John Harvey, Frank Elder dernière

En 2014 du côté de Nottingham, en 2015 par chez nous, nous avions vu arriver sur les étagères des librairies ce qui était annoncé comme le dernier roman de John Harvey, Ténèbres, ténèbres. C’est ce que le romancier avait confirmé ensuite. Il concluait alors sa série sur Charlie Resnick et annonçait qu’il allait voguer vers d’autres horizons littéraires.
Pourtant, en 2018 est paru un quatrième opus d’une autre série, celle consacrée à Frank Elder. Quatrième opus de ce que j’avais cru être une trilogie, les trois romans, De Chair et de sang, De Cendres et d’os et D’Ombre et de lumière,consacrés à ce flic à la retraite ayant été publiés à la suite, le fait qu’il s’en soit éloigné m’avait fait penser qu’il n’y reviendrait pas. Le titre de ce nouvel épisode, de l’autre côté de la Manche, est Body and Soul. Il vient d’arriver aux devantures des meilleures dealers de bouquins du pays sous le titre de Le Corps et l’âme, après être passé sous la plume traductrice de Fabienne Duvigneaux. On ne change pas les bonnes habitudes avec un titre qui fleure bon le jazz si prisé par Resnick, moins par Elder, et le standard des années 30 que les amateurs connaissent sans doute à travers les versions qu’en ont donné Ella Fitzgerald ou Billie Holiday.

Dans sa Cornouailles d’adoption, Frank Elder accueille Katherine, sa fille. Ses visites ne sont pas si fréquentes pour qu’il ne savoure pas ce moment. Même si il ne peut s’empêcher de redouter la raison qui l’a poussé à venir chez lui pour quelques jours. En effet, des bandages à ses poignées ne le rassurent pas. Son caractère étant ce qu’il est, il ne peut s’empêcher de demander ce qu’il s’est passé… Il ne réussit pas à tirer les vers du nez de Katherine et elle repart pour Londres plus tôt que prévu.
Après une petite enquête, il réussit à comprendre qu’elle a vécu une liaison avec un peintre ayant une certaine renommée et que ça ne s’est pas bien fini.
Nous apprenons en parallèle comment la rencontre a eu lieu, Katherine devenue modèle pour des cours de dessins, repérée par Anthony Winter, sollicitée pour poser pour lui, des nus plus dérangeant. Après avoir refusé, elle finit par accepter.
Tentant de vivre sa vie habituelle, entre balades et concerts dans des pubs donnés par une bande dont il s’est rapproché de la chanteuse, entre soirée avec Vicki, la chanteuse justement, ou Cordon, flic du coin. Mais Elder ne peut pas ne pas se mêler de ce qui le chamboule et l’état de sa fille ne le rassure pas, tombée dans la surconsommation d’alcool puis la scarification, il voudrait se raisonner mais c’est plus fort que lui.
Réussissant à assister au vernissage de la dernière exposition de l’artiste, découvrant les tableaux qu’il a peint de sa fille, il ne peut se contenir et lui envoie son poing dans la figure tant qu’il le peut avant d’être lui-même molesté par le service de sécurité de l’exposition.

Nous sommes de retour dans la vie d’Elder et l’univers de Harvey. Cordon, le flic du coin, nous est familier, croisé dans Le Deuil et l’oubli puis Lignes de fuite. Comme toujours Elder ne supporte pas l’inaction et il s’emporte facilement, les nerfs à fleur de peau, plus sanguin que Resnick. Quand, à travers les tableaux de Winter, il revoit le calvaire subi par sa fille sept ans auparavant, toutes les souffrances qu’il n’a jamais réellement surmontées affleurent de nouveau. Pour elle aussi.
Quand le peintre est retrouvé mort dans son atelier, l’histoire prend une autre tournure. L’enquête gravitant autour de sa fille le mobilise. Avant qu’une autre ne tombe, éprouvante, concernant une évasion et pour laquelle il est sollicité, Elder continuant de temps à autre à prêter main forte à ses anciens collègues. Comme Resnick.
L’univers d’Harvey est là, donnant toute sa place à l’enquête menée par Alex Hadley, une enquêtrice à la tête d’une équipe de la criminelle. Il laisse également toute sa place à son personnage récurrent difficilement maître de ses émotions, abîmé, faisant encore une fois des allers et retours entre la Cornouailles et Londres ou Nottingham.

Ce livre est une madeleine de Proust, nous rappelant ce que nous avons lu du romancier, cette œuvre qui nous a tellement émus, captivés. Dont nous attendions chaque nouveau bouquin avec une certaine impatience et que nous savourions en attendant le suivant.
Cette une madeleine savoureuse, avec tous les ingrédients que nous aimions et toujours cette empathie, cet intérêt pour les sentiments dans un monde âpre, sans douceur autre que celles que l’on apprend à découvrir soi-même. Avec une pointe d’art, la peinture qui a déjà occupée le premier plan d’autres fictions que sa plume a concoctées.
Elder reste un cousin de Resnick moins maître de ses émotions, moins convaincu de l’intérêt d’essayer d’être policier dans le monde que nous connaissons.

Je ne sais pas ce que nous pouvons souhaiter pour la suite. Harvey reviendra-t-il nous distiller l’un de ses romans que nous aimons tant ou en a-t-il fini avec son œuvre romanesque, ces romans noirs que nous aimons ? Le temps d’un livre, il nous a en tout cas redonné ce plaisir que nous avions à le lire, rappelé quel auteur il est, si pétri d’humanité.
En a-t-il fini avec Cordon, un autre de ses personnages attachants, ou avec Grayson et Walker ? Je ne suis plus sûr. Les adieux vont-ils se poursuivre ?

John Harvey, Charlie Resnick dernière

En 2014, deux ans après son précédent roman, Lignes de fuite, et six ans après la dernière apparition de Charlie Resnick dans Cold in hand, paraît Darkness, Darkness. C’est la douzième et dernière enquête du policier de Nottingham, comme nous l’annonce son auteur en postface. Le roman est traduit l’année suivante par Karine Lalechère sous le titre Ténèbres, ténèbres.

 

Il neige sur le cortège qui accompagne Peter Waites à sa dernière demeure. Charlie Resnick est du nombre, lui qui a rencontré le défunt lors des grèves de 1984, chacun d’un côté, le mineur et le flic. Ils ont sympathisé, se sont voué une certaine estime et Resnick est naturellement présent pour ses funérailles. Il se souvient de leur première conversation lors de ces événements qui ont marqué tout un pays et qui planent encore au dessus des anciens comme le souligne la présence du syndicat des mineurs au grand mécontentement des enfants du disparu. La plaie est présente et Resnick ne sait pas qu’elle va se rouvrir un peu plus dans les jours qui vont suivre.

L’ancien inspecteur principal est désormais à la retraite mais il n’a pas pu raccrocher complètement et il fréquente encore les commissariats dans le cadre de la réserve citoyenne. Il mène des interrogatoires, classe des papiers, met des dossiers en ordre et continue de côtoyer ses anciens collègues. Il faut dire qu’il n’a plus que ça, redevenu célibataire par la force des choses et n’ayant plus qu’un seul chat des quatre qu’il avait encore six ans plus tôt. Six ans se sont en effet écoulés depuis la tragédie qui l’a frappé et qui le hante encore, qui nous a bouleversés et qui hante encore cette maison où il continue malgré tout à vivre.

Lors de travaux destinés à raser définitivement les dernières maisons d’un village de mineurs, Bledwell Vale, un corps est retrouvé, enterré sous une extension. Il s’agit de celui de Jenny Hardwick, disparue en 1984, épouse d’un mineur non-gréviste et militante engagée du côté des grévistes. Une figure, jusqu’à sa mystérieuse disparition quelques jours avant Noël. L’autopsie confirme ce qui était évident, elle a été assassinée.

 

Une enquête est ouverte mais l’affaire semble périlleuse et elle est confiée à Catherine Njoroge, ses supérieurs redoutant de la prendre en charge eux-mêmes. On lui refile la patate chaude en lui conseillant de ne pas faire de zèle. Pour former son équipe, elle décide de faire appel à un policier qu’elle a croisé six ans plus tôt et qui était actif à l’époque du meurtre et dans le coin en question, Charlie Resnick.

Catherine et Charlie et leur équipe multiplient les déplacements entre Nottingham et le nord du comté, à la recherche des protagonistes de l’époque qui, depuis trente ans, ont vécu bien d’autres choses, sont partis ailleurs pour certains, ont disparu pour d’autres. L’enquête ne s’annonce pas simple.

La narration alterne entre Charlie et Catherine, entre le présent et le passé. Jenny Hardwick était une femme forte, pleine de convictions, passionnées. Les relations avec son mari n’étaient pas évidentes, chacun d’un côté, gréviste contre non-gréviste. Tout dans le mouvement l’attirait, l’engagement, monter sur l’estrade pour prendre la parole, et jusqu’à l’un de ceux envoyés là pour faire nombre dans les piquets de grève.

Les manifestants viennent de partout, comme les renforts de la police, les mêmes procédés d’un côté comme de l’autre mais avec un objectif différent, pour des motivations opposées.

 

Comme il l’a fait de plus en plus au fur et à mesure des opus de la série, John Harvey approfondit le portrait de la victime, une femme comme bien des fois. Il approfondit ses personnages féminins, Jenny et Catherine tout particulièrement. Charlie est comme auparavant un témoin, un observateur actif cherchant avant tout à comprendre ses contemporains, cette fois de manière plus évidente puisqu’il ne dirige pas l’enquête. Il erre le reste du temps, un peu désemparé, écoutant les morceaux de jazz qu’il aime, mangeant ses sandwiches si particuliers, mais on sent moins d’enthousiasme, moins d’implication. La vie l’a déserté, il n’est plus là que pour les autres, loin de cette communauté vers laquelle il se tournait quand il en avait besoin…

Catherine et Jenny sont deux femmes fortes mais en même temps sensibles et fragiles. C’est une nouvelle fois la condition féminine que le romancier met en avant. Le rôle des femmes pendant les grèves de 1984, une nouvelle étape dans leur long chemin vers l’égalité, celles d’aujourd’hui devant malgré tout composer encore avec un emploi et des responsabilité tout en étant toujours traitées en inférieures dans les relations privées. La violence guette toujours les femmes et Jenny et Catherine en font chacune l’amère expérience.

 

C’est une nouvelle fois un roman fort et sensible au style classique et précis que nous offre Harvey. Un roman où les victimes sont si nombreuses, jalonnant une intrigue qui hésite, avance puis revient en arrière, comme l’enquête qu’elle décrit. La vérité est si difficile à trouver, enfouie dans des strates de non-dits, d’oublis plus ou moins volontaires.

C’est un roman dont on tourne les pages avec plaisir, que l’on a du mal à refermer, tant il est emprunt de cette humanité dont Harvey à fait preuve depuis le début.

Resnick a été abîmé depuis Cœurs solitaires, il a souffert dans sa chair et son cœur, mais il continue à avancer même si ce monde n’est plus tout à fait le sien, même si sa vie n’a plus vraiment de sens, pas celui qu’il avait un temps imaginé, rêvé. Au détour d’un chapitre, on apprend la mort de Millington, son ancien second, et c’est comme si son ancienne équipe avait définitivement disparue.

On gardera en souvenir un policier touchant, émouvant, et tellement humain, l’un des plus marquants parmi tous ceux que nous avons croisés au détour des pages d’un polar. Avec l’envie de dire toute notre gratitude à son auteur, merci M. Harvey (et merci David Peace de lui avoir donné envie de parler après vous de ces événements marquants).

John Harvey, Karen Shields, Cordon et le crime organisé

En 2012, John Harvey publie un dix-huitième roman sous son nom, Good Bait. Il nous arrive deux ans plus tard, traduit pour la première fois par Karine Lalechère, sous le titre de Lignes de fuite. Bien qu’en dehors de ses séries, Resnick, Elder ou Grayson et Walker, il reste dans l’univers du romancier, son titre original le souligne, référence à une chanson, et nous y retrouvons des personnages croisés précédemment.

Un corps a été retrouvé, sous la glace d’un étang, à Hampstead Heath, le corps d’un jeune homme. Karen Shields, réveillée en pleine nuit pour se rendre sur place, y croise son divisionnaire qui dînait dans le coin et en profite pour lui demander si elle n’est pas trop surchargée de travail. Il est vrai que les affaires s’accumulent, un double meurtre à Holloway, un meurtre par balle à Walthamstow et un autre meurtre à Wood Green. A l’approche de Noël, il n’y a pas de quoi s’ennuyer. Mais c’est son lot habituel. Epaulée par Ramsden, elle mène les différentes enquêtes. Le mort de Hampstead Heath a bientôt un nom, Petru Andronic, un moldave arrivé récemment à Londres.

En Cornouailles, Cordon, en charge de la police de proximité, est réclamé par une femme, Maxine Carlin. Bien que dans un état second, elle a tenu à le voir pour lui demander s’il pouvait l’aider à retrouver sa fille. Rose, qui se fait désormais appeler Letitia, a été proche de Cordon, promenant son chien pendant une période. Puis, cette drogue qui exerce son emprise sur sa mère l’a à son tour happée. Mais Letitia est majeure et ce type de recherche n’est pas du ressort de Cordon. Il essaie de rassurer Maxine, promettant vaguement d’effectuer quelques recherches. Il va s’y intéresser vraiment en apprenant la mort de Maxine, à Londres, passée sous une rame de métro.

Nous suivons les deux personnages en alternance. Karen Shields, déjà croisée dans De cendres et d’os puis dans Cold in Hand, dirige son équipe en s’impliquant dans les différentes enquêtes. D’autres vont s’y ajouter.

Cordon, croisé dans Le deuil et l’oubli, se colle à son affaire, en dehors du boulot. Il prend un congé sans solde pour en savoir plus sur Letitia puis l’aider à se protéger d’un homme, le père de son fils, qui ne veut pas qu’elle l’en sépare.

Nous passons de la Cornouailles à Londres, de l’Angleterre à la Bretagne pour une rapide incursion.

Karen Shields finit par hériter d’une affaire sordide, règlement de compte de règlement de compte, qui intéresse plusieurs services et qui se rapproche de celle de Cordon. Les enquêtes évoluent, en parallèle, les policiers se débattent sans toujours parvenir à avancer, ils patientent, espérant débusquer l’indice qui leur permettra de les résoudre. Les enquêtes avancent en parallèle, celle de Cordon et celles de Shields, sans jamais se rejoindre. Lorsqu’elles se croisent, les flics ne sont pas là…

C’est de nouveau un roman prenant, sensible, que nous offre John Harvey. Un roman délicat, qui prend son temps et laisse les relations entre les personnages évoluer, s’enrichir. Avec deux protagonistes principaux qui connaissent leur métier mais qui semblent beaucoup moins sûrs d’eux dans le privé, dans leurs sentiments, leurs désirs. Nous avions connu ces traits de caractère dans leurs apparitions précédentes. Leurs métiers ne leur permettant que difficilement d’avoir une relation suivie, à l’instar d’un Franck Elder ou d’une Helen Walker.

Cette indécision, cette difficulté à gérer leur vie intime, ne les empêche pas de faire preuve de patience et de caractère dans les enquêtes qu’ils mènent. Faisant preuve de la même compassion que leur auteur. Ou que celles et ceux qui les ont précédés sous sa plume.

Deux ans après ce roman réussi, John Harvey revient une dernière fois du côté de Resnick avec Ténèbres, ténèbres.

John Harvey, Helen Walker, Will Grayson, Ruth et des enfants qui disparaissent en série

En 2009, un an après le bouleversant Cold in hand et deux ans après la première apparition de Will Grayson et Helen Walker dans Traquer les ombres, les voici de nouveaux au premier plan d’un roman de John Harvey, Far Cry. Il nous arrive deux ans plus tard, traduit par Fabienne Duvigneau, sous le titre Le deuil et l’oubli. Un titre qui aurait pu être l’un de ceux de la trilogie Elder, dans sa version française, en tout cas, et l’un des Resnick dans sa version anglaise. Mais c’est bien un Grayson et Walker, le deuxième et dernier à ce jour.

Ruth, chez elle, sort une carte postale de son enveloppe après l’avoir prise dans un tiroir. Elle en lit le texte, un texte qu’elle connaît par cœur, une carte postale de Heather, sa fille, écrite alors qu’elle était en vacances en Cornouailles. Sa dernière carte. Puis Ruth part chercher Béatrice, son autre le-deuil-et-loubli-payot-rivages-2009fille, vivante celle-ci. Will Grayson s’apprête à partir au boulot après son footing matinal, laissant comme toujours sa vie de famille derrière lui. Quand il arrive au commissariat, Helen, son adjointe, l’attend comme d’habitude, assise sur le capot de sa voiture, buvant un café et fumant une cigarette. Elle lui apprend la sortie de prison de Mitchell Roberts, un homme qu’il avait arrêté quelques années plus tôt pour le viol d’une fille de douze ans. Un viol d’on Will est persuadé qu’il n’était pas le premier.

Mitchell devient l’obsession de Will, tellement choqué qu’on laisse en liberté un homme qu’il sent dangereux et capable de récidiver… il s’attache à suppléer aux manques de la police et le surveiller…

Le thème est là, explicite dès les premières pages. Un thème qu’Harvey a déjà abordé à plusieurs reprises, avec Resnick dans Off Minor et, plus récemment avec Frank Elder dans De chair et de sang. Après une ouverture sur Ruth puis Grayson, on suit leur vie de famille et leurs obsessions, Heather pour la femme et le criminel relâché pour le policier. Grayson cherchant des affaires non résolues dont Roberts pourraient être l’auteur, Ruth ressassant, ne parvenant pas à oublié la disparition de sa fille une douzaine d’années plus tôt…

Nous revenons d’ailleurs nous-mêmes dans le passé pour revivre ce choc que Ruth ne peut oublier, qu’elle ne veut oublier. Le choc et sa suite, sa séparation d’avec Simon, le père d’Heather, puis le divorce. Sa lente reconstruction, son remariage et cette deuxième fille qu’elle a eu avec Andrew… Nous revenons dans le passé et vivons l’accident qui a tout changé, les doutes de Cordon, le flic chargé de l’enquête… un flic obstiné dont la vie personnelle est faite d’incertitudes et d’une certaine solitude assumée…

Puis un nouveau bouleversement arrive…

C’est un livre particulièrement bien mené que nous offre John Harvey. Un livre prenant, haletant. Un livre qui vous tient, qui m’a tenu en tout cas, captivé. On sait, on sent ce qui va arriver. On sait en lisant les pages concernant la disparition d’Heather quelle en sera la conclusion mais ensuite aussi on sent, on sait, on devine même vers quelle conclusion on se dirige. On devine qui est le coupable mais, même en le sachant, on veut en être sûr et constater que je ne m’étais pas trompé n’a pas susciter de déception… peut-être ai-je fini par croire que j’avais eu une influence sur l’histoire, ou qu’une réelle complicité s’était installé avec le romancier…

Chaque personnage est intéressant. Will et Helen forment un duo agréable, bien trouvé. Entre Will, père de famille toujours pris entre son boulot et les siens, et Helen, célibataire se cherchant et ne trouvant pas toujours le partenaire attendu… Il y a également Lorraine, le femme de Will, une épouse idéale pour un flic, ayant du caractère. Et puis, il y a Ruth, personnage touchant, attachant. Ruth toujours sur le fil du rasoir, au bord de basculer dans la folie, ne voulant pas oublier sa première fille, mais s’accrochant à sa vie de famille, s’accrochant à la réalité, tandis que beaucoup d’autres à sa place auraient sombré…

C’est un roman d’une grande sensibilité, nous faisant ressentir les doutes et les colères de chaque personnage, ne faisant pas l’impasse sur les dommages collatéraux que peut créer une enquête de police et n’épargnant personne.

Helen Walker et Will Grayson forment décidément un binôme que l’on apprécie… comme souvent pour les personnages centraux des bouquins d’Harvey

Le roman suivant d’Harvey, Lignes de fuite, est publié trois ans plus tard. Il pousse sur le devant de la scène deux personnages secondaires déjà croisés, Cordon, l’inspecteur de Cornouailles de cet opus et Karen Shields, celle de Cold in hand et De cendres et d’os.

John Harvey, le retour de Charlie Resnick

En 2008, dix ans après sa dernière enquête, Charlie Resnick est de retour sous la plume de John Harvey. Il est de retour dans Cold in Hand qui nous arrive deux ans plus tard, traduit, pour cette fois, par Gérard de Chergé avec un titre inchangé. Un titre reprenant celui d’une chanson de Bessie Smith.

En ce 14 février, Lynn Kellogg est sur le chemin du retour. Un retour chez elle après une journée bien chargée, occupée notamment par une négociation avec un homme ayant pris en otage sa famille après avoir découvert l’infidélité de sa femme. Lynn est devenu négociatrice, entre autre, cold-in-hand-payot-rivages-2008depuis que nous l’avons quittée. Elle est également inspectrice principale, mais pour le moment, ce qui occupe ses pensées, c’est de rentrer chez elle et de pouvoir offrir le cadeau qu’elle a préparé pour la Saint Valentin, le DVD d’un concert de Thelonious Monk. Que pourrait-elle offrir d’autre que du jazz à celui qui partage sa vie, Charlie Resnick ? Alors qu’elle circule dans les rues envahies par les enfants sortant de l’école, elle répond à un appel concernant un affrontement entre deux bandes non loin de là où elle est… Une fois sur place, ne réussissant pas à attendre les secours, l’affrontement semblant s’envenimer, elle intervient et sépare deux filles qui se battent au milieu du cercle formé par les autres. Mais, alors qu’elle maîtrise celle qui est armée d’un couteau, elle reçoit une balle dans la poitrine et s’écroule tandis que la jeune fille qu’elle vient de désarmer en reçoit une dans le cou…

Heureusement, Lynn portait un gilet pare-balles, ce qui n’était pas le cas de l’autre victime…

C’est le début d’une intrigue qui mêle les enquêtes et voit s’entrecroiser Resnick et Kellogg. Ils partagent leurs vies, Lynn s’est installée dans la grande maison de Resnick, et leurs enquêtes ne sont jamais loin l’une de l’autre. D’autant que Resnick, qui opérait dans une nouvelle unité de répression des vols, se voit débauché pour enquêter sur le meurtre auquel s’est trouvé mêlée Lynn. Une enquête délicate puisque le père de Kelly Brent, la victime, est particulièrement vindicatif, reprochant notamment à Lynn de s’être servi de sa fille comme d’un bouclier… Dans le même temps, Lynn est préoccupés par une de ces anciennes enquêtes qui doit passer au tribunal. Elle a l’impression d’avoir mis en danger l’un des témoins, une roumaine employée dans un sauna proposant bien plus que des massages. Lorsqu’elle apprend que le procès est reporté du fait de la disparition de l’autre témoin important, Lynn se soucie de plus en plus d’Andreea et de Stuart Daines, un policier venu des douanes et mettant en place une opération destinée à démanteler un vaste réseau de trafic d’armes mais en qui elle n’a aucune confiance…

Resnick de son côté tente de mener l’enquête délicate dont il est chargé…

John Harvey entremêle les enquêtes et revient à son personnage récurrent en resserrant nettement la focale sur Lynn et Charlie, ceux qui avaient pris de plus en plus de poids au fur et à mesure. Lynn est devenue l’égale de Resnick et leur relation est empreinte d’une grande tendresse…

Après avoir chroniqué l’Angleterre de la fin du vingtième siècle au travers des enquêtes de Resnick, Harvey revient vers son inspecteur de la police de Nottingham pour chroniquer cet univers qu’il a créé. Il parcourt les précédents romans de la série au travers des souvenirs de Resnick ; les personnages disparus de la série, partis ailleurs, refont une apparition, juste de la figuration, parfois plus. Une chronique qui sombre dans une immense tristesse, cet univers subissant une violente secousse… Je ne sais pas si cette intrigue touche davantage les fidèles de la série mais elle aura été particulièrement émouvante, touchante, déprimante, pour l’habitué que je suis. J’ai été touché par le rebondissement intervenant au milieu du livre, l’arrivée de Karen Shields dans l’intrigue, celle-là même que nous avions déjà croisé dans le second opus de la trilogie ayant comme personnage central Frank Elder, De cendres et d’os. Ce n’est d’ailleurs pas le seul point commun avec ce roman, Resnick se rapprochant imperceptiblement de cet autre flic de Nottingham, comme si c’était à son tour de trinquer, d’en prendre plein la figure… et c’est un Resnick ébranlé que nous suivons puis que nous quittons… ébranlé mais toujours empreint de cette humanité qui le caractérise…

Harvey insuffle dans sa série un peu de ce qu’il avait apporté à son œuvre en s’en éloignant. Il y revient en impliquant beaucoup plus ses personnages dans les intrigues, en ne leur laissant pas la place de simple observateur. Une intrigue toujours teintée de blues et d’une cuisine élaborée, gourmande, sur fond de miaulements de chats… et d’un grand bouleversement. Une intrigue fouillant dans les doutes des uns et des autres, dans leurs certitudes pour mieux les bousculer, nous bousculer…

Avant de revenir une dernière fois à Resnick, Harvey va retrouver les deux policiers qu’il nous avait présenté dans Traquer les ombres en 2007, Grayson et Walker, avec Le deuil et l’oubli. Il y aura ensuite Lignes de fuite et, donc, l’ultime opus de la série Resnick, Ténèbres, ténèbres.

John Harvey, Grayson et Walker et le meurtre de Stephen Bryan

En 2007, un an après avoir refermé la trilogie Frank Elder, John Harvey publie un nouveau roman, Gone to Ground. Il y crée deux nouveaux personnages récurrents, Will Grayson et Helen Walker, flics à Cambridge. Leur première aventure est traduite un an plus tard en France, par Mathilde Martin, sous le beau titre de Traquer les ombres.

Après la scène d’ouverture d’un film, sous sa forme scénaristique, nous assistons au réveil de Will Grayson et de sa famille, sa femme et ses deux enfants en bas âge, dans le désordre. Une discussion sur la reprise de son boulot par Lorraine, son épouse, Traquer les ombres (Payot & Rivages, 2007)entraîne une dispute et Will part au travail. A son arrivée, Helen Walker, sa collègue, est déjà là. Ils sont alors appelés sur les lieux d’un homicide. Ils sont flics, pas tout à fait égaux hiérarchiquement, mais échangeant sur un quasi-pied d’égalité. Will est l’inspecteur principal de l’équipe…

Le crime a eu lieu dans une maison, le cadavre git dans la baignoire, défiguré, battu violemment. Certaines pièces ont été explorées sans ménagement, certains objets volés. La victime est Stephen Bryan, un universitaire, homosexuel, célibataire depuis qu’il a rompu avec Mark McKusik. Et Grayson et Walker vont suivre les pistes qui s’offrent à eux. Celle de l’amant éconduit qui aurait pu avoir une crise de jalousie, un désir de vengeance, du style violente ; celle de l’agression homophobe, loin d’être un phénomène isolé…

Alors que Helen et Will échangent et discutent sur les différents mobiles possibles, la sœur de la victime, Lesley Scarman, débarque. Celle que l’on croyait en Nouvelle-Zélande était en fait revenue depuis peu à Nottingham pour reprendre son poste de journaliste radiophonique. Elle ne croit pas à la piste privilégiée par les enquêteurs et se pose des questions sur la disparition du travail de son frère, le début d’un livre consacré à une actrice des années 50, Stella Leonard. Un livre qu’Howard Prince, riche promoteur immobilier et époux de la nièce de l’actrice ne voyait pas d’un bon œil… Lesley prend la suite de son frère et se rapproche de la famille, notamment de Natalie Prince, étoile montante et fille d’Howard…

Deux pistes sont explorées, puis la violence frappe les policiers.

C’est un roman riche qui s’attarde autant sur les enquêtes qui se multiplient, se recoupent, que sur la vie des uns et des autres, leurs pensées, leurs questionnements. La vie de famille de Will Grayson est savoureuse, tellement réelle, entre la volonté de permettre aux enfants de s’épanouir dans un environnement sain, calme, et celle de ne pas perdre pied pour les parents, avec les discussions que cela implique… et les répercussions sur la vie professionnelle, la difficulté à mener les deux de front. La vie d’Helen Walker est également bien décrite, celle d’une célibataire, ayant du mal à faire une croix sur une relation passée, luttant pour remonter une mauvaise pente. Il y a également Lesley s’intéressant de plus en plus au travail de son frère et se prenant au jeu de rencontrer ceux qui ont connu Stella Leonard…

Les extraits du scénario du fameux film lu en ouverture ponctuent régulièrement l’intrigue… finissant par lui donner un écho sépia.

C’est un roman que j’ai trouvé particulièrement réussi, prenant. Un roman qui allie avec subtilité les passages plus ou moins légers sur la vie des uns et des autres et les investigations entre Cambridge et Nottingham, Will Grayson croisant même à l’occasion une vieille connaissance en la personne de Lynn Kellogg.

C’est un roman qui sans avoir l’air d’y toucher évoque également la création artistique, dont la peinture une nouvelle fois, comme dans Couleur franche, ses difficultés et son ancrage dans la vie des uns des autres, ses origines dans le vécu… John Harvey n’hésitant pas nous faire un clin d’œil.

Paradoxalement, c’était le problème avec les artistes, se dit Lesley, les écrivains, les réalisateurs, les musiciens : ceux qui ne mouraient pas jeunes semblaient s’accrocher à la vie. La plupart continuaient à travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive. Que pouvaient-ils faire d’autre ? Certains paraissaient même bénéficier d’une seconde jeunesse, trouver une nouvelle voie, tandis que d’autres se répétaient à l’infini, ne sachant pas ou ne voulant pas voir qu’ils avaient perdu l’inspiration.

Je ne sais pas dans quelle catégorie Harvey se range mais s’il continue à écrire et à nous offrir des romans aussi savoureux, plaisants, prenants, il n’est pas nécessaire qu’il cherche une nouvelle voie… C’est un roman qui non seulement se lit avec plaisir mais qui suscite également un certain questionnement, qui donne à réfléchir…

L’année suivante, Resnick est de retour, dans Cold in hand, avant que Grayson et Walker ne reviennent dans Le deuil et l’oubli.

John Harvey à la conclusion de la trilogie Frank Elder

Le dernier volet des aventures de Frank Elder paraît en 2006 et s’intitule Darkness and light. Il deviendra D’ombre et de lumière en traversant la Manche et après la traduction de Jean-Paul Gratias, en 2008.

Frank Elder vit toujours en Cornouailles. La solitude lui convient. Il saute quand même sur l’opportunité que son ex-femme lui offre de revenir à Nottingham. Nottingham, la ville dont il s’est enfui, reste celle qui abrite sa fille, Katherine, peut-être la seule D'ombre et de lumières (Payot & Rivages, 2006)personne qui lui manque. Peut-être…

Joanne l’appelle pour lui demander s’il veut bien mener une recherche. Celle de Claire, la sœur disparue d’une de ses amies, Jennie. Elder mène l’enquête, une enquête mise de côté par la police, les personnes adultes ayant, après tout, le droit de disparaître. De partir refaire leur vie loin de ceux qu’ils connaissent. Alors qu’il fouille et piste, il découvre des aspects secrets de la vie de cette femme, veuve vivant seule. Mais, tandis qu’il déterre des vérités cachées, Claire est retrouvée là où elle n’était plus. Chez elle, dans son lit, sans vie… Et cette affaire, sa mise en scène, lui en rappelle une autre. Un échec survenu huit ans plus tôt alors qu’il arrivait à Nottingham. Une nouvelle fois, Elder collabore avec la police, avec son ancienne collègue, Maureen Prior.

Nous retrouvons le flic retraité avec plaisir, ses questionnements deviennent les nôtres.

Dans ce troisième opus, le champ se resserre sur la famille d’Elder et sur les quelques suspects qu’il avait déjà interrogés. Elder navigue des uns aux autres, se rapprochant pour mieux les connaître de l’entourage de ceux qui pourraient être impliqués dans les deux meurtres si semblables, se répondant comme en écho.

L’atmosphère s’installe, l’intrigue avance lentement, au gré des dialogues, des interrogations d’Elder et de Prior, son ancienne adjointe dont il se rapproche, cette adjointe qui a érigé des remparts autour de sa vie privée mais dont on sent la fragilité malgré tout.

Cette suite semble être isolée des deux précédentes aventures, certains personnages que l’on s’attendait à croiser ne sont pas là. Les deux enquêtes précédentes paraissent lointaines.

John Harvey s’est focalisé sur son personnage central, lui offrant une évolution plus importante. Le forçant presque à s’occuper de lui. Le forçant à regarder ses proches, à écouter ce qu’on lui en dit, alors que jusqu’ici, malgré les coups qu’il encaissait, il traversait les histoires en tentant de ne pas s’y impliquer plus que nécessaire.

John Harvey semble lorgner du côté de Charlie Resnik, croisé dans un bar par Elder, notamment au travers d’un de ceux avec qui il a collaboré plusieurs fois, Anil Khan, fraîchement débarqué dans l’équipe de Maureen Prior… Une nouvelle fois, ce sont plusieurs affaires qui vont être résolues. Une nouvelle fois, les intrigues s’imbriquent et John Harvey nous embarque à sa suite, nous poussant à tourner les pages. Il y a une certaine addiction dans la lecture de cette trilogie. Une addiction dont il nous faudra nous défaire… en revenant du côté de Charlie Resnik pourquoi pas, à la suite du romancier. Charlie Resnick dont il s’est d’ailleurs rapproché dans cet opus en nous offrant comme un écho de sa première apparition, Cœurs solitaires.

Avant de repartir, avec Cold in hand, du côté de Charlie Resnick, dont il ne s’est au final pas complètement démarqué avec Frank Elder, John Harvey se déplace jusqu’à Cambridge, à la suite de deux nouveaux personnages, Helen Walker et Will Grayson, pour Traquer les ombres.

John Harvey, Frank Elder sort de sa retraite

En 2004, John Harvey donne naissance à un nouveau héro récurrent, Frank Elder. Le premier roman dans lequel il apparaît s’intitule Flesh and blood. Il nous arrive en 2005, traduit par Jean-Paul Gratias, sous le titre de De chair et de sang.

Harvey n’y tourne pas le dos à ce qu’il a déjà écrit, Elder croisant même Charlie Resnik, nous en donnant des nouvelles, notamment sur sa relation avec Lynn Kellogg et ce choix professionnel qu’il s’apprêtait à faire. Harvey ne change pas radicalement d’univers mais de point de vue sur le monde qu’il décrivait jusque là.

Elder est un ancien flic. Un inspecteur ayant pris sa retraite dès qu’il le pouvait pour s’en aller loin de la ville où il vivait. Plusieurs raisons à son départ, la principale étant son divorce, sa femme, Joanne, vivant désormais avec l’amant qu’elle avait depuis des De chair et de sang (Payot & Rivages, 2004)années. Il voulait vivre loin du couple, s’éloignant ainsi à contrecœur de sa fille, dommage collatéral malheureusement inévitable. Elder est parti après son divorce, il a quitté la police, peu convaincu qu’elle ait encore besoin de ses services. Bien maigres services. Une affaire lui reste notamment en travers de la gorge, une affaire qu’il n’a pas su résoudre à l’époque, quelques quatorze ans plus tôt. La disparition d’une jeune fille, Susan Blacklock. Disparition attribuée à un duo de criminels mais le corps de la victime n’a jamais été retrouvé, contrairement à la promesse que Frank Elder avait fait à ses parents.

Exilé en Cornouailles, Elder vit en ermite et ressasse son impuissance. Il y accueille sa fille, Katherine, qui l’entend crier au milieu de son cauchemar récurrent, celui qui l’éveille si souvent… Sa fille repartie, une ancienne collègue, Maureen Prior, l’appelle pour l’informer de la libération de l’un des deux suspects dans la disparition de Susan Blacklock, Shane Donald. Elder fait des allers retours entre son nouveau lieu de vie et Nottingham, la ville où il vivait. Il fait des allers retours pour voir sa fille courir mais également pour rester informé de la libération de Donald. Il décide alors de repartir à la recherche de l’adolescente disparue. Elle avait l’âge qu’a maintenant sa fille, à peu de chose près. Et le livre est hanté par ces jeunes filles de quinze, seize ans, et leur vie. Leurs amours, leurs passions. Le théâtre pour Susan, l’athlétisme pour Katherine. Elder reprend le collier, croisant la mère de Susan, d’abord pour lui-même, puis officiellement quand Donald disparaît et qu’une autre adolescente ne donne plus signe de vie…

Le suspens est au rendez-vous, l’enquête, les enquêtes, touchent particulièrement Frank Elder. Il s’implique pour cette histoire qui l’amène à se poser des questions sur la vie des adolescentes de l’âge de sa fille. Ces adolescentes fréquentant parfois certains de leurs professeurs, plus libérées qu’il ne l’imagine, mais en même temps toujours fragiles. Il s’implique dans cette enquête qui en révèle d’autres. Plusieurs histoires qui s’entrecroisent, se répondent, cohabitent. Avec la violence inhérente à certaines d’entre elles… violence que subissent les adolescentes…

Sans en avoir l’air, John Harvey touche. Elder est un homme ordinaire, faisant au final bien son métier, mais un homme assailli par le doute, à l’instar d’un Charlie Resnick avant lui. Il doute, mais au contraire de cet ancien collègue emblématique, il souffre davantage, dans sa chair, dans son sang, sa vie privée prenant une place beaucoup plus importante. Il n’a pas le recul de Resnick, pas ce détachement qui était peut-être devenu un frein pour le romancier, pour donner plus de profondeur à sa personnalité. Cette humanité qui est l’une des particularités de l’écrivain s’applique ici en premier lieu à son personnage principal. Un personnage qui fait preuve d’empathie et pour lequel son créateur en montre également énormément. John Harvey touche, dans un style classique, une construction rigoureuse et Elder finira par être rattrapé par certaines de ses angoisses, malgré tous ses efforts. Cette faiblesse, cette sensibilité dont faisait déjà preuve son prédécesseur sont exacerbées chez lui, une souffrance que j’ai trouvée plus prégnante que pour Resnick. Une souffrance qui n’est pas vécue par procuration…

Un an après sa première aventure, une aventure particulièrement âpre, violente et destructrice pour Elder, l’ancien flic est de retour. De l’autre côté de la Manche, ça s’appelle Ash and Bone et, de ce côté-ci, De cendre et d’os, toujours traduit par Jean-Paul Gratias.

Nous commençons par suivre Maddy Birch, une ancienne collègue d’Elder, croisée dans le premier opus. Une collègue dont il ne se souvient pas uniquement pour des raisons professionnelles, un baiser poussé, sous un porche, au sortir d’une soirée arrosée continue de le poursuivre. Maddy Birch a été mutée à Londres et elle y participe à l’arrestation de James Grant, bandit notoire queDe cendre et d'os (Payot & Rivages, 2005) son chef, l’inspecteur divisionnaire Mallory, tue, devant ses yeux, après que le délinquant ait touché mortellement un jeune coéquipier. Grant avait-il encore une arme en main quand le flic a fait feu ? Birch n’en est pas sûre mais un revolver est trouvé près du cadavre. Une enquête est ouverte, comme il est habituel dans ces cas-là. Birch se confie à sa meilleure amie, Vanessa Taylor, une collègue rencontrée lors d’une formation et habitant à deux pas de son appartement.

Maddy Birch mène une vie sans relief, en l’absence d’une relation stable, d’une vie en dehors de son boulot, presqu’un double de Lynn Kellogg dans la série Resnick… En attente. Mallory et son adjoint la serrent de près au cours de la contre-enquête. Mais ils n’ont plus à le faire quand le corps de Maddy Birch est retrouvé, sans vie, dans un chemin en contrebas d’une rue.

L’enquête, confiée à Karen Shields et son équipe, ne progresse pas vite. Le renfort de Frank Elder est finalement accepté, lui qui faisait pression pour en être partie prenante. Il continue à vivre en ermite en Cornouailles mais s’installe à Londres le temps qu’il faudra. Ses relations avec sa fille sont plus difficiles après l’affaire qui a failli lui coûter la vie et qui a laissé des marques. Dans sa chair et dans son esprit. A l’instar de la fille de Skelton, le chef de Resnick, Katherine traîne avec des personnes pas forcément fréquentables, pas de celles qu’elle aurait côtoyées auparavant.

Une nouvelle fois, l’histoire effectue des allers retours, comme Elder, entre Londres et Nottingham. Entre son retour temporaire à sa profession et sa famille, brisée, en souffrance. Des deux côtés, une intrigue se déploie, une intrigue policière. Deux intrigues qui touchent Elder et qui touchent à sa profession. Après les adolescentes fragiles et en quête d’indépendance, se cherchant, cette fois, c’est la police et ses côtés inavouables, ses brebis galeuses qui sont mis en avant, rappelant en cela Derniers sacrements. A l’opposé d’hommes plus intègres exerçant également dans ses rangs, tel Charlie Resnik venant à l’occasion prêter mains forte, et tentant de contenir ces mauvais sujets…

Elder traverse les événements, arcbouté, encaissant sans chercher à s’épancher sur une épaule. Même si, comme dans le roman précédent, l’une d’entre elles se présente, l’accueille, le réconforte. Mais rien n’est sûr pour Frank, ses relations avec les femmes moins encore que les relations des humains entre eux.

Le suspens gagne en force au fur et à mesure des pages, nous prend. L’humanité du propos également, l’intime de la vie du personnage central…

Après ces deux opus, John Harvey n’en a pas fini avec Elder. Il va revenir dans D’ombre et de lumière.

John Harvey, Sloane sur les traces de Connie

En 2001, trois ans après le dernier (momentanément) Resnick, Derniers sacrements, John Harvey revient avec un nouveau roman, In a true light. Il nous arrive trois ans plus tard, sous la plume d’une nouvelle traductrice, Mathilde Marin. Il nous arrive peu de temps avant la traduction du dernier (momentanément) opus de la série Resnick, les aléas de l’édition, et s’intitule Couleur franche. Harvey ne rompt pas complètement avec la série précédente en donnant le rôle central à un personnage croisé auparavant, il s’agit de Sloane, brillant faussaire de toiles de maîtres peu renommés, rencontré dans Eau dormante.

Sloane, la soixantaine, sort de deux ans d’incarcération, condamné pour escroquerie, il s’est toujours refusé à accuser son commanditaire, Parsons, celui que la police voulait faire tomber en l’arrêtant. Sloane sort de prison et traverse Londres, passant de Couleur franche (Payot & Rivages, 2001)sud au nord, du quartier qu’il avait adopté à celui où il avait grandi et qu’il avait regagné finalement. A son retour, il constate que son appartement et atelier a été saccagé, squatté… Avec l’aide du nouveau patron du bistrot du coin, il remet en état son chez lui et tombe, dans le courrier qui s’est accumulé pendant son absence, sur une lettre de Jane Graham, son amour de jeunesse, son grand amour, celui dont il se souvient encore et qu’il se remémore à l’occasion. Jane est mourante et veut le voir pour lui confier quelque chose. Artiste peintre reconnue, elle s’est installée en Toscane avec sa compagne, Valentina, une sculptrice. Après un face-à-face avec Parsons, à qui il a demandé de payer ses dettes, Sloane s’envole pour l’Italie.

Dans le même temps, à New York, une chanteuse de bar sort de celui-ci pour s’engouffrer dans une limousine sous les yeux de son compagnon, Vincent Delaney. La chanteuse, Diane, rejoint son amant, Kenneth Baldry, puis rentre à l’appartement de Delaney, qui l’attend alors qu’il était censé être en déplacement et lui fait comprendre qu’il sait son infidélité avant de la battre violemment.

En Italie, Sloane apprend que peu de temps après leur séparation, il n’avait que dix-neuf ans, Diane est partie pour Paris dans l’idée d’avorter. Elle était enceinte. Ayant renoncé à son projet, elle a donné naissance à une fille qu’elle a élevée seule… Sloane découvre sa paternité alors que son premier amour agonise. Il promet à Jane de tenter de retrouver Connie, cette fille de quarante-deux ans, qui a coupé les ponts avec sa mère et chante aux Etats-Unis, une chanteuse de bar…

Après un rapide passage par Londres, le temps de croiser deux flics qui aimeraient le voir dénoncer son commanditaire, Sloane s’envole pour New York alors que le corps de Diane vient d’être découvert sur le bord d’une autoroute, l’enquête devenant celle de Catherine Vargas, bientôt associées à John Cherry.

Le décor est planté, deux histoires, deux progressions en parallèle. Deux histoires, deux intrigues qui vont bientôt ne plus l’être, parallèles, puisque deux chanteuses de bar y sont impliquées et que Delaney représente un lien entre elles…

Mais l’intérêt du roman ne réside pas que dans ces deux enquêtes, elle se niche aussi dans les souvenirs de Sloane. En revenant à New York, lui, qui toute sa vie s’est partagé entre les deux côtés de l’Atlantique, arpente ses souvenirs. Il les arpente d’autant plus que ces souvenirs sont liés à Jane et qu’il recherche sa fille… Il repense à ces années où il s’est approché de la jeunesse artistique du pays, de cette jeunesse qui allait prendre sa place, s’affirmer, dans les courants artistiques en vogue et contribuer à leur évolution. Ses pensées le ramènent à ces années où il a vu la création en marche, lui qui n’a jamais su y trouver sa place, ces moments où il a vu Jane en plein travail, peignant, notamment cette toile désormais accrochée au MoMA, le musée d’art moderne de New York.

Il y a une grande liberté dans ce livre, une liberté qui s’étire au grès des pensées de Sloane de ses souvenirs, une liberté qui nous trimballe des années actuelles à celles qui ont vu l’école de New York en plein essor, l’expressionnisme abstrait…

Dans le même temps, le suspens monte nous tient aussi en haleine. En effet, en mêlant deux intrigues, celle d’une enquête policière où tous les soupçons se portent sur Delaney et celle d’une recherche filiale où cette fille, Connie, est entre les mains de ce même Delaney que l’ont sait violent et que l’on soupçonne d’avoir tué au moins une autre chanteuse, Harvey maintient notre attention. Il la maintient d’autant plus qu’il nous permet d’en savoir bien plus que les uns et les autres… Le principe du suspens, en fait…

En changeant d’univers, d’atmosphère, John Harvey ne change pas complètement, ses thèmes de prédilections restent les mêmes. Jane et Connie sont des femmes qui souffrent en silence. Connie en particulier fait partie de ces femmes que la société ne bannit pas mais qu’elle laisse sur le bas-côté, sur le sort desquels elle ferme les yeux, ne leur permettant de ne connaître que la violence qu’elle engendre… Avec de nouveau un personnage central bien décidé à garder ses distances avec le monde extérieur…

Cela lui semblait si facile, assis là avec son expresso, rassasié, les yeux attirés de temps en temps par le charme fragile et vivifiant d’une passante, de décider qu’il ne se mêlerait pas aux autres, qu’il garderait ses distances, son intégrité, et resterait séparé du monde, même si ce n’était que par l’épaisseur d’une vitre.

C’est un roman particulièrement agréable et prenant. Un roman dont la liberté qu’a prise l’auteur, s’octroyant le droit à un rythme plus changeant, peut parfois être communicative. Un roman plaisant qui reprend toutefois, au final, son aspect de suspens et s’offre même un épilogue pas forcément utile dans le cadre d’un roman d’un seul tenant, en dehors d’une série…

Après cette récréation, Harvey crée un nouveau personnage récurrent, un inspecteur ayant sévi à Nottingham mais s’en étant éloigné… non, ce n’est pas Charlie Resnick mais un pendant plus exposé, plus en danger, Frank Elder. Le premier opus que l’écrivain lui consacre s’intitule De chair et de sang.

John Harvey, Charlie Resnick s’efface

En 1998 paraît la dixième aventure de Charlie Resnick, Last Rites. Elle nous parvient six ans plus tard, traduite par Jean-Paul Gratias sous le titre de Derniers sacrements. Ce n’est plus un secret en France, il s’agit alors de la dernière enquête de l’inspecteur principal, puisqu’un peu plus tôt dans l’année, a été publiée la traduction du roman suivant de Harvey, Couleur franche… Resnick va donc se retirer, pour un temps au moins, ce qui nous est confirmé à la fin du livre avec une coda signé du romancier et remerciant tous ceux qui lui ont permis de donner vie à cette série, à cette équipe, au premier rang desquels apparaît Elmore Leonard… Mais il ne faut pas brûler les étapes, revenons à ces Derniers sacrements et une aventure plus rythmée qu’auparavant, s’engouffrant davantage dans une délinquance calibrée, que l’on rencontre sous bien des plumes.

Une femme regrette de n’avoir pas revu un homme depuis douze ans, nous allons bien vite comprendre de qui il s’agit. Resnick se réveille chez lui, au milieu de ses chats, Hannah et lui semblent s’éloigner irrémédiablement, reprendre leur vie de célibataire. En Derniers sacrements (Payot & Rivages, 1998)arrivant dans son équipe, il est informé d’une bagarre dans un bar entre ce qui pourrait ressembler à deux bandes rivales, une rixe à connotation raciale. Lorraine se lève chez elle, couvée par son mari Dexter, c’est le jour de l’enterrement de sa mère, qu’elle a veillée jusqu’à son dernier souffle. Cet enterrement soulève bien des sentiments, un mélange plein de contradiction qu’il faut supporter.

La bagarre va bien vite se révéler n’être que le point de départ de règlements de compte ayant à voir avec le trafic de drogue, deux bandes rivales régnant sur ce marché très lucratif. L’enterrement est l’occasion d’une sortie de prison pour Michael Preston, le frère de Lorraine, qui trouve là une opportunité pour s’évader malgré les deux matons qui lui collent aux basques et parce que la violence ne lui fait pas peur.

Les histoires sont multiples et se développent parallèlement, se télescopant à certains moments… Elles accaparent le temps de l’équipe de Resnick. Une équipe remaniée. Mark Divine a pris une retraite anticipée, Lynn Kellogg a été mutée dans l’opus précédent, Eau dormante, seuls restent Millington et Naylor. Mais leurs personnages ont perdu en épaisseur, quasiment relégués au rang de figurants, on ne les croise plus que sur leur lieu de travail, leur vie familiale n’est plus évoquée. Deux nouveaux sont venus renforcer l’équipe, en plus de Carl Vincent, arrivé depuis quelques temps déjà, il s’agit de Sharon Garnett et de Ben Fowles. Sharon dont nous avons suivi l’évolution et les mutations depuis Lumière froide grâce à son amitié avec Kellogg et ses collaborations occasionnelles avec Resnick et ses inspecteurs. Ben Fowles est le véritable petit nouveau mais nous ne saurons pas grand-chose de lui, en dehors du fait qu’il sévi dans un groupe rock et qu’il a des manières d’opérer à la limite de la légalité…

Les deux enquêtes sont menées en parallèle et vont voir une multitude de personnages secondaires passer. Il y aura Maureen, la belle-sœur de Lorraine, Finney, un flic des stups aux vies multiples, Sheena Snape, le dernier rejeton de la famille croisée dans Proie facile, tombée dans la dope, Raymond Cooke, au nom évoquant décidément un autre romancier anglais, celui d’Off Minor, gérant du magasin de son oncle et receleur et trafiquant à l’occasion. Mais le personnage qui gagne en poids et en intérêt au fur et à mesure des investigations et de la narration, c’est Lorraine, la sœur de l’évadé, en proie à une incapacité à affronter bien des aspects de notre société et de ses obligations sociales, une de ces victimes silencieuses que Harvey s’attache à mettre en avant… l’une des singularités de son univers, ce qui participe de son humanisme. Car ce sont bien, toujours, les petits, les sans-grades, que Resnick et Harvey persistent à défendre…

Mais, l’impasse que l’on ressentait dans l’opus précédent se fait plus évidente. L’équipe de Resnick est devenue secondaire, les personnages que la série persiste à faire évoluer se résumant à Resnick et Kellogg… ceux qui nous ont d’ailleurs toujours été les plus proches car plus intimes.

C’est un épisode avec de l’action, de la violence, de celle que l’on rencontre, comme je l’ai déjà dit, dans nombre de polars actuels, et la petite musique d’Harvey paraît y être mise en sourdine à certains moments… L’impression d’une certaine lassitude de la part de l’auteur, d’un besoin de se renouveler qui va se confirmer avec les romans suivants, abandonnant Resnick et explorant d’autres univers, pas si éloignés mais sous un angle différent.

Derniers sacrements reste un roman de qualité, un roman incontestablement signé Harvey, mais en refermant le livre on a surtout hâte de voir vers quoi l’auteur a décidé d’aller, vers quoi il a voulu évoluer, les nouveaux terrains qu’il a voulu explorer… Ça commence, trois ans plus tard, dans Couleur franche, avec un enquêteur amateur déjà croisé chez Resnick…