En 1997, dix-neuf ans après la publication de son cinquième roman, L’homme des hautes solitudes, James Salter voit ses mémoires édités, Burning the days. Il répond ainsi à la demande de son éditeur, Joe Fox, malheureusement mort avant d’avoir lu le livre dans son intégralité, son écriture ayant été quelques peu difficile pour l’écrivain. Il paraît deux ans plus tard en France, traduit par Philippe Garnier, sous le titre Une vie à brûler.
La vie de James Horowitz commence dans le New Jersey et se poursuit à New York. Les histoires de famille sont les premières dont il se souvient, certains membres, parfois à peine croisés, en devenant les personnages principaux et, du coup, s’imprimant dans sa mémoire plus que d’autres. Cette
vie prend un tournant quand, pendant sa scolarité, il est décidé qu’il la poursuivra à West Point, école militaire par laquelle son père est passé. Tel un enfant de troupe, à l’instar d’un Charles Juliet, Horowitz qui n’est pas encore Salter, se trouve isolé dans un milieu qui ne l’a jamais attiré. Il s’y trouve isolé et déplacé. D’autres autour de lui, plus motivés, peinent à s’adapter aux exigences d’une vie militaire, la vie de cadet, et, alors qu’il en voit renoncer, de plus forts que lui, qu’il y songe furtivement, un déclic se produit et il devient soldat… puis pilote, à la faveur d’une formation offerte. Il est à West Point alors que la guerre fait rage et n’en sort qu’une fois celle-ci achevée… pilote de bombardier puis pilote de chasse. Il quitte l’armée pour reprendre ses études, travaille à Langley puis s’engage de nouveau, répondant à l’appel pour la guerre de Corée.
“C’était la victoire que nous désirions et que nous imaginions. Vous ne pouviez ni la voler ni vous la faire donner. Personne au monde n’était assez riche pour l’acheter, et elle ne valait rien. Au bout du compte, elle ne valait rien du tout.”
Devenu pilote de chasse sur le tard, il combat enfin avant de terminer sa carrière militaire en Allemagne et, lors d’un congé, le jour de son anniversaire, de démissionner pour se consacrer à l’écriture alors qu’il vient de publier son premier roman, sous un pseudonyme, il est désormais James Salter. Et il va se consacrer aux romans et aux scénarii. Ne volant plus qu’en rêve ou comme pilote de l’armée de réserve. Sa vie change et devient celle d’un écrivain entre l’Europe et les Etats-Unis, entre la France ou l’Italie et New York.
Salter écrit ce livre de mémoire, ne voulant décrire ce qu’il a traversé qu’à partir de ce qu’il lui en reste. Il nous livre ainsi des épisodes en détail et passe de l’un à l’autre sans forcément établir de lien. Il se fie à sa mémoire et nous livre les endroits qu’il a connu et les souvenirs de ceux qu’il a croisés. Et, il en a vu, et il en a croisés…
Nous commençons avec des anonymes, famille, camarades, ceux qui disparaissent, s’éloignant, puis ceux qui meurent, l’aviation ne faisant que peu de cadeau. Au fur et à mesure, les personnes croisées évoluent, celles qui sont retenues sont celles ayant connu une certaine notoriété… La partie sur l’armée s’achève ainsi par l’évocation de deux élèves de West Point avec lesquels il a volé, deux élèves qu’il a côtoyés. Ed White est entré à la NASA, a été le premier états-unien effectuant une sortie dans l’espace, destiné à aller sur la lune, il est mort lors d’un accident à Cap Canaveral… remplacé par l’autre ancien élève de West Point, Buzz Aldrin, le deuxième homme sur la lune. La deuxième partie de ses mémoires sera jalonnée des relations avec d’autres hommes célèbres, principalement dans le milieu du cinéma mais également celui de la littérature de l’époque. Il semblerait que la vie de l’écrivain doive être mesurée à l’aune de ces rencontres avec des célébrités… comme si, sans elles, elle n’aurait pas eu le même éclat. Mais il n’y a pas que des célébrités, il y a également des personnes dont le talent n’a pas été reconnu à sa juste valeur…
Ce sont des rencontres riches, des relations profondes… C’est une époque qui revit sous la plume de l’auteur, une autre époque.
Une époque où il a réussi à vivre de l’écriture de scénario même si peu de films ont résulté de cette occupation, un film n’étant pas toujours simple à monter…
“Les meilleurs scripts ne sont pas toujours réalisés, tout comme les campagnes les plus farouchement disputées peuvent ne pas se terminer en victoire. C’est une simple observation que j’avance, au-delà de toute expérience personnelle. Il y a tant de facteurs : timing, impulsion, frivolité, accident. Les films qui sont produits sont comme des menhirs, debout au milieu des débris de tout ce qui est cassé ou perdu, les pures répliques, les scènes, le grand effort prodigué comme la laitance sur la rogue. Les agents et les stars fourragent dedans du bout du pied sans y penser. Peut-être est-ce ce champ d’épandage, ces vastes décombres, qui nourrissent la gloire.”
C’est une époque différente, un milieu différent… dans une superbe prose, en s’attardant sur chacun, Salter parvient à nous transmettre des sentiments, ceux de ces années-là, à nous en faire le portrait, mais il parvient également à nous forcer à nous interroger.
Nous voyons des noms défiler, des noms de ce temps-là, pas si éloignée et pourtant… Peu d’entre eux sont parvenus jusqu’à nous. Car en fait de célébrités, ce sont celles qui ont compté dans la vie de l’écrivain et non celles qui se sont détachées, celles dont notre époque se souvient. C’est un sentiment étrange que l’on a en parcourant ces lignes. Celui d’accéder à un monde, celui du cinéma principalement, objet de bien des phantasmes, un monde que les amateurs ont fini par connaître. Mais du côté des artisans, des bricoleurs… On pense un moment avoir quelques anecdotes croustillantes sur ceux qui ont marqué l’époque mais Salter a surtout côtoyer les seconds couteaux, ce sont surtout eux qui lui ont permis d’entrer dans ce monde. Surtout eux qu’il a fréquentés… Impression étrange de voir le monde du cinéma avec d’autres vedettes que celles que l’on connaît et qui pourtant semblent avoir eu leur importance, leur réseau d’influence.
On croise en passant Redford juste avant la reconnaissance, Lumet ou Charlotte Rampling, qui se font quelque peu égratigner…
Au final, c’est le cinéma, son monde, tel que Salter l’a vu… Un monde dont les amitiés sont quasiment exclusivement masculines. Les femmes ayant le rôle de maîtresse et l’infidélité est une constante sous la plume de l’écrivain, une infidélité non décrite comme telle, plutôt comme inhérente à une vie de bohème, une vie vécue entre Paris, Rome, New York, Munich ou même Chaumont… Une vie dans laquelle la famille n’est pas toujours présente, restant souvent à la périphérie. Par pudeur peut-être, comme pour l’écriture. Même la mort de la fille n’est qu’effleurée, impossible à évoquer pour Salter.
En effet, l’impression de décalage est d’autant plus importante que l’écrivain nous parle très peu, pour ainsi dire pas du tout, de son travail d’écriture, en ce qui concerne ses livres, ses romans. Comme si la mémoire n’avait pas retenu ces moments de création, comme si ces moments de création étaient en dehors de la vie, d’une certaine vie. Celle que l’écrivain a choisi de nous raconter.
“Ce n’est que dans les livres qu’on trouve la perfection, seulement dans les livres qu’elle ne peut se gâter. L’art, en un sens, est la vie amenée à s’immobiliser, rescapée du temps. Le secret pour accomplir cela est simple : enlever tout ce qui n’est pas bon.”
C’est au final un témoignage touchant sur une époque, un milieu, une manière de vivre. Presque nostalgique. Un témoignage à l’écriture précise, épurée…
Un regard sur une vie qui, comme toutes les vies, est unique et dérisoire. Qui n’aura peut-être eu de valeur que pour celui qui l’a vécue.
“A la fin, le moi reste inachevé, il est abandonné pour cause de décès de son propriétaire. Tous les détails exceptionnels, les confessions, secrets, photographies de visages aimés et parfois plus que les visages, les adresses précieuses, les villes et les hôtels à visiter si on en a le temps, les anecdotes, les images sacrées, les vers immortels, tout ce qu’on a mis en tas ou ramassé parce qu’on le trouvait intriguant ou simplement beau, devient soudainement superflu, sans valeur, le fatras des décennies tourbillonnant à vos pieds.”
Après ce retour sur lui-même, James Salter a écrit un ultime roman, Et rien d’autre.