Andrée A. Michaud, un homme et une femme à Sath et leur souvenir dans un cahier

Le premier roman d’Andrée A. Michaud paraît en 1987 au Canada. Il s’intitule La Fille de Sath et n’est pas édité de ce côté-ci de l’Atlantique mais peut facilement être trouvé, grâce notamment à sa réédition en 2012 dans une version revue et corrigée par l’auteur. C’est celle que j’ai lue.

Deux femmes et un homme descendent un soir du train qui dessert chaque semaine la gare de Sath. Ils sont ensuite aperçus ici et là, principalement aux abords de la plage ou de l’hôtel donnant sur celle-ci. Leur histoire perd de sa netteté au fur et à mesure. Y avait-il bien deux femmes ou une seule ? Quels étaient les liens entre eux ? Pourquoi ont-ils débarqué là, qu’y ont-ils fait ?
Il y a un soir plus marquant que les autres, autour du feu que les jeunes allument sur la plage durant la période estivale. On n’est pas sûr qu’ils se soient parlé. L’une des femmes était souvent aperçue à la fenêtre de sa chambre d’hôtel, attendant, comme l’homme, la nuit pour sortir. Et puis, ils sont sûrement repartis, sans que l’on sache vraiment quand.
C’est une histoire consignée dans un cahier qui nous raconte tout ça. Datée de 1939, elle parvient à une femme, la narratrice, en 1963, déposée devant sa porte.
Après l’avoir lue, des questions se posent à elle, auxquelles elle aimerait trouver des réponses.
Mais Sath n’existe plus. Elle formait un triangle avec deux autres villes, Noth et Euth, qui elles sont réapparues après le ras-de-marée qui avait tout emporté.
Quelques personnes subsistent de cette époque que la narratrice rencontre et dont elle nous livre les témoignages.

C’est une histoire et une atmosphère singulières qui règnent sur ce livre. Deux femmes et un homme dont on ne sait rien déambulent dans une ville sous les regards des habitants sans que rien ne soit clair. On doute même de leur présence, de leur nombre.
Les souvenirs sont flous et, en voulant les éclaircir, la narratrice se passionne, se perd un peu.
Les témoignages et les points de vue qu’elle accumule finissent par apporter un éclairage, par nous permettre de nous forger notre vérité sur ce qui s’est passé. Une vérité, peut-être différente pour chaque lecteur, qui peut avoir à voir avec nos propres expériences, notre propre histoire.

Avec ce premier roman, Andrée A. Michaud mène une enquête qui ne peut aboutir vraiment. Les souvenirs des uns et des autres s’emmêlent, se contredisent ou se complètent. Influencés par le regard de chacun.
Influencée par Duras, la romancière reconnaît la proximité de ce roman avec ceux de l’auteure. Il pourrait aussi y avoir quelque chose de modianesque dans cette quête d’une vérité impossible à établir.
Mais les comparaisons pourraient être nombreuses, un auteur est de toute façon influencé. Ce qui ressort de ce roman, c’est un univers, une écriture, uniques. A la recherche de la précision, cherchant à transcrire des points de vue différents, pour enrichir une intrigue qui tient tout au long des pages. Une écriture qui n’a pas peur des répétitions mais qui les utilisent quand même avec parcimonie pour décrire un été où les allers et retours se répètent malgré tout. Comme tous les étés.

Après ce premier roman, le suivant arrive quatre ans plus tard. Mais Portraits d’après modèles est difficile à se procurer dans notre pays, tout comme les trois suivants, Alias Charlie, Les derniers jours de Noah Eisenbaum et Le ravissement. En 2004, paraît Le Pendu de Trempes.

Horace McCoy, évasion et réinsertion pour Ralph Cotter

Le quatrième roman de McCoy connaît, à l’instar des précédents, quelques difficultés à être publié. Il l’est finalement dix ans après le précédent, J’aurais dû rester chez nous, et s’intitule Kiss Tomorrow Good-Bye. Il ne met pas autant de temps à être traduit puisqu’il paraît l’année suivante dans la “série noire”, traduit par Max Roth et Marcel Duhamel, sous le titre Adieu la vie, adieu l’amour…, en étant une nouvelle fois épargné par le style des traductions de l’époque pour la collection. Pas d’argot, pas de coupes.

 

Dans une prison, un homme s’apprête à s’évader. Il a été choisi pour prêter main forte à un autre détenu, Toko, moins aguerri que lui. C’est alors qu’ils sont au champ, à ramasser des melons qu’elle doit avoir lieu. Cotter fait mine d’être malade pour aller récupérer les armes cachées pour eux. Ils se rapprochent ensuite d’un petit bois qui leur permettra de prendre de l’avance sur les gardes à cheval. Puis ils passent à l’action et, tandis qu’ils courent vers ceux qui les attendent un peu plus haut, Cotter tire une balle dans la tête de Toko. Il rejoint ensuite Holiday, la sœur de ce dernier, occupée à canarder ses poursuivants à l’aide d’une mitrailleuse, et le chauffeur engagé pour l’occasion. Ils sèment leurs poursuivants et regagnent la ville pour se cacher.

Cotter fait alors connaissance avec Mason, le garagiste qui a prêté la voiture. Après un petit temps de repos, il se rend dans une épicerie et une idée lui vient pour se remettre financièrement à flot. Il emménage ensuite avec Holiday qui ne lui ouvre pas que son appartement… Leurs relations sont rapidement passionnées pour ne pas dire violentes. Holiday est attirée par tous les hommes qui passent et Cotter ne parvient pas à la convaincre de l’écouter ou, tout simplement, à être convaincant. Le braquage qu’il a imaginé et qu’il réalise avec l’aide de Jinx, l’un des complices d’Holiday, est un succès mais des policiers véreux remontent jusqu’à eux. Cotter refuse de quitter la ville comme ils le lui demandent, sûr qu’il est qu’il rencontrera ce problème partout où il ira. Il veut rester et décide de tout mettre en œuvre pour se faire une place.

 

C’est un polar résolument ancré dans le banditisme qu’a commis McCoy, un roman qui nous offre comme personnage central un homme décidé à lutter pour s’intégrer dans la ville où il a atterrit. Un délinquant ayant de la bouteille et ne crachant pas dessus.

C’est une intrigue prenante et procurant parfois le malaise, notamment dans les relations entre Holiday et Cotter. Des relations dont la violence est excessive, poussée loin, comme si d’autres manières de communiquer n’existaient pas.

Ralph Cotter parvient à faire son trou mais c’est au prix de manœuvres qui l’enfoncent un peu plus à chaque fois. Sans foi ni loi, n’attirant pas la sympathie, c’est un personnage central auquel il est difficile de s’identifier. Un choix à rebours des précédents romans de l’écrivain.

 

Au travers de cette intrigue sombre, désespérée, McCoy nous décrit une société malade, à l’image de celle contre laquelle luttait Mike Dolan dans Un linceul n’a pas de poches. Cette fois, le personnage central décide de s’en accommoder et d’en tirer profit. Mais ça n’est pas simple et quand on accumule les ennemis, rien n’est évident.

Nous sommes résolument dans le roman noir des années 30 où un homme tente de survivre au milieu de la corruption et des collusions diverses. Cette fois le recours à la violence est la solution envisagée, dans une société qui en use abondamment. Le romancier ne nous la présentant pas comme un plaisir mais bien comme la source de bien des peurs.

C’est l’histoire d’un individualiste forcené, délinquant diplômé, qui tente de parvenir à ses fins, son confort personnel, coûte que coûte. Dans une ville, un pays, où l’individualisme est la valeur qui prime. Pour réussir dans son entreprise, son parcours va d’une police corrompue à une religion qui n’en a que le nom pour ensuite aller du côté d’une industrie toute puissante, en passant par une justice trop absente. Bref, tous les pouvoirs…

Mais malgré tous ses efforts, on sait que l’édifice est fragile. La peur habite Cotter en permanence, tout comme la folie, une folie violente, destructrice et particulièrement antipathique.

 

Après un roman désabusé mais moins amer, McCoy est revenu à ce qui a fait l’essence du roman noir, un constat sans concession sur une société gangrénée par cet individualisme qui va mener à un libéralisme décomplexé, détaché de tout humanisme, de toute humanité.

 

Le roman suivant de l’auteur revient lorgner du côté d’une littérature moins dérangeante. Ce sera Le scalpel. Une histoire qui aborde une nouvelle fois une société décrite à travers une ville et un homme qui tente d’y survivre.

Horace McCoy, Ralph Carston et le rêve hollywoodien

En 1938, le troisième roman d’Horace McCoy est publié une année après le précédent, Un Linceul n’a pas de poches. Il s’agit de I Should Have Stayed Home. Il est traduit pour la “blanche” de Gallimard par Marcel Duhamel et Claude Simonnet en 1946 sous le titre J’aurai dû rester chez nous. C’est le deuxième roman, après On achève bien les chevaux, que le romancier consacre à Hollywood et à ce qu’il peut susciter comme rêve et comme déception. Ce côté obscure mis en lumière gène une nouvelle fois aux entournures ses contemporains, adeptes du rêve qu’on leur vendait, de cette réussite dont on oubliait de signaler qu’elle en laissait plus d’un sur le bas-côté.

 

Un homme erre dans les rues de Hollywood à la nuit tombée. C’est l’heure où elles ressemblent le plus à l’image qu’il s’en est fait, celle qui l’a fait venir là pour y trouver la célébrité. Pour le moment, il est seul, figurant quand la chance lui sourit, et loin de cette renommée qu’il jalouse tant chez les autres. Il est seul dans le bungalow de Mona qui vient d’être condamnée à une peine de prison pour avoir trop vertement réagi à la condamnation de Dorothy, l’une de leurs voisines, pour vol. Une victime de miroir aux alouettes qu’est Hollywood pour Mona, cette citée tant vantée dans les magazines de cinéma.

A son retour, Ralph Carston voit un homme assis sur les marches de son bungalow. C’est le juge Boggess, celui qui a condamné Mona et qui est prêt à revenir sur sa condamnation si elle fait amende honorable… Ralph accepte de signer à sa place une lettre d’excuse.

Ralph et Mona sont deux célibataires qui se soutiennent dans leur rêve. Ils tirent le diable par la queue. Mais la réaction de Mona lui permet de sortir de l’anonymat pour quelques heures. Ils sont invités chez une riche veuve parmi une foule de célébrités. Lors de la réception, au milieu des vedettes du moment, ceux qu’ils aspirent à rejoindre, Ralph tape dans l’œil de Mme Smithers, la riche veuve. Elle a déjà un protégé mais se laisse guider par ses envies. Elle en a les moyens.

Mona et Ralph n’éprouvent finalement pas de plaisir à côtoyer des personnes dont les mérites ne sont pas si évidents et qui vivent si loin de leur monde.

Je me promenais dans les rues du voisinage : Fountain, Linvingston et Cahuenga, parce qu’elles étaient sombres et solitaires, contemplant les petites maisons en me disant que Swanson, Pickford, Chaplin, Arbuckle et les autres habitaient là dans le bon vieux temps, quand faire des films était encore un plaisir et pas une affaire.

 

C’est une nouvelle charge contre Hollywood à laquelle s’adonne McCoy, décrivant la vie de ceux qui sont en marge, qui ne parviennent pas à franchir la barrière qui les mènerait à la gloire et à leur rêve. Pour cela, il nous décrit deux personnages principaux qui ne sont pas prêt à tout pour y arriver, gardant une certaine morale, ou ayant des idées bien arrêtées sur les compromissions et ce qu’elles ont de peu attirant.

C’est une nouvelle charge et dans le même temps une description des Etats-Unis du point de vue de ceux que l’on ne voit pas habituellement parce qu’ils ne font pas rêver, parce qu’ils rappellent à leur semblables qu’il n’y a pas que du succès et du glamour au cinéma ou dans les studios.

Je montrerai ce que sont les studios. Je ferai un film là-dessus, et il passera, bon Dieu, même si je dois le colporter sur mon dos à travers tout le pays. Ça ou bien un roman.

Ralph est venu à Hollywood, invité par un agent qui désormais l’évite, mais il comprend petit à petit qu’il a un sérieux handicap, son accent du sud. Il se met à douter, lui qui se croyait fait pour ça, qui voyait son avenir à Beverley Hills ou sur Sunset Boulevard.

Mona, quant à elle, ne supporte pas qu’il y ait une telle différence, un tel gouffre, entre ce que racontent les magazines consacrés au cinéma, ce monde de rêve, et une réalité beaucoup moins enviable.

 

Ce n’est peut-être pas le meilleur de ses trois premiers romans, peut-être est-il un peu en-dessous des deux précédents, restant dans un entre-deux, Ralph ne parvenant pas à être complètement dégoûté pas cet univers qui l’attire toujours. Mais ça reste un roman âpre et n’épargnant pas les vedettes, les tenants de ce rêve que l’on a tenté de vendre pendant des décennies, venu d’Amérique. Mona étant celle qui a la tête sur les épaules et qui voit la réalité telle qu’elle est.

 

Son roman suivant, Adieu la vie, adieu l’amour… paraît onze ans plus tard, connaissant de nouveau de nombreuses difficultés à être édité.

Horace McCoy, Mike Dolan contre les frilosités d’un journalisme corrompu

En 1937, Horace McCoy signe son deuxième roman, No Pockets in a Shroud. Son contenu gênant encore plus sérieusement aux entournures ses compatriotes que le premier, On achève bien les chevaux, il ne trouve d’abord un éditeur qu’en Angleterre. Il est traduit en 1946 par Sabine Berritz et Marcel Duhamel, devenant Un Linceul n’a pas de poches. Il ne paraîtra que dix ans après aux Etats-Unis, McCoy le réadaptant, se battant en vain pour qu’il ne s’agisse pas d’une version expurgée.

 

Dolan, journaliste au Times Gazette, est une nouvelle fois convoqué dans le bureau du directeur, Thomas. Son dernier article va encore être refusé et son patron en profite pour lui reprocher les dettes qu’il a un peu partout, mauvaise image pour le quotidien. Devant l’absence d’arguments pour lui expliquer cette nouvelle non publication d’un de ses papiers, Dolan décide de plaquer le journal. Une envie qui le chatouillait depuis longtemps. Il sait pertinemment que la seule raison de la mise au panier de ses articles est la collusion de son journal avec les édiles et autres détenteur des pouvoirs dans sa ville, Colton.

Je connais l’esprit de tous les journaux de la ville. Je connais l’esprit de tous les sacrés bon dieu de journaux du pays, rien dans le ventre, pas ça de cran ni les uns ni les autres.

A peine sorti, il réfléchit à un nouveau projet puis se rend au Petit Théâtre pour une répétition de la troupe amateur dont il fait partie. Il passe les heures suivantes avec l’une des actrices, sa maîtresse, sur le point de se marier avec un autre, sa famille n’estimant pas Mike comme un suffisamment bon parti.

Dolan décide de créer sa propre publication, ce sera le Cosmopolite. Après avoir trouvé un financeur, l’un des membres du Petit Théâtre, et un imprimeur, il peut se consacrer, avec l’aide d’une femme qui le trouble et qu’il vient à peine de rencontrer, Myra Barnowski, à son premier numéro qui traitera du sujet refusé par son ancien journal, la corruption dans le sport professionnel et la défaite de Colton, tenante du titre en base-ball lors de la finale du championnat. Il sait qu’elle ne s’explique que par des espèces sonnantes et trébuchantes. Son enquête publiée provoque la réaction de la ligue professionnelle et la sanction des joueurs payés pour perdre. Premier numéro, premier scoop et scandale à la clé. Mike Dolan veut écrire la vérité, raconter ce qui se passe vraiment pour faire réagir, et non se contenter d’un journalisme qui n’est plus digne d’en porter le nom, n’ayant comme seul souci que de ne pas froisser, abandonnant la morale à d’autres. Dolan croit en ce métier et veut lui redonner sa véritable dimension, son devoir d’investigation sur des sujets brûlants.

Les réactions aux premiers numéros commencent à peine qu’il pense au deuxième. Il doit nourrir l’hebdomadaire.

 

McCoy nous offre un personnage aux fortes convictions, Dolan ne vit que pour son métier, prêt à tout pour pouvoir l’exercer comme il l’entend, sacrifiant sa vie personnelle à cette quête de la vérité, ce devoir de la raconter. Il pense que le journalisme peut permettre à la ville d’être meilleure, qu’il peut améliorer la société en dénonçant ses travers. Mais il se heurte rapidement aux personnes de pouvoir.

La dénonciation d’un médecin pratiquant l’avortement de manière barbare met Dolan en danger, mais il l’accepte comme un des éléments inhérents à ce boulot, un des dommages collatéraux inévitables.

 

Dolan est un personnage convaincu par ce qu’il fait et en même temps plein de doute quant au reste de son existence. Il multiplie les conquêtes sans réellement s’attacher, vit dans une maison sans en payer le loyer et en subvenant aux besoins des autres colocataires, des artistes sans le sou dans lesquels il croit.

Il doit affronter une certaine réalité, celle du financement de son journal, et en accepte la difficulté. Ses conquêtes, issues de familles riches, lui permettent de trouver des ressources pour son journal. Cet aspect de sa vie lui important peu, il n’y fait pas preuve d’un grand amour-propre.

Mais on ne peut impunément défier les gens de pouvoir…

 

C’est un roman noir, violent, âpre et sans concession avec une société gangrénée par les collusions et la corruption, une société sans morale. Un roman qui passe en revue quelques unes des tares de ses contemporains, le pouvoir de l’argent, les liens entre politique et banditisme, le racisme et ce journalisme qui n’en est plus un…

 

Dans la liste de ses romans, celui qui vient ensuite, J’aurais dû rester chez nous, est publié l’année suivante.

Horace McCoy, Robert et Gloria dansent pour survivre

En 1935, après deux années de refus de nombreux éditeurs, le premier roman d’un scénariste hollywoodien de série B, Horace McCoy, est publié par la prestigieuse maison d’édition Simon & Schuster. Il s’intitule They Shoot Horses, Don’t They ? Il est traduit par Marcel Duhamel en 1946 pour Gallimard, dans la collection “Du monde entier”, sous le titre On achève bien les chevaux, traduction sans les caractéristiques ou les partis pris de la “série noire” puisque commise pour une collection moins sombre. McCoy marque son entrée en littérature, après quelques nouvelles publiées dans Black Mask notamment, il y décrit un pays bien loin de l’image qu’il voudrait donner.

 

Un homme est jugé. Il ne peut nier les faits, il a bien tué Gloria. Il revoit le moment fatidique dans un flash.

Alors que la sentence est prononcée après la délibération du jury, il se remémore leur rencontre et ce qui a mené à l’issue fatale.

A la sortie des studios Paramount où il a encore fait chou blanc, ne parvenant pas à se faire embaucher comme assistant, le narrateur est apostrophé par une femme. Du moins le croit-il jusqu’à ce qu’il comprenne qu’elle hélait juste le bus qui vient de le dépasser. Ils font connaissance et échangent sur leur sort commun, leur rêve de cinéma, le désespoir qui colle à la peau et à chaque pensée de la femme. Comme ils se revoient, Gloria réussit à convaincre Robert de s’inscrire à un marathon de danse qui va démarrer quelques jours plus tard. Le couple vainqueur se verra verser une récompense de mille dollars, une somme dans ces années post-dépression et pour des gens comme eux vivotant tant bien que mal.

Il faut tenir le plus longtemps possible, danser ou bouger sans s’arrêter. Leur seul temps de récupération consiste en une pause de dix minutes toutes les deux heures. Si l’un des deux partenaires est immobile, le couple est disqualifié. Pour donner du sel à l’épreuve et attirer les spectateurs, Socks le directeur et Rocky, son adjoint, ajoutent des épreuves au fur et à mesure, les petites périodes d’accélération ne suffisant pas. Ils imaginent le derby, une course entre les couples, l’homme marchant et la femme trottinant à son côté, accrochée à sa ceinture, les derniers arrivés sont irrémédiablement éliminés.

Les liens entre les couples se tissent. Avec les spectateurs également, certains pouvant obtenir l’appui de sponsors leur fournissant des tenues de rechange.

 

L’histoire est un long retour en arrière alors que la sentence que Robert connait déjà est prononcée. Elle vient s’intercaler entre chaque chapitre, soulignant l’inéluctable. Nous suivons les événements qui ont conduit cet homme à sa condamnation. Sans qu’il ait pu y faire grand-chose, victime d’une société qui est venue assister au procès comme elle était venue se repaitre du spectacle de ces couples luttant pour survivre.

Gloria et Robert ont bien sûr sympathisé avec une spectatrice mais la barrière est là entre eux, chacun d’un côté. Les idées noires de Gloria s’amplifiant au fur et à mesure, s’accentuant avec la fatigue. D’un côté ceux qui regardent, qui peuvent s’asseoir sur des fauteuils, observer les souffrances et la lutte de ceux qui ne veulent que survivre en se donnant quand même bonne conscience.

Regardez-moi ces gosses, mesdames et messieurs : au bout de 216 heures, ils sont frais comme des roses…, frais comme des roses les concurrents du marathon de la danse qui comptera pour les championnats du monde. Une épreuve d’endurance et de virtuosité. Ces gosses sont nourris sept fois par jour…, trois grands repas et quatre casse-croûte.

Horace McCoy dresse un portrait particulièrement noir, désespéré d’un monde dont les frontières sont celles de l’argent, du pouvoir. Les autres, les laissés-pour-compte, n’ayant d’autre choix que de se soumettre à la volonté de ceux-là, d’accepter des règles qui sont pour le moins faussées puisqu’elles n’ont rien de juste, ne servant qu’à transformer leur vie en spectacle. Un spectacle qui permet sûrement aux plus aisés de se rassurer sur leur propre existence, de la savourer d’autant plus qu’ils prennent conscience de leur chance tout en accentuant le calvaire des autres.

 

Avec ce premier roman, McCoy, à l’instar de Dashiell Hammett ou James M. Cain, s’inscrit dans une volonté de décrire une société malade. Il offre avec cette intrigue une matrice reprise par bien d’autres, souvent dans un cadre dystopique pour atténuer sans doute le malaise que pourrait susciter une trop grande proximité avec la réalité, de ces jeux où l’on en sacrifie quelques uns pour le plaisir des spectateurs. McCoy décrit la réalité, sans fard, et c’est sans doute ce qui crée un malaise, on ne peut se dire que c’est juste imaginaire, fictif. Il touche ses contemporains là où ça fait mal, loin des idéaux qu’ils se sont construits et auxquels ils veulent croire. C’est certainement ce qui explique pourquoi l’écrivain rencontrera bien des difficultés avec ses romans suivants, parvenant difficilement à les voir publiés par une société qui cherche avant tout à se voiler la face, à croire en un rêve tellement prégnant qu’il gomme, balaie sous le tapis, la réalité.

 

Le roman suivant d’Horace McCoy s’attaque à un monde qu’il a longtemps fréquenté, celui de la presse, ce sera Un Linceul n’a pas de poche et rencontrera toutes les difficultés à trouver un éditeur.

Marc Behm, Edmonde Kerrl au cœur du nazisme

En 1977, Marc Behm voit son premier roman publié, The Queen of the Night. Il est traduit par Nathalie Godard pour les éditions Sombres Crapules en 1989 sous le titre de La Reine de la nuit, huit ans après son deuxième roman, Mortelle randonnée.

Edmonde Kerrl est née le 13 janvier 1915 à Bad Tölz. Prénommée ainsi par la passion de son père pour Shakespeare, et son traitre préféré dans l’œuvre du dramaturge, Edmund, fils bâtard de Gloucester dans Le Roi Lear. Un père passionné par Shakespeare, une mère par Wagner. Edmonde a perdu sa mère tôt, à dix ans, et son père et elle se sont alors petit à petit débarrassés de leurs meubles. Elle les hait depuis.

A onze ans, elle s’est mise à fumer avec Lisa, des cigarettes données par Herr Dopmuller contre la vue de leur gorge. Elle a arrêté au départ de Lisa, sa meilleure amie, sa première amante, celle avec laquelle elle a découvert sa sexualité.

Erich Kerrl, le père d’Edmonde était dramaturge, comédien et acteur. A sa disparition, elle a dû accepter des travaux de secrétariat dans l’école qu’elle fréquentait, une école française où l’une des enseignantes était devenue sa maîtresse.

Sa vie a ensuite connu un tournant lorsqu’elle a rencontré Ernst Röhm, le chef de la Stormabteilung, les SA, les chemises brunes. Par ce biais, elle fait son chemin dans le parti nazi qui accède au pouvoir.

Pour son premier roman, Marc Behm s’attaque à un sujet pour le moins risqué, celui de la vie d’une femme évoluant dans les allées du pouvoir fasciste. Elle y évolue au gré des liens qu’elle noue, frayant avec tous les hommes au pouvoir, devenant la maîtresse d’une certaine Eva Braun. Nous la suivons au long de l’ascension du nazisme, de la guerre qu’il déclenche. Elle en parcourt bien des aspects.

Après s’être liée avec Ernst Röhm, homosexuel notoire, devenu dirigeant des SA et dont Berlin se méfie, elle se rapproche de Himmler, Hitler, Goebbels, échappe à la nuit des longs couteaux, exerce différents métiers dans les ministères, entre dans la SS, va de Paris à l’Ukraine.

Edmonde touche du doigt toutes les facettes de la guerre, devenant la maîtresse d’une résistante française, restant la maîtresse d’Eva Braun, obtenant l’estime d’Hitler et continuant, de loin en loin, à rencontrer Lisa, son premier amour. Elle s’intègre petit à petit à un système, évoluant au fur et à mesure, ses désillusions la poussant à en adopter également la façon d’agir, entre violences et trahisons. Elle en accepte tous les aspects, s’en approchant au gré de ses missions et du niveau de considération qui est le sien dans les hauts-lieux du pouvoir. Passant d’une affectation à Paris, en tant que traductrice, y découvrant les pratiques de la Gestapo, à une autre en Ukraine où l’armée s’enlise et qu’elle finit par fuir.

C’est un roman prenant, glaçant, raconté à la première personne. Les années passent et le seul souci d’Edmonde est de vivre, de masquer ses trahisons, de cacher ses aventures avec des femmes pas forcément en odeur de sainteté dans la nébuleuse nazie. Et d’échapper à ce chien qui la poursuit, la hante. Tout comme les souvenirs de son père.

C’est un roman qui fascine par la description de ce parcours qui s’embarrasse de moins en moins de morale, qui accepte la violence, la torture, et qui finit par s’en arranger. Une allemande férue de culture états-unienne s’accommodant fort bien au final de l’abjection dans laquelle elle évolue.

Marc Behm nous raconte tout ça de manière rythmée, iconoclaste, ne cherchant absolument pas à jouer sur une éventuelle séduction de l’époque, nous la décrivant dans tout ce qu’elle a pu avoir de délétère, de monstrueux.

C’est un roman qui marque, qui bouscule et où l’appétit sexuel semble gouverner une bonne partie des choix, où l’humain est surtout porté par son côté destructeur, égoïste, amoral.

Pour son roman suivant, Marc Behm reprend son observation d’une femme déroutante, qui fascine par son instinct de survie, son égoïsme, sa course ne avant perpétuelle, un instinct ne s’embarrassant pas de compassion. Ce sera Mortelle Randonnée.

Paul Cain et sept nouvelles noires

En 1955, six ans après la publication française de son unique roman, sont traduites sept nouvelles de Paul Cain issues d’un recueil paru aux Etats-Unis. Sous la traduction de Henri Robillot, le livre s’intitule Sept Tueurs. Il s’agit de sept histoires qu’il avait écrites pour Black Mask, le pulp souvent considéré comme à l’origine du genre noir.

Un homme débarque en ville et butte sur un homme agonisant qui prononce un nom, Mac Cary. Il se trouve alors au milieu d’une lutte de pouvoir entre un homme et son fils, les Mac Cary.

Shane apprend par Rigas qu’il a accepté de divorcer de Loraine puis ils se disputent concernant l’affaire de Rigas dans laquelle Shane a investi. Rigas est assassiné quelques minutes après leur altercation.

Un homme arrive dans l’appartement de Gus et Bella où un meurtre vient d’avoir lieu. Gus s’accuse d’être le coupable même s’il ne se souvient plus de rien, imbibé qu’il était.

Un homme s’intéresse à un dénommé Hearley qui vient de toucher un pactole. Il n’est pas le seul sur sa piste. Lorsqu’il le retrouve, Hearley tue celle qui prétend être sa femme et qui l’a poursuivi pour le faire chanter.

Coleman se fait descendre à la sortie d’une partie de billard, Mazie Decker est poignardée par le client qu’elle accompagné en sortant du club où elle travaille, Winfield est tué dans son bain. Doolin découvre que ces trois meurtres sont liés, les trois victimes ayant assisté à un règlement de compte quelques semaines plus tôt. Il décide de proposer ses services au dernier témoin survivant.

Une femme, au volant de sa voiture, est poursuivie. On lui tire dessus mais elle s’en sort presque par miracle. Son mari, le millionnaire Hanan, fait appel à Druse, un homme spécialiste des situations délicates, pour aider son épouse. Elle est aux prises avec un caïd pour des dettes de jeu.

Devant un salon de coiffure, un homme dépose une valise et s’en va. La bombe qui y était explose tuant tous ceux qui se trouvaient dans le salon. Un excentrique, Green, qui se trouvait justement dans le commissariat proche de la tuerie s’intéresse à l’affaire et mène son enquête en parallèle de la police.

Dans les sept nouvelles commises par Cain, un homme se trouve au milieu d’une situation délicate. Soit par hasard, soit parce qu’il connaissait les protagonistes, soit parce qu’il s’y intéresse ou a été engagé pour s’y intéresser. C’est en général un homme qui semble avoir un certain pouvoir même si l’on ne sait jamais vraiment d’où il le tient.

Les nouvelles sont rapides, avec une narration cherchant la simplicité même si certaines intrigues peuvent apparaître compliquées. Le style est direct, sans effet, dans la veine des premiers romans noirs, behavioristes.

On oscille entre le policier, quand la personne qui s’intéresse à l’affaire est étrangère au groupe dans lequel elle gravite, et le noir, quand le narrateur ou personnage principal est directement impliqué. Etranger ou pas au départ, de toute façon, il y a de l’action, des revolver et des femmes séduisantes, fatales. L’oscillation entre policier à l’ancienne, même si le style et la narration sont ceux des années 20 et 30 du Black Mask, et noir pur et dur, permet de ressentir peut-être à certains moment ce passage qui s’opère entre ces deux genres. Et leur filiation.

Un moment de lecture agréable, rapide.

Paul Cain, Gerry Kells et les trafics en tout genre

En 1933, Paul Cain voit son seul et unique roman publié, Fast One. Il faut attendre 1949 pour qu’il soit traduit par Jacques-Laurent Bost et Marcel Duhamel, devenant de ce côté-ci de l’Atlantique A tombeau ouvert. C’est en s’inspirant de plusieurs de ses nouvelles, parues dans le pulp Black Mask, que l’écrivain a imaginé cette intrigue.

Kells se rend dans l’arrière-boutique d’un débit de tabac. Rosen l’y attend pour lui proposer de paraître sur son nouveau bateau-salon-de-jeu. Cela pourra permettre de lancer sa réouverture en éloignant les éventuels concurrents. Le soutien de Kells, proche de Fay, le propriétaire d’un autre bateau ayant la même activité, pourrait laisser penser à une certaine entente. Kells décline l’offre, il ne souhaite pas se trouver au milieu de ceux qui se disputent le pouvoir à Los Angeles. Il se contente de vivre de ses paris et ça lui suffit. Mais il va constater qu’il est déjà trop tard.

Lorsqu’il rentre à son hôtel, on lui signale que Dave Perry a cherché à le contacter à plusieurs reprises. Alors qu’il entre chez Perry, il assiste au meurtre de Doc Haardt, le nouvel associé de Rosen, anciennement proche de Fay. Et les rebondissements vont se multiplier, entraînant Kells au beau milieu de la guerre que se livrent plusieurs hommes pour dominer la ville, tant au niveau politique que du trafic. Devant cette réalité, il décide de ne plus subir passivement et tente de tirer profit des événements. Il y a de l’argent à se faire, et c’est tout ce qu’il sait faire.

D’associations éphémères en trahisons, de chantages en affrontements, l’intrigue avance sous la violence des luttes. Les balles et les coups pleuvent.

Paul Cain mène son roman dans un pur style descriptif, pas de place pour les pensées des personnages, seules leurs actions les définissent. C’est bien le style behavioriste poussé loin, presqu’à son extrême, faisant la part belle aux dialogues. Contemporain de Hammett, issu du Black Mask comme lui, il s’inscrit pleinement dans les débuts du roman noir aux Etats-Unis. Ça se passe à Los Angeles, ça va d’un règlement de compte à l’autre, entre des politiciens cherchant à s’associer au crime organisé et des caïds voulant faire main basse sur le pouvoir politique. Rien de reluisant. La collusion est à tous les niveaux, même la police ressemble à une girouette.

Au milieu de tout cela, Kells tente de rentabiliser les tensions, les luttes, avançant d’un meurtre à un autre, en réchappant souvent de justesse. Mais est-il vraiment de taille ?

Toi avec ton orgueil ! Ton goût du risque. Tes petits règlements de comptes à grand spectacle ! […] Le malheur, avec toi, c’est que t’as vu trop de films de gangsters…

C’est un bon roman qu’a commis Cain. Un roman qui possède son pesant de seconds couteaux, de femmes fatales, de flics intègres ou ripoux. Les flingues et bagnoles définissent aussi l’action. Les billets passent d’une main à une autre aussi facilement que ça…

C’est un roman parfaitement dans la tendance du roman noir naissant.

Quelques années plus tard paraîtra un recueil de quelques unes de ses nouvelles. Second livre de Paul Cain traduit pour nous, il s’intitule Sept tueurs.

Harry Crews dans ses premières années

En 1978, Harry Crews commet un récit autobiographique. A la recherche de ses racines, celles qui seraient dans un lieu clairement délimité, il se penche sur ses premières années dans cette Géorgie qu’il a quittée par la suite pour aller d’un endroit à l’autre, renonçant à toute attache. A la recherche de ses origines, il retourne, par la pensée, vers ce coin de Géorgie, le comté de Bacon, où il est né, ce coin qui renferme ses premiers souvenirs et même ceux qui les ont précédés. Ceux de son père, parti travailler en Floride pour revenir ensuite… Ça s’intitule A childhood : The biography of a place et nous parvient, traduit par Philippe Garnier en 1997, sous le titre de Des mules et des hommes : une enfance, un lieu. Et c’est l’un de ses meilleurs livres, sinon le meilleur, peut-être parce qu’il s’y livre complètement, ou qu’il nous fait remonter à la source de ses talents de conteurs.

On vit dans un monde qu’il est possible de découvrir, sauf que la plupart de ce qu’on découvre reste un mystère complet qu’on peut certes identifier – même se défendre contre – mais jamais comprendre.

Nous sommes donc en Géorgie, dans le comté de Bacon, le seul endroit sur terre que Crews peut considérer comme celui de ses origines même s’il a beaucoup voyagé depuis, même s’il n’y a pas passé une grande partie de son existence. Mais il y a passé les Des mules et des hommes (Gallimard, 1978)premières années de sa vie, celles qui restent en vous que vous le vouliez ou non, celles qui vous façonnent le plus profondément. Et ce qui l’a marqué, ce qui s’est inscrit dans sa chaire, commence avant même sa naissance. Cela commence avec ce père qu’il a très peu connu, ce père qui a d’abord cru qu’il ne pourrait pas avoir d’enfants. Parti en Floride comme nombre de Géorgiens avant lui, il est revenu au pays d’abord s’exhiber, exhiber sa réussite, puis épouser celle qui lui a tapé dans l’œil, la sœur de son meilleur ami. Pour elle, et les enfants qu’elle lui donne, contre toute attente, il se met à travailler du matin au soir dans les fermes qu’ils louent, en fermage ou en métayage. Ils finissent même par acheter la leur et c’est là que nait Harry Crews. Il côtoie son père très peu de temps, ce dernier finissant par se tuer à la tâche. C’est son oncle qu’il appellera daddy, le frère de son père ayant épousé sa mère, en secondes noces. Viennent alors les années qui vont marquer Crews de manière indélébile, dans son esprit et dans sa chaire. Les anecdotes s’enchaînent, des souvenirs d’une époque et d’un lieu, des souvenirs qui malgré leur apparente simplicité vont s’imprimer, dans l’esprit de Crews, sur le papier et dans notre mémoire, à nous lecteurs privilégiés de ce témoignage.

L’enfance de Crews, les années de ces cinq, six, sept ans, oscille entre deux pôles principaux, les histoires racontées et les histoires vécues. Deux pôles qui vont l’amener à vivre bien des péripéties. Les premiers faits saillants de son existence. Deux pôles qui constituent son apprentissage. Et ont certainement fait de lui l’homme qu’il est devenu.

Hommes et femmes racontaient des histoires pleines de violence, de maladie et de mort. Mais avec les femmes, les histoires n’étaient jamais allégées d’un peu d’humour, mais au contraire remplies de visions d’apocalypse. Les hommes ils pouvaient raconter les histoires les plus atroces, ils arrivaient toujours à vous faire rire. Les histoires des hommes étaient des histoires qui tournaient autour du caractère, pas des circonstances, et ils connaissaient toujours les gens dont ils causaient. Mais les femmes elles répétaient souvent des histoires sur des gens ne connaissaient ni n’avaient jamais vus, et en conséquences, comme le caractère comptaient pour des prunes, les histoires étaient aussi dépouillées et froides qu’un mythe ou qu’une légende.

Les premières années de Crews sont proches de la terre et surtout proches des animaux. Du chien Sam, premier compagnon, ou compagnon de son premier souvenir, avec lequel il a des conversations. Il y a ensuite les animaux croisés dans la ferme, les limaces sur les feuilles de tabac, les mules qui aident au champ, les opossums ou les cochons que l’on mange…

Crews ne croise que peu d’enfants avant d’aller à l’école, il y a d’abord son frère et surtout les enfants de la famille qui travaille pour la sienne, des noirs employés et logés à la ferme. Son premier compagnon de jeu, un garçon de son âge, s’appelle Willalee Bookatee, il donnera d’ailleurs son prénom à un personnage de son premier roman, Le chanteur de Gospel, personnage sur lequel s’ouvre le roman. Willalee a une petite sœur, Lotti Mae, qui donnera elle aussi son nom à un personnage de Crews, dans La foire aux serpents.

Avec Willalee, il invente des histoires à partir de catalogues de vente par correspondance, il en vit… Avec la grand-mère des deux enfants, Tatie, il en écoute, des histoires frôlant parfois le surnaturel, dotant certains animaux de pouvoirs impressionnants, notamment les serpents et les oiseaux, animaux qui prendront leur place dans deux de ses fictions, La foire aux serpents, citées plus haut, et Le faucon va mourir.

La seule façon de se colleter au monde réel c’était de le contrecarrer avec un de votre invention.

Des histoires, le petit Harry en entend aussi par la force des choses, cloué au lit pendant de longues semaines, il écoute les adultes raconter ce qui s’est passé ici ou là…

J’avais déjà appris – sans le savoir – que tout ce qu’il y avait dans le monde était plein de mystères et de pouvoirs incroyables. Et que ce n’était qu’en faisant les choses comme il fallait – de façon rituelle – que nous tous on pouvait s’en sortir. Inventer des histoires dessus ce n’était pas pour comprendre ces choses-là mais pour pouvoir vivre avec, s’en accommoder.

Il s’imprègne.

C’est raconté dans un style brut, proche du langage des gens du coin. Pour faire revivre une époque, l’écrivain travaille sa prose, une prose qui nous parvient quelque peu modifiée par la traduction, barrière inévitable mais aussi volontaire, car le style adopté par l’auteur, fait de répétitions et d’un vocabulaire qui nous est étranger, aurait pu rebuter, c’est ce que nous en dit son traducteur en introduction. Mais il a su garder cette impression de rugosité. Et cette façon de raconter qui était un moyen important pour transmettre la mémoire et acquérir une culture commune.

C’est un grand livre. Apre comme la vie de Crews et ses expériences particulièrement douloureuses, une immobilisation sans raison connue et un accident lors de l’ébouillantage des cochons qui en ont fait un homme si avide d’histoires racontées ou à raconter.

Après ce récit, deux romans suivent qui n’ont pas encore été traduits, mais l’œuvre est toujours en cours de traduction. Dix ans plus tard, il y aura Le roi du K.O.

David Goodis, 1954 chez Lion

L’année 1954 est une année faste pour David Goodis. Pas moins de trois romans paraissent sous sa signature. Deux chez Lion et un chez Gold Medal. Difficile de savoir dans quel ordre ils sortent. Les différentes sources ne s’accordent pas, pour Philippe Garnier, son biographe, il semblerait que ce soit d’abord La blonde au coin de la rue puis Vendredi 13 et Sans espoir de retour. Pour l’éditeur français du premier roman cité, celui-ci ne serait que le deuxième coincé entre Sans espoir de retour et Descente aux enfers qui ne paraît pourtant qu’en 1955… Pour une certaine encyclopédie collaborative, il en serait de même, La blonde… n’étant que le troisième de l’année derrière Vendredi 13 et Sans espoir de retour et avant Descente aux enfers… Bien compliqué. Comme je l’ai fait jusqu’ici, je vais suivre Philippe Garnier et évoquer d’abord les deux romans parus chez Lion.

The blonde on the street corner est donc un roman paru en 1954, l’année suivant celle de La lune dans le caniveau. Il s’agit de la novellisation, et sûrement d’un travail de réécriture, d’un scénario que Goodis avait commis lors de son passage à Hollywood, Up till now, une commande qui n’a jamais été plus loin que le traitement scénaristique. Il arrive en France, traduit par Jean-Paul Gratias, en 1986 sous le titre de La blonde au coin de la rue.

C’est un roman proche de l’univers habituel de Goodis. A Philadelphie, avec des jeunes hommes un peu paumés. C’est un roman proche de son univers habituel mais en léger décalage. Nous ne sommes pas tout à fait dans les bas-fonds, nous ne sommes pas dans la misère mais juste au dessus. Nous ne La blonde au coin de la rue (Rivages, 1954)sommes plus dans les années 50 mais dans les années 30, 1936 pour être exact, à la veille de Noël. Retour en arrière pour Goodis… Un retour sur lui-même ?

Ralph vit dans une famille où le père, Norman, travaille. Sa sœur, Evelyn est également salariée. Il mène une vie relativement stable, trois repas par jour, un toit… Une maison tenue par sa mère et une jeune sœur encore au lycée… Il mène une vie stable tout en faisant partie de cette frange de la société qui ne travaille pas. A trente ans, il est au chômage et passe le plus clair de son temps avec trois copains, au coin d’une rue, devant une épicerie. Ils y observent la vie suivre son cours sans eux. C’est là qu’au tout début du livre, il attend. Une femme, une blonde, attend sur le trottoir d’en face. Ils se font face et elle l’interpelle.

Cette scène est rapide et l’histoire se penche sur Ralph Creel et ses trois amis, Ken, George et Dingo. Une bande de trentenaires en marge. Ils grappillent l’argent de leurs parents, de leurs frères et sœurs pour vivoter. Pour s’acheter des cigarettes et pouvoir tuer le temps, passer leurs soirées et manger quand cela devient de leur responsabilité, quand plus personne n’est là pour prendre cet aspect en charge… Ralph ne sait pas ce qu’il veut, perpétuellement dans le doute, perpétuellement dans l’attente. Seule la boxe l’intéresse, la boxe telle qu’elle apparaît dans les pages sportives du quotidien reçu par la famille. Il se délecte des comptes-rendus de combats, des coups portés par les uns et les autres. Il se chamaille avec ses sœurs, parle peu avec son père…

Et rejoint ses copains chaque soir. Leurs soirées sont occupées par les discussions, par les cigarettes fumées, par les plans sur la comète, les rêves d’avenirs trop grands pour eux. Leurs soirées sont occupées par les rencontres avec les filles que Dingo arrange en téléphonant à des femmes choisies au hasard dans l’annuaire, en organisant des rendez-vous, quatre filles et quatre garçons. Lors de l’une d’entre elles, Ralph est attiré par Edna, une fille isolée du groupe d’en face, de celui des filles. Ils veulent se revoir, se revoient, mais Ralph résiste. Mal à l’aise pour ce qu’il a à offrir à une fille. Une fille qui peut encore avoir un avenir quand le sien semble bouché. Les paroles qu’il écrit sur les musiques composées par Ken risquent de ne jamais dépasser leur cercle fermé, l’absence d’entregent ne leur promettant aucun avenir… Alors Ralph résiste. Il résiste à l’attirance qu’il éprouve… à l’attirance réciproque.

C’est un roman singulier dans la bibliographie de Goodis. Un roman sans réelle intrigue, sans réelle progression. Nous assistons à des soirées qui se répètent, qui semblent tourner en rond, à des projets qui, à peine énoncés, retournent aux oubliettes. Un roman sans réelle construction et qui semble plutôt nous restituer une atmosphère, l’air du temps de ces années 30 telles qu’elles pouvaient être vécues par des chômeurs, sans grande volonté et certainement pas celle de s’intégrer au monde du travail. Un roman singulier, peut-être autobiographique en partie. Qui peut ressembler au Goodis que Garnier a découvert en partant à la recherche de ceux qui l’avaient connu. Un roman qui, malgré tout, porte l’empreinte de son auteur, cette noirceur, cette désillusion.

On essaie de se convaincre qu’on pourrait faire mieux que ce qu’on fait, et de temps en temps, on a une idée brillante et on essaie de la mettre en pratique. Mais ça ne marche jamais. On ne peut pas descendre d’un manège qui n’arrête pas de tourner.

La même année paraît, chez le même éditeur, Black Friday. Traduit par François Gromaire en 1955, il devient Vendredi 13 du côté de chez nous. Une traduction plus rapide que le précédent qui implique un vocabulaire différent, un vocabulaire année 50, celui de la « série noire » de l’époque (“pipes” pour cigarettes, “marle”,…). Une traduction plus rapide qui s’explique peut-être par l’intrigue, une intrigue sous le signe de l’action, ramassée, située dans un certain milieu.

Hart erre dans Philadelphie. C’est l’hiver, il a froid et cherche un manteau… Sans un sous, il envisage de le dérober à un passant mais celui-ci semble plus fauché que lui. Il erre encore, plus frigorifié, et entre dans une boutique promettant des vêtements soldés… Il repart en courant et va courir unVendredi 13 (Gallimard, 1954) certain temps. Il n’est pas de Philadelphie mais y a étudié et en connait un peu la géographie, ses pas vont le mener d’embêtements en embêtements. En se dirigeant vers un quartier qu’il croit épargné par les délits et les rondes de police, il tombe sur un règlement de compte… Et se retrouve au milieu d’une bande de malfaiteurs, des professionnels, entre deux mauvais coups. Un certain Renner est tombé, il lui prend son portefeuille mais le restitue aux autres, Charley, Paul, Mattone et Rizzio, quand ceux-ci le lui demandent. Il ne se livre pas sans combattre mais finit chez eux, dans la maison qu’ils occupent avec deux femmes, Myrna et Frieda.

Le statut et l’occupation des malfrats ne font aucun doute. Hart va devoir les convaincre du sien. Il fuit la police pour un meurtre commis à la Nouvelle Orléans, le meurtre de son frère. Il fuit mais les flics sont sur ses traces, il a intérêt à se planquer pour un temps et c’est ce que lui offrent la bande et leur maison. Il doit y faire sa place et ce n’est pas simple, devant affronter chaque membre à son tour… Il a cessé de courir mais la lutte est toujours là. Le mobile de son crime pouvant lui donner une certaine légitimité.

La plupart des meurtres, c’est des histoires de haine. Ou d’amour. Ou un geste auquel on se laisse aller dans une minute de folie et qu’on regrette après. Mais quand vous faites ça pour de l’argent, ça devient une opération commerciale, ça vous place dans une catégorie spéciale, ça fait de vous un véritable professionnel.

Un coup se prépare, auquel il accepte de se joindre. Mais il reste sur le qui vive.

C’est une intrigue différente de la précédente. Le milieu dans lequel elle se déroule n’est pas le même et les relations entre les protagonistes sont bien différentes, plus violentes, plus épidermiques. Une intrigue différente mais qui brasse les mêmes préoccupations, celles que l’on rencontre dans chaque œuvre du romancier. Un homme cherche sa place. Un homme qui doit également choisir entre deux femmes… deux modes de vie, deux modes de relations. Un homme prêt à se battre mais dont les choix sont difficiles à faire, difficiles à décanter.

Le style de Goodis convient parfaitement à l’intrigue, il convient autant à la description des scènes de violence, avec une prédilection plus affirmée pour la boxe, qu’à celle d’introspection, de retour en arrière dans les souvenirs. C’est un roman prenant, comme le précédent même s’il se situe plus dans l’action et le besoin de survie dans un milieu où tout peut basculer très vite…

En poursuivant son parcours avec ces deux romans, l’écrivain confirme son talent. Il confirme également une certaine originalité, cette petite musique qui fait d’un écrivain un écrivain reconnaissable, différent de la plupart des autres. Pour ce qui est de Goodis, un écrivain aux personnages désespérés, presque condamnés d’avance, et dont les préoccupations peuvent parfois être proches des nôtres. Celles notamment d’évoluer dans une société qui ne nous correspond que très imparfaitement.

Comme je le disais plus haut, un troisième roman paraît en 1954, Sans espoir de retour.