James Sallis, Lamar Hale chronique sa ville

En 2016 paraît Willnot. Trois ans après le précédent roman de Sallis, Others of my kind, non encore traduit en France, et quatre après le dernier bénéficiant d’une version française, Driven. Willnot garde son titre en traversant l’Atlantique et en passant sous la plume traductrice d’Hubert Tézenas.

 

Le Dr Hale assiste à la découverte d’un charnier. Convié en tant que médecin, il est là parmi d’autres pour l’exhumation macabre.

Lors d’une promenade, un habitant de Willnot a d’abord senti une forte odeur qui avait attiré son chien. Le premier policier sur place a creusé et découvert des os. C’est Willnot (Payot & Rivages, 2016)seulement ensuite que Lamar Hale a été contacté, au même titre que le shérif Hobbes. Il a dû reporter une intervention chirurgicale pour se rendre disponible. Les aléas du métier.

De retour à son cabinet, notre narrateur-médecin, Lamar Hale, n’a pas le cœur à consulter et annonce à sa secrétaire qu’elle peut prendre le reste de sa journée. La porte n’étant pas fermée, un homme entre quelques minutes plus tard. C’est un ancien patient, Brandon, que l’on l’appelle désormais Bobby, un patient dont le praticien se souvient. Alors qu’il avait seize ans, il était tombé dans le coma.

Voilà un mardi bien chargé.

Le lendemain, au réveil, Lamar est interrogé par son compagnon, Richard, sur ce qui s’est passé la veille. Tout se sait vite dans une petite ville comme Willnot. Les nouvelles sont arrivées jusqu’au collège où Richard enseigne. La question est de savoir s’il y a eu assassinat avant l’ensevelissement des corps. Ce dont, bien sûr, Lamar ne peut avoir connaissance, l’enquête étant en cours.

Une équipe spécialisée arrive bientôt pour analyser le charnier. C’est ensuite une agent du FBI qui l’attend à son cabinet, à la fin d’une journée bien chargée, entre le suivi des patients à la clinique et les consultations. Elle est là pour parler avec Lamar de Brandon Lowndes désormais appelé Bobby. Il est recherché.

 

Deux enquêtes, deux affaires, constituent l’ouverture du roman. Elles ne vont pourtant pas occuper la place centrale de l’histoire. C’est la vie au jour le jour du narrateur qui constitue le cœur du livre de James Sallis. Une vie peuplée de souvenirs, les siens et ceux des autres.

Ceux de ses patients, comme celle dont il a dû annuler l’opération le jour de la découverte du charnier et qu’il va voir le lendemain. Elle lui confie que cela lui a rappelé des souvenirs, l’a fait réfléchir sur les gens qui disparaissent, notamment le couple qui l’a recueilli à la mort de ses parents.

Une de mes amies de l’époque, quand j’ai appris la mort des Waters, m’a dit : « Ils sont partis recevoir leur récompense, Ellie. » Je l’ai regardée un moment et j’ai répondu : « Tu penses vraiment ce que tu dis ou tu ouvres juste la bouche et les mots sortent tout seuls ? » Nell ne s’est plus trop intéressée à moi après ça. Mais la bêtise, on ne peut rien y faire. Et certainement pas la tuer. »

Ce sont ensuite les souvenirs du narrateur qui remontent. Son père, écrivain de science-fiction, désolé qu’il n’ait pas suivi son exemple, et tous ses amis, camarades dans le genre. Le coma qu’il a lui-même subi à douze ans et les curieux rêves qu’il y a vécu, dans la peau d’autres malades, visiteur d’autres vies que la sienne, et qui bientôt le rattrapent.

La réalité quotidienne et les échappées dans ses souvenirs poussent Lamar à relativiser l’importance de chacun, à commencer par lui.

… la plupart du temps nous n’aidons pas les gens à vivre plus longtemps, ni mieux, nous ne faisons que changer la façon dont ils meurent.

Lamar navigue entre réalité et fiction, celles imaginées par son père et ses semblables, gardant comme point de repère, comme ancrage, sa vie avec Richard. Se construisant de tout ça.

S’il nous manque quelque chose ? Sans aucun doute. Mais c’est pour ça qu’on lit, non ? Pour ça qu’on tisse des liens avec les autres. Ça nous permet de nous faire une idée des vies qu’on ne peut pas vivre.

 

C’est un livre de lecteur autant que d’écrivain. Le roman d’un auteur qui se rappelle à nous et qui nous rappelle qu’il est notamment celui qui a imaginé Lew Griffin ou John Turner.

Le choix de le publier dans une collection de polars peut intriguer mais ce genre est tellement protéiforme… On ne peut désormais que prendre son mal en patience pour attendre le prochain roman de cet auteur à la voix d’une rare qualité.

James Sallis et le retour du Chauffeur

En 2012, Poisoned Press publie la suite des aventures du Chauffeur, celui de Drive, ça s’intitule Driven et c’est toujours écrit par James Sallis. Le roman paraît de ce côté-ci de la planète en 2013, traduit par Hubert Tézenas aux éditions Rivages.

Six ans ont passé depuis les événements précédents. Six ans d’une autre vie, aux côtés d’Elsa. Et cette vie est soudain anéantie. Deux hommes attaquent le Chauffeur et c’est Elsa qui meurt. Sans avoir le temps de s’attarder, il doit se Driven (Rivages, 2012)planquer pour ne pas subir le même sort, des hommes le poursuivent et quand ils tombent, d’autres apparaissent. Il n’a plus le choix, il doit comprendre.

Nous descendons de gens qui ont fui – et de gens qui se sont battu. Le tout est de savoir quand faire quoi.

Epaulé par Felix, l’ancien marine, conseillé par Manny, le scénariste, il reprend certaines habitudes. Se rendre invisible. Mais ça n’est pas si simple. Trouver l’outil qui lui convient, le seul qu’il maîtrise parfaitement. Ce sera une Fairlane. Elle n’a l’air de rien et c’est ce qu’il veut, il la prépare comme il veut dans un garage où il rencontre Billie, une étudiante en droit, aussi douée que lui pour la mécanique.

Il est temps de remonter la piste…

Et il arpente les rues de Phoenix et des environs, des endroits que nous avons l’impression de connaître après la lecture du Tueur se meurt, par exemple, surtout quand certains chapitres s’éloignent un moment du Chauffeur pour s’intéresser à un homme, Bill, vivant dans une maison de retraite. Une alternance qui en rappelle d’autres.

La familiarité ressentie alors n’est peut-être pas dans les lieux en eux-mêmes mais dans cet univers, cette atmosphère, que Sallis a su créer au fil de ses romans. Un univers qui cherche à capter le nôtre.

Les grandes idées, voilà ce qu’on nous apprend à l’école. Que ce sont les grandes idées qui font avancer l’humanité. En vieillissant, tu te rends compte qu’aucune nation n’a été formée, ni aucune guerre livrée au nom de grandes idées, tout ça n’arrive que parce que les gens ne veulent pas que les choses changent.

Comme pour la première aventure du Chauffeur, c’est un roman court qu’a commis James Sallis. Un roman court et rythmé de chapitres qui le sont tout autant.

Le Chauffeur, qui avait comme nom Paul West avec Elsa, devient Huit pour Billie. Et ce qui lui tombe dessus l’oblige à avancer. Après s’être posé la question de la grâce, cette fois, c’est celle du choix qui prédomine. Manny a son avis sur la question :

Libre-arbitre, mon cul. Ce en quoi on croit, les livres qu’on porte aux nues – même la musique qu’on écoute, putain -, tout ça est programmé, mon gars, marqué au fer de l’hérédité, de l’environnement, de ce à quoi on a été longtemps exposé. On s’imagine qu’on fait des choix. Mais la réalité, c’est que les choix nous rattrapent, se plantent sous notre nez et nous fusillent du regard.

Le Chauffeur n’a pas fait beaucoup de choix, il n’en fait toujours que très peu, volant juste sous les radars, se laissant porter par les courants d’air ascendants. Ou descendants. Et pour l’heure, ils sont surtout descendants. Aucune planque n’est sûre, la moindre voiture peut être en train de le filer, les lieux déserts ne le sont pas.

Et James Sallis ne nous laisse pas le temps de réfléchir, les chapitres s’enchainent, le style est toujours aussi prenant, si agréable qu’il pourrait peut-être nous raconter n’importe quelle histoire. Le Chauffeur ne se contente pas de subir mais même quand il ne subit pas se pose la question du choix.

Quelle est la part de choix dans ce que nous faisons dans la vie, dans ce que nous pensons, et celle de ce qui nous tombe simplement dessus ?

On aurait pu redouter cette suite. La question se posait de savoir ce qui la motivait, ce qui la justifiait. Mais le doute est bien vite effacé, oublié. Pour un moment de lecture savoureux, quelques instants trop brefs pour patienter jusqu’au prochain roman de James Sallis.

James Sallis, solitudes et disparitions

En 2011, paraît aux Etats-Unis The killer is dying de James Sallis. Il est publié quatre ans après le précédent, Salt River et nous arrive deux ans plus tard, l’année dernière, traduit par Christophe Mercier et Jeanne Guyon sous le titre, somme toute logique, Le tueur se meurt. Venant enrichir une bibliographie plus importante que celle que son éditeur cite, Sallis n’ayant pas été édité seulement chez Rivages mais également par Gallimard.

Le roman s’ouvre sur le réveil d’un personnage. Il lui faut un peu de temps pour savoir où il est, lui qui a dormi dans Le tueur se meurt (Rivages, 2011)tant d’endroits différents, qui a tant écumé. Il lui faut du temps pour se retrouver, savoir où il est et quand il est, une recherche du temps perdu au XXIème siècle. Chrétien est dans un motel bas de gamme à Phoenix, Arizona. Il guette un homme depuis quelques jours. Chrétien est sous contrat. Mais il est également vieillissant, sous cachets, et ses souvenirs affluent, occupant son esprit autant que ce contrat sur lequel il devrait fixer toute son attention.

Pendant si longtemps, le temps n’avait eu pour lui aucune signification, un jour était comme un autre, les années à peine plus qu’un chaos de saisons qui passent. Maintenant, le temps se solidifiait autour de lui.

Jimmie se réveille en pleine nuit. Pour ne pas perdre ces minutes d’éveil, il règle quelques factures. Jimmie est seul dans sa maison, sans son père ni sa mère, un enfant tentant de survivre grâce aux moyens qui lui sont offerts et qui lui permettent de donner le change, Internet et son commerce notamment.

Sayles est flic. Sa femme n’est pas au mieux mais il n’en parle pas, même pas avec son coéquipier, Graves. Il travaille, passe ses journées à enquêter, rentre chez lui pour prendre soin de cette épouse qui ne parvient plus à s’adapter au monde…

Trois solitudes à Phoenix, Arizona.

Trois solitudes naviguant entre rêve et réalité. Les songes des trois personnages les accompagnent, les troublent, nécessitent un réajustement permanent pour ne pas les éloigner de la réalité. Les songes les relient, proposant la réalité des autres parfois, comme une passerelle entre eux.

La Toile, celle sur laquelle nous naviguons, celle qui vous permet de lire cette chronique, est également un élément important. Pour le commerce de Jimmie et celui de Chrétien, pour les recherches de Sayles et de Graves. Un lien qui devrait exister également dans la réalité…

James Sallis nous décrit ses personnages, leur réalité, leurs pensées, dans un style ciselé, précis, fluide et simple. Il nous captive, nous tient, avec des petits riens, dans des vies finalement banales, même si les trois personnages sont en marge. Chacun à sa manière. En marge pour mieux souligner la réalité d’une société dans laquelle il est difficile de s’y retrouver. De s’intégrer. Une société qui crée ces solitudes. Et les souffrances qui vont avec.

… pour bien des gens, la souffrance est comme la faim, […] on en parle souvent, mais […] on la ressent rarement, si même on la ressent jamais.

James Sallis nous décrit ces personnages en marge en insistant sur leur humanité, leurs questionnements, en cherchant comment nous en sommes arrivés là. Faisant parler une blogueuse et glissant sous ces doigts quelques maximes ou sentences obsédant ses personnages.

Vous êtes coincés, prisonniers de votre langage, otages de votre obsession de comprendre.

Les théories mènent votre monde, et elles vont le détruire.

C’est un roman marquant, d’une grande qualité, dans lequel on retrouve les thèmes chers au romancier, ceux qui avaient notamment parcouru la série ayant Lew Griffin comme personnage prépondérant. Notre rapport au temps, notre rapport au monde…

La même année, un peu plus tard, James Sallis renoue avec son héro sans nom, le Chauffeur de Drive.

James Sallis, John Turner en fin de parcours

En 2007, paraît le troisième et dernier opus de la trilogie que Sallis a consacrée à John Turner. Il s’intitule Salt River et ne change pas de nom en traversant l’Atlantique trois ans plus tard, traduit par Isabelle Maillet. Le titre reste anglais peut-être pour répondre à une certaine mode, une tendance, mais aussi parce que l’atmosphère de la série, l’atmosphère musicale, baigne dans la bluegrass et que le titre choisi correspond à un morceau du genre.
Deux ans se sont écoulés depuis l’aventure précédente. John Turner a franchi le cap auquel il avait résisté jusque là, il est devenu shérif à la suite de Lonnie Bates, Don Lee, puis de J.T. Burke, sa fille, repartie à Seattle.
Alors qu’il échange avec Doc Oldham sur un banc de la rue principal, une voiture vient s’encastrer dans la façade de Salt River (Gallimard, 2007)l’hôtel de ville. Les premiers secours portés, le chauffeur se révèle être Billy, le fils de Lonnie Bates, disparu depuis plusieurs mois. Son retour en ville se solde par un transport jusqu’à l’hôpital, aux soins intensifs. La voiture que conduisait Billy appartenait à une vieille femme pour laquelle il a travaillé quelques temps, une vieille femme qui est retrouvé par Turner quelques jours plus tard alors qu’elle vient de subir une agression. Il n’a pas pu s’y rendre plus tôt, pris qu’il est désormais par les problèmes quotidiens de sa ville, un chien qui aboie trop fort, les tempêtes qui se succèdent et démolissent un peu plus la ville, Eldon qui débarque et se cache, soupçonné d’un meurtre dont il ne peut jurer n’être pas l’auteur, un ami d’Isaiah Stillman dont ce dernier aimerait connaître les circonstances exactes de l’assassinat…
Turner ne peut plus vivre cette vie qu’il s’était choisi, isolé dans sa cabane à l’orée d’un bois, non loin d’un lac. Il ne peut plus savourer que rarement cet état contemplatif qu’il recherchait, qu’il avait fait sien. Le quotidien l’occupe, les souvenirs remontent, notamment ceux de ses échanges avec celui qui l’a formé à la psychologie, Cyril Fullerton.
Le passé, […] c’est comme la pesanteur. Il te maintient sur la terre ferme mais il n’arrête pas de te tirer vers le bas, d’essayer comme la terre elle-même, de te revendiquer.
Turner avance, ou se maintient debout, alors qu’autour de lui le vide s’étend. Que sa propre histoire l’envahit, le submerge.
Tout comme les nations, les individus en arrivent toujours à se laisser gouverner par l’autonarration – des récits étoffés par l’échec autant que par la réussite et qui, avec le temps, durcissent jusqu’à former des images qu’ils pensent inattaquables. […] La narration est devenue un objectif en soi, qu’il faut se réapproprier à tout prix.
Une nouvelle onde de choc frappe le narrateur et personnage principal. Une onde de choc qui le secoue alors qu’il ne s’est pas remis des précédentes, qu’il tente toujours de faire son deuil. Alors qu’il observe cette ville où il a élu domicile se déliter, s’écrouler.
Et tout cela, avec le style remarquable de Sallis, au rythme d’une musique d’un autre temps, renaissant sans cesse, au gré des décennies et des musiciens.
Après John Turner, James Sallis nous offre un roman isolé, d’un seul tenant, puis revient voir du côté de son héro sans nom, le Chauffeur.

James Sallis et John Turner aux prises avec un autre temps

En 2005 paraît le deuxième opus de la trilogie John Turner, Cripple Creek. Il nous parvient deux ans plus tard, traduit par Stéphanie Estournet et Sean Seago. Toujours sous le même titre énigmatique, où il est question de crique abîmée ou peut-être de musique… Et c’est en effet, au son de la guitare ou du banjo, une certaine destruction qui va s’installer dans ce livre singulier.
John Turner, après avoir été sollicité par le shérif Lonnie Bates lors du premier opus,  Bois Mort, est devenu l’adjoint de Don Lee, l’ancien adjoint de Bates, devenu lui-même shérif. Lonnie Bates ne s’est pas totalement remis de l’aventure précédente et retarde son retour, s’organisant une autre vie.
Cripple Creek (Gallimard, 2005)Alors qu’il revient d’avoir conduit en prison un homme recherché, Turner apprend de Don Lee qu’il a arrêté un chauffard dont le coffre contenait 200 000 dollars en liquide. L’homme est dans une cellule du commissariat en attendant un éventuel transfert. Le transfert n’aura pas lien car John Turner en débarquant le lendemain matin constate qu’un commando est venu délivrer le suspect laissant sur le carreau la secrétaire, June, fille de Lonnie Bates, et le shérif Don Lee. Turner part alors pour Memphis mener l’enquête sur le suspect dans cette ville où il a été flic, dans une autre vie. Sa manière de suivre une piste est pour le moins expéditive et il manque d’y passer lui-même, sauvé in extremis par une femme à sa recherche depuis quelques jours.
Une fois, cette première partie achevée, Turner regagne son patelin isolé, sa cabane encore plus isolée, avec à sa suite cette femme, J.T. Burke, qui lui a sauvé la vie, qui voulait le trouver et qui n’est autre que sa fille. Le rythme se fait alors plus paisible, contemplatif… Mais une certaine incertitude s’installe, le bois qui borde la maison de Turner devient inquiétant, paraissant abriter une vie inhabituelle.
L’onde de choc des premières pages se prépare.
C’est un roman étonnant que nous offre James Sallis. Un roman où passées les premières pages et l’expédition de Turner à Memphis, il ne se passe plus grand-chose, où les petits riens constituent l’essentiel. Les échanges avec les uns et les autres deviennent le cœur du roman. J.T., la fille retrouvée, Val, l’amante en plein questionnement, Doc Oldham, le docteur danseur de claquettes, Eldon, le musicien sevré, Nathan, le voisin ermite, et Isaiah Stillman, un nouveau venu, emplissent la contemplation de John Turner. Il ne semble plus rien se passer mais les alentours deviennent hantés et le choix de Miss Emily, une opossum, de s’installer dans la cabane de Turner, confirment qu’essayer de tout comprendre, de tout maîtriser, est vain.
Bien souvent, il n’y a pas de bonne réponse, pas de solution […]. On veut toujours qu’il y en ait une. On a besoin d’y croire.
Tout étant trop calme, on en vient à redouter les dernières pages, espérant que rien ne viendra gâcher un certain équilibre, même si quelques changements surviennent, que l’inquiétude que l’on ressent est juste une part de l’imagination du narrateur et personnage central…
Comment se fait-il que, si souvent, nous ne commencions à identifier quelque chose – à en éprouver le désir, et à comprendre son caractère unique – qu’au moment où elle change irrévocablement et nous échappe ?
Quelques corps tombent, succombent, frappant Turner. Mais la guitare et le banjo accompagnent ses réflexions, égrainant les notes d’une bluegrass déjà évoquée lors du premier opus, une bluegrass qui pourrait avoir inspiré son titre au roman.
Deux ans plus tard, la trilogie s’achève avec  Salt River.

James Sallis avec Chauffeur, entre Phoenix et Los Angeles

En 2005, paraît Drive de James Sallis. Un roman fort, prenant. Un roman dans la lignée de ce que l’auteur nous avait proposé jusque là, un roman que l’on pourrait qualifier de magistral. Ou de chef d’œuvre si on se laissait aller. Un roman, en tout cas, à la hauteur de l’œuvre du romancier. Après la “série noire”, une autre collection prestigieuse s’empare d’un des romans de Sallis, “Rivages / Noir”, laissant à Isabelle Maillet le soin de la traduction.

C’est une histoire difficile à résumer. Difficile parce que non linéaire.

Tout commence dans un motel. Une scène, figée, nous est décrite. Trois cadavres et un personnage abîmé gisent. Tout Drive (Rivages, 2005)commence dans ce motel, sans réellement y commencer. Pour en arriver là, il aura fallu une succession d’événements que le roman égraine. Dans le désordre.

Il les égraine en chapitres courts, dans une prose concise, ciselée. Il les égraine et revient à la scène initiale quand nous en savons plus, quand nous pouvons la comprendre différemment. Intéressant pour le lecteur de lire les mêmes lignes et de les percevoir autrement, la force de la première lecture fait place à un besoin de comprendre…

Le personnage principal, simplement appelé le Chauffeur, est un enfant placé devenu adulte, parti conquérir son monde au volant d’un automobile. Car il est doué pour être derrière un volant, pour regarder sous un capot. Il est doué pour les cascades puis pour convoyer les voleurs, braqueurs.

Le passé du Chauffeur se mêle à son présent, venant l’éclairer, revenant à la charge, et nous ne savons pas à chaque fois quand nous sommes. Une des interrogations de prédilection de Sallis. Le temps n’étant qu’une illusion, il en joue pour nous offrir cette histoire marquante où le Chauffeur semble suivre son instinct, lui obéir sans réfléchir. Où le Chauffeur visite aussi les lieux de son passé, de la même manière qu’il le fait pour les faits.

Tout cela nous embarque, nous emmène dans une histoire prenante, dont nous ne perdons jamais le fil. Une histoire où il est question de grâce comme pour le roman précédent. Une histoire qui nous amène à douter… A percevoir les événements sous un angle différent. Même si la narration se fait à la troisième personne pour la première fois chez Sallis, l’empathie est toujours présente. Et l’existence apparaît ainsi que le Chauffeur la perçoit.

Il comprenait trop bien que la vie était par définition trouble, mouvement, agitation.

Une vie dans laquelle le choix se fait difficilement une place, une vie qu’il s’agit d’accepter.

On ne demande rien, en général, mais ça nous tombe dessus quand même. Après, ce qui compte, c’est ce qu’on en fait.

Comme je l’ai dit c’est un livre d’une grande qualité, prenant. Un livre que James Sallis ne peut renier tant il ne semble exister que parce que les précédents lui ont ouvert la voie.

Une nouvelle tendance se confirme, une tendance qui n’était pas explicite dans la série autour de Lew Griffin, cette notion de grâce et de paix intérieure qui paraît être le but de tous.

C’est un livre prenant qui nous amène jusqu’à une rencontre finale particulièrement réussie.

Avant de revenir vers son Chauffeur, Sallis a poursuivi sa trilogie sur John Turner et commit un one-shot.

James Sallis, John Turner, Tennessee

En 2003, James Sallis tourne la page Lew Griffin, une nouvelle fois. Il l’avait déjà fait le temps d’un roman,  La mort aura tes yeux, en 1996, mais, depuis cette seconde fois, il n’y est pas revenu. Toujours pas. Son nouveau roman est le premier d’une trilogie et s’intitule Cypress Grove. Traduit par Stéphanie Estournet et Sean Seago, il devient Bois mort en 2006 à la “série noire”.
L’histoire débute alors que le shérif vient pour la première fois rencontrer John Turner. Pas une simple visite de courtoisie. Nous sommes dans un coin retiré du Tennessee, plutôt calme, rarement confronté à la violence. Et voilà Bois mort (Gallimard, 2003)qu’un meurtre y a été commis. Le shérif Lonnie Bates est venu enrôler Turner parce que ce dernier a plus l’habitude de ce genre d’affaire, il a été flic à Memphis… John Turner est ainsi embarqué dans l’histoire, lui qui vivait reclus, isolé des hommes, fuyant leur société autant que lui-même ou ce qu’elle avait fait de lui.
Turner est un homme qui s’est mis en retrait après avoir trop vécu et subi d’événements. Ancien flic, il a également fait de la prison puis est devenu thérapeute… Une vie bien remplie. Une vie qui revient sans cesse, qui le hante, une vie qui nous est racontée en alternance avec l’enquête qui préoccupe Bates et Don Lee son adjoint. Un homme, inconnu, a été retrouvé par un couple d’adolescents, son corps épinglé, empalé et abandonné dans une posture voulue, mise en scène.
Turner reprend les bonnes habitudes, fouille et farfouille, revenant se frotter à ces hommes dont il s’était isolé, dans sa cabane au fond des bois. Il va d’une piste à l’autre, recueille les indices, les passe en revue encore et encore. Cherchant un sens… Dans le même temps, il ressasse ses souvenirs, les événements qui l’ont mené à ce trou perdu, cet isolement volontaire, des balles qu’il a tirées, trois, des enquêtes qu’il a menées et de leurs conséquences. Les interventions, les patrouilles, les équipiers, la prison. Tous ces moments saillants qui ont jalonné, marqué, sa vie.
Il y a une évolution, un changement d’univers incontestable, entre ce coin désolé, presque désert du Tennessee, rappelant par moment l’ambiance des romans de Craig Johnson, et La Nouvelle-Orléans de Lew Griffin. Les deux hommes, les deux narrateurs, qui se cherchent, ne se cherchent pas de la même manière, l’un fouillait dans ses souvenirs pour comprendre qui il était, l’autre cherche dans ses souvenirs cet homme qu’il a fui, cet homme qu’il était devenu.
Les personnages secondaires ont toujours leur importance, le shérif Bates et son adjoint Don Lee, Van Bjorn, intermédiaire entre la police scientifique et l’enquête et la victime…
La trajectoire de John Turner est touchante, émouvante, prenante. Elle nous met en présence d’un homme qui n’a que peu choisi, surtout subi, le Viet Nam, la prison, son désir d’aider les autres…
Je n’ai jamais choisi de ramper dans la jungle d’un pays si éloigné que je n’en avais jamais entendu parler. De tuer mon équipier, ni de tuer un homme à qui je n’avais rien à reprocher en prison, un homme que je connaissais à peine. Et ce qui est sûr, c’est que je n’ai jamais appelé mon agence de voyages pour m’organiser un séjour de onze ans au trou.
L’enquête menée par les trois enquêteurs est plus déroutante, conduisant à une conclusion surprenante. Le cinéma, un certain cinéma s’invite à la fête dans ce coin pourtant loin de ces loisirs ayant déserté les campagnes, par souci de rentabilité, de concentration… L’art qui se veut populaire devenant une industrie, sans laisser de place à d’éventuels artisans. Surprenant, déroutant.
Et le temps est toujours un élément important de la narration chez Sallis. L’alternance entre une enquête linéaire, ancrée dans le présent, et l’évocation de souvenirs passés, remontant dans le désordre. Cet importance du temps est d’amblée évoquée.
Par ici, on n’est jamais loin de comprendre que le temps est une illusion, un mensonge.
Tout en étant un mensonge, le temps est aussi ce qui situe les personnages. Ce temps qui malgré tout avance inexorablement.
A mesure que l’on avance en âge, les signes que le monde change apparaissent d’abord subtilement. Un jour vous vous rendez compte que vous êtes largué au niveau musique, et que tous ces nouveaux trucs vous échappent totalement. Puis les flics se mettent à ressembler à des ados. Vous vous rendormez, et vous vous réveillez dans un monde que vous avez peine à reconnaître. Courir, par exemple. Soudain tout le monde court.
Outre le temps, et les rapports qu’il entretient avec nous ou que nous entretenons avec lui, Sallis se penche sur une nouvelle question, un nouveau thème. Celui de la grâce. Cette grâce après laquelle nous courons tous.
La grâce est un gibier difficile à traquer. Sputnik, Malone ou Platon, l’un comme l’autre, aurait été bien en peine de l’épingler. La plupart d’entre nous peuvent s’estimer heureux s’il leur arrive ne serait-ce que de l’apercevoir une seule fois dans leur vie – de dos, peut-être, tandis qu’elle s’éloigne hâtivement à travers la foule.
La grâce dont parle l’écrivain devient une quête pour ses personnages. Quête consciente ou non. Quête qui explique certains moments d’une vie. Certaines étapes.
Quête qui peut vous mener jusqu’à un bosquet de cyprès, dans un bois pas si mort que ça. Ou prendre les airs et le titre d’un vieux morceaux de bluegrass.
Après John Turner, un nouveau personnage apparaît dans la bibliographie du romancier, un personnage sans nom, à la manière de Robin Cook ou de Hugues Pagan, un personnage toujours mené par cette quête de la grâce. Ça et d’autres choses. Un personnage qui apparaît dans le roman suivant, Drive, avant que Sallis ne revienne à John Turner pour les deux derniers romans de la trilogie qu’il lui a consacrée…

James Sallis, Lew Griffin au bord du monde

En 2001 paraît le dernier opus en date des aventures de Lew Griffin. Il s’intitule Ghost of a flea et devient, après traduction par le tandem Stéphanie Estournet et Sean Seago, Bête à bon dieu en 2005.

La première question qui se pose invariablement, à chaque nouvel opus de la série, trouve vite sa réponse. L’intrigue se situe cinq ans après la mort du fils de Don Walsh, cinq ans après la dernière aventure au niveau chronologique,  L’œil du criquet. Des pigeons sont empoisonnés dans un parc, tombant comme à Gravelotte. Don Walsh, fraîchement retraité, Bête à bon dieu (Gallimard, 2001)est touché par une balle lors d’un hold-up qui tourne mal. Alouette vient de donner naissance à une fille et Lew vit toujours avec Deborah. David, son fils, disparait et tous ces événements se confondent avec ses souvenirs. S’imbriquent pour le changer encore.

La structure du roman est assez particulière, les chapitres se succèdent, mêlant le présent de Griffin à ses souvenirs. Comme un ramassé, un résumé, de la série. Les souvenirs et le présent s’étaient jusqu’ici succédés d’un roman à l’autre, même si le temps progressait selon la seule volonté du narrateur, avançant, revenant en arrière, s’arrêtant… Observant toutes ces circonvolutions.

On le sait, Bête à bon dieu est le dernier de la série et on l’éprouve à la lecture, Lew cherchant une nouvelle fois à se définir, tout en réalisant que le temps, ce temps qu’il observait tant, a filé…

LaVerne était partie. Baby Boy McTell. Hosie Straugher. Harry, l’homme que j’avais tué à Baton Rouge. Le fils de Don. Nous tous, tôt ou tard. Avant longtemps, avant que quiconque s’en soit rendu compte.

Le temps a filé et l’a rattrapé, il s’est mis à parler plus souvent au passé qu’au présent. Mais Lew arpente toujours les rues de sa ville, énumérant, égrainant, ce qu’il observe en une longue liste rendant compte de ce qu’est devenue La Nouvelle Orléans, ou ce qu’elle a toujours été.

Il arpente les rues de sa ville et croise de nouveau ceux qui ont jalonné ses histoires, Don Walsh, Deborah, Doo Wop, Rick Garces. Ses souvenirs, ses évocations nous rappellent les intrigues passées grâce à une multitude de clins d’œil.

Mais le temps a passé et pour mener à bien la dernière recherche qui lui est confiée, il s’appuie sur ses proches… Alouette reçoit des courriers menaçant. Avançant encore pour ne pas perdre l’élan, pour que le sol ne se dérobe pas sous ses pas, Lew cherche.

Il y a longtemps que j’ai arrêté de compter le nombre de fois où ma propre vie avait perdu son sens, tourné à l’aigre, combien de fois elle s’était figée. Je pensais savoir où j’allais, chaque station, chaque arrêt, dans ma poche de chemise les deux dollars pour le déjeuner servi à Natchez ou à Jackson, pour me voir finalement détourné sur une voie secondaire, la locomotive disparue depuis longtemps, l’appel mélancolique s’évanouissant.

Car, bien sûr, une nouvelle fois, en cherchant une vérité chez les autres, c’est avant tout lui que Lew cherche, scrute. Connaissant les risques d’une telle quête, les ayant déjà affrontés. Sachant qu’il pourrait se perdre.

L’introspection peut aussi mener à ça. Si vous poursuivez, vous enfonçant niveau après niveau, vous ne pouvez pas revenir à la surface. On continue juste à ressasser les mêmes pensées, posant nos pas dans d’anciennes traces de pas.

Au final, au long de son parcours, Lew Griffin, et James Sallis à travers lui, se seront posé la question de la narration. Son inscription dans le temps, son rapport avec les souvenirs, ses origines, son rapport au monde et à l’histoire de chacun. Son rapport à la culture et à son évolution.

Rien de tout cela n’avait été un rêve, comme je l’avais d’abord envisagé en revenant à moi. Rien qu’une de ces imitations de fortune produites par la société, des loques et des lambeaux de films, de médias, de littérature populaire, cette nouvelle mythologie que mon âme errante avait faite sienne et dont elle s’était parée aux yeux de tous. Infime protection.

La question d’une culture populaire, d’une littérature populaire, n’est pas la moins intéressante de celles posées par Sallis. Notre rapport à la culture et la séparation apparue entre un art pour les élites et un autre pour le commun des mortels sont également l’un des éléments fondateurs de l’écriture de l’auteur… Nous montrant qu’il peut toujours exister des ponts entre l’un et l’autre, à l’image de ceux qu’il jette en nous parlant de certains écrivains tel Fearing dans cet opus, ce dernier apparaissant presque comme un double de Sallis.

C’est à l’époque de Fearing que l’Amérique est devenue une société urbaine. C’est aussi avec le développement des mass media que le grand schisme a commencé à s’élever entre art intellectuel et art populaire, et Fearing portait ce schisme en lui, adoptant consciemment, d’une part un type d’écriture qui le limitait, et trouvant, d’autre part, dans ses limites, un déchaînement de puissance créative qu’il n’aurait peut-être pas pu trouver autrement.

A travers sa série, Sallis aura exploré bon nombre de questions qui se posent quant à la narration, s’attardant plus particulièrement sur certaines d’entre elles, comme l’importance du temps, de son écoulement, du sens dans lequel le prendre et de comment en jouer. Il se sera posé toutes ces questions au travers du parcours de Lew Griffin, un parcours prenant, captivant, proche de nous, servi par un style d’une grande qualité, riche et délicat.

Après Griffin, Sallis est parti à l’assaut d’autres territoires, tels ceux adoptés par John Turner, en commençant par Bois mort.

James Sallis, Lew Griffin, mémoire recomposée

En 1999, deux ans après le précédent, paraît un nouvel épisode des aventures du privé, écrivain, professeur, de la Nouvelle Orléans. Son titre en est Bluebottle. Il ne changera pas en traversant l’Atlantique, difficile en effet de trouver une traduction à ce qui désigne à la fois un insecte, une mouche à viande en l’occurrence, et un flic. Isabelle Maillet qui traduit seule cet opus a pris le parti de le garder pour la parution française en 2005. Elle ou son éditeur. Ou les deux…

La mémoire et le temps sont les deux composantes principales de la narration de Sallis à travers Griffin. Comme à chaque roman, il faut se situer dans l’histoire de Griffin. C’est d’autant plus délicat cette fois-ci que Lew est dans un sale Bluebottle (Gallimard, 1999)état. Il a reçu plusieurs balles et sort du coma ou y retourne. Il est entre deux mondes. Le temps s’écoule sans qu’il le perçoive, certaines secondes durent, certaines semaines filent, alors qu’il est convalescent. Les visites de Don Walsh et de LaVerne nous permettent de savoir à peu près où nous en sommes. Mais Griffin l’avoue, il va nous narrer une histoire, une année de sa vie, qu’il a reconstituée en se basant non seulement sur sa mémoire mais également sur celles de ces deux proches.

Une bonne partie de ce que je vous raconte est reconstruite, reconstituée, étayée. Et comme beaucoup de reconstructions, elle présente sous la surface une ressemblance troublante avec le modèle original.

Une année reconstituée et qui a débuté par un événement qui nous en rappelle étrangement un autre. Lew a été victime d’un tireur embusqué alors qu’il sortait d’un bar en compagnie d’une journaliste blanche. Une balle tirée, une journaliste blanche, on se croirait revenu dans  Le frelon noir, le roman qui raconte peut-être l’aventure la plus ancienne du narrateur, la plus ancienne avec la première enquête lue dans  Le faucheux. Nous sommes en territoire connu, cette journaliste blanche, qui rappelle l’Esmée d’alors, a disparu. Son nom est… Esmay, Dana Esmay. Nous sommes décidément en territoire connu. La mémoire ne jouerait-elle pas des tours à notre privé ?

La mémoire est en question mais le langage également. Un langage que le privé a dû réapprivoiser. Le percevant sous un angle différent. Un élément de son identité… Ses débuts d’écrivain ?

C’était peut-être bien la première fois, me semblait-il, que je réfléchissais à tous ces différents langages dont nous nous servons.[…] Pour survivre, nos ancêtres ont appris à dissimuler, à imiter, à ne jamais dire ce qu’ils pensaient réellement. […] Cette même nécessité du masque subsiste chez bon nombre d’entre nous, circulant tel un lent poison dans le sang de nos enfants. De sorte que bon nombre d’entre nous ne savent plus ce qu’ils sont, ni qui ils sont.

Lew Griffin, quand il réalise qu’il a quelque peu perdu la notion du temps, se reprend en main. Il sort de l’hôpital et part à la recherche de la femme, en même temps qu’il se renseigne sur un écrivain que son éditeur recherche. L’écrivain est introuvable et la mafia s’adresse à Griffin, pour retrouver Esmay, intéressée par l’écrivain… Dana Esmay est retrouvée par LaVerne.

Dans cette aventure où, comme à son habitude, Griffin laisse venir à lui les indices, la question de l’écriture gagne en importance.

Toute notre vie, jour après jour, heure après heure, on se raconte des histoires, on enfile sur un lien événements, conflits et souvenirs afin de leur donner un sens, de créer notre monde. Il en va de même pour l’écriture, à la seule différence qu’on se place dans la tête d’un autre.

Mais outre les questions, l’action est toujours là. La violence, la difficulté à frayer dans notre société. La Nouvelle Orléans aussi…

Le style est également toujours aussi savoureux, précis, riche. Pour un roman qui donne une nouvelle dimension à la série, celle de la construction d’une intrigue, de la narration.

C’est l’avant-dernier roman mettant en scène le privé de la Nouvelle-Orléans, la série va se conclure au tournant du millénaire avec Bête à bon dieu (Ghost of a flea).

James Sallis, Lew Griffin à la recherche de lui-même

En 1997, après une pause le temps d’un roman, James Sallis retrouve Lew Griffin et la Nouvelle Orléans. Le livre s’intitule L’œil du criquet (Eye of the cricket) et paraît en France en 2003, traduit par Isabelle Maillet et Patrick Raynal.

Le titre fait référence à une phrase de Enrique Anderson Imbert évoquant “la révolte des choses qui ne voulaient pas mourir”, et notamment, “l’angoisse dans les yeux du criquet”.

Comme à chaque début de roman mettant en scène le privé devenu enseignant et écrivain, la question est de savoir à quel moment nous nous trouvons dans la vie du narrateur. En quelques pages, Sallis nous dit tout. En quelques pages L'oeil du criquet (Gallimard, 1997)brassant les pensées et les dernières années de Griffin, nous savons l’essentiel. L’univers de l’écrivain et de son narrateur est là, revenu. On ne peut déjà plus s’en passer en se demandant comment on a tenu jusque là. Le style est, comme toujours, remarquable. Griffin est tellement humain, balloté, sans certitude, se demandant quelle est la vérité ou si elle existe. En quelques pages, le plaisir est là. Un plaisir que je ne saurai vous décrire. Quand je parcours les pages de Sallis, je me dis qu’il me faut prendre le temps, savourer, que les aventures de Griffin auront une fin. Il me faut résister à l’envie de dévorer le livre tellement le style est prenant. Un rythme, une musique, qui bercent, envoûtent… Il faut se retenir, tenter d’être gourmet plutôt que gourmand. Mais la gourmandise est si bonne.

Quelques pages et les clins d’œil, les allusions aux autres opus, nous remettent en selle. Nous croisons ainsi Bruce Robinson que Lew écoutait dans  Le frelon noir, Richard Garces et Don Walsh sont toujours là et les lectures sont évoquées au travers d’un cours donné, un cours de littérature européenne s’attardant sur Ulysses de James Joyce ou sur Beckett. Rimbaud viendra plus tard enrichir l’ensemble.

Un homme inconnu trouvé inconscient après un tabassage avait sur lui un roman de Griffin dédicacé pour son fils, David, dont la disparition constituait une des enquêtes de notre première rencontre avec le privé, dans Le faucheux. Tout cela se mêle dans une intrigue riche. Griffin va veiller un corps endommagé, abandonné, comme il l’avait déjà fait dans Papillon de nuit. Il va en même temps accepter de rechercher le frère disparu d’un étudiant, écouter ses voisins qui se plaignent d’une bande qui vole à l’arrachée les sacs des habitants… Il va faire des rencontres, retrouver une inspiration qu’il croyait irrémédiablement tarie… Il y aura Déborah…

La structure du roman est particulière. En adéquation avec le personnage principal et ce rapport au temps si souvent mis en avant au fil des pages. La mémoire ne se souvient pas des événements de manière chronologique, c’est pourquoi nous avançons pour mieux repartir en arrière, c’est pourquoi tel ou tel souvenir en rappel un autre ou une série d’autres… Et c’est pourquoi Griffin (et Sallis ?) écrit.

Si nous devons appendre à coder nos signaux de détresse, ce n’est peut-être pas parce que la communication réside dans un tel processus, mais peut-être simplement parce que les codes semblent tellement plus significatifs, tellement plus denses que ne l’est notre vie. Parce qu’il nous faut d’une certaine manière nous imaginer plus grands que l’empreinte du soleil.

L’écriture est un moyen d’ordonner la mémoire, de tenter d’en avoir une. De ne pas s’encombrer de trop de réminiscences.

En revenant sur ce que j’ai rédigé jusqu’à maintenant, sur ces nombreux tours et détours de la chronologie, je me demande si, d’une manière un peu étrange, l’oubli ne serait pas également ce que je cherche à atteindre ici. En couchant les choses par écrit pour les faire sortir. En travaillant pour mettre les souvenirs en lieu sûr, dans les plis et revers du temps.

Un moyen aussi, peut-être, de se comprendre. Pour Griffin aussi.

Laissez-moi vous dire en quelques mots qui je suis : un amoureux des femmes et du langage, terrorisé par l’histoire dont je porte la responsabilité, un homme solitaire, réveillé la nuit.

L’enseignement, tel que semble nous le livrer le narrateur, est aussi une tentative de sauver une certaine mémoire, de transmettre ses doutes et ses convictions. D’aider les futures générations à voir le monde perchés sur les épaules de leurs ancêtres…

Sallis nous livre un opus où Griffin part à la recherche de lui-même, de ce qui, jusque là, jusqu’à ce roman, a fait le personnage. A la recherche de ce que son passé pouvait avoir d’influence sur son présent. Un peu à la manière du héro du roman précédent, La mort aura tes yeux.

Ça paraît très théorique à me lire mais pas en lisant le grand romancier, le grand styliste, qu’est James Sallis. Un écrivain majeur de notre époque.

Un écrivain qui n’en a pas fini avec son personnage, ce Griffin, combinaison de Chester Himes… et de lui-même, sans doute.