James Salter, Philip Bowman, les livres, les femmes

En 2013 paraît l’ultime roman de James Salter chez Knopf, il s’intitule All that is. Trente-quatre ans se sont écoulés depuis le précédent, L’homme des hautes solitudes, seize depuis ses mémoires, Une vie à brûler. Il est traduit l’année suivante par Marc Amfreville pour les éditions de l’Olivier sous le titre de Et rien d’autre. C’est son dernier roman mais il reste alors à traduire en France son tout premier, Pour la gloire, ce sera fait en 2015.

Un bateau vogue vers Okinawa avec à son bord des centaines d’hommes. Parmi eux, sur le pont, faisant le guet, Bowman. Kimmel le rejoint bientôt, un séducteur, qui finit par se jeter à l’eau lors d’une attaque d’avions japonais. Le bateau est en route pour Okinawa pour vaincre les japonais et Et rien d'autre (L'Olivier, 2013)donner un épilogue à la guerre. Après la victoire, Bowman rentre chez lui, dans le restaurant de son oncle et sa tante, on le fête en héro. Sa mère s’interroge sur l’avenir de son fils.

Il décide de reprendre les études et envisage de devenir journaliste. Malheureusement, sa première tentative s’avère infructueuse et il se tourne finalement vers l’édition, il est embauché par Baum, éditeur exigeant. Maintenant qu’il est établit, qu’il peut s’assumer, Bowman veut se lancer dans l’aventure suivante, celle qui lui tend les bras, les relations avec les femmes. Il en rencontre une, Vivian Amussen, belle et séduisante, fille d’une famille aisée du sud, qu’il épouse…

Je n’ai raconté là que le factuel mais ce n’est pas ce que fait Salter. Il s’attache à décrire des épisodes du parcours de Bowman, pas les plus marquants mais ceux qui se gravent dans sa mémoire. Pas ceux qui pourraient résumer sa vie mais ceux qui le construise.

Il découvre, en même temps que la vie à deux, tout un environnement qu’il ne connaissait pas. Celui des riches propriétaires du sud, vivant dans des maisons de maîtres et aimant boire et monter à cheval. Pourtant, alors que sa carrière s’affirme, sa femme le quitte… Il se consacre alors à sa relation avec Enid, une femme mariée devenue sa maîtresse lors d’un séjour à Londres.

Bowman aime les femmes et ce qui se déroule sous nos yeux, ce qui va constituer sa mémoire, ses souvenirs, tourne principalement autour d’elles. Et au fur et à mesure que nous avançons, les souvenirs se construisent.

Salter construit, quant à lui, son histoire par digressions et ellipses. Lorsque nous croisons un personnage sur lequel il s’attarde, nous découvrons sa vie, son parcours, et certaines de ses histoires. Nous avançons et quand nous nous trouvons à une certaine étape de la vie de Bowman, d’autres épisodes reviennent à la surface. Episodes qui ne nous avaient pas été racontés jusque là. Le temps est malléable, plusieurs années passant comme un souffle, quelques minutes prenant des allures d’éternité.

Dans les accouplements, nous retrouvons la crudité des scènes de sexe d’Un sport et un passe-temps. Une crudité qui s’attarde sur les détails et magnifie ces passages. Il y a également un peu d’Un bonheur parfait dans les relations qui durent, les maisons qui sont achetées ou louées dans la campagne proche de New York. Une recherche constante de l’endroit idéal, comme des moments de bonheur, qui se renouvelle sans cesse, les uns et les autres s’enfuyant, s’échappant sans que rien ne puisse y changer.

Les livres et les écrivains sont des repères dans ce roman, des repères auxquels s’accrocher, et les femmes sont d’une incroyable beauté, séduisantes, charnelles. Et prêtes à se laisser séduire, un étonnement sans cesse renouvelé.

C’est un grand roman que j’ai aimé, qui happe à chaque fois qu’on en reprend la lecture. Jamais l’auteur ne nous perd et sa prose, précise, finement ciselée, nous entraîne sans qu’on puisse y résister… mais quel serait l’intérêt d’y résister ?

Salter signe un grand roman où l’amour se transforme parfois en colère, où les uns et les autres ont parfois des comportements loin de l’exemplarité. Un roman qui semble avoir saisi ce qui peut parfois définir l’humain. Avec cette incertitude qui l’accompagne sans cesse.

Un très grand roman, à l’aune de l’œuvre de cet écrivain rare que fut James Salter. De ce grand écrivain.

James Salter, entre ciel et terre

En 1997, dix-neuf ans après la publication de son cinquième roman, L’homme des hautes solitudes, James Salter voit ses mémoires édités, Burning the days. Il répond ainsi à la demande de son éditeur, Joe Fox, malheureusement mort avant d’avoir lu le livre dans son intégralité, son écriture ayant été quelques peu difficile pour l’écrivain. Il paraît deux ans plus tard en France, traduit par Philippe Garnier, sous le titre Une vie à brûler.

La vie de James Horowitz commence dans le New Jersey et se poursuit à New York. Les histoires de famille sont les premières dont il se souvient, certains membres, parfois à peine croisés, en devenant les personnages principaux et, du coup, s’imprimant dans sa mémoire plus que d’autres. Cette Une vie à brûler (L'Olivier, 1997)vie prend un tournant quand, pendant sa scolarité, il est décidé qu’il la poursuivra à West Point, école militaire par laquelle son père est passé. Tel un enfant de troupe, à l’instar d’un Charles Juliet, Horowitz qui n’est pas encore Salter, se trouve isolé dans un milieu qui ne l’a jamais attiré. Il s’y trouve isolé et déplacé. D’autres autour de lui, plus motivés, peinent à s’adapter aux exigences d’une vie militaire, la vie de cadet, et, alors qu’il en voit renoncer, de plus forts que lui, qu’il y songe furtivement, un déclic se produit et il devient soldat… puis pilote, à la faveur d’une formation offerte. Il est à West Point alors que la guerre fait rage et n’en sort qu’une fois celle-ci achevée… pilote de bombardier puis pilote de chasse. Il quitte l’armée pour reprendre ses études, travaille à Langley puis s’engage de nouveau, répondant à l’appel pour la guerre de Corée.

C’était la victoire que nous désirions et que nous imaginions. Vous ne pouviez ni la voler ni vous la faire donner. Personne au monde n’était assez riche pour l’acheter, et elle ne valait rien. Au bout du compte, elle ne valait rien du tout.

Devenu pilote de chasse sur le tard, il combat enfin avant de terminer sa carrière militaire en Allemagne et, lors d’un congé, le jour de son anniversaire, de démissionner pour se consacrer à l’écriture alors qu’il vient de publier son premier roman, sous un pseudonyme, il est désormais James Salter. Et il va se consacrer aux romans et aux scénarii. Ne volant plus qu’en rêve ou comme pilote de l’armée de réserve. Sa vie change et devient celle d’un écrivain entre l’Europe et les Etats-Unis, entre la France ou l’Italie et New York.

Salter écrit ce livre de mémoire, ne voulant décrire ce qu’il a traversé qu’à partir de ce qu’il lui en reste. Il nous livre ainsi des épisodes en détail et passe de l’un à l’autre sans forcément établir de lien. Il se fie à sa mémoire et nous livre les endroits qu’il a connu et les souvenirs de ceux qu’il a croisés. Et, il en a vu, et il en a croisés…

Nous commençons avec des anonymes, famille, camarades, ceux qui disparaissent, s’éloignant, puis ceux qui meurent, l’aviation ne faisant que peu de cadeau. Au fur et à mesure, les personnes croisées évoluent, celles qui sont retenues sont celles ayant connu une certaine notoriété… La partie sur l’armée s’achève ainsi par l’évocation de deux élèves de West Point avec lesquels il a volé, deux élèves qu’il a côtoyés. Ed White est entré à la NASA, a été le premier états-unien effectuant une sortie dans l’espace, destiné à aller sur la lune, il est mort lors d’un accident à Cap Canaveral… remplacé par l’autre ancien élève de West Point, Buzz Aldrin, le deuxième homme sur la lune. La deuxième partie de ses mémoires sera jalonnée des relations avec d’autres hommes célèbres, principalement dans le milieu du cinéma mais également celui de la littérature de l’époque. Il semblerait que la vie de l’écrivain doive être mesurée à l’aune de ces rencontres avec des célébrités… comme si, sans elles, elle n’aurait pas eu le même éclat. Mais il n’y a pas que des célébrités, il y a également des personnes dont le talent n’a pas été reconnu à sa juste valeur…

Ce sont des rencontres riches, des relations profondes… C’est une époque qui revit sous la plume de l’auteur, une autre époque.

Une époque où il a réussi à vivre de l’écriture de scénario même si peu de films ont résulté de cette occupation, un film n’étant pas toujours simple à monter…

Les meilleurs scripts ne sont pas toujours réalisés, tout comme les campagnes les plus farouchement disputées peuvent ne pas se terminer en victoire. C’est une simple observation que j’avance, au-delà de toute expérience personnelle. Il y a tant de facteurs : timing, impulsion, frivolité, accident. Les films qui sont produits sont comme des menhirs, debout au milieu des débris de tout ce qui est cassé ou perdu, les pures répliques, les scènes, le grand effort prodigué comme la laitance sur la rogue. Les agents et les stars fourragent dedans du bout du pied sans y penser. Peut-être est-ce ce champ d’épandage, ces vastes décombres, qui nourrissent la gloire.

C’est une époque différente, un milieu différent… dans une superbe prose, en s’attardant sur chacun, Salter parvient à nous transmettre des sentiments, ceux de ces années-là, à nous en faire le portrait, mais il parvient également à nous forcer à nous interroger.

Nous voyons des noms défiler, des noms de ce temps-là, pas si éloignée et pourtant… Peu d’entre eux sont parvenus jusqu’à nous. Car en fait de célébrités, ce sont celles qui ont compté dans la vie de l’écrivain et non celles qui se sont détachées, celles dont notre époque se souvient. C’est un sentiment étrange que l’on a en parcourant ces lignes. Celui d’accéder à un monde, celui du cinéma principalement, objet de bien des phantasmes, un monde que les amateurs ont fini par connaître. Mais du côté des artisans, des bricoleurs… On pense un moment avoir quelques anecdotes croustillantes sur ceux qui ont marqué l’époque mais Salter a surtout côtoyer les seconds couteaux, ce sont surtout eux qui lui ont permis d’entrer dans ce monde. Surtout eux qu’il a fréquentés… Impression étrange de voir le monde du cinéma avec d’autres vedettes que celles que l’on connaît et qui pourtant semblent avoir eu leur importance, leur réseau d’influence.

On croise en passant Redford juste avant la reconnaissance, Lumet ou Charlotte Rampling, qui se font quelque peu égratigner…

Au final, c’est le cinéma, son monde, tel que Salter l’a vu… Un monde dont les amitiés sont quasiment exclusivement masculines. Les femmes ayant le rôle de maîtresse et l’infidélité est une constante sous la plume de l’écrivain, une infidélité non décrite comme telle, plutôt comme inhérente à une vie de bohème, une vie vécue entre Paris, Rome, New York, Munich ou même Chaumont… Une vie dans laquelle la famille n’est pas toujours présente, restant souvent à la périphérie. Par pudeur peut-être, comme pour l’écriture. Même la mort de la fille n’est qu’effleurée, impossible à évoquer pour Salter.

En effet, l’impression de décalage est d’autant plus importante que l’écrivain nous parle très peu, pour ainsi dire pas du tout, de son travail d’écriture, en ce qui concerne ses livres, ses romans. Comme si la mémoire n’avait pas retenu ces moments de création, comme si ces moments de création étaient en dehors de la vie, d’une certaine vie. Celle que l’écrivain a choisi de nous raconter.

Ce n’est que dans les livres qu’on trouve la perfection, seulement dans les livres qu’elle ne peut se gâter. L’art, en un sens, est la vie amenée à s’immobiliser, rescapée du temps. Le secret pour accomplir cela est simple : enlever tout ce qui n’est pas bon.

C’est au final un témoignage touchant sur une époque, un milieu, une manière de vivre. Presque nostalgique. Un témoignage à l’écriture précise, épurée…

Un regard sur une vie qui, comme toutes les vies, est unique et dérisoire. Qui n’aura peut-être eu de valeur que pour celui qui l’a vécue.

A la fin, le moi reste inachevé, il est abandonné pour cause de décès de son propriétaire. Tous les détails exceptionnels, les confessions, secrets, photographies de visages aimés et parfois plus que les visages, les adresses précieuses, les villes et les hôtels à visiter si on en a le temps, les anecdotes, les images sacrées, les vers immortels, tout ce qu’on a mis en tas ou ramassé parce qu’on le trouvait intriguant ou simplement beau, devient soudainement superflu, sans valeur, le fatras des décennies tourbillonnant à vos pieds.

Après ce retour sur lui-même, James Salter a écrit un ultime roman, Et rien d’autre.

James Salter, Rand et les sommets autour de Chamonix

En 1979 paraît, chez Little, Brown and Company, le cinquième roman de James Salter, Solo Faces. Quatre ans après le précédent, Un bonheur parfait. C’est en fait un scénario devenu roman, un scénario au départ destiné à Robert Redford avec lequel Salter avait travaillé sur Downhill Racer. Mais cela ne se ressent pas, le travail du romancier ayant gommé l’aspect cinématographique, sa prose ayant donné une autre dimension à son personnage central. Il s’agit du premier traduit dans notre langue, en 1981. Sous la plume d’Antoine Deseix, il devient L’homme des hautes solitudes.

Rand travaille sur un chantier, la rénovation du toit d’une église. Un chantier à quelques dizaines de mètres du sol. Nous sommes en Californie et Rand est un homme en marge, un homme qui se cherche. Il vit chez Louise. Partage son lit après n’avoir été qu’hébergé.

L'homme des hautes solitudes (Denoël, 1979)Un jour, tôt le matin, il réveille Lane, le fils de celle-ci, et l’emmène en excursion. La voiture les conduit loin de Los Angeles, traversant des paysages changeants, jusqu’au pied de ce qui s’avère être une course de montagne, avec escalade en prime. Au sommet de leur parcours, ils rencontrent Cabot, une connaissance de Rand, qui lui parle de l’Europe et de Chamonix où il invite Rand à se rendre.

Quelques semaines plus tard, Rand succombe à la tentation, à l’appel des sommets alpins et part pour l’Europe. Pour Chamonix, plus précisément. Logeant d’abord dans des chambres de location, il se lance dans quelques excursions. La première qui fait parler de lui est celle du Frêney dont il revient après plusieurs jours et s’être fait piéger par un orage. L’expérience rentre. A la fin de cette première saison, il décide de rester à Chamonix. Seul parmi les alpinistes venus là. La saison suivante, ses moyens s’amenuisant, il passe d’une chambre à une autre puis à une tente. Jack Cabot et sa femme Carol le rejoignent alors. Après quelques tentatives, quelques hésitations, ils se lancent à l’assaut des Drus. Par une nouvelle voie. A leur retour, après une ascension épique au cours de laquelle Cabot a failli y rester, ils font parler d’eux. Leurs chemins continuent en parallèle, Rand choisissant différents partenaires puis s’en passant, tachant de se faire oublier, Cabot décidant de profiter de cette renommée naissante pour se faire connaître. Alors que les autres partent de nouveau, Rand reste encore et toujours à Chamonix, se liant avec Catherine, une fille du coin, avec laquelle il emménage.

Rand est un jusqu’au-boutiste, un solitaire, qui vit sa passion autant qu’il le peu, bravant les intempéries, s’en accommodant autant que possible. Il adopte toutes les variables, s’en imprègne, s’y renforce.

C’est un roman calme comme son héro, un roman en dehors du monde, à sa lisière, observant les semblables de l’alpiniste, qui ne le sont peut-être pas, ses semblables, juste des humains. Loin de sommets. C’est un homme qui ne se met pas en avant, qui affronte ses peurs, ses doutes. Qui ne parle que peu. Prêt à sacrifier sa vie dans la vallée pour tutoyer les sommets.

C’est un superbe roman que ce roman de Salter. Un roman d’une grande compassion, d’une grande humanité, face à un homme qui ne sait pas trop ce qu’il veut et qui vit pleinement sa volonté d’affronter ces parois de pierre, parfois glacées, frappées par des trombes d’eau. C’est un superbe roman qui m’a rappelé un autre roman, graphique celui-là, l’adaptation de Jirô Taniguchi intitulée Le sommet des Dieux.

C’est un grand roman, celui d’un grand auteur dont il faut lire la prose, trop rare. Dont il faut lire le style si pur, si ciselé. Dont il faut lire les romans, celui-ci étant l’un de ses derniers puisqu’il s’est ensuite plus intéressé à la poésie ou à une forme de fiction plus courte, la nouvelle.

Après cette Homme des Hautes Solitudes, James Salter a signé une autobiographie, Une vie à brûler, avant un dernier roman quelques trente ans plus tard, Et rien d’autre.

James Salter, une famille d’Amaganssett

En 1975, paraît Light Years chez Random House. C’est le quatrième roman de James Salter, publié huit ans après le précédent, Un sport et un passe-temps, après une parenthèse cinématographique de deux scénarios et une réalisation. Il est traduit dans la langue de Le Clézio en 1997 par Lisa Rosenbaum et Anne Rabinovitch, sous le titre Un bonheur parfait. Titre moins convaincant me semble-t-il que l’original…

Le roman s’ouvre en longeant un fleuve, ou ce qui pourrait y ressembler, un endroit où les eaux salées et douces se rencontrent. En remontant ces eaux, nous parvenons jusqu’à une maison construite non loin de la rive ou du rivage, c’est selon. Une maison simple et spacieuse, la maison de Nedra Un bonheur parfait (L'Olivier, 1975)et Viri et de leurs deux filles, Franca et Danny.

La famille vit là une vie simple, calme. Entre un poney et un chien, entre la plage et New York, entourée d’amis venant profiter de cette famille unie, enviée, aimée. Viri est architecte, Nedra fait vivre la maison, s’occupe des filles et aime recevoir, lire. La vie simple et calme d’une famille aisée. Les filles grandissent, Nedra mène une vie relativement indépendante, entre son amant et son mari, Viri connait une aventure qui ne dure pas et leurs amis continuent de leur rendre visite. Les saisons passent, les petits moments d’une vie ponctuée par les fêtes et autres petits événements.

Il n’existe pas de vie complète, seulement des fragments. Nous sommes nés pour ne rien avoir, pour que tout file entre nos doigts. Pourtant, cette fuite, ce flux de rencontres, ces luttes, ces rêves… Il faut être une créature non pensante, comme la tortue. Etre résolu, aveugle. Car, tout ce que nous entreprenons, et même ce que nous ne faisons pas, nous empêche d’agir à l’opposé. Les actes détruisent leurs alternatives, c’est cela, le paradoxe. De sorte que la vie est une question de choix – chacun est définitif et sans grandes conséquences, comme le geste des galets dans la mer.

Tel que je le présente, cela pourrait paraître insipide, mais ça ne l’est pas. Absolument pas. Salter s’attache en effet à décrire ces moments qui feront la mémoire de la famille, ces souvenirs qu’ils partageront. Des souvenirs d’hiver quand on aime se blottir dans la chaleur d’une maison accueillante, des souvenirs d’été quand la chaleur pousse aux baignades… des Noëls et des anniversaires… Les envies de chacun pas toujours assouvies.

Il procède par petites touches passant d’un moment à l’autre, s’attardant là sur quelques années, ailleurs sur quelques semaines, quelques jours, quelques heures. Les personnes passent, se confient, impriment l’air du temps, amènent l’extérieur dans cet intérieur que l’on pourrait envier. Que les autres envient. Nedra est belle, passionnée, Viri a de la chance et un métier intéressant. Il lit des histoires aux filles, elle va de la ville à la maison, fait vivre des moments rares.

Il veut que ses enfants aient une vie ancienne et une vie nouvelle, une vie inséparable de toutes les vies passées, qui en découle, les dépasse, et une autre, originale, pure, libre, située au-delà des préjugés qui nous protègent, de l’habitude qui nous façonne. Il veut qu’elles connaissent à la fois l’avilissement et la sainteté, mais sans humiliation, sans ignorance. Il les prépare pour ce voyage. Comme s’il ne restait qu’une seule heure pour rassembler tous les vivres nécessaires, donner tous les conseils possibles. Il désire leur transmettre une direction unique, dont elles se souviendront toujours, qui englobe tout, montre le chemin, mais il ne parvient pas à la trouver, ni à la reconnaître. Il sait que c’est le bien le plus précieux qu’elles pourront jamais posséder, mais il ne le détient pas. De sa voix égale et sensuelle, il leur décrit plutôt les mythes étriqués de l’Europe, de la Russie enneigée, de l’Orient. Il suffit de connaître un seul livre pour avoir une bonne éducation […]. On acquiert ainsi la pureté, un sens des proportions, et le réconfort d’avoir toujours un exemple sous la main.

Les questions que se pose le couple sont celles de toutes les familles, l’éducation des enfants, le mariage, les autres…

Un savoir concret n’a rien à voir avec l’éducation. Ce qui compte, c’est d’apprendre comment vivre et sur quel mode. Et si on ne fait pas ça, tout le reste ne sert à rien.

Salter procède par petites touches et par ellipses, non-dits. Il nous laisse deviner ce qu’il advient après un dîner, un nouveau personnage rencontré…

Les filles grandissent et s’embellissent, se rapprochent de l’indépendance et les questions du couple deviennent plus prégnantes, moins faciles à étouffer, à oublier. Moins contournables… Il devient impossible de les éviter.

Viri et Nedra y répondent et une nouvelle vie commence.

On voit le temps passer, on sent les jours s’écouler, s’emparer des corps sans que les esprits cèdent, sans qu’ils renoncent à ce qui les a toujours accaparé.

C’est superbe parce que subtil, léger tout en étant profond…

Un roman qui se savoure, à lire et relire, dans la continuité, semble-t-il, de Un sport et un passe-temps. Un chef-d’œuvre ?

Le roman suivant, le cinquième, arrive quatre ans plus tard, et il est encore singulier et marquant, ce sera L’homme des Hautes Solitudes.

James Salter, Dean et Anne-Marie

En 1967 paraît le troisième roman de James Salter, A sport and a pastime. Après quelques péripéties, le romancier est parvenu à convaincre Doubleday de l’éditer, comme il nous le raconte dans son introduction. Le sujet et son traitement en ont en effet effarouché plus d’un. Il nous parvient en 1996, traduit par Philippe Garnier, le biographe de Goodis, sous le titre Un sport et un passe-temps. D’un côté et de l’autre de l’Atlantique, le titre du roman fait référence à un verset du Coran disant de ne pas oublier que “la vie en ce monde n’est qu’un sport et un passe-temps”.

L’histoire commence par un voyage en train effectué par le narrateur pour aller de Paris à Autun. Nous sommes en France, dans les années 60. C’est une description d’un pays traversé particulièrement savoureuse, dans une langue qui ne l’est pas moins. Le style de Salter est là, envoûtant.

Un sport et un passe-temps (L'Olivier, 1967)Le narrateur se rend à Autun occuper une maison d’amis, les Wheatland. Une maison vide la plus grande partie de l’année, dans une ville calme. Le narrateur effectue des allers et retours entre Autun et Paris et nous raconte certains événements par le menu. Son installation, sa prise de contact avec la ville, ses habitudes qui s’installent, les soirées parisiennes auxquelles il assiste, les personnes qu’il croise.

Des personnes qu’il croise, celles qui l’intéressent particulièrement sont les femmes. Celles avec qui il a partagé un compartiment, celles qu’il aperçoit à Autun ou à Paris. Deux hommes, seulement deux, ont une place à leurs côtés, Billy Wheatland et Phillip Dean. Il a d’ailleurs rencontré l’un chez l’autre.

Dean le rejoint à Autun. Il partage avec lui la maison dans laquelle la place ne manque pas. Une maison dans un quartier de maisons imposantes, des maisons de médecin comme le dit le narrateur. Dean commence à prendre de la place, personnage intrigant. Jeune homme de bonne famille, il a plaqué la fac malgré un réel potentiel lui ayant valu une certaine mansuétude de la part de ses professeurs, mais après un premier retour aux études, il a définitivement laissé tomber. Jeune homme de bonne famille, sans le sou, ayant décidé de vivre autrement, il conduit une auto sortant de l’ordinaire, une Delage. Une décapotable qui fait se retourner tout le monde sur son passage. Il n’a pas besoin de ça, il est beau, doté d’un charme indubitable…

Un jour, lors de l’un de leurs repas, il présente au narrateur une jeune femme, Anne-Marie. Une jeune femme que ce dernier avait observée lors d’une de leurs sorties, elle dansait avec plus d’un homme et il lui avait imaginé une vie, comme il le fait pour chaque femme croisée. Le narrateur est tout entier dans l’imagination, ne semblant vivre qu’à travers ce que son esprit invente… Mais le voilà qui se passionne pour la liaison entre Dean et Anne-Marie. Une passion qu’il nous décrit par le menu, la reconstruisant au moyen des confidences de Dean, de la lecture de son journal, et, pour une grande part sûrement, au travers de ce que toutes ces informations ont suscité comme fiction. Le narrateur s’efface alors peu à peu, pas entièrement, pour laisser la place à cette relation dont la sexualité est le principal moteur. Ou la principale préoccupation du narrateur.

Je ne dis pas la vérité sur Dean, je l’invente. J’invente à partir de mes propres carences, ne l’oubliez jamais.

Les relations des amants sont décrites crûment, leur apprentissage, leur évolution. Le corps d’Anne-Marie nous est sans cesse dévoilé, décrit. Petit à petit, cette sexualité prend le pas sur tout le reste, devenant la seule explication, la seule raison, à leur liaison. Anne-Marie est jeune, prête à la découverte, Dean n’est pas beaucoup plus âgé et il trouve en elle une femme qui accepte certaines expériences… La part de l’imaginaire du narrateur est sans doute importante. Et ce dispositif, d’une histoire reconstruite par une tierce personne, d’une relation charnelle reconstituée, provoque à certaines pages une impression de voyeurisme accentuée. C’est peut-être la raison pour laquelle les éditeurs se sont montrés réticents, pour laquelle le roman n’a pas eu la carrière qu’il méritait… Même s’il s’agit avant tout d’une superbe histoire d’amour…

C’est curieux comme je me suis mis à discerner des comportements, des habitudes qui pourtant ne signifiaient rien pour moi à l’époque. En examinant une nouvelle fois les nombreux fragments de cette rencontre, en les touchant, en les retournant de tous les côtés, je me sens pris de brusques moments d’illumination.

Cela pourrait rappeler le sort subi à la même époque par le roman sulfureux de Nabokov, Lolita. Une prose d’une grande qualité, exceptionnelle, pour un sujet dérangeant, provoquant parfois un sentiment presque nauséeux.

Le style, la profondeur des personnages, font de ce roman un roman remarquable, d’une grande qualité. Un roman qui nous fait toucher du doigt l’invention romanesque et toute sa difficulté, son ambigüité. La rencontre d’un personnage avec son auteur, leur cohabitation, les confidences de l’un pour nourrir l’intrigue de l’autre, sa prose. Dean devient pour le narrateur un personnage légendaire, de ceux qui l’ont habité et transformé… Décidément, il n’y a pas loin de ce roman à l’invention littéraire, l’inspiration contée en détail, à travers une fiction. Mise en abîme. Comme pouvait d’ailleurs l’être ce roman contemporain de Nabokov évoqué plus haut.

Un roman aux multiples lectures possibles. Un roman au diapason de l’ensemble de l’œuvre de Salter. Il faudra attendre huit ans le roman suivant, un roman en forme de mémoire, Un bonheur parfait, Salter se tournant entre temps vers l’écriture scénaristique et s’essayant même à la réalisation. Il reviendra ensuite vers la France, littérairement parlant, avec L’homme des hautes solitudes.

James Salter, un nouveau au 44ème escadron de chasseurs

En 1961, James Salter publie son deuxième roman, The arm of flesh. Il connut un “échec total”, d’après son auteur. En 2000, à l’occasion de sa réédition chez Counterpoint, James Salter le réécrit en grande partie, changeant même son titre, il devient Cassada. C’est cette version que Jean-François Ménard traduit en 2001 pour les Editions de l’Olivier, le titre restant le même. Comme pour le premier, Pour la gloire, l’intrigue est centrée sur un escadron et ses pilotes. Mais cette fois en temps de paix.

Alors qu’il consulte quelques papiers dans son bureau, le commandant Dunning entend deux moteurs d’avions en approche mais ceux-ci n’atterrissent pas, effectuant juste un passage. Le plafond est très bas et Dunning s’informe des prévisions météo qui ne lui semblent pas favorables du Cassada (L'Olivier, 1961)tout, ce qui lui est confirmé. L’un des membres de l’escadron, Godchaux, vient lui apprendre qu’il s’agissait de deux des leurs.

L’intrigue est lancée. Cette scène, sa progression, va revenir de manière récurrente, elle est le fil rouge du roman, et se développe tout au long du livre.

En parallèle à cet atterrissage compromis par temps très couvert, nous assistons à la vie de l’escadron. Le 44ème escadron de chasseurs, basé en Allemagne, à Fürstenfeldbruck. Un escadron commandé par un soldat reconnu et opérant en temps de paix armé. Nous sommes dans les années 50 et l’Allemagne est séparée en deux, les deux blocs nés de la deuxième guerre mondiale s’y faisant face. Mais l’intrigue n’est pas là, elle se situe dans les différentes opérations auxquelles les pilotes sont confrontés. Et, pour mieux illustrer la vie de ce groupe fermé, nous assistons à l’arrivée d’un nouveau, fraîchement sorti de l’école, Robert Cassada. Ce sont les relations humaines et le pilotage qui sont le centre de l’histoire.

Cassada nous est décrit au travers de son intégration, particulièrement difficile, le fait de savoir piloter ne suffisant pas à lui assurer une reconnaissance auprès des autres. Sa fierté, son impétuosité, ne rendant pas non plus les choses simples.

Nous assistons ainsi à son premier vol derrière l’un des chefs d’unité, Grace, à sa première mission, à une opération extérieure voyant les unités de différents escadrons s’affronter au tir sur cible en Afrique du Nord. Nous assistons aussi en creux à l’évolution de Cassada, brèves évocations lors de discussions… Car les épisodes incontournables de la vie de la base nous sont également contés, les sorties en ville, les fêtes, les réunions… Cassada ne devenant qu’un des nombreux personnages. Outre Dunning, nous avons Isbel le second de la base, Godchaux, le pilote doué et séduisant, Wickenden, le chef d’équipe de Cassada, Dumfries, Phipps, les égaux du nouveau… Une galerie de portraits qui, par petites touches, finit par nous donner une image de la vie de l’escadron et des relations des uns avec les autres, des célibataires aux hommes mariés, de l’alcool bu et des liaisons adultères ou non.

Et pendant ce temps la scène d’ouverture se développe et gagne en force et en intensité…

James Salter signe là un roman fort, prenant et d’une grande humanité. Contrairement au précédent et à ce que peut laisser penser le titre, il ne se centre pas sur un personnage. Il observe un microcosme avec ses règles et ses non-dits, il observe les relations qui s’instaurent. Il le fait par petites touches et dans un style d’une grande précision, d’une grande économie. Que la traduction n’a pas trahi.

C’est son second roman sur le milieu qu’il vient de quitter et il nous en offre une peinture au plus près avant de s’en éloigner et d’aller scruter d’autres histoires, d’autres relations… Ça commence avec son troisième roman, Un sport et un passe-temps, sur un couple et celui qui reconstruit leur liaison.

James Salter, Cleve Connell en Corée

En 1956, James Salter, pilote de chasse, voit son premier roman publié, The Hunters. Un roman sur… des pilotes de chasse. Devenu un classique outre-Atlantique, il ne nous est parvenu qu’en 2015, il y a quelques mois, quelques semaines avant la disparition de son auteur. Philippe Garnier en a traduit une version revue par l’auteur en 1997 et devenant chez nous, Pour la gloire. C’est un roman fort, dérangeant et marquant. Un roman se déroulant pendant une guerre qui ne concernait pas directement les français, d’où, certainement, sa traduction tardive.

Cleve Connell est capitaine dans l’US Air Force. Il vient d’arriver au Japon, en transit, en attente de son départ sur le front, celui de Corée, où s’affrontent les Etats-Unis et l’Union Soviétique autour du 38ème parallèle et du fleuve Yalou, marquant la frontière entre la Corée et la Chine. Il s’agit d’arrêter l’invasion par les troupes du Nord, soutenue par l’URSS, de la partie sud de la péninsule. Mais, pour Cleve, c’est le moment de mettre en Pour la gloire (L'Olivier, 1956)pratique ses années d’apprentissages, enfin, alors qu’il est à la veille d’être trop vieux pour ça.

Après quelques jours sur une base japonaise, il part pour celle de Corée qui l’accueillera. Une base commandée par la colonel Imil, un pilote renommé avec lequel il a déjà volé au Panama. Un homme qui a pu jauger ses capacités et le considérer comme un bon pilote. Après trois ou quatre vols d’apprentissage, afin de se familiariser avec les appareils et le coin, Cleve se voit confier une escadre, cinq hommes. Une escadre qui intégrera les différentes missions dévolues à son escadron. La vie se met en place et la volonté de chacun d’en découdre, d’abattre des ennemis est forte, palpable, régit les relations de tous sur la base.

Une vie bien étrange qui frôle la mort en permanence, chaque mission pouvant être la dernière. Chaque sortie pouvant être sans retour.

La façon de partir, c’est de le faire en un instant, tu vises l’étoile la plus haute, et ensuite tu retombes, tu disparais contre la terre.

Dans ce milieu en vase clos, cette vie si singulière, on assiste à l’évolution des mentalités, à une autre forme de reconnaissance que celle que Cleve connaissait jusque là. En temps de guerre, ce ne sont plus que les qualités techniques qui priment mais également les résultats. Les résultats coûte que coûte. La considération allant toujours à celui qui a abattu un avion, même s’il a mis en danger son équipier…

Il était venu pour une poignée de victoires, mais, en un sens, ce n’était plus ce qu’il désirait à présent. Il voulait plus, il voulait se sentir au-dessus du désir, libéré d’avoir à en avoir. Et il savait, avec la plus profonde certitude, qu’il n’y parviendrait jamais. Il était prisonnier de la guerre.

Cleve se laisse prendre, est pris dans ce monde, pris par ce besoin de reconnaissance, celui que l’on n’obtient qu’avec un Mig descendu. La tension monte chez les hommes, celle de ne pas réussir et d’en voir d’autres récolter le succès, sans même le mériter. Celle de ne plus savoir s’il est plus important de vivre, de survivre, que de vaincre, que d’obtenir une étoile sur son zinc.

Lorsque les avions rentraient d’une mission, tout le monde les guettaient. Généralement ils arrivaient très bas, à l’arrière du terrain, par escadrilles de quatre, volant en formations serrées comme en voltige, avec des traînées parallèles de fumée noire qui s’estompaient dans leur sillage au moment où ils tournaient pour se positionner dans le circuit de piste. C’est alors qu’ils paraissaient le plus indestructibles. Du métal froid. Rien ne pouvait ternir leur grâce argentée. Aucun ennemi ne pouvait leur résister.

La fascination, les décharges d’adrénaline et la passion pour ce métier côtoient les doutes et le retour sur terre, plutôt minant ou destructeur pour tout être un tant soit peu humain…

C’est un roman glaçant car, bien que raconté à la troisième personne, il est centré sur Cleve que l’on sent, petit à petit, perdre ses repères et certaines convictions. Acceptant même que Pell, son ailier et l’objet de tout son ressentiment, ne remplisse pas son rôle et soit crédité d’une victoire qu’il n’a pas eue, le Mig abattue s’étant lui-même crashé après une fausse manœuvre. Mais peu importe la victoire ou un certain arrangement avec la réalité, seuls sont reconnus ceux qui abattent des ennemis et Cleve se prend au jeu. Sentant la poisse lui coller aux basques, puis lui laisser un répit… Partant en permission ou voyant un équipier disparaître…

La mort, on pouvait manquer d’égards envers elle ou même l’ignorer quand on la frôlait ; mais quand on se retrouvait face à elle de manière inopinée, aucun homme n’était capable de ne pas crier, en silence ou à voix haute, pour qu’on lui accorde juste un peu de répit encore afin d’empêcher le monde de finir.

C’est un roman dérangeant car on sent un homme renonçant à ses convictions, on voit des relations faussées, on constate que les héros, ceux qui ont la gloire, n’ont rien de glorieux… que ce seraient plutôt des usurpateurs, des hommes prêts à sacrifier leur congénères pour obtenir une victoire. On constate en même temps que les hommes autour acceptent cet état de fait, se taisant plutôt que de dire la vérité, celle des dangers courus au-delà de ceux inhérents à la guerre… C’est un roman dérangeant, il faut parfois faire un effort pour tourner encore les pages et assister à ces reconnaissances faussées, à ces relations dévoyées, cette hiérarchie mise en place en dehors de tout mérite véritable… La haine côtoyant souvent l’admiration, une admiration nocive, délétère.

La prose précise de Salter nous emporte pourtant, d’un grand classicisme, d’une poésie certaine, elle fouille les pensées de son personnage central. Elle l’ausculte sans concession. Chaque mot pesé, en place. Et le récit nous prend, entre les missions sans combat, nombreuses, et celles où les affrontements sont brefs mais violents. En point d’orgue, presque en conclusion, un combat épique est raconté, prenant, violent, indécis et dangereux. Un combat que l’on espérait et qui va, quelques fugitifs instants, permettre à Cleve d’être véritablement celui que tout le monde sait qu’il est. Réussissant même à faire un pied-de-nez à la hiérarchie en place, celle des pilotes victorieux, celle des as ayant comptabilisé cinq victoires et plus. Cleve réinsuffle un peu de justice dans un univers qui en manquait particulièrement… mais la justice n’a que peu de place et ne peut durer qu’un fugitif instant…

C’est au final une ode glaçante aux pilotes de chasse que nous offre James Salter dans ce grand roman.

N’en ayant pas fini avec ce métier qui fut le sien, Salter a ensuite écrit un roman sur ces mêmes pilotes mais, cette fois, en temps de paix, ce sera Cassada.

James Salter sous mes yeux

James Salter… Voilà un nom qui semble ne plus m’être inconnu depuis longtemps. Mais depuis quand ? Je ne sais pas trop.

La seule chose que je sache est qu’il y a plusieurs années que je me disais qu’il fallait lire ce romancier. Comme une évidence. Je savais que je le lirai un jour, je regardais de temps en temps ses livres dans les librairies ou sur les sites de vente en ligne. Une critique dans un hebdomadaire, une chronique sur un blog, m’en avaient sans aucun doute convaincu. Et pour que j’en sois aussi convaincu, il fallait d’ailleurs que ce soit plusieurs textes.

Ce n’est pas le premier romancier dont je sais que je le lirai un jour, qu’il me plaira… même si parfois, ce genre de certitude a pu se transformer en déception, pour nombre d’entre eux, ce ne fut pas le cas. Il y a eu Nabokov, Modiano, Jonathan Coe ou encore Murakami… Il y aura peut-être prochainement Joyce Carol Oates, Richard Price, Colum McCann ou Irvine Welsh… Il faudra que je retourne à Ron Rash ou Jim Thompson.

Mais pour le moment, revenons à James Salter dont il aura fallu la disparition pour que je me penche enfin sur ses romans. Sa disparition et la parution, juste avant, de la traduction de son tout premier roman, Pour la gloire. Le premier que j’ai lu est le premier qui a été traduit dans notre langue, L’homme des hautes solitudes. Et la certitude s’est confirmée, j’ai su que j’aimerai ce romancier et son œuvre.

A votre tour de la découvrir… en lisant mes chroniques de lecture ?

James Salter, souvenirs et conversations entoilés

Né en 1925, dans le New Jersey, James Salter est décédé il y a maintenant presqu’un an dans sa maison des Hamptons… On pourrait croire qu’il n’a pas beaucoup bougé, qu’il est juste allé d’un côté de Long Island à l’autre, mais ça n’est pas vraiment le cas… Et c’est ce que n’ont pas manqué de nous rappeler tous les articles qui lui ont été consacrés à l’occasion de sa disparition. Ça et son talent.

La première approche que l’on peut avoir pour mieux connaître l’écrivain est celle qui nous est proposée par l’encyclopédie collaborative en ligne Wikipédia. Il y a ensuite la courte biographie de son éditeur français, les Editions de l’Olivier, courte biographie accompagnée de sa bibliographie.

Les tributs s’étant multipliés lors de son décès, il y a ensuite pléthore d’articles intéressants. Parmi eux, le court hommage de la librairie Mollat, qualifiant son parcours de “glorieux” en référence à l’un de ses romans, enrichie de la liste de ses bouquins qu’il est possible, d’ailleurs, de commander en ligne. Ce sont ensuite les médias reconnus, institutionnels, ayant développé une offre en ligne par la force des choses, qui se sont fendus de textes parfois intéressants. Parmi ceux-ci, celui du JDD, signé Marie-Laure Delorme, d’une grande justesse, est à lire. Celui du Monde a ceci d’intéressant qu’il propose un lien vers un autre article, de Jérôme Ferrari, et une citation sur la manière d’écrire de l’auteur, assez savoureuse. Dans BibliObs, l’article signé Didier Jacob nous offre un entretien avec l’auteur à propos de son dernier roman Et rien d’autre. L’article écrit par Pierre Maury dans Le Soir est également celui d’un lecteur admiratif du romancier, à tel point qu’il a également publié, à ce sujet, un texte d’une grande qualité sur son blog, Le journal d’un lecteur. Eric Neuhoff, à l’instar des précédents, a également rendu un hommage sensible à l’auteur dans Le Figaro.

James Salter a aussi accordé quelques entretiens, outre celui du Nouvel Obs, évoqué plus haut, il faut également lire celui qu’il a accordé à Alexis Broca et Arnaud Laporte pour Le magazine littéraire, et celui qu’il a eu avec Nelly Kaprièlian pour Les Inrocks. Pour les plus courageux et les moins rebutés, on peut réécouter l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut dans laquelle il avait invité Beigbeder et Neuhoff pour parler de l’écrivain.

On voit que James Salter a suscité l’admiration chez certains romanciers, ses semblables ou ceux qui espèrent un jour approcher son talent… Il en est de même de l’autre côté de l’Atlantique. Ainsi, sur le site American Short Fiction, trouve-t-on les témoignages de certains auteurs états-uniens parmi lesquels George Pelecanos. Sur Men’s Journal, Michel Schaub nous propose une sélection de romans de Salter. Dans Esquire, Alex Bilmes semble regretter que le romancier ait été si peu lu. Dans The Guardian, c’est Michael Carlson qui, dans son texte, retrace sa vie, celle d’homme et celle de romancier. C’est au tour de Louisa Thomas, dans Grantland, d’apporter sa contribution, son témoignage, elle qui est la petite-fille du premier éditeur de Salter et à qui il avait demandé d’écrire sa nécrologie… Dans Vanity Fair, James Wolcott souligne la constance de l’auteur, son dévouement à ce qu’il considérait comme la littérature, ne déviant pas de la qualité et de l’exigence qu’il voulait y mettre.

Enfin, si vous voulez lire un peu de cet auteur ou connaître sa vision du métier d’écrivain, il faudra attendre qu’un éditeur français veuille bien traduire les Conversations with James Salter ou peut-être l’est-il déjà sous le titre Tout ce qui n’est pas écrit disparait, que je n’ai pas encore lu. Pour patienter, vous pouvez l’entendre témoigner de son travail sur le scénario de Downhill Racer avec Robert Redford. Vous pouvez également le lire directement racontant sa rencontre avec un autre grand romancier, peut-être l’un des plus grands du vingtième siècle, Vladimir Nabokov.

Après avoir évoqué ma rencontre avec son œuvre, je parcourrai très bientôt celle-ci, en espérant vous donner envie de le lire.