Léo Malet, Jean Refreger se prend pour Bill Lantelme

En 1948, Léo Malet publie sous son nom, après La vie est dégueulasse et Le cinquième procédé, un troisième roman, Le dernier train d’Austerlitz. Il s’éloigne pour un temps de son détective vedette pour nous offrir une récréation autour des rapports d’un romancier avec son héro, entre autre.

 

1938, Jean Refreger est à la morgue pour reconnaître un corps. Même s’il n’en reste plus que le tronc, il identifie formellement la victime, Karl Verden, mais le juge chargé du dossier a également vu une autre personne l’ayant identifié comme quelqu’un d’autre. Le dossier semble dans une impasse et devant la réaction de Refreger, le magistrat lui Le dernier train d'Austerlitz (SEPE, 1948)conseille s’il tient vraiment à la vérité de mener lui-même l’enquête.

Quelques années plus tard, Refreger est en plein travail, l’écriture de son nouveau roman. Comme d’habitude, il en connaît déjà le titre, La Triple énigme d’Auteuil, mais découvre l’intrigue au fur et à mesure qu’il avance même s’il sait et s’est noté quelques éléments qu’il y intégrera. Tout cela est interrompu par l’arrivée d’une lettre de sa femme partie du côté du Loir-et-Cher, leur fils est malade et en ces temps de guerre finissante, nous sommes début août 1944, il est difficile de trouver des médicaments. Refreger décide de les acheter lui-même, mais il constate très vite que les envoyer sera délicat, la poste ne fonctionnant plus sereinement avec l’avancée des alliés et la débandade allemande. Il se résous à les amener lui-même. Pour cela, il lui faut d’abord taper quelques connaissances afin d’obtenir de quoi se payer le billet de train.

Renonçant au billet donné par Suzanne Bertin  après que la conversation se soit transformée en dispute, il obtient un peu de Marcel Lepain à qui il doit pourtant déjà pas mal puis s’en va négocier avec son éditeur et parvient à prendre le dernier train au départ d’Austerltitz. Une fois installé, il nous apprend, puisque c’est lui le narrateur, qu’il a également voulu récupérer l’argent que lui devait Baratet mais qu’arrivé chez lui, c’est son cadavre qu’il a découvert. Poignardé dans le dos. Son périple en train, dans cette période troublée, ne se déroulant pas aussi paisiblement qu’en d’autres temps, quand le service public signifiait encore quelque chose, sans lien avec le bénéfice ou la rentabilité, détaché du capital, Refreger doit dormir dans une gare, cherchant le coin le plus calme, il tombe nez à nez, pour ainsi dire, avec le cadavre de Suzanne Bertin, tuée de plusieurs balles dans le dos, un tableau roulé à la main. Œuvre qui ressemble étonnamment à du Renoir.

 

De retour à Paris après quelques jours et dans l’ambiance de la libération, Refreger se voit proposer par son éditeur de mener l’enquête sur les assassinats qu’il a découverts. Ça pourrait faire un bouquin particulièrement intéressant. Etant donné l’avance qu’il lui propose, le romancier ne peut pas dire non… et c’est parti pour une aventure pleine de rebondissements, elle n’en manquait déjà pas, menée tambour battant, dans ce style vif qui est celui de Malet. On croise de faux-FFI, des trafiquants du marché noir, des flics qui ont été résistants, d’autres qui ont tenu la baraque, la Tour Pointue, en attendant des jours meilleurs, l’un d’entre eux dénommé Jules Magrenotte, presque l’homonyme d’un commissaire célèbre.

Malet s’amuse avec une intrigue qui pourrait être légère si elle ne prenait pas place à cette époque charnière, douloureuse. L’auteur en profite pour décrire une société en plein flou, déstabilisée, cherchant un nouvel équilibre après des années destructrices et délétères.

Malet joue avec l’époque pour construire une intrigue somme toute classique, se coltinant avec les travers inavouables de son époque.

Un roman curieux… dans lequel il s’amuse aussi de son image, celle d’un auteur se prenant tout à coup pour le personnage qu’il a créé, Bill Lantelme en l’occurrence, avatar improbable d’un Nestor Burma. Il s’amuse aussi de lui-même en donnant comme patronyme à son personnage central celui de l’un des pseudos sous lesquels il écrit encore à l’époque des romans qu’il ne veut pas signer Léo Malet. Patronyme quasiment identique, à une syllabe près, de celui du personnage central du premier volet de sa “trilogie noire”, La vie est dégueulasse.

 

Roman curieux qui se lit facilement, rapidement, et permet de passer un moment agréable, divertissant.

 

L’année suivante, Malet renoue avec Burma et Gros plan du macchabée puis s’en éloigne le temps d’un roman, Le soleil n’est pas pour nous, deuxième opus de sa trilogie noire, avant d’y revenir avec Les paletots sans manches.

Léo Malet, Nestor Burma d’un côté à l’autre de la ligne de démarcation

Au cours du deuxième trimestre 1948, paraît le deuxième roman signé Léo Malet publié cette année-là. Après le “roman doux” et noir, La vie est dégueulasse, Nestor Burma est de retour dans Le cinquième procédé. Un retour après deux ans et Nestor Burma et le monstre.

 

Dans une villa aux environs de Marseille, Burma est coincé en plein milieu d’un larcin qu’il commet pour le compte d’un client. Un paquet de lettres d’amour à récupérer parce que compromettantes pour un homme marié. Le paquet ficelé en main, il n’a pas de solution de repli après le retour prématuré de Jackie Lamour, la danseuse destinataire Le cinquième procédé (SEPE, 1948)des missives enflammées et occupante de la villa. Elle n’est pas revenue seule mais malgré cela, Burma joue son va-tout et menace par surprise le couple. Après les avoir assommés, il s’enfuit. Il n’a plus qu’à rendre la commande à son client… qui n’est autre que celui qu’il a assommé pour pouvoir se carapater.

Plus lourd d’une commission substantielle et n’ayant aucune envie de s’attarder, pressé de retrouver son Paris habituel, Burma monte dans le train de nuit pour la capitale. Après une altercation avec les passagers de son compartiment, un passage de la ligne de démarcation qui ne peut être que délicat en ce début novembre 1942 et le rasage de la moustache qu’il s’était laissé poussé, suscitant davantage les regards amusés que séduits, il aperçoit de l’agitation à sa descente à Paris. Des policiers se précipitent dans un wagon dans lequel Burma se dépêche également de monter. Un cadavre gît et ceux avec qui le détective avait échangé des propos passionnés sont bouleversés de le voir. Et pour cause, le cadavre lui ressemble beaucoup, tant par les vêtements, identiques aux siens, que par sa physionomie, à la différence que le trépassé a, lui, toujours ses bacchantes. Quand Florimont Faroux débarque, il se trouve embarqué pour un interrogatoire en compagnie des homologues allemands du commissaire français.

L’identité du décédé, un croate, pousse les policiers à proposer à Burma d’accepter de passer pour la victime. C’est donc en tant que mort que le détective poursuit l’intrigue. Convaincu d’avoir été pris pour cible, il décide de retourner à Marseille pour dire à celui dont il soupçonne d’avoir commandité son exécution tout le bien qu’il en pense… Avec l’aide de Marc Covet, il trouve un moyen de repasser le ligne de démarcation, chose ardue pour un mort. Lors de son séjour dans la clinique psychiatrique chargée de lui fournir ce moyen, de nouveaux événements se déroulent… qui vont accentuer encore la motivation de Burma à poursuivre son enquête.

 

Les rebondissements tombent comme à Gravelotte. Les aventures du fondateur de l’agence Fiat Lux sont rocambolesques en même temps qu’elles s’ancrent dans une réalité bien sombre, la deuxième guerre mondiale et la lutte que se livrent les différents belligérants à la moindre occasion. L’intrigue est l’occasion d’un de ces affrontements tandis que Burma navigue d’une clinique à une entreprise de production de pâtes de fruit, de clients d’un cabaret à des extracteurs de pétrole. D’une déduction brillante, sur le coup, à une autre qui la détrône pour s’avérer ensuite tout aussi erronée. Tout y passe, y compris un jeu de chat et de souris entre les polices françaises et d’occupation…

Au milieu de tout cela, Nestor Burma tente de faire son chemin, de résoudre l’énigme dont les différents événements dont il est le témoin constituent des facettes. Sans que son esprit remarquable ne le comprenne tout de suite, bien sûr.

C’est savoureux, raconté à la première personne comme d’habitude, avec la gouaille et l’esprit du détective parisien. Contrairement à L’homme au sang bleu, l’éloignement de Paris ne nuit pas à l’intérêt de l’intrigue ni à son rythme. Epaulé de Covet, Burma trace sa route en continuant à se jouer de Faroux et en y ajoutant l’occupant.

 

Un Burma hautement recommandable !

Pour clore l’année 1948, Léo Malet signe un troisième roman, Le dernier train d’Austerlitz, sans Burma puis un avec le détective, Coliques de plomb, qui sera réécrit et de nouveau publié en 1971 sous un nouveau titre, Nestor Burma court la poupée, et dont je parlerai à ce moment-là. Pour ce qui nous concerne, le détective de l’agence Fiat Lux effectue son retour dans Gros plan du macchabée publié l’année suivante.

Léo Malet, Nestor Burma, Paris sous les bombes et retour en arrière

Deux ans après le premier roman signé Léo Malet, 120 rue de la gare, première apparition de Nestor Burma, et un an après le deuxième, sans Burma, L’ombre du grand mur, paraissent deux nouvelles aventures du détective, Nestor Burma contre CQFD et L’homme au sang bleu. Nous sommes en 1945, la guerre s’achève mais les deux intrigues décrivent une France qui a disparu, celle de l’occupation et celle de l’entre-deux-guerres.

 

Nous retrouvons tout d’abord Nestor Burma dans son Paris, un Paris occupé où se procurer du tabac n’est pas une mince affaire. Nous sommes en 1942, le 17 mars très exactement, quelques mois après la précédente aventure du détective. C’est Marc Covet, son ami journaliste contacté par Hélène Chatelain, la secrétaire si dévouée, qui lui a Nestor Burma contre CQFD (SEPE, 1945)dégoté un revendeur à Vanves, et, du même coup, une nouvelle enquête. Son achat effectué et tandis qu’un bombardier de la Luftwaffe rase les toits, Burma s’arrête devant la vitrine d’une librairie fermée et se fait presque bousculer par une jeune femme sortant d’un immeuble. Alors qu’il la suit, une alerte retentit, les sirènes hurlent et Burma s’apprêtant à se réfugier dans un abri est témoin d’une altercation entre un policier et la jeune femme qui refuse d’aller à l’abri…

La jeune femme n’étant pas vilaine, Nestor Burma la suit en quittant l’abri une fois l’alerte terminée, avant de se faire semer. Il est rattrapé quelques minutes plus tard par cette épisode, au fond si typique du Paris sous la guerre, quand l’inspecteur Florimond Faroux de la P.J., la “tour pointue”, l’alpague. Un meurtre a été commis lors de l’alerte, dans un immeuble proche de l’abri où Burma s’était réfugié et juste à côté de la librairie où il est revenu, attiré par le bouquin qu’il a aperçu en vitrine un peu plus tôt. La victime est un certain Briancourt et on ne l’a pas loupé, comme le dit Burma dans son style si savoureux.

Deux balles, histoire de voir ce qu’il avait dans le ventre, s’y étaient frayés un chemin et n’avaient plus voulu en sortir. La vie, dégoûtée d’un pareil voisinage, s’était enfuie par les trous qu’elles avaient fait.

Burma va alors être porté par les événements et sa curiosité. De Bois-le-Roi à son propre bureau, les rebondissements se multiplient, convoquant, pêle-mêle, une attaque, avant-guerre, d’un train contenant de l’or, un journal nauséabond, le C.Q.F.D., faisant penser au Je suis partout de sinistre mémoire, une couturière, un nain de cirque, un médecin et sa femme… Comme pour sa précédente enquête, Burma échafaude des théories qui s’effondrent les unes après les autres, il agit sans toujours être sûr de tout comprendre, mais finit par conclure ou, en tout cas, connaître le fin mot de l’histoire.

La guerre est omniprésente, sans les affrontements comme dans  120 rue de la Gare, mais avec tout ce qu’elle peut changer dans la vie de gens qui doivent continuer à vivre, qui doivent s’accommoder de nouvelles réalités, qui doivent cherche un emploi, ou se déplacer. Les alertes ne sont que des aléas d’une vie que l’on tente de mener malgré tout, et Nestor Burma s’y entend pour continuer, l’air de rien, à vivre, pour s’enticher d’une suspecte prénommée Lydia, pour mentir à Faroux ou se quereller avec Hélène, sa secrétaire si précieuse… Et tout cela dans un style qui rend les choses légères, ou s’y attache, qui nous fait sourire plus d’une fois tout en se faisant prenant quand les choses deviennent sérieuses.

Un Nestor Burma réussi !

 

La même année paraît L’homme au sang bleu. Une enquête particulière du détective, une enquête qui se distingue des autres. Une enquête qui constitue un retour dans le temps par rapport aux précédentes.

Dans cette France des années trente, pas encore en guerre, Burma débarque à Cannes après avoir été appelé par un client. A peine arrivé, il est témoin d’une fusillade puis retrouve un ancien collaborateur de l’agence Fiat Lux qui tient un hôtel, celui où il a décidé de descendre. Ce dernier lui apprend qu’un ancien collaborateur, un autre, habite L'homme au sang bleu (SEPE, 1945)quelques maisons plus loin… Puis le téléphone lui transmet une nouvelle qui le laisse coi.

En effet, Burma a débarqué à Cannes légèrement trop tard puisque son client, Pierre de Fabrègues, vient de mettre fin à ses jours. Non sans oublier Burma, puisqu’il lui a adressé une lettre avant de s’occire, lettre dans laquelle il lui annonce qu’un paiement l’attend chez son notaire. Du coup, le détective décide de s’installer et de mener l’enquête. Le climat l’a attiré là, mener quelques investigations est une manière comme une autre d’en profiter. D’autant que les familiers du détective et l’action font du coin une sorte d’extension de Paris et des activités de l’agence Fiat Lux.

Fabrègues s’était trouvé lié à une affaire de fausse-monnaie quelques temps avant de s’adresser à celui qui met le crime k.o. Burma s’active donc à sa suite, provoquant l’agacement du commissaire Ange Pellegrini, chargé de l’enquête.

Dans ses allers et retours, car il en fait des kilomètres, véhiculé par les uns et les autres, il croise une romancière en mal de publication, un puis deux aquafortistes, des journalistes, un prisonnier fraîchement libéré, des acrobates, des manieurs de gâchette, des strip-teaseuses, des domestiques, … Un ensemble pittoresque… qui m’a moins convaincu que dans les précédentes aventures.

Burma semble mal assorti avec le cadre choisi, moins intéressant. L’éloignement de son environnement habituel lui fait perdre de l’attrait, de la gouaille, même s’il est finalement rejoint par Hélène, sa secrétaire, dans une tentative de recréer complètement le voisinage ordinaire du détective. Léo Malet persiste pourtant l’année suivante à dépayser Nestor Burma. Une nouvelle, Solution au cimetière, l’envoie de nouveau dans le sud et, cette fois, l’aventure est beaucoup plus convaincante. Le détective n’y perdant pas en réplique mordante et en indécision, ni dans ce côté malotrus qui fait un peu de son charme…

 

La même année que cette Solution au cimetière paraît un nouveau roman, Nestor Burma et le monstre.

Léo Malet, Nestor Burma de Lyon à Paris

En 1943 paraît la première enquête de Nestor Burma, le détective privé de l’agence Fiat Lux, 120 rue de la Gare. Une enquête qui s’inscrit dans l’époque, en pleine deuxième guerre mondiale, sans toutefois s’approcher trop près du conflit en lui-même, une toile de fond pour ponctuer certains événements. Un roman signé Léo Malet, pour la première fois… L’histoire s’inscrit dans l’époque mais aussi dans la vie de son auteur. Elle commence dans un endroit que celui-ci a aussi connu.

 

Nestor Burma est au stalag XB, entre Hambourg et Brême. Prisonnier de guerre, il y est employé à la Aufnahme, service chargé de recenser les occupants du camp sur des fiches déclinant leur identité et tout ce qui peut aller avec. Seulement, Burma se trouve bien 120 rue de la gare (SEPE, 1943)impuissant ce matin-là, un matin de juillet 1941, quand l’homme qui se présente à lui est incapable de lui donner le moindre renseignement. Un amnésique que ceux qui ont été pris en même temps que lui ont surnommé La Globule. Un homme capturé sur un chemin alors qu’il rampait hors d’un bois.

Le sort de l’amnésique intéresse Burma. Il suit son évolution et cherche le secret de cette mémoire défaillante. Mais La Globule meurt en ne lui ayant murmuré que quelques mots énigmatiques.

Dites à Hélène… 120 rue de la gare…

Ces mots intriguent d’autant plus le fondateur de l’agence Fiat Lux, mise en sommeil du fait de son engagement, qu’à sa libération du stalag, alors qu’il arrive à Lyon, Colomer, ancien collaborateur de l’agence, lui murmure les mêmes mots alors qu’il se fait tuer sur le quai de la gare. Burma tentant de sauter alors du train pour partir à la poursuite du meurtrier se blesse assez gravement pour être hospitalisé. Son séjour à Lyon en est prolongé…

 

Burma arrive sur scène, dans le paysage littéraire, avec ironie. Il ne respecte pas vraiment les conseils des autres, n’en fait qu’à sa tête et n’épargne personne. Il mène sa propre enquête, ne dévoilant pas tout à la police qui semble pourtant prête à l’accepter dans l’enquête. Mais Burma est un indépendant, un homme qui n’a confiance en personne et tous vont d’ailleurs en prendre pour leur grade dans cette première aventure. A commencer par lui-même. Dont les éclairs de génies, les grandes réflexions, se révèlent souvent quelque peu erronés. L’interprétation de la fameuse phrase, entendue deux fois, donne lieu à des déductions plutôt alambiquées ; la Hélène de Nestor, sa secrétaire en faisant presque les frais…

Léo Malet lorgne du côté des anciens, pas si anciens que ça d’ailleurs, disons ceux de la décennie précédente, Hammett et Chandler notamment. Il va chercher le nom de son personnage chez Sax Rohmer, l’auteur de la série des Fu Manchu. Et nous offre ainsi un personnage de dure-à-cuire comme les anglo-saxons en avaient déjà mais un personnage qui s’ancre dans son temps, dans sa ville et qui acquiert ainsi une spécificité qui lui permet de se démarquer de ses quelques glorieux anciens. C’est léger et savoureux, proche du roman-feuilleton et de ses rebondissements à la pelle, tout en constituant un témoignage sur la vie de l’époque, celle de ceux qui vivaient dans la France occupée et qui continuaient, malgré la guerre, à vaquer à leurs occupations, essayant de vivre. Occupations légales ou non… L’héritage d’un gangster de l’avant-guerre soumit ici aux convoitises de bien des gens, avec au milieu, un Burma tentant de mettre le mystère KO mais prenant plus de coups qu’il n’en donne, naviguant à vue, un peu perdu jusqu’à la résolution finale qui, ici, reprend la bonne vieille réunion de tous les suspects pour finir par pointer le doigt sur le coupable…

Un roman qui se calque sur les classiques, les constructions éprouvées mais qui offre dans le même temps un renouvellement par le ton employé. Renouvellement qui va se confirmer avec le deuxième opus de la série, Nestor Burma contre CQFD.

 

Mais avant cela, Malet signe de son nom un roman sans Burma, L’ombre du grand mur… Et continue à en signer d’autres de ses divers pseudonymes…

Marc Behm, Edmonde Kerrl au cœur du nazisme

En 1977, Marc Behm voit son premier roman publié, The Queen of the Night. Il est traduit par Nathalie Godard pour les éditions Sombres Crapules en 1989 sous le titre de La Reine de la nuit, huit ans après son deuxième roman, Mortelle randonnée.

Edmonde Kerrl est née le 13 janvier 1915 à Bad Tölz. Prénommée ainsi par la passion de son père pour Shakespeare, et son traitre préféré dans l’œuvre du dramaturge, Edmund, fils bâtard de Gloucester dans Le Roi Lear. Un père passionné par Shakespeare, une mère par Wagner. Edmonde a perdu sa mère tôt, à dix ans, et son père et elle se sont alors petit à petit débarrassés de leurs meubles. Elle les hait depuis.

A onze ans, elle s’est mise à fumer avec Lisa, des cigarettes données par Herr Dopmuller contre la vue de leur gorge. Elle a arrêté au départ de Lisa, sa meilleure amie, sa première amante, celle avec laquelle elle a découvert sa sexualité.

Erich Kerrl, le père d’Edmonde était dramaturge, comédien et acteur. A sa disparition, elle a dû accepter des travaux de secrétariat dans l’école qu’elle fréquentait, une école française où l’une des enseignantes était devenue sa maîtresse.

Sa vie a ensuite connu un tournant lorsqu’elle a rencontré Ernst Röhm, le chef de la Stormabteilung, les SA, les chemises brunes. Par ce biais, elle fait son chemin dans le parti nazi qui accède au pouvoir.

Pour son premier roman, Marc Behm s’attaque à un sujet pour le moins risqué, celui de la vie d’une femme évoluant dans les allées du pouvoir fasciste. Elle y évolue au gré des liens qu’elle noue, frayant avec tous les hommes au pouvoir, devenant la maîtresse d’une certaine Eva Braun. Nous la suivons au long de l’ascension du nazisme, de la guerre qu’il déclenche. Elle en parcourt bien des aspects.

Après s’être liée avec Ernst Röhm, homosexuel notoire, devenu dirigeant des SA et dont Berlin se méfie, elle se rapproche de Himmler, Hitler, Goebbels, échappe à la nuit des longs couteaux, exerce différents métiers dans les ministères, entre dans la SS, va de Paris à l’Ukraine.

Edmonde touche du doigt toutes les facettes de la guerre, devenant la maîtresse d’une résistante française, restant la maîtresse d’Eva Braun, obtenant l’estime d’Hitler et continuant, de loin en loin, à rencontrer Lisa, son premier amour. Elle s’intègre petit à petit à un système, évoluant au fur et à mesure, ses désillusions la poussant à en adopter également la façon d’agir, entre violences et trahisons. Elle en accepte tous les aspects, s’en approchant au gré de ses missions et du niveau de considération qui est le sien dans les hauts-lieux du pouvoir. Passant d’une affectation à Paris, en tant que traductrice, y découvrant les pratiques de la Gestapo, à une autre en Ukraine où l’armée s’enlise et qu’elle finit par fuir.

C’est un roman prenant, glaçant, raconté à la première personne. Les années passent et le seul souci d’Edmonde est de vivre, de masquer ses trahisons, de cacher ses aventures avec des femmes pas forcément en odeur de sainteté dans la nébuleuse nazie. Et d’échapper à ce chien qui la poursuit, la hante. Tout comme les souvenirs de son père.

C’est un roman qui fascine par la description de ce parcours qui s’embarrasse de moins en moins de morale, qui accepte la violence, la torture, et qui finit par s’en arranger. Une allemande férue de culture états-unienne s’accommodant fort bien au final de l’abjection dans laquelle elle évolue.

Marc Behm nous raconte tout ça de manière rythmée, iconoclaste, ne cherchant absolument pas à jouer sur une éventuelle séduction de l’époque, nous la décrivant dans tout ce qu’elle a pu avoir de délétère, de monstrueux.

C’est un roman qui marque, qui bouscule et où l’appétit sexuel semble gouverner une bonne partie des choix, où l’humain est surtout porté par son côté destructeur, égoïste, amoral.

Pour son roman suivant, Marc Behm reprend son observation d’une femme déroutante, qui fascine par son instinct de survie, son égoïsme, sa course ne avant perpétuelle, un instinct ne s’embarrassant pas de compassion. Ce sera Mortelle Randonnée.

Jean Amila, derniers romans, chiens et champignons

En 1983, paraît l’avant-dernier roman de Jean Amila. Après un bouquin frappé du sceau de l’autobiographie romancée voire revisitée,  Le boucher des Hurlus, après les horreurs de la guerre, Amila reprend son bâton de pèlerin pour décrire avec acidité ses contemporains et la société dans laquelle ils s’ébattent. C’est Le chien de Montargis.

Le titre fait référence à une statue de la ville du Loiret qui a été érigée pour louer un animal de compagnie, un de ces canidés si fidèles à leur maître. Un canidé s’en prenant à celui qui Le chien de Montargis (Gallimard, 1983)avait agressé son maître, faisant de lui l’exemple du bon toutou fidèle et protecteur quand il le fallait. P’tit Ciss connait la statue et il expérimente l’affrontement avec les mollosses dont leur éleveur prend en exemple le fameux “chien de Montargis”. D’autant plus que nous sommes à Montargis… Mais même avec la tenue matelassée et les encouragements de son nouveau patron, Courchaudin, Francis ne se sent absolument pas pour vivre ça, les affrontements avec des chiens élevés pour tuer quand il s’agit de défendre les biens ou l’intégrité de son maître… P’tit Ciss ne sait pas pourquoi il est fait, au grand désespoir de sa Mémée, celle qui l’élève et chez qui il vit. C’est qu’il faut qu’il se trouve une voie professionnelle. Toujours est-il qu’après cette expérience en chenil, il sait ce qu’il déteste…

Un oncle propose alors de le prendre en main, à Saint Raphaël. Il le fait venir pour lui apprendre le métier, serveur dans son restaurant. Pas que le boulot lui déplaise mais le voilà de nouveau aux prises avec deux chiens, ceux de Lefauchois, le patron, l’oncle, et de la patronne. Il ne se sent vraiment aucune affinité avec ces bestioles qui vivent aux crochets des humains, d’autant que l’un des deux essaie de lui choper le mollet en guise d’accueil. L’occasion de rencontrer Lucienne, l’employée de la vétérinaire d’à côté, avec laquelle il se trouve quelques points communs, la haine des toutous notamment, et quelques attirances. Les deux s’associent pour empoisonner les saucisses à pattes et autres chienchiens à leurs mémères qui envahissent la Côte d’Azur.

P’tit Ciss continue ensuite à faire son apprentissage, devenant monte-en-l’air, grâce à un don pour l’escalade et continuant à nourrir une haine farouche pour les clebs et tous ceux qui les encensent…

Amila dézingue une nouvelle fois ses contemporains. Ceux qui ont fait le chien-roi dans leur société… Chiens qu’il n’hésite à comparer aux militaires, aux tenants de l’ordre, à des citoyens qui voudrait voir plus de rigueur dans leur pays…

Il dézingue mais j’ai eu un peu de mal à rester dans l’histoire, à me sentir concerner en permanence, même si certains moments restent particulièrement piquants. L’impression d’une difficulté à lancer l’histoire, à la maintenir parfois sur les rails choisis.

Deux ans plus tard, le dernier roman d’Amila arrive dans les bacs. Toujours fidèle à la “série noire”, c’est Au balcon d’Hiroshima.

Il s’agit d’une œuvre qui n’est pas sans rappeler Le boucher des Hurlus et sa dénonciation de l’absurdité et des ravages de la guerre. Une œuvre cousine de La lune d’Omaha, traitant comme elle de la seconde guerre mondiale.

Pour aborder un sujet marquant, Amila prend le parti de mêler du rocambolesque à la tragédie en marche. Deux truands, évadés de prison grâce à un bombardement providentiel de la Au balcon d'Hiroshima (Gallimard, 1985)Royal Air Force, devenus héros de la résistance, partent à la recherche de leur complice qui a réussi à s’échapper avec le magot de leur braquage. Ce complice a trouvé refuge au pays du soleil levant pour profiter du trésor volé. Nous le rencontrons dans la capitale nippone alors qu’elle est bombardée par les Etats-Unis, une nuée d’avions déversent des bombes transformant la ville en un gigantesque brasier… Roger, qui était convoqué à l’Ambassade pour confirmer qu’il vit sous une fausse identité, assiste à la tragédie à l’abri, les ambassades faisant rarement les frais de ce type d’acte de guerre, et comprend bien vite que son quartier est rayé de la carte. Sa femme et l’un de leurs enfants font parti des victimes, le second enfant se révèle introuvable, probablement transporté dans un état grave vers un hôpital… Mais tout a brûlé, ses papiers, les faux, son entreprise, tout. Roger n’est plus rien, a tout perdu. Il est envoyé, avec d’autres locataires improvisés de l’ambassade, dans un camp de prisonniers. Puis de nouveau déplacé près d’une ville dont il entend pour la première fois le nom, Hiroshima. Il y retrouve rapidement les deux compères partis à sa poursuite et enfermés comme lui… La vie au camp n’est que survie et le passé n’a plus prise.

Amila nous décrit l’inhumanité de la guerre, les représailles contre les civils, le peu de cas que l’on en fait, victimes désignées de la saloperie dans laquelle les puissants se sont engagés. C’est de nouveau le péquin qui trinque, comme dans la société que l’écrivain nous a décrite au long de ses années à la “série noire”.

Et ça se finit en apothéose devant l’une des plus grandes atrocités que l’esprit humain a pu inventer pour détruire son prochain. L’une des plus belles démonstrations de ce que la science peut enfanter pour tuer, cette même science qui se bat  en même temps pour aider l’homme à mieux vivre… Amila réussit à nous prendre, à nous émouvoir, à nous laisser complètement abasourdi devant ce qui n’est plus qualifiable. Juste incompréhensible. Alors qu’il avait fallu des nuées d’avions pour incendier Tokyo, un seul, isolé, suffit pour Hiroshima…

Ce dernier roman, cloturant sa bibliographie, lui vaudra le prix Mystère de la critique en 1986, il proposera encore un manuscrit aux éditions Gallimard qui sera refusé et publié bien des années plus tard, Comme un écho errant.

Paul Colize, vengeance et passé

Paul Colize nous revient avec un nouveau roman. Intitulé Un long moment de silence, il est publié, comme le précédent, par La Manufacture des Livres.

Ce roman arrive un an après  Back Up, le dernier ouvrage de l’écrivain, qui a rencontré un succès tant critique que public… On peut imaginer qu’il n’est pas évident d’envisager un roman après celui-là. Mais, pas besoin d’imaginer, il faut lire pour se rassurer, Colize ne s’est pas dissous dans le succès. Il ne s’est pas édulcoré, bien au contraire, cette reconnaissance semble l’avoir encouragé à aller plus loin, à nous offrir un roman encore plus exigeant. Plus dérangeant. Plus personnel.

Après Un long moment de silence (La manufacture des livres, 2013)avoir exploré le trafique de tableaux, les années soixante et leur musique, un fait divers, le romancier avance encore, il se coltine à un sujet plus délicat. Il l’affronte et le mêle à un autre tout aussi difficile.

C’est un roman fort, âpre, que ce long moment de silence. Un roman dérangeant.

Le personnage principal, celui qui est le moteur de l’intrigue, la raison d’être de l’histoire, est un cousin d’Antoine Lagarde. Un double de l’écrivain. Pas un double fidèle, mais un avatar, un personnage qu’il pourrait être si… Stanislas Kervyn est l’auteur d’un livre qui explore un attentat commis en 1954 au Caire. Un attentat connu sous le nom de “la tuerie du Caire”. Un attentat dont son père a été l’une des victimes.

Kervyn subit, dans les premières pages, les questions d’un journaliste lors d’une émission télévisée. Il les subit, encouragé en coulisse par son éditeur, Pierre… Toute ressemblance avec une certaine réalité n’est sans doute pas fortuite. Il subit cette émission qui va relancer sa recherche, la remettre en question. Un appel anonyme déclenche ce nouvel élan d’une enquête dans laquelle Kervyn s’est investi depuis des années. Un bouleversement. Kervyn en était arrivé à la conclusion que cette tuerie avait pour cible l’une des victimes mais l’identité de cette victime lui avait échappé.

Ce personnage principal est un chef d’entreprise, une entreprise de hackeurs qu’il dirige tyranniquement, le seul vrai management selon lui. Kervyn est plutôt antipathique, refusant tout affect, tout sentiment. Odieux la plupart du temps, en butte contre tous… Abîmé.

La perte d’un père, la recherche du pourquoi de sa disparition, nous sommes en terrain connu. Ce thème revient régulièrement dans l’œuvre de Colize et confirme la parenté entre Lagarde et Kervyn. Là où Lagarde exerçait une profession proche de celle de l’auteur, Kervyn pratique l’écriture…

En parallèle de cette quête de Kervyn, de nos jours, une autre histoire s’imbrique. Une construction qui rappelle celle du Baiser de l’ombre ou encore de Back up.

L’autre histoire court sur le vingtième siècle et plus particulièrement sur sa deuxième moitié, celle de l’après-guerre, de l’après solution finale. Période qui tente de se relever de ce crime effroyable. Cette autre histoire explore les conséquences sur les victimes et nous interroge sur la notion de mal. Il l’explore au travers de la trajectoire de Nathan Katz. Un sentiment de malaise règne dans ces pages. Pour répondre au mal organisé, programmé, une autre organisation se met en place. Une organisation radicale qui poursuit les nazis ayant échappés à la justice, ayant réussi à fuir les procès, et qui se cachent. Une organisation qui les pourchasse et exerce sa propre justice. Radicale. Comme dans d’autres livres de Colize, Le valet de cœur notamment, la notion de vengeance est interrogée. Et l’on n’est pas à l’aise dans son fauteuil en lisant ces pages, en accompagnant cette organisation de tueurs, pas à l’aise dans ses certitudes, questionnant une nouvelle fois nos convictions les plus profondes… Et si ça nous était arrivé ?

Comme le dit Jorge Viñuales, cité par l’auteur : “Au-delà de ce qui peut être pardonné par l’homme, s’étendent les plaines du mal radical, mal qui dépasse aussi tout châtiment humain. […] Que faire alors ? Peut-on envisager de punir ou de pardonner la volonté qui incarne le mal radical ? Peut-on véritablement rendre justice ?

Colize ne nous facilite pas la tâche. Il y a une exigence, il faut s’impliquer, s’interroger, il ne faut pas attendre de lui des réponses toutes faites, rassurantes.

Le style de l’écrivain est toujours là, précis. Ironique. La peinture, les voyages, ponctuent toujours l’action.

Les deux histoires imbriquées dans la construction vont bien sûr se révéler liées. Et, au travers de la perte du père, de la recherche du pourquoi de sa disparition, se dessine le portrait d’une mère… Une mère et les événements qui ont forgé son destin.

C’est un roman fort car intime. Un roman qui ménage son suspens mais qui, de mon point de vue, n’est pas le thriller annoncé sur la couverture, il s’agirait plutôt, de nouveau, d’un roman noir. Noir comme l’histoire qui donne sa couleur à notre société.

Paul Colize nous offre une histoire où il s’implique, il se livre, tout en nous forçant à un effort… Un roman exigeant. Troublant et, en définitive, marquant. Un roman qui provoquera des réactions, un roman tout sauf tiède.

Jean Amila, années 60

Il faut attendre 1962 pour que paraisse le premier roman de la décennie signé Amila. Un roman qui remet Amila en scène, en selle, proche de ce qu’il a toujours aimé raconter, la vie et les préoccupations des gens ordinaires.

Avec Jusqu’à plus soif, il déplace le lieu de la plupart de ses intrigues, il délocalise. Nous trouvons, une nouvelle fois, ne femme au centre de l’intrigue, l’étrangère qui arrive, qui Jusqu'à plus soif (1962)débarque en terre inconnue, pleine d’idées, voire d’idéaux, lointaine cousine d’Irène, celle des Loups dans la bergerie. Nous ne sommes pas dans le sud mais en Normandie, dans la campagne, celle des alambiques et de l’alcool, celle du trafique de gnole. Une fois de plus, Amila nous place juste à la lisière du monde des truands, celle qui touche le reste de la société, celle qui l’y relie.

Les idéaux de Marie-Anne, jeune institutrice, vont être confrontés à une réalité qu’elle n’imaginait pas, elle va se trouver embarquée dans une histoire dont elle ne maîtrise pas tout mais où les truands ne sont pas non plus maître de tout…

Amila revient au roman après un passage par le cinéma avec une intrigue proche d’une réalité qui n’est peut-être plus tout à fait d’actualité, au cœur d’un monde qui n’existe plus tout à fait non plus… La campagne n’est plus aussi peuplée, les trafiquants n’y sont sûrement plus aussi nombreux. Ce livre apparaît comme un témoignage sur une époque en passe d’évoluer de manière radicale. Les romans noirs, baignés dans l’actualité du moment, peuvent devenir des livres à connotation historique, témoignage d’une époque révolue.

On savoure toujours le style d’Amila qui mène son intrigue avec rythme, s’intéresse à ses personnages et nous livre un roman réussi… C’est sûr, en cette année 1962, Amila est de retour et il va nous offrir quelques romans valant le détour dans les deux années à venir.

L’année suivante, la “série noire” se fend d’un nouveau livre de notre auteur. Langes radieux confirme l’intérêt d’Amila pour les sans-grades, les seconds couteaux, puisqu’il évoque les lendemains d’un braquage et la course au magot à la suite de la disparition de celui qui a commis le méfait…Langes radieux (1963)

Nous ne sommes pas si loin de La bonne tisane même si, cette fois, il n’a pas question de succession mais de mettre la main sur un trésor… Amila nous décrit les protagonistes, les différents intéressés et les fait s’affronter. La police s’en mêle.

C’est un roman qui pourrait paraître léger mais qui décrit sans fard des relations inhérentes à une certaine société, la nôtre. En s’intéressant aux personnages, à leur humanité, il signe un roman moins daté que le précédent.

C’est, une fois de plus, un roman qui se lit avec plaisir, avec fluidité, la faute, sans doute, au style d’Amila qui se fond de plus en plus dans la collection qui l’accueille, dans le genre qu’il a accepté d’adopter, tout en gardant une exigence qui l’en démarque. Je l’ai évoqué ailleurs

L’année suivante, l’année 1964, sera une année faste pour Amila. Pas moins de trois romans vont paraître accompagnés de son nom. Trois romans qui passent en revue les intérêts, voire les obsessions, de l’auteur et nous permettent de l’apprécier un peu plus…

C’est d’abord Pitié pour les rats, un roman que j’ai tout particulièrement aimé. Pourquoi ? Allez savoir. Peut-être parce qu’il s’attaque à un sujet tellement en phase avec son monde qu’il Pas de pitié pour les rats (1964)nous touche encore… le roman comme le sujet. Amila observe avec une acuité aiguisée les transformations de la société et l’importance de certains événements sur la société dans laquelle il vit. Il observe ces transformations et nous les ressert sous couvert de polar. Pitié pour les rats est un roman social, faisant preuve d’un certain engagement, d’une prise de position de l’auteur qui nous rappelle son dégoût de certaines choses et son penchant pour un certain anarchisme.

L’intrigue n’a l’air de rien, il s’agit des bouleversements subis par une famille à la suite de l’intrusion d’un homme dans leur quotidien. Intrusion plus ou moins acceptée, plus ou moins provoquée. Cette famille exerce une activité répréhensible, ce sont des artisans de la cambriole, des amoureux du travail bien fait, respectant leurs victimes et tout ce qui ne concerne pas leur gagne-pain. Ces amoureux du travail bien fait vont être confrontés à une évolution, celle qui, sous couvert d’efficacité, ne s’embarrasse pas de sentiments. On est dans la productivité, la quantité contre la qualité, une mutation qui ne concerne que ce petit monde en marge, mais toute une société… Le père, la mère et la fille vont se remettre en cause, se demander où se situe le bon chemin, sans toutefois trahir leurs convictions… mais justement, les convictions et l’évolution du travail ne font pas toujours bon ménage.

Sur fond de guerre d’Algérie et de ses conséquences, Amila nous livre un roman qui m’a particulièrement plu, vous l’aurez compris… J’en ai également parlé ici.

Après ce Pitié pour les rats paraît un autre roman important dans la bibliographie d’Amila,  La lune d’Omaha.

Amila est de retour en Normandie, cette Normandie qu’il avait déjà évoquée deux ans plus tôt dans Juqu’à plus soif. Il est de retour dans le coin et va adopter une structure narrative (je sais, c’est un grand mot mais bon, je n’en ai pas trouvé d’autre) qui rappelle celle du Drakkar… Le point de vue n’est pas unique, il est multiple.La lune d'Omaha (1964)

Amila nous offre une ouverture qui le place clairement du côté des ennemis de la guerre, de cette saleté qui broie et tue les innocents. Car ce sont eux, les innocents, qui vont au front et qui tombent sous les balles d’autres innocents, d’autres victimes de la connerie humaine. C’est un roman dont on se souvient longtemps et qui marque malgré quelques choix qui ne me l’ont peut-être pas fait apprécié à sa juste valeur.

Il y a de nouveau une grande humanité chez l’auteur et une certaine lucidité sur l’âme humaine, une lucidité d’autant plus frappante qu’elle est écrite avec une grande simplicité, un style qui touche et qui fait mouche…

C’est un roman important, un roman qui marque mais dont j’avais, juste après sa lecture, avoué avoir ressenti certaines limites…

Le débarquement de Normandie le 6 juin 1944 et ses conséquences vingt ans après. Ses conséquences pour les habitants des environs et pour quelques soldat envoyés à une mort certaine.

Voilà un grand sujet, un sujet digne d’Amila ! La guerre le dégoûte et, comme dans Le Boucher des Hurlus, il va nous en dégoûter en soignant ses descriptions, le plus honnêtement possible. Il y a effectivement quelques pages, quelques scènes, particulièrement prenantes…

Mais comment se fait-il que je n’ai pas accroché autant que pour d’autres oeuvres d’Amila ?


J’ai eu le sentiment de lire des scènes sans forcément de liens entre elles. Les changements de points de vue, des personnages, pour lesquels j’ai eu beaucoup de mal à éprouver un minimum d’empathie, le minimum nécessaire pour entrer dans l’histoire, sont certainement des explications à ma déception.

J’ai été déçu, sûr que j’étais qu’un Amila ne peut décevoir. Alors, il reste évident que c’est un bon bouquin, avec des intentions, une histoire avec des gens simples, des victimes, des quidam qui ne maîtrisent pas tout ce qui leur arrive. C’est du Amila et je le répète quelques passages sont vraiment bons.

Mais je n’ai pas accroché. Difficile à expliquer, à comprendre.

On ne peut pas goûter tous les sujets, peut-être celui-ci fait-il partie de ceux que je ne prise pas particulièrement. Peut-être un peut trop sujet historique trop rebattu…

L’année 1964 confirme qu’elle est un grand cru avec le troisième roman sorti de la plume de notre auteur. Ce sont les Noces de souffre.

Contrairement aux deux précédents, l’actualité récente ou plus ancienne, celle qui devient de l’histoire, n’est pas présente dans ce roman. Il s’agit d’un drame intime, d’un drame Noces de soufre (1964)passionnel, auquel (quand même) la société dans laquelle nous vivons n’est pas étrangère.

Comme pour Langes radieux, nous arrivons après la bataille, après le vol et nous en suivons les conséquences. C’est un véritable roman noir que nous offre Amila pour en finir avec cette première moitié des années 60, un roman dans lequel nous suivons la lente descente d’un couple. C’est un roman fort qui nous propose une fois de plus un personnage féminin marquant… Un personnage féminin, Annette, assailli par le doute et perdant pied petit à petit. En fait, c’est la désagrégation d’un couple qu’écrit Amila, un couple aux prises avec une société qui lui impose des codes auxquels il ne peut plus se conformer. Un couple qui voudrait casser un carcan mais qui mène un combat que l’on comprend impossible.

Nous sommes face à l’incompréhension entre l’homme et la femme, l’impossibilité de communiquer simplement, impossibilité qui engendre le drame, la chute.

Les personnages secondaires s’effacent au fur et à mesure pour laisser toute la place aux deux principaux protagonistes. Zoom avant, resserrement du cadre, qui donne au roman une grande force.

Avec cette année 1964, Amila confirme tout son talent et s’affirme définitivement comme l’un des très grands auteurs du roman noir, qu’il soit français ou d’ailleurs.

Peace et deux tiers de trilogie japonaise

Après l’Angleterre de ses origines vue à travers un fait divers, à travers une grande grève puis le sport national, Peace est allé vers d’autres horizons. Vers ce pays qui fut le sien pendant une quinzaine d’années.

Pour se pencher sur le Japon, Peace, fidèle à lui-même, le scrute au travers de faits divers, d’événements authentiques. Il scrute le Japon pour mieux nous en faire découvrir une époque marquante, celle de l’après-guerre, de ce pays défait.

En 2007 paraît Tokyo année zéro, premier opus de ce qui est déjà annoncé comme une trilogie. Et Peace passe au tamis un autre endroit de son existence, de son histoire. Il remonte dans le temps et nous propose de débarquer dans le Tokyo année zéro (2007)Japon ravagé de l’après-guerre. Un Japon anéanti, vaincu. Un Japon qui tente de survivre avant de se relever… Un Japon rampant.

Mais tout détruit qu’il est, ce Japon, alors que l’Empereur s’apprête à annoncer la capitulation, reste un pays aux prises avec la noirceur des hommes, des âmes. Avec le crime.

Minami, inspecteur de police, va faire comme le Japon, il va s’accrocher. S’accrocher pour survivre. Et ce à quoi il va s’accrocher, c’est cette enquête, celle qui débute le jour du discours de l’Empereur. Cette enquête qui se révèle comme non résolue un an plus tard quand d’autres cadavres de femmes nues émergent, refont surface. Minami, pour ne pas sombrer dans le déshonneur, celui qu’apprennent à affronter ses congénères, celui qu’apprend à affronter une nation entière, Minami donc va aller loin, très loin, pour résoudre cette affaire. Il va parcourir un pays détruit, laminé. A la limite de l’insalubrité.

Pour nous présenter le pays qu’il avait adopté pendant une quinzaine d’années, Peace n’hésite pas à plonger, à remuer la fange, à nous en offrir une image nauséabonde. Il adopte pour ce faire certains codes d’une certaine culture que le pays du soleil levant a exporté, ceux du manga entre autre, avec des onomatopées, des sons qui se répètent, comme toujours chez lui. Les sons, les pensées, sont ressassés, répétés jusqu’à l’écœurement, jusqu’à l’overdose.

Nous sommes bien dans l’univers de Peace même si nous avons changé de continent, de culture, à l’orée d’une mondialisation qui s’en emparera également, de cette culture, de ces cultures. J’en ai parlé par ici.

Deux ans plus tard, Peace nous offre une nouvelle vision de son pays d’adoption. C’est Tokyo, ville occupée. Il convoque de nouveau la culture de cette nation pour nous exposer l’histoire d’un cambriolage qui s’est transformé en meurtre de masse. L’histoire d’un cambriolage qui a marqué l’opinion publique d’un pays encore chancelant mais à l’aube d’une Tokyo ville occupée (2009)renaissance.

Pour nous raconter ce cambriolage, Peace décide de faire de nous un écrivain et de nous faire approcher, toucher du doigt, les affres de la création, les difficultés qu’il y a à vouloir ressusciter des morts, à vouloir de nouveau faire vivre les protagonistes d’une telle histoire. Une histoire déjà racontée par d’autres évoqués à la fin de l’ouvrage, comme Romain Slocombe notamment. Pour construire son roman, il emprunte la structure de deux nouvelles d’Atugawa Ryunosuke dont Rashomon.

Ce sont douze témoignages que nous allons lire. Douze témoignages pour faire la lumière sur cette affaire. Douze témoignages de personnages réunis à la porte noire, réunis pour que l’écrivain puisse faire son œuvre. Douze témoignages pour douze chandelles, en cercle, qui vont s’éteindre au fur et à mesure et de l’obscurité naissante, envahissante, naitra peut-être la lumière.

Au travers de ces douze chandelles et de l’histoire qui les accompagnent, nous n’approchons pas seulement la réalité d’un fait divers mais également la réalité d’un pays… Les victimes, deux inspecteurs, une survivante, deux enquêteurs sur les armes biologiques japonaises, un journaliste, un exorciste, un homme d’affaire mafieux, un condamné, un meurtrier et celle qui reste pour pleurer, vont nous offrir leur vision de l’affaire, leur vision de leur vie pendant l’affaire, nous donnant ainsi à voir un tableau, une fresque et nous indiquant les différents angles sous lesquels nous pouvons l’appréhender. Le fait divers et ses conséquences.

C’est un David Peace jusqu’au-boutiste qui a écrit ce livre. Autant, sinon plus, qu’il l’avait déjà été dans ses œuvres précédentes. Rien n’est passé sous silence, rien ne nous est épargné, pas même les élucubrations, les fantasmes de l’écrivain au travail.

Un David Peace qui nous propose une vision noire du Japon, une vision qui bouscule et il faut nous accrocher, nous aussi, pour ne pas chanceler, ne pas tomber, k.o. au bout du compte.

Avant de clore cette trilogie, Peace est revenu vers son pays et le football.