs, drogues, ennuis que l’on aimerait tant éviter, ne pas connaître… Un recueil de nouvelles qui nous replonge dans cet univers dont nous nous délectons sûrement en nous disant que nous n’en sommes pas. En décrivant avec de tels détails la société, Ellis nous décrit un monde qui nous est étranger, un monde que l’on n’observe que de loin avec la même fascination et la même froideur que l’auteur états-unien. Un monde qui est pourtant une des composantes du nôtre…
Glamorama, roman suivant American Psycho, atterrit sur les gondoles en 1998. Victor Ward n’a pas l’intelligence, les capacités de raisonnement de Patrick Bateman
mais il tente de faire son trou dans le même monde où l’apparence a autant d’importance que certaines convictions, certaines pensées. Il se retrouve empêtré dans un univers glauque et peu enviable. Comme pour les précédents, la réalité et la fiction se mêlent, les personnages imaginaires et les personnages réels, à tel point que Victor Ward, tout autant que nous, ne parvient plus à distinguer le vrai du faux, le réel du factice… Nous sommes sans cesse ballotés avec Ellis au chœur de cette description d’un monde que l’on s’acharne tellement à nous montrer ailleurs, partout, que l’on s’acharne tellement à nous exposer, qu’on ne sait plus s’il est tel qu’on nous le décrit sur papier glacé ou un immense fantasme. Fantasme plutôt cauchemardesque. De nouveau, c’est sanglant et clinquant.
Il faut s’accrocher pour avancer, il est tellement difficile parfois de s’intéresser au superficiel et de le décrire qu’on a l’impression qu’Ellis pourrait sans arrêt s’effondrer… Ça n’est jamais le cas.
Lunar Park va pousser la logique d’Ellis un cran plus loin. La part du vécu dans ses romans n’est jamais bien claire, on se demande sans arrêt si c’est un témoignage qu’il nous offre ou s’il fait uniquement œuvre de fiction. La réponse se trouve sans doute entre les deux. Mais lorsque paraît le roman, en 2005, on peut enfin lire l’histoire de Bret Easton Ellis lui-même.
Une histoire inventée et dans le même temps imbriquée étroitement dans le réel. L’image qui est la sienne dans les médias, l’image avec laquelle il a joué, ce monde d’apparences qu’il n’a cessé de dénoncé, d’attaquer, deviennent un objet de fiction. Dans cet opus qui peut parfois faire penser à Stephen King, entre autre, Ellis nous offre en pâture ce qu’il est devenu, ce qu’il aurait pu devenir. C’est un roman au bord de la folie, au bord du gouffre, si près que l’on se dit qu’il ne pourra qu’y sombrer… Mais une fois de plus, Ellis écrit un grand roman, un roman malade de son époque, un roman marquant. On ne peut sortir entier, tel qu’on l’était avant leur lecture des fictions de cet auteur. Il faut l’accepter, avoir envie de se faire bousculer, de se laisser embobiner dans des histoires à la limite d’un narcissisme puant. Ça n’est jamais le cas. Bret Easton Ellis demande un véritable effort, et au-delà de cet effort nous récompense avec la certitude de nous donner à lire des romans uniques, ne s’approchant, ne ressemblant, véritablement à aucun autre.
Suite(s) Impériale(s) (Imperial Bedrooms) vient de paraître et j’y reviendrai quand je l’aurai lu… Pour l’instant, pour ceux d’entre vous qui ne l’ont pas encore lu, n’hésitez pas, un tel auteur est rare.