Un an après être apparu dans le paysage du polar, du roman noir, Manchette enchaîne.
Nous sommes en 1972 et il va publier pas moins de trois romans dans la même année.
Il commence avec Ô dingos, ô châteaux.
En ouverture, nous assistons à l’exécution d’un homme par Thompson, tueur professionnel enfin apaisé par la réussite de sa mission. Apaisé au point de pouvoir manger deux choucroutes à la file. Il est ensuite engagé pour tuer un enfant…
Puis, une voiture de luxe emprunte une route qui mène à une demeure reculée. Une demeure qui héberge des personnes mentalement perturbées. L’homme que son chauffeur amène jusque là est un bienfaiteur qui prend sous sa coupe ceux qui peuvent sortir et leur offre un emploi. Pour l’heure, il s’agit de Julie Ballanger. Elle est présentée à Michel Hartog qui l’emmène sans attendre hors de l’établissement. Au cours de sa brève visite, il a eu le temps de faire un don généreux et de se montrer agressif et froid.
Julie a été engagée pour prendre soin du neveu d’Hartog, Peter. Elle découvre son nouveau lieu de travail, lieu de vie. Un immeuble rien que pour eux. Elle a tout juste le temps de faire connaissance avec les autres employés, avec son patron, qu’elle et Peter sont victimes d’un enlèvement… Enlèvement qui, bien rapidement, pourrait se transformer en exécution sommaire dont on veut la faire passer pour responsable. Mais elle parvient à s’enfuir et une course-poursuite s’engage entre les tueurs et Julie et l’enfant. Une course-poursuite qui n’évite pas les questions, les pourquoi…
A un rythme soutenu, nous suivons alternativement Julie et ses poursuivants. Poursuivants qui ont des accointances avec la police et autres services officiels, poursuivants menés par Thompson, celui de la séquence d’ouverture. Un Thompson qui, au fur et à mesure que sa mission se transforme en fiasco, voit sa santé se détériorer, incapable d’ingurgiter la moindre nourriture. Un Thompson que ne renierai peut-être pas un autre Thompson…
Le rythme est soutenu et le style de Manchette se révèle une nouvelle fois d’une grande force. Neutre, en retrait, le plus descriptif possible mais ne s’attachant principalement qu’aux actions… Et le grand capital en prend pour son grade, cette absence d’humanité qui habite ceux qui convoitent l’argent et la puissance qu’elle pourrait donner.
Manchette poursuit l’année avec Nada.
Il paraît, comme les précédents, à la “série noire” et confirme l’univers que l’écrivain s’est créé en deux romans solos et un en duo. En effet, on y voit revenir le commissaire Goémond, celui qui était apparu dans L’affaire N’Gustro. Un autre clin d’œil nous est fait. Emile Ventrée, que Julie avait croisé lors de sa fuite dans le roman précédent, est de nouveau victime d’un personnage de Manchette. Présenté comme une caricature du vendeur, représentant toujours sur les routes et près à tenter l’aventure avec la première auto-stoppeuse venue, c’est, cette fois, sa résidence secondaire qui subit l’effraction d’un autre personnage en fuite.
Comme pour N’Gustro, nous connaissons dès le premier chapitre le sort réservé à ceux que nous allons suivre ensuite.
Quelques individus organisés en groupuscule anarchiste se préparent à enlever l’ambassadeur des Etats-Unis. Ils cherchent encore un ou deux associés pour l’action soit possible.
Avec l’arrivée d’Epaulard, convaincu finalement par Buenaventura Diaz, le crime paraît possible et la petite bande s’organise pour cueillir le diplomate lors de sa visite hebdomadaire à un bordel huppé. L’action, qui devait au départ se dérouler en douceur, vire à la violence, avec morts du côté des services de l’ordre ou de sécurité… Pendant que la chasse s’organise, le petit groupe rejoint sa planque à la campagne.
Nous connaissons l’issue du méfait par un gendarme ayant participé à l’assaut de la fermette isolée, un gendarme nommé Poustacrouille. Manchette aime ces noms parfois éloquents. Il aime toujours autant la narration directe, sans fioriture et nous laisse voir l’état d’esprit de ses personnages au travers de leurs actions. Ou de leurs paroles. Il nous offre une galerie de militants désabusés. Certains quittant le navire avant même le début, ne croyant plus à la violence. D’autres en revenant en cours de route. D’autres ayant cessé de croire aux idéaux qui les guidaient jusque là. Le terrorisme politique en prend pour son grade, tout comme le terrorisme étatique, celuis qui ne s’embarrasse de scrupules et exécute plutôt que de s’en remettre à la justice…
C’est noir, direct et toujours aussi prenant.
Pour conclure cette année riche en romans publiés, Manchette s’attaque au western (c’est écrit sur la couverture) avec la complicité de B.J. Sussman. Son deuxième roman à quatre mains s’intitule L’homme au boulet rouge… Enfin, roman à quatre main, disons plutôt qu’il s’agit d’un roman de commande dont la trame est fournie par un scénario de Barth Jules Sussman. Scénario qui ne connaîtra pas de passage à l’écran.
L’action se déroule aux Etats-Unis tandis qu’en France, les Versaillais reprennent l’église Saint-Christophe à la Villette.
Elle se déroule principalement dans une plantation du Texas même si quelques escapades nous sont offertes. Une plantation de coton qui emploie des bagnards sur une terre qui sans cet apport à peu de frais ne pourrait exister sur la terre aride où elle se trouve. Potts y croit, le propriétaire, il y croit d’autant plus qu’il base son entreprise sur l’exploitation de main d’œuvre quasiment gratuite. Une main d’œuvre au milieu de laquelle Greene se morfond. Greene qui est là parce qu’il a refusé d’entrer dans l’armée, tant celle du nord que celle du sud. Greene qui revient sur l’exploitation après s’en être évadé une première fois et qui va, de ce fait, devoir traîner derrière lui un boulet rouge. Pruit, chargé de surveiller les prisonniers, n’a pas apprécié la première évasion de Greene dont il a été l’une des victimes. Il apprécie d’autant moins Greene que celui-ci n’a qu’une idée fixe, s’enfuir au Mexique avec Callie, la femme qui le trouble, une prostituée…
Greene va devenir emblématique d’une lutte au sein de l’exploitation, ces travailleurs sans droit, corvéable à merci, qui vont se prendre à revendiquer un peu de considération. Il y a du Germinal dans ce western… Du Germinal et une fin à l’aune de celle que Manchette nous a offert dans trois de ses romans précédents, L’affaire N’Gustro faisant figure d’exception.
Le style de Manchette s’adapte à son sujet, ou peut-être est-il si particulier que tout sujet s’y adapte. Sans s’attarder sur de grands tableaux, l’écrivain nous donne à ressentir le climat, l’atmosphère, au travers de l’illustration de ce qu’ils produisent sur les corps. La sueur, la recherche de l’ombre, les marques des coups… Ce n’est pas une de ses œuvres majeures mais c’est décidément l’œuvre d’un grand romancier.
Après deux années à explorer différents sous-genres du polar ou du roman noir, un casse et ses conséquences, une variation sur un fait politique marquant, la traque d’un innocent, l’acte politique démystifié ou le western, Manchette va s’attaquer à la figure incontournable du genre dans lequel il évolue et auquel il impulse un élan nouveau, le détective privé…