John King, Jimmy dans la prison de Seven Towers

En 2004, deux ans après le deuxième opus de la trilogie du “Satellite Cycle”, White Trash, paraît le sixième roman de John King, The Prison House. Il lui faut quatorze ans pour traverser la Manche et être traduit. Diniz Galhos s’en charge, prenant la suite de son traducteur habituel, Alain Defossé, disparu en 2017. Et c’est de nouveau Au Diable Vauvert, la maison d’édition camarguaise qui le publie sous le titre Prison House.

 

Le marchand de glaces colle son visage entre les barreaux et promet les derniers outrages au narrateur qui est dans une cellule du commissariat, attendant son transfert après un jugement dont il ne s’est pas encore remis. Etranger, vagabond, il observe ceux qui l’entourent. Imagine qui ils sont tandis que le marchand de glaces continue à l’invectiver. Certains souvenirs de son enfance lui reviennent. On l’emmène se faire recoudre le front et il goûte ces instants, l’attention des infirmières, dernières femmes qu’il croise avant longtemps.

Après plusieurs heures, il est transféré, sa détention au commissariat et le trajet sont des avant-goût de cette vie à laquelle on l’a condamné, les odeurs, la crasse.

C’est le moment que tout homme redoute, la revanche d’un système propre sur lui et pervers à tous les niveaux. J’ai été conditionné à m’y attendre sans jamais croire que cela m’arriverait un jour.

Il découvre la prison de Seven Towers en descendant du fourgon et suit le mouvement avec les autres prisonniers. Les policiers, dernière touche d’humanité, sont remplacés par les matons. C’est la peur et l’humiliation, fouille au corps et violence, qu’il découvre pour commencer, avant d’être dirigé vers le Bloc C. Il y trouve un lit dans le vaste dortoir, s’installe et sombre dans un demi-sommeil. Il apprend à connaître certains de ses codétenus, particulièrement Elvis et Franco, deux joueurs d’échecs qui enchaînent les parties. La barrière de la langue est en partie effacée et il peut se laisser envahir par les souvenirs et son imagination. Une manière de survivre, de s’évader.

 

La narration passe de la première personne à la troisième quand celui à travers qui nous vivons s’imagine ailleurs, un autre, sortant de prison et conduisant vers le sud des Etats-Unis, dans un univers fantasmé par ce qu’il a pu lire ou voir de ce pays. Il est au volant d’une puissante décapotable, s’arrête dans un diner entre l’archétype et la caricature. Son esprit oscille de la réalité à la fiction. La vie au Bloc C n’a rien d’idyllique mais il finit par s’y faire, y savourer les quelques plaisirs auxquels il a encore droit, les trois repas quotidiens et la douche hebdomadaire. S’habituant aux sanitaires non entretenus surnommés le safari, en raison de l’aventure qu’ils représentent à chaque fois qu’on y pénètre et des odeurs, des infections et autres rats qui y règnent.

Nous sommes dans un pays qui n’est pas nommé, dont nous savons seulement qu’il n’est pas anglophone. L’univers carcéral y est dur. Le directeur de la prison, comme d’autres matons ou personnages exerçant un petit pouvoir, est l’objet de rumeurs concourant à sa réputation, celle d’un homme sans pitié. Alors qu’il s’est imaginé prisonnier modèle transféré dans une ferme pour aider aux travaux des champs moyennant une remise de peine, alors qu’il s’est imaginé s’y mariant, Jimmy finit par demander à bénéficier de cet aménagement.

Mais nous ne sommes pas dans le fantasme et il est bien vite ramené à la réalité.

Quand on est enfant il y a un moment où l’on prend conscience que la vie n’est pas ce qu’on imaginait. L’idée de la mort vous emplit l’esprit et, parce qu’elle est absurde, refuse de vous quitter. Les temps est statique pour un enfant, jusqu’à ce qu’il entende parler de la mort. Ceux qui l’entourent en parlent, la craignent et sont obsédés par elle et soudain il y a un point de non retour qui marque la fin des bons moments. Une peur à lui broyer les os s’empare de lui et ne le quitte plus jusqu’à la fin de ses jours. […] La vie que l’enfant prenait pour un dû est perdue, pour toujours. Cette peur de la nuit ne quitte plus jamais les gens tels que moi.

 

La lutte est constante entre l’imagination, qui permet de vivre, d’accepter la réalité, de s’en évader, et la dure vie imposée aux criminels, isolés, constamment brimés, tendus. Que l’on cherche à détruire. L’imagination et la réalité se mêlent, évoluant selon les rencontres, Jimmy se rêve en rocker puis en occidental visitant l’Inde, passionné puis s’immergeant dans le bouddhisme. Il se revoit enfant vivant avec sa mère et sa grand-mère, se souvenant des moments marquants, des instants de bonheur.

La réalité et la fiction se mêlent à un tel point qu’on finit par se demander si tout n’est pas que fantasmé, où se trouve la réalité. John King joue sur la première ou la troisième personne, sur la présence ou l’absence de ponctuation, sur des échanges dans l’esprit du narrateur.

C’est une introspection que nous lisons grâce à laquelle Jimmy apprend à se comprendre, à accepter la culpabilité qui le ronge, nous le découvrons également au travers de ses relations avec les autres prisonniers, Franco, Elvis, Jésus, qui inspirent ses rêvent, les avatars dans lesquels ils se réincarne en songe, Débile Débile, le constructeur de maison en allumettes, les hommes-singent autour de Papa, le Boucher et bien d’autres…

Il faut apprendre à survivre même si tout paraît empirer au fur et à mesure, même si le sommeil ne peut jamais en être un véritable.

L’expert qui a inventé le paradis et l’enfer était sous l’empire des drogues, il s’est emmêlé les pinceaux dans l’iconographie. L’enfer ne peut décemment pas être bondé de saunas et de piscines thermales, le bloc du châtiment éternel ne peut pas être un paysage lunaire avec çà et là du charbon qui brûle et des cratères carbonisés, des coupables si tourmentés que quand une diablesse défile en bas résille et talons aiguilles ils ont trop honte ne serait-ce que pour jeter un œil. Suant sang et eau de tous leurs pores ils préfèrent implorer le pardon, prier pour un transfert au paradis, pays des merveilles hivernal du célibat frigide. Ils doivent être bien atteints pour vouloir quitter la chaleur de l’enfer et passer l’éternité dans une unité de réfrigération, complexe aux lignes sévères où des hommes saints, assis dans un silence inflexible, révisent pour leur diplôme d’études de commerce.

 

En exergue du livre, une citation du Rôdeur ou du Vagabond des étoiles de Jack London nous est proposée. C’est dans la lignée de ce roman que se situe résolument celui que King nous offre, un prisonnier qui, pour échapper à son enfermement, se réfugie dans ses rêves ou ses souvenirs. On peut également penser au Peter Ibbetson de George Du Maurier. Mais il y a bien une dimension sociale, dénonciatrice de notre société, qui le rapproche davantage de London.

C’est un livre qui demande un effort, il faut s’accrocher devant l’aspect répétitif de la vie derrière les barreaux, les pensées de Jimmy tantôt fantasmes, tantôt souvenirs. La volonté de se situer dans un environnement isolé. La construction, la progression apparaissent petit à petit et renforcent la dénonciation d’une société qui incarcère sans qu’elle constitue elle-même un rempart ou un objectif à atteindre. La violence ne se situe pas seulement du côté de ceux sur lesquels on a collé cette étiquette.

Un livre qui dénote dans l’œuvre du romancier, se situant loin de l’Angleterre qu’il a décrite jusqu’ici, même si, au final, il rejoint cette vision qui est la sienne d’une société qui laisse peu de chances à ceux qui vivent ou sont nés en marge.

 

Quatre ans plus tard, John King clôt sa trilogie du “Satellite Cycle” avec Skinheads.

John King, Terry et April, Ray, Lol et quelques autres skins

En 2008, quatre ans après The Prison House, toujours non traduit, et six ans après White trash, paraît le septième roman de John King, dernier volet du “Satellite cycle”, comme il l’a lui-même intitulé, Skinheads. Il retrouve son traducteur attitré, Alain Defossé, pour traverser la Manche et nous arriver en 2012 chez Au Diable Vauvert. Après le mouvement punk et sa propre jeunesse dans le premier opus, les classes ouvrières et leur relation à une certaine élite dans le deuxième, John King se penche cette fois sur les skins et, comme pour les deux romans précédents, les clichés véhiculés par les médias et les classes supérieures, clichés tombant invariablement dans la caricature, provoquant la haine et suscitant l’incompréhension puis la peur…

Terry English a le réveil difficile. Il prend son temps, tente de se sortir de sa léthargie en observant la vue sur l’arrière de sa maison. La pluie qui coule sur les vitres, les deux chevaux qui s’abritent en attendant une éclaircie. Il savoure ce moment et s’attarde aussi sur la photo d’April, celle qui a partagé sa vie, qui l’a encouragé, porté, à devenir ce qu’il est devenu, le patron d’une agence de taxis. April disparue si brutalement dix ans plus tôt.

Skinheads (Au diable vauvert, 2008)Terry se motive, il doit retourner au boulot, reprendre le train-train abandonné depuis quelques jours… Il sait qu’il n’y est pas indispensable, Angie veille et fait tourner au quotidien. Estuary Cars est une entreprise de taxi presque ordinaire, seule la tenue des chauffeurs se démarque des autres, ils arborent tous les habits de skin. Selon l’exigence du patron.

… Terry était strict sur l’allure de ses chauffeurs. Les vrais skinheads avaient des principes et Estuary était une entreprise purement skinhead. Aucun doute quant à cela. Ce n’était pas un tyran, il essayait de faire preuve de tolérance, mais il n’était pas question d’embaucher des chevelus. Pas plus que des rockers ou des semi-clodos. Encore moins des minets. Entre la lame n°1 et la lame n°4 de la tondeuse, c’était le critère. Le patron d’Estuary tenait aussi à ce que les gars mettent une chemise Fred Perry ou Ben Sherman pour aller bosser, avec une préférence pour les 501 ou les Sta-Press, question futal, appréciait bien un Harrington, ne refusait pas le flight classique . Un Crombie en laine était plus que bienvenu, même s’il reconnaissait qu’une tenue plus souple était plus pratique pour conduire.

C’est une entreprise ordinaire, avec un patron proche de ses employés. Un patron qui commence à s’ennuyer… bientôt la cinquantaine et les souvenirs de la vie avec April dont il ne peut se défaire. Lors d’une conversation avec deux chauffeurs, une idée lui vient, une envie.

Les points de vue alternent, nous ne suivons pas que Terry English. Il y a également Ray, chauffeur chez Estuary et neveu du patron, et Lol, le fils de Terry.

Terry est un skin de l’ancienne école, la première, celle de l’éclosion du mouvement, à la fin des années 60. Il a grandi avec le reggae, la musique prisée au commencement. Il y avait la musique et la tenue, une évolution ou une réaction aux mods… Ray serait plutôt de la résurgence du mouvement, celle de la fin des années 70 et du début des années 80, celle d’une certaine radicalisation musicale, avec le ska et la Oï !, une résurgence plus politisée, en prise avec la réalité sociale du moment, la crise, les emplois plus difficiles à trouver. Une résurgence plus politisée qui s’est comme scindée, entre l’extrême-droite et une gauche assez radicale également, abhorrant la bureaucratie européenne… Une résurgence plus violente. Quant à Lol, c’est plutôt une culture qu’il a en lui, impossible de faire autrement en ayant grandi dans une famille skin, une culture qui, du coup, irait plutôt du côté punk.

John King poursuit sa chronique de la classe ouvrière et des mouvements qu’elle a engendrés au cours des années 70 puis 80. Une période de crise qui a vu un sentiment patriotique voire nationaliste émerger ou se renforcer. Il poursuit sa chronique et nous en offre une approche différente. Après le punk, surtout caractérisé, en tant que culture populaire, par son influence et son intégration dans différents arts, après la diabolisation des classes ouvrières par les classes dirigeantes, il ausculte cette fois une évolution militante, politique et plus radicale… une évolution controversée mais bien méconnue du fait des amalgames et des caricatures qu’elle a subis.

John King ausculte et observe pour nous offrir de nouveau une chronique particulièrement humaine. Car skin, punk ou non, ses personnages sont avant tout des êtres plein d’empathie, se débattant avec leurs propres démons, se démenant dans une société particulièrement dépourvue de tout sentiment, et s’interrogeant sur l’avenir et la place des leurs ou, plus généralement, de l’homme dans ce monde qui paraît avoir du mal à tous les intégrer, les prendre en compte ou à trop vouloir les dissoudre dans la masse, pour nier leurs particularités.

… le punk de la rue lui a appris que c’est légitime d’être fier de soi, de ne pas courber l’échine pour avoir une vie plus douce, qu’il peut se tenir à l’écart et ignorer les partis politiques, qu’il y a quelque chose derrière la machine, la puissance du nombre, et qu’il a le droit de penser pour lui-même, de refuser la corruption, d’être fier d’être anglais, orgueilleux de sa culture…

Terry est particulièrement avide de contact, d’échange avec ses semblables, Ray tente de maîtriser sa rage, sa violence, sa colère, et Lol de grandir et se construire. Et rien n’est simple, facile.

Les perceptions différentes de chaque personnages sont particulièrement intéressantes, ainsi lors d’une rencontre entre Chelsea et Tottenham, on perçoit les évolutions de chaque génération, Terry regrettant de ne pouvoir être là, Ray préférant écluser les demis et espérant une baston, s’en remémorant d’autres, et Lol bien présent…

C’est une nouvelle fois une belle galerie de personnage qui nous est offerte. Une galerie dans un univers qui nous est de plus en plus familier, que l’auteur a construit petit à petit. Un univers où nous prenons un petit plaisir à croiser, comme un clin d’œil, les personnages des opus précédents, Tom Johnson, Will ou Ruby, à avoir des nouvelles de quelques autres, Harry ou Joe Martin

Une belle galerie dans ce qui ressemble, dans cette deuxième trilogie, à un témoignage relatant une histoire encore récente, l’histoire d’un pays quittant une ère prospère. Une histoire avec ses faits marquants comme ce concert interrompu en 1982 à Southall du fait d’une animosité des riverains vis-à-vis d’un mouvement caricaturé dans les médias…

Une belle galerie étayée par plusieurs fils rouges, un pub qui renaît, des chevaux qui forment quasiment un couple, un autre couple au bord de la rupture mais qui semble surtout avoir oublié ce qu’il était au départ, et la musique omniprésente, qui accompagne les uns et les autres…

Il y a de la violence, une certaine âpreté mais aussi un certain espoir malgré une société dans laquelle il est difficile de se débattre quand on a une image toujours aussi négative qui vous colle à la peau…

Le huitième roman de John King vient de paraître Outre-Manche, une dystopie intitulée The liberal politics of Adolf Hitler.

John King, Ruby et M. Jeffreys

Le cinquième roman de John King, intitulé White Trash, a été publié en 2002 en Angleterre par Random House. Il nous est arrivé douze ans plus tard, grâce à la maison d’édition Au Diable Vauvert, traduit, pour la première et seule fois jusqu’ici, par Clémence Sebag sous le même titre. Un titre qui, une fois traduit, pourrait devenir Déchet blanc ou Raclure blanche, mais la traduction perdrait cette allusion à une frange de la société souvent désigné ainsi au Etats-Unis. Une frange de la société destinée à être pauvre, à le rester, le contraire des nantis. Une frange de la société qui est devenue une classe à l’heure où l’on ne parle plus de la lutte des classes, une classe avec sa propre culture, son propre mode de vie et dont certains sont issus, de Elvis Presley à Eminem, comme le souligne notamment l’article de F. Dordor dans les Inrockuptibles en 2012 ou plus encore la thèse de Sylvie Laurent,  Du poor white au poor white trash dans le roman américain et son arrière plan depuis 1920 (un extrait en est lisible sur Cairn.info), qui ne se limite pas à la musique mais étudie principalement la littérature, citant entre autres Russell Banks et Dorothy Allison comme des tenants de cette culture… Pour mieux la situer, cette White Trash, disons que la série Shameless pourrait être considérée comme un bon exemple de ce qu’elle est…

Cette expression désignait au départ les pauvres du sud des Etats-Unis, elle s’est ensuite répandue à l’ensemble du pays et John King l’importe en Angleterre pour nous parler de son équivalent européen et de la véritable raclure blanche, celle qui mériterait ce nom.

Des policiers poursuivent des jeunes, certainement planteurs de cannabis sur les bords de l’autoroute, quand, les ayant perdus, ils se tournent vers une jeune femme observant leur manège, en bordure d’un terrain vague. Perdue dans ses souvenirs, ceux qui la ramènent à la mort de son chien quand elle était enfant, elle ne comprend pas tout de suite que l’hélicoptère qui prenait en chasse les petits délinquants a changé de cible… Elle hésite à peine quelques secondes avant de s’enfuir à travers les rues du quartier, réussissant finalement à les semer en se mêlant à la foule qui se presse à White Trash (Au diable vauvert, 2002)l’entrée des pubs d’une rue fréquentée. Elle n’avait rien à se reprocher mais ne voulait pas être embarquée sans raison…

Le lendemain, Ruby se réveille chez elle, dans les douces odeurs de la boulangerie du dessous, et se prépare à partir au boulot. Elle est infirmière à l’hôpital. Un métier qu’elle aime et dans lequel elle croit. Un métier dans lequel elle s’épanouit car il s’agit d’être bon, de positiver le plus possible et d’aider des gens à s’en sortir. Ruby veut croire en la gentillesse, en la bonté. Et elle veut être utile. Son métier la satisfait pleinement, elle est heureuse de sa vie, entre l’hôpital, concentré de la société, de sa ville, et les sorties avec certaines collègues, en boîte, au pub… alcool et joints…

Le point de vue de Ruby alterne avec celui de M. Jeffreys qui travaille également à l’hôpital. Il n’y est pas pour soigner les gens mais pour rationnaliser le fonctionnement des services. Il observe et croit en son utilité. Il est là pour faire le bien, il s’efforce d’être bon dans chacun de ses actes. Pour mieux exercer son audit, il loge dans un hôtel de standing plus proche de l’hôpital que son appartement londonien. Il se rend chaque jour sur son lieu de travail en taxi et tente de garder l’esprit positif. Il tente de le garder alors qu’il côtoie ces personnes qui ne sont pas de son milieu, qui ne semblent pas avoir conscience de ce qu’est la vie, qui paraissent se contenter de ce qu’ils ont alors qu’ils pourraient avoir bien mieux avec un minimum de bonne volonté. Les pensées de M. Jeffreys sont pleines de condescendance, d’un sentiment de supériorité. Il observe l’hôpital et ses environs avec un maximum de compréhension, se disant que tout le monde ne peut pas être comme lui… Lui qui vit au final une vie particulièrement aseptisée, loin de tout, et dans une tour d’ivoire dont il ne consent à descendre que pour confirmer son impression d’une populace qui vit une vie loin de la vraie vie, sans culture, sans joie… alors que lui s’efforce de dominer tous ses sentiments, d’en éprouver le moins possible ou seulement des positifs…

Ruby et M. Jeffreys croient en l’utilité de leur métier, sont persuadés de rendre service à la société… mais là où Ruby n’oublie pas de vivre, se force parfois à positiver pour ne pas sombrer dans la dépression, éprouve des sensations, des émotions, M. Jeffeys ne veut pas se laisser dominer par celles-ci. Tout est planifié, réfléchi, jusqu’à ses horaires de boulot, de préférence la nuit pour ne pas être perturbé par la vie d’un hôpital de jour, pour ne pas en subir les inconvénients quand il est sensé en observer le fonctionnement, quand il pense s’imprégner de son atmosphère. Il lui faut visionner des documentaires pour ne pas être éloigné d’une population dont il s’efforce de rester à distance respectable…

Les deux personnages se croisent brièvement après la mort d’un patient puis repartent chacun de leur côté…

John King nous décrit deux personnes aux buts et aux motivations similaires mais ne les envisageant pas de la même façon. Pour les atteindre, l’une semble être pleinement dans la vie alors que l’autre s’isole, se préserve au point de planifier même la satisfaction de fantasmes assez pervers, déviants… Mais en toute circonstance, M. Jeffreys garde cette haute opinion de lui-même et ne peut s’empêcher d’admirer son abnégation alors que Ruby doute et avance. Il ne peut s’empêcher de déplorer la pauvreté intellectuelle de ses congénères, issus des mélanges ethniques les plus divers, leur manque d’ambition ou d’amour-propre, leur incapacité à progresser, leurs odeurs, leurs mœurs… se lâchant davantage au fur et à mesure des pages…

A ces deux points de vue viennent s’ajouter les témoignages d’une autre personne, des monologues, racontant l’histoire d’autres personnes ordinaires ayant trouvé leur voie et ayant vécu une vie faite de bonheurs partagés et d’une certaine plénitude, ayant vécu une vie riche… un chauffeur de taxi ne vivant que pour le bonheur de sa femme et de sa fille, une maîtresse d’école s’étant consacrée avec abnégation à l’enseignement, un passionné de champignons ayant adopté une vie sans excès après en avoir fait trop, …

L’existence des deux protagonistes principaux suffirait au livre mais on sent que la noirceur n’est pas loin chez ces deux personnages tentant en permanence d’avoir une attitude, des pensées, positives, traquant le positif en tout. L’une semblant parfois au bord de la déprime, l’autre au bord de la folie…

Au final, c’est un bon roman que nous a proposé John King, un roman glaçant dans sa conclusion et qui renouvelle quelque peu son univers en adoptant des points de vue différents des précédents, en observant des personnages à la lisière du monde qu’il nous a décrit jusqu’ici et en réglant des comptes avec cette société qui existe en dehors de son monde et qui n’est franchement pas admirable ou fréquentable… une société qui se conforte dans ses préjugés, caricaturaux, pour laquelle l’habit fait bien souvent le moine… une société n’allant jamais au-delà des apparences et sûre d’elle-même. Imaginant être la seule à avoir compris la vie et ce qui pousse les gens “ordinaires”, ce qui les motive. John King leur retourne le procédé…

C’est un bon roman qui nous laisserait presque parfois sur notre faim mais qu’il faut lire jusqu’au bout car la fin qu’il nous propose, prenante, inquiétante, apporte encore un autre éclairage sur une intrigue s’enrichissant jusqu’à la dernière page, enfonçant un peu plus le clou d’une œuvre centrée sur un environnement ou dans des milieux pas toujours attirants mais bien vivants et beaucoup plus humains qu’une certaine élite enfermée dans ses certitudes pourrait le croire. Une œuvre de réhabilitation, militante et d’une grande qualité !

Deux ans plus tard, John King publie un roman encore non traduit à ce jour, The Prison House, avant de conclure, en 2008, la trilogie qu’il avait entamée avec Human Punk et dont White Trash est le deuxième volet. Une trilogie située dans une de ces villes satellites de Londres et dont le troisième opus s’intitule Skinheads.

John King, Joe Martin de Slough à Hong-Kong et retour

En 2000, le quatrième roman commis par John King est publié, il s’intitule Human Punk. Une année s’est écoulée depuis la parution du troisième opus de la trilogie rattachée à un quartier populaire de Chelsea, Aux couleurs de l’Angleterre. C’est un peu moins évident en France puisqu’il est traduit la même année que le deuxième opus de la trilogie, La meute, et deux ans avant la traduction du troisième… C’est, de nouveau, Alain Defossé qui s’en charge pour les éditions de l’Olivier, le titre ne changeant pas en traversant la Manche, Human Punk. Un titre clair, puisqu’après les hooligans, l’écrivain se tourne cette fois du côté des punks dans un roman plus proche de lui, situé à Slough et dans une mouvance qu’il a connue. Il débute ainsi une nouvelle trilogie située dans cette ville satellite.

1977, Joe Martin et ses potes patientent en mangeant des frites et en se racontant les dernières anecdotes du quartier, l’échec récent d’une bande rivale. Nous sommes au dernier jour de l’année scolaire et ils patientent en attendant la traditionnelle baston de fin d’année. Une baston dirigée par les dernières années, ceux qui ont un an de plus qu’eux et qui vont devoir entrer dans la vie active dès les jours suivants. Toute une meute prend le métro pour aller affronter les mecs de Langley… Parmi eux, donc, Joe et ses potes, Dave, Smiles et Chris. Une baston violente, l’affrontement de deux quartiers, de deux cultures, des punks contre des Teds… même si cette partie de leur culture, cette violence, n’est pas ce qui les y attire le plus…

D’emblée nous sommes plongés dans le bain, dans une atmosphère particulière, celle à laquelle sont confrontés ces ados dans un coin d’Angleterre à la fin des années 70. Une atmosphère liée à leur âge et ses incertitudes et liée aux incertitudes de l’époque pour ces enfants de travailleurs de la classe Human King (l'Olivier, 2000)ouvrière. L’été n’est pas le même pour les uns et les autres, nous suivons celui de Joe, narrateur et personnage central du roman. Joe alterne les jobs d’été, comme on les appelle maintenant, passant d’une épicerie à un verger, de la manutention à la cueillette des cerises. Il apprécie particulièrement cette cueillette, propice à l’introspection et une certaine contemplation, en même temps que la dégustation savoureuse de ces fruits rouges. Ces journées de travail sont contrebalancées par les virées du soir ou de fin de semaine… L’incertitude dans laquelle baignent ces ados est tout à la fois celle de leur avenir, de leur place dans une société bien peu accueillante et de leur relation aux autres, les filles comme les garçons. Les filles, attirées par des plus âgés, provoquant bien des fantasmes, quand les garçons sont l’objet de confrontation, d’affrontements. Il y aussi les soirées en boite, les pubs de Slough, ou de Londres quand ils trouvent une voiture à emprunter pour les emmener. Les concerts…

C’est par pur hasard qu’on avait appris qu’ils jouaient, un bout de conversation entendue la veille au soir, et ils étaient géniaux les Pistols, ils se foutaient de tout, la salle était comble et ils avaient en tout et pour tout une ampoule sur la scène, rien de cette merde de rock progressif à la con, de ces éclairages super-coûteux pour millionnaires en rupture de manoir à la campagne, pour rebelles des piscines qui ont que dalle à dire, fascinés qu’ils sont par leur propre trou du cul, pour branleurs qui s’imaginent lutter contre le système en claquant des milliers de livres en drogues illégales…

Une période d’apprentissage, de douceur de vivre, de petites satisfactions et de déconvenues parfois très glauques. De caresses poussées, de concerts, de bière ou de cidre. Une période de construction, celle de Joe se faisant principalement au travers de la musique… les vêtements qu’il porte étant avant tout l’expression de ses préférences musicales. Et de son besoin de s’affirmer, contre une certaine culture, établie, pour ce qui est proche de lui, de ce qu’il vit, une musique faite par des gars comme lui.

Le Punk, c’était ça notre éducation, les paroles qui reflétaient ce qu’on vivait, visaient droit dans les choses qu’on voyait, pensait, les mots des gens qui avaient droit à notre respect parce qu’ils écrivaient de l’intérieur sur l’extérieur, et non pas de l’extérieur comme la plupart du temps.

Mais les préférences musicales influent sur les relations aux autres et l’image que les médias renvoient d’eux, n’y comprenant rien, n’arrange pas les choses… Et c’est ce que Joe et Smiles subissent un soir, molestés par une bande rivale alors qu’ils ne sont que deux, et balancés dans un canal… Joe s’en sort avec de sérieuses contusions et Smiles quelques semaines de coma. La vie ne sera plus comme avant. Le traumatisme sera désormais toujours là.

Onze ans plus tard, Joe vit à Hong-Kong et vadrouille un peu partout en Chine quand il apprend la mort de Gary Dodds, dit Smiles. Gary s’est pendu mais pour Joe, il était condamné depuis longtemps, il n’avait jamais vraiment repris le dessus depuis leur baignade forcée. Interné depuis des années. Joe sent l’impératif de revenir, il met fin à son séjour en Asie, un séjour de trois ans, et rentre en Angleterre par le Transsibérien. Un voyage qui lui permet de faire la transition et de se remémorer les années qui ont suivi cet été marquant et précédé son départ pour l’autre côté de la planète… Un voyage qui lui permet de passer de ces états communistes au libéralisme qui est de mise à l’ouest. Deux facettes d’une même réalité pour lui.

On dit que communisme et capitalisme sont opposés, mais ils seraient plutôt complémentaires. Tous deux prennent leurs racines dans la science, et la seule dissension est de savoir qui doit en récolter les fruits.

John King alterne en permanence l’action et la réflexion. Les pensées de son personnage se glissent dans le roman dès qu’un moment de battement dans sa vie apparaît, dès qu’un moment de battement lui permet de réfléchir et il réfléchit en permanence… dès qu’il a un instant… Il se retourne sur sa vie, observe la société et finit par comprendre que ce qui le définit c’est sa culture et que sa culture est avant tout musicale. Le personnage de Joe se rapproche alors de celui de Will, celui de La meute, il s’en rapproche, en devient une déclinaison, par le moyen qu’il a trouvé pour vivre, pour subvenir à ses besoins puisque dans la troisième partie, onze ans après la deuxième, il vend des disques d’occasion, des vinyles et mixe, à l’occasion, dans des soirées, se chargeant de la partie consacrée au punk et à des mouvements proches, comme la rap…

Certaines personnes trouvent leurs idées dans les livres, mais pour nous, des gens comme Rotten, Strummer, Pursey et Weller étaient les plus grands auteurs, ceux qui produisaient une littérature qui nous parlait de nos vies. Ils n’avaient besoin de rien contrefaire, d’aucune recherche, ils écrivaient simplement sur ce qui s’agitait en eux, et parlaient à des millions d’autres gens qui ressentaient la même chose. C’étaient des auteurs authentiques, contemporains, ceux qui parlent de la vie de tous les jours, comme on en a si peu en Angleterre, des auteurs qui parlaient sous forme de musique parce qu’ils n’avaient jamais songé à le faire sous forme de livre, étant complètement hors de la sphère littéraire, sans aucune des références classiques. Et c’est ça qui les rendait si particuliers, c’est que leurs références étaient les nôtres, elles se trouvaient là, dans nos vies, et non pas dans le Grèce antique, à des milliers de kilomètres, à des milliers d’années de nous.

La disparition de Smiles le hante toujours, ça et leur plongée dans le canal. Ça et son incapacité à croire au besoin de violence des autres, à l’absence de réflexion qu’elle véhicule parfois…

C’est un grand roman, un roman contemporain qu’a écrit King avec Human punk. Un roman qui parle de la société telle qu’il l’a connue, un roman qui témoigne. Un roman qui nous pose également la question de la culture, de notre culture, de celle qui fonde chacun d’entre nous, qui le détermine et qui, quelque part, dit d’où on vient, nous définit. C’est un roman social et profond, humaniste et prenant, qui interroge la société dans laquelle nous vivons. Qui nous interroge.

Deux ans plus tard, le cinquième roman de John King squatte les librairies, ce sera White trash.

John King, Tom et Harry en route pour Berlin

En 1999, deux ans après La meute, John King voit le troisième volet de sa trilogie publié, England Away. Il est traduit en 2005 par Alain Défossé pour les éditions de l’Olivier sous le titre Aux couleurs de l’Angleterre. Il ressort en 2016 aux éditions du Diable Vauvert sous son titre original avec en sous-titre le titre de sa première éditions en français. C’est le dernier volet de la trilogie que King a consacré aux supporters de Chelsea, brossant ainsi le portrait d’une jeunesse vieillissante, victime d’une société à laquelle elle a tant de mal à s’intégrer, dans laquelle elle a tant de mal à se reconnaitre. Une société impitoyable qui en a oublié quelques uns en chemin. Pour conclure, le romancier réunit quelques-uns des personnages des deux premiers opus et les suit alors qu’ils partent en expédition pour Berlin afin d’assister à un match de leur équipe nationale.

Tom Johnson est retardé à la douane par un officier un peu curieux, zélé. Un officier qui tient à savoir pourquoi il s’apprête à quitter le pays pour se rendre aux Pays-Bas. A savoir s’il se drogue. Tom, le Tom de Football Factory, supporter assidu et violent du Chelsea Football Club, est cette fois-ci à Aux couleurs de l'Angleterre (éditions de l'Olivier, 1999)la suite de son équipe nationale. Tandis que l’officier remplit sa mission, Tom voit passer ses amis, Mark notamment, l’un de ceux avec lesquels il a l’habitude de suivre leur club… Mais cette fois, il s’agit de l’Angleterre et les supporters qu’il aperçoit ne sont pas tous ordinairement de son côté, plutôt dans les rangs adverses pour la plupart. Plutôt ennemis dans les combats d’avant ou d’après-match. Mais, cette fois, leur objectif est le même…

Tellement d’histoires à raconter. Les grosses grosses bagarres, les petits saccages sans importance, les après-midi tranquilles à regarder le match. Tout se mélange pour finir. Mais tout ça, c’est à la maison. Là, c’est l’Angleterre en déplacement, et les Anglais savent s’amuser. On vit dans l’instant, mais enracinés dans le passé. Une armée de volontaires qui avance vers le soleil couchant.

Le douanier le laisse finalement partir, ayant aperçu d’autres spécimens remarquables et méritant qu’on s’y intéresse. Tom peu finalement continuer sa route et monter à bord du ferry.

Harry, quant à lui, redoute le ferry. Sujet au mal de mer, il s’attend à souffrir pendant la traversée. Mais il est là pour la bonne cause. La conquête de l’Europe, ou tout au moins sa traversée. Une manière de laisser derrière lui les souvenirs douloureux de La meute, ceux qui ont conclu l’existence de la division Q.

Dans le premier chapitre, intitulé “Une race insulaire”, les deux points de vue alternent, celui de Tom Johnson, à la première personne, comme auparavant, et celui de Harry, à la troisième. Les deux points de vue alternent avec celui d’un troisième homme, Bill Farrell, resté à Londres, habitué de l’Unity, leur pub. Un ancien combattant. Tandis que les autres traversent la Manche, il se souvient d’une autre traversée, en 1944, vers les plages de Normandie. Tandis que Harry vomit tripes et boyaux, tandis que Tom assiste dans le bar à l’affrontement entre deux bandes de supporters – on ne se refait pas -, Bill revit le débarquement.

Et le parallèle se fait entre les deux événements.

Entre le discours anti-européen de Tom, agressif vis-à-vis de tous les continentaux, celui plus en retenue de Harry et l’historique de Bill, l’approche du continent s’équilibre. Elle s’équilibre d’autant plus quand ils sont en Europe, aux Pays-Bas. Les uns et les autres vivant leurs histoires et se liant à la population autochtone. A la culture pas si éloignée de la leur. Les bars, les femmes pouvant se révéler accueillants, enrichissants. Les occasions de défoulement ne manquant pas non plus… L’Angleterre s’exporte avant de repartir vers Berlin.

On est jeunes, on est durs. On ne pense qu’à nous-mêmes. Il faut fermer la porte au malheur et à la maladie. Se tenir debout, et avoir la dignité de disparaître quand l’heure a sonné, au lieu d’emmerder tout le monde avec cette tristesse de vieillir. On y passera tous un jour. Enfin, ceux qui dureront aussi longtemps.

John King nous parle, avec une ironie mordante, des relations entre son île et le continent, des relations pas toujours simples, des relations empruntes de violences et de souvenirs poussant à priser l’isolement, à aimer cette séparation naturelle qu’est la Manche… Entre l’Europe bureaucratique qui voudrait dicter ses lois et ce que les anglais perçoivent de ce rapprochement avec leurs ennemis de longue date… de toujours. Il y a également l’idée deEngland Away (Au Diable Vauvert, 1999) préserver une culture, une indépendance… de ne pas subir les atermoiements politiques de leurs voisins…

John King fait passer tout cela au travers des souvenirs de Farrell, de ses échanges avec d’autres anciens combattants, lui qui n’a jamais plus quitté son pays après la guerre, au travers de ce que vivent Tom, Harry et leurs acolytes. Harry le doux, chamboulé par une pute thaïlandaise et curieux des habitudes et de ce qu’il découvre au fur et à mesure de leur périple, curieux et désireux de comprendre, bourré d’empathie, et Tom le dur, prêt à faire le coup de poing quelque soit l’endroit, malgré une certaine humanité dont il ne peux se défaire même dans les moments les plus prenants, violents, et toujours avec Carter et Mark…

Suivre l’Angleterre, c’est une question d’orgueil et d’histoire. Ce qui est en jeu, c’est notre place dans l’ordre des choses. Cela fait des siècles qu’on fout la pâtée aux Européens. Ils commencent un truc, on l’achève. On se tient debout, dressés sur les Blanches Falaises de Douvres, à chanter Viens t’y frotter si t’es un homme. A attendre que les Allemands aient assez de couilles pour traverser la Manche. Cinquante Anglais auront raison d’au moins cinquante Européens, sans problème.

Les réflexions des uns et des autres s’enrichissent, prennent du poids. L’ambivalence entre la richesse des échanges et la nécessité de garder son authenticité.

Que l’on puisse picoler vingt-quatre heures sur vingt-quatre, prendre toutes les drogues dont on aura envie, que l’on supprime les caméras de surveillance, et l’Angleterre est l’endroit idéal pour élever des gosses. Le plus beau pays du monde.

Après les Pays-Bas, l’Allemagne nourrit, approfondit les découvertes et les échanges, entre gens du même monde ou pas, entre laissés pour compte, ouvriers ou employés mis à l’écart, négligés, voire volontairement oubliés dans leur société respective.

Les Anglais fuient une oppression, à la recherche d’une certaine liberté pour exprimer tout leur ressentiment, toute leur amertume. A la recherche d’un moyen de se faire entendre, de se montrer, et de ne pas être effacés, censurés… et pendant ce temps Farrell, l’ancien combattant, se demande si tout ce qui avait été espéré au lendemain de cette seconde guerre mondiale, n’a finalement pas été jeté aux oubliettes, si ses semblables n’ont pas été mis à l’écart…

L’histoire de la classe ouvrière anglaise était ensevelie dans des cercueils et réduite en cendre dans des incinérateurs. Du berceau à la tombe, les détails demeuraient souvent secrets, et si par hasard on les partageait, c’était verbalement de sorte qu’ils finissaient par se perdre. Rien n’était consigné par écrit. C’était ainsi avec les Anglais. D’une certaine manière, cela procurait une dignité que personne ne pouvait vous voler, mais d’une autre, c’était une façon de se défiler, qui permettait aux riches de tirer à eux la couverture de l’histoire, comme pour tout le reste.

C’est un roman fort, moins violent que le premier, aussi riche que le deuxième, que nous propose John King, une véritable réflexion qui peut gêner aux entournures… pas toujours confortable. La réflexion d’un écrivain marquant, important, à côté duquel il serait vraiment dommage de passer.

Dans le roman suivant, son quatrième, Human Punk, John King quitte les hooligans pour un autre phénomène populaire qu’il a lui-même vécu, et revient dans sa ville natale pour commencer un nouveau cycle romanesque.

John King et les cinq de la division Q

En 1997, un an après son premier roman, John King publie le deuxième, Headhunters. Il est traduit trois ans plus tard par Alain Defossé, comme pour le premier, sous le titre de La meute. Ce sont cette fois les éditions de l’Olivier qui s’en chargent après Jonathan Cape à Londres.

Cinq hommes, tout juste la trentaine, se retrouvent à l’Unity, leur pub, en ce premier janvier. Cette rencontre est la première depuis qu’ils ont créé, la veille au soir, la division Q (Sex Division en VO). Une division qui ne regarde qu’eux et qui pourrait être leur manière de prolonger leur passion pour le foot. Sauf que la compétition dans laquelle se lancent les cinq amis de longue date a à voir avec un autre sport. En chambre ou ailleurs. Un sport La meute (l'Olivier, 1997)pour lequel il s’agit de compter des points obtenus lors de leurs parties de jambes en l’air.

Terry, dit Carter, transporteur et livreur de meubles, est l’instigateur de cette compétition. Tenant du football total que les Pays-Bas pratiquent, il est aussi surnommé la “bête de sexe”, d’où son autre surnom, Carter, référence à un groupe punk. Carter veut entraîner ses amis à sa suite ou voir reconnu son activité principale en lui donnant un autre attrait, celui de ce qu’ils ont toujours aimé, le football et plus particulièrement Chelsea, club déjà supporté par les personnages de Football Factory qui font d’ailleurs parti des connaissances et fréquentations du groupe. Chelsea et son néerlandais du moment, Ruud Gullit, joueur-entraîneur adepte de ce fameux football total que Carter veux transférer vers la division Q.

Will, deuxième membre du groupe, est à son compte, il a une boutique d’antiquités et d’objets d’occasion. Passionné de musique, il possède une collection de vinyles et aime fouiner chez les disquaires. C’est là qu’il croise Karen, une ancienne camarade de sa sœur, avec laquelle il va avoir une relation qui le mettra hors course pour la compétition de la division Q qu’il ne prisait de toute façon pas particulièrement. Ses pensées, pacifistes, prônant la tolérance, oscillent entre Karen et la musique, cette musique à laquelle il a été initié par Peter, le grand frère mystérieusement disparu de Mango.

Mango, justement, autre membre du groupe, est un cas particulier de cette bande issu d’un milieu prolétaire. Il travaille à la City et a un train de vie bien supérieur à celui de ses copains, jaguar et appartement luxueux, mais il reste attaché à ceux-ci et à son quartier, y revenant régulièrement… Il est aussi hanté, assailli, de pensées sexuelles et violentes, comme perverti par son métier, en faisant parfois un cousin du Patrick Bateman de Bret Easton Ellis. Sa participation à la division Q se fait de manière plutôt particulière puisqu’il n’en respecte pas fondamentalement les règles en faisant appel à des prostituées. La disparition de son frère continue également de le hanter, il l’avait longtemps attendu ce jour-là dans le square, sur une balançoire sur laquelle il revient encore s’asseoir à chaque anniversaire.

Les deux derniers de la bande, Harry et Balti, partagent le même appartement. Ils ont également des métiers proches, dans le bâtiment, maçon et peintre. Balti perd rapidement son boulot après une altercation avec son chef d’équipe, altercation qui constitue l’un des fils rouges du roman, appelant des représailles qui en appellent elles-mêmes d’autres… Balti erre dans le quartier, pris par ses pensées et son rêve de gagner le gros lot au loto. Harry, quant à lui, est le rêveur de la bande. Le rêveur au sens propre puisqu’il vit ses rêves pleinement, réussissant parfois même à les orienter, à les reprendre là où ils s’étaient achevés à son réveil. Ses rêves sont l’un des piliers de son existence, l’amenant à y réfléchir, à tenter de les comprendre… Les rêves et la bière.

Car toute cette bande se retrouve régulièrement pour écluser des bières à l’Unity, bar tenu notamment par Denise et Eileen. Denise, la copine de Slaughter, le dangereux du quartier, et l’objet de bien des fantasmes…

John King nous emmène à la suite des uns et des autres. Alternant les points de vue des cinq protagonistes, leurs vies, les imbriquant tout en les laissant évoluer en parallèle, chacune à leur manière, chacune à leur rythme. Carter satisfaisant sa libido tout en se donnant pleinement à la compétition, Will redécouvrant la vie à deux après une expérience douloureuse, Mango évoluant entre son quartier et sa vie de yuppie, entre une libido plus violente et qui l’effraie et certain fantôme, Balti se questionnant sur son oisiveté, son statut d’assisté et tout ceux qui vivent comme lui et Harry entre deux rêves, ponctuant, illustrant ou annonçant la vie de la bande.

C’est un roman riche, sans rebondissements spectaculaires, beaucoup moins violent que le premier, Football Factory, mais dont la violence n’est pas absente, restant un des derniers moyens d’expression d’une tranche de la population.

… au moment crucial, c’était tes points et tes pieds qui comptaient. Et une bonne barre de fer. Parce qu’en fait, personne ne t’écoutait tant que tu n’employais pas la violence. Ils parlaient suffrage universel et grandeur de la démocratie, te mettaient entre les mains des bouts de papier de différentes couleurs tous les cinq ans environ, qui te donnaient l’occasion de voter pour un quelconque branleur d’Oxford ou de Cambridge, conservateur ou travailliste, pas grande différence, ils étaient tous pareils, mais l’ennui, c’est qu’il n’écoutait jamais personne en dehors de leurs semblables.

Un roman qui chronique une Angleterre de la fin du vingtième siècle, celle de ceux qui n’ont pas le pouvoir et qui subissent les aléas d’une société pas toujours rose. Un roman autour d’une bande de tout juste trentenaires qui sortent à peine de l’adolescence et en subissent encore les relents. Les problèmes des uns et des autres se résolvent, d’autres apparaissent. Rien ne s’arrête jamais vraiment mais on est poussé vers une vie plus rangée, faite de boulot, de retour à la famille ou d’acceptation, parfois désabusée, de ce qu’on est…

Un roman qui vaut le détour, un roman comme les anglais savent nous en servir parfois.

Deux ans plus tard, John King clôt sa trilogie avec Aux couleurs de l’Angleterre.

John King, Tom Johnson, bastons et Chelsea

En 1996, paraît en Angleterre le premier roman de John King chez Jonathan Cape, The Football Factory. De ce côté-ci de la Manche, il est traduit par Alain Defossé et publié par Alpha Blue en 1998 sous un titre quasiment similaire, Football Factory. Il sera repris plus tard par les éditions de l’Olivier. C’est un roman fort que nous offre d’entrée l’auteur, un roman social et violent, le roman d’une société vue au travers d’un filtre particulièrement sombre.

Tom est supporter du Chelsea Football Club, un supporter dont la passion va au-delà du jeu, un supporter pour qui les samedis après-midi, jours de match, sont l’occasion de se défouler, d’affronter les supporters de l’équipe adverse à coups de poing et de pied et de tout ce qui peut tomber sous la main dans ces moments-là. Un supporter aux fins de semaine violentes mais qui mène une vie normale le reste du temps, manutentionnaire dans une Football Factory (l'Olivier, 1996)entreprise de transport. Ecœuré par le comportement des nantis et du pouvoir, Tom nous raconte principalement ces journées de défoulement et ses pensées, cette envie d’en découdre avec des inconnus qui n’ont pour défaut connu de lui que celui d’encourager une autre équipe. Il affronte les paradoxes que peuvent susciter son comportement. Comportement qu’il partage avec Rob et Mark depuis des années, deux amis d’enfance. Il affronte les paradoxes et juge sans concession ceux qui l’accompagnent dans ses virées vengeresses. Toutes ces injustices dont il est témoin. Le rituel est pratiquement toujours le même, quelques bières ingurgitées pour se donner de l’allant, la recherche d’un endroit stratégique pour attendre ou surprendre les adversaires, pour éviter la police qui veille…

Le foot, ce n’est qu’un point de rencontre, une manière de canaliser les trucs. Si le foot n’existait pas, on trouverait autre chose. Et sans doute quelque chose d’encore plus con, d’ailleurs. Il faut bien que l’agressivité passe quelque part, et le gouvernement, qui connaît ça par cœur, voudrait qu’on s’engage, qu’on obéisse, qu’on aille en son nom casser de l’Arabe ou de l’Irlandais, selon la promotion du mois.

Les confidences et aventures de Tom, à la première personne, alternent avec les histoires de gens comme lui, des prolétaires qui vivent des vies simples et qui s’en contentent ou n’ont pas la même façon de la vivre, pas les mêmes exutoires, quand ils en ont. On croise ainsi un supporter qui a pu voir du pays et élargir son point de vue, l’employée d’un lavomatic, un vieil homme, veuf, et voyant un autre homme de son âge rendre l’âme… Des histoires pleines d’humanité, riches des cogitations des uns et des autres, des réflexions intérieures.

Mais le point central, c’est bien Tom, Tom et la bande de supporters dans laquelle il sévit, une bande de supporters bien organisée, qui réfléchit toujours à la meilleure manière de déjouer la vigilance des forces de l’ordre dont les moyens ont évolués, avec notamment les caméras installées dans et aux abords des stades, des caméras qui poussent les hooligans à bien se tenir dans ces endroits-là, à faire profil bas pour ne pas être fiché, repéré, voire interdit de stade… faire profil bas pour pouvoir continuer à se castagner avec ceux d’en face. Se castagner violemment. En ayant parfaitement conscience des conséquences. Et en les assumant.

Les faibles ne tiennent pas longtemps, dans ce pays. Il n’y a pas de pitié pour ceux qui ne savent pas s’en sortir. C’est simple, c’est primitif. En fait, on est dans la société de l’âge de pierre, où c’est celui qui a le plus gros caillou qui gagne.

John King nous raconte tout cela dans un style simple et efficace. Il nous propose le portrait d’un homme qui n’est pas celui que l’on pourrait croire, loin des clichés habituels. Un homme et son mode de vie, un jeune homme qui ne se reconnaît plus complètement dans son pays, loin d’être aussi intolérant qu’on pourrait le croire, un jeune qui recherche les sensations fortes… En alternant les points de vue, en alternant les personnes, passant du “je” au “tu” puis au “il”, le romancier enrichit son propos, nous fait toucher du doigt la réalité d’une Angleterre pas bien reluisante… Les relations ne sont pas simples, entre catégories sociales, entre femmes et hommes, une sexualité brute, sans sentiment, nous est décrite. Quelques aérations existent mais elles sont bien rares et Tom s’assume finalement comme con, sans espoir de sortir de cette vie qu’il mène…

C’est un roman fort, déstabilisant, et en même temps captivant…

L’année suivante, l’écrivain publie son deuxième roman, poursuivant son exploration d’une génération londonienne, proche du Chelsea Football Club mais un peu plus âgée, passant à autre chose. Ce deuxième volet de ce qui constituera une trilogie s’intitule La meute.

John King dans mes mains

L’été est parfois l’occasion de faire des découvertes, de s’aventurer sur des terres que l’on n’a pas encore foulées… de lire des écrivains dont on se disait que ça ne serait peut-être pas mal d’y jeter un œil. Des auteurs dont on a entendu parler ici ou là, dont un ouvrage est plus particulièrement cité, comme une référence…

Ce fut le cas pour moi avec Football Factory, je me disais qu’il fallait que je le lise, sans être persuadé que j’irai plus loin dans l’œuvre de son auteur…

Lors de mes dernières vacances estivales, j’ai donc pris ce livre de poche parmi d’autres dans ma valise. L’occasion des découvertes était là, dans un endroit calme, isolé, comme je les aime en été… Loin du bruit et de la foule…

J’ai ouvert le livre et, au bout de quelques pages, je me suis dit que je ne découvrais pas seulement un roman mais également un romancier. Et j’ai eu ensuite un peu de mal à poursuivre mon parcours de l’œuvre de celui-ci, ses autres romans n’étant pas mis en avant et rarement présents dans les librairies.

Il m’aura fallu plusieurs mois pour les réunir et pouvoir les lire comme je l’aime, dans l’ordre chronologique de leur parution originale.

En commençant par la trilogie sur les supporters de Chelsea et son premier opus, donc, Football Factory.

John King sur la vaste toile

On sait de John King qu’il est né en 1960 à Slough. Pas grand-chose d’autre mais, après tout, le plus important reste ce qu’il écrit et, en plus de ses romans, on peut retrouver sa prose et son opinion sur la toile… C’est un écrivain qui s’exprime et qui explique ce qu’il pense, ce qu’il fait. Même s’il reste rare, il y a quelques pages intéressantes le concernant, offrant, de plus, un écho à l’actualité des derniers jours, tant sur le football et l’Euro que sur la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union Européenne dont il était l’un des partisans (de la sortie pas de l’Union Européenne).

Les inévitables articles sur l’encyclopédie collaborative donnent un premier aperçu de l’écrivain. Il y en a un en français et un autre en anglais, un peu plus fourni.

Ensuite, à l’occasion de sa venue à la médiathèque de Surgères, celle-ci s’est fendue d’une présentation de l’auteur, présentation rapide.

John King a écrit sur le foot et il continue à s’y intéresser, il n’hésite pas à s’exprimer sur ce sujet et est mis en avant à l’occasion de l’Euro qui se déroule ces jours-ci dans notre pays… Il s’exprime su l’évolution de ce sport, de son point de vue de supporter, dans un entretien accordé à Mickaël Caron pour le JDD et dans un article signé Franck Berteau paru dans Le Monde. Pour continuer sur son opinion sur le football, Just Another Teenage Rebel a publié en mars un article datant de 2012 et signé de l’écrivain. Il a également réagi aux affrontements autour du match Angleterre-Russie le mois dernier sur délibéré, prologue.

Pour en revenir aux autres aspects de son œuvre, John King avait accordé à Mathieu Léonard, en 2014, un entretien à l’occasion de sa venue au festival “En première ligne” d’Ivry-sur-Seine, il est publié sur CQFD avec le concours de Daniel Paris-Clavel. Un autre entretien, tout aussi intéressant et en V.O., nous est proposé sur P.B.G. par Peg et Benoît.

Pour finir et mieux connaître encore cet auteur, vous pouvez le lire sur NewStatesman, l’ensemble de ses textes y est proposé en ligne. Et un dernier entretien recueilli par Sylvain Levene est proposé par Vice.

Tout cela donne une idée plus précise de l’auteur qu’est John King. Je vais maintenant m’atteler également à vous présenter son œuvre après être revenu sur ma rencontre avec celle-ci.