Léo Malet, Nestor Burma de la petite ceinture au paradis

Le quatrième et dernier épisode des Nouveaux mystères de Paris à paraître en 1955 se déroule dans le 14ème arrondissement. Il s’intitule Les rats de Montsouris et prend place dans l’un des arrondissements voisins du 6ème précédemment visité dans La nuit de Saint Germain des Près.

 

Burma affronte de nouveau l’été. Celui qui avait débuté son exploration des quartiers de Paris en janvier débarque dans un bistrot minable, à la hauteur de son allure dépenaillée. C’est qu’il est en service commandé le Nestor et que pour une fois, son Les rats de Montsouris (Robert Laffont, 1955)client, avec lequel une première approche a été mise au point, d’où ses frusques, son client donc n’est pas passé à l’état de macchabée. Il s’agit de Ferrand, un ancien compagnon de stalag, tout juste sorti de prison et qui a besoin de l’aide du détective privé. Après une première approche codée, juste pour le rassurer, les deux hommes vont jusqu’à la chambre où loge le repris de justice.

Quelques heures plus tard, Burma se rend chez un autre client, autrement plus solvable, ancien avocat général. M. Gaudebert l’a contacté parce qu’il est victime d’un chantage de la part de Ferrand, justement. C’est la raison pour laquelle le détective de l’Agence Fiat Lux a accepté de voir le délinquant. Deux affaires qui n’en font bientôt plus qu’une quand Ferrand est retrouvé mort, égorgé dans sa chambre. Une enquête de Burma sans cadavres n’étant pas imaginable, voilà que les choses rentrent dans l’ordre. Il va pouvoir arpenter le 14ème en long et en large, principalement les abords du parc Montsouris, le long de l’ancienne ligne de chemin de fer de la petite ceinture.

Outre la très jeune femme du vieillissant Gaudebert, une autre rousse croise le chemin de l’enquêteur narrateur, l’épouse d’un peintre habitant Villa des Camélias et aimant s’encanailler avec le premier homme qui passe. Quelques anciennes connaissances se rappellent également au bon souvenir de Burma, un sculpteur surréaliste notamment, l’occasion de se rapprocher de l’auteur du roman et de sa vie passée.

 

Une nouvelle fois, les cadavres tombent à la pelle et Burma doute, suppose et se trompe tout en nous gratifiant de bons mots et d’un cynisme qui font sa singularité.

Epaulé par la toujours charmante Hélène, secrétaire dont on finit par se dire qu’elle est bien proche de son patron tout en lui passant bien des choses, le détective va et vient dans ce quartier où une bande organisée de voleurs sévit, où la ligne de la petite ceinture s’avère être encore en service pour les usines du coin et où l’orage finit par éclater.

Personne n’est ce qu’il paraît être, en dehors des artistes croisés. Et l’avocat général, qui se faisait un devoir d’envoyer sur l’échafaud tous ceux qui passaient devant lui, est lui-même revenu de tout, après cette prison où il a été enfermé à la libération comme tant d’autres.

 

Après des rebondissements en pagaille, la fin vaut son pesant de cacahuètes et clôt une aventure rondement menée pour le privé. Comme toujours il n’est pas le dernier à prendre des coups ou à en donner et tout cela se retrouve dans le final, lorsque les masques tombent enfin.

Un opus sympathique des nouveaux mystères de Paris.

 

 

La série se poursuit en 1956, traversant la Seine, elle s’installe dans le 10ème. C’est M’as-tu vu en cadavre ?

 

Alors que l’été s’est achevé, laissant la place à octobre et un automne naissant, Nestor Burma reçoit, à l’agence Fiat Lux, la visite de Nicolss, un acteur sur le retour. Celui-ci ne vient pas précisément le voir, c’est Hélène, la fidèle secrétaire du détective privé, qu’il veut rencontrer. Mais elle n’est pas là et il devra repasser. Ce qu’il fait en l’absence de notre M'as-tu vu en cadavre (Robert Laffont, 1956)narrateur et enquêteur.

En tant que comédien vieillissant, sa démarche n’a rien de surprenant, il vient la taper de quelques billets. Les cachets ne tombent plus si facilement et il est un peu dans la dèche, ayant besoin de se renflouer pour obtenir de nouveaux engagements. Il s’adresse à Hélène parce qu’elle est la fille d’un ancien ami et celle-ci ne peut refuser. Comme elle n’avait pas de liquide sur elle, son patron lui propose d’être le prêteur, il est en fond, il faut en profiter. Ils se rendent donc tous les deux au rendez-vous fixé par l’artiste au Batifol pour n’y trouver qu’un lapin posé par ce dernier…

Ne réussissant pas à le retrouver, ils renoncent à l’aider. Quelques jours plus tard, une impresario demeurant rue du Paradis, Madeleine Souldre, contacte Burma pour qu’il enquête sur l’un de ses protégés, la vedette du moment, Gil Andréa. Il n’est plus le même depuis quelques jours et elle s’inquiète.

Décidément, le 10ème pousse le détective du côté du music-hall. Accompagné d’Hélène, il mène l’enquête, de la série de concerts donnée par le bellâtre à son club d’admiratrices en passant par les victimes de son charme, il en sait bientôt beaucoup sur le chanteur sans pour autant découvrir le lourd secret qui pourrait expliquer sa nervosité nouvelle.

 

De suppositions approximatives en déductions psychologiques à deux centimes, notre privé ne progresse guère. Comme d’habitude. Pourtant, les coups sont là, le laissant sur le pavé à quelques centimètres de son auto, une Dugat 12. Les cadavres eux manquent, là où ils tombent par grappe habituellement les voilà qui se font attendre…

C’est Hélène qui impulse une nouvelle fois une avancée décisive à l’intrigue. Et, originalité de l’opus, elle prend même la place de narratrice le temps de deux chapitres.

C’est, comme toujours bien écrit, que ce soit sous la dictée de Burma ou de sa secrétaire, les bons mots fusent et le créateur de l’agence Fiat Lux en prend, encore une fois, pour son grade. On croise de nouveau les artistes qui peuplent Paris, après ceux du quartier latin, plutôt portés sur la littérature, puis ceux de la villa des Camélias s’adonnant à la peinture ou la sculpture, vous l’aurez compris, on est, cette fois, du côté des saltimbanques, ceux des salles de spectacle parisiennes, différents des acrobates de cirque déjà rencontrés également.

Ce n’est pourtant pas mon épisode favori des Nouveaux mystères de Paris. Un peu trop alambiqué pour moi, trop “résolu dans les dernières lignes”. Mais la prose de Léo Malet nous tenant toujours, on a malgré tout envie d’ouvrir le suivant et de nous diriger en compagnie du détective qui met le mystère k.o. vers le 8ème arrondissement avec Corrida aux Champs-Elysées.

Léo Malet, Nestor Burma entre ours en peluche et sapin

Léo Malet poursuit l’exploration de Paris par Nestor Burma avec les troisième et sixième arrondissements. Les nouveaux mystères de Paris explorent cette fois les quartiers du Marais puis de Saint Germain des Près. Il s’agit de L’ours et la culotte et Le sapin pousse dans les caves, deux romans qui seront retitrés au début des années 70.

Après le premier et le deuxième arrondissements, Burma, détective privé qui met le mystère K.O., se trouve cette fois dans l’un des appartements d’une vieille demeure de la rue des Francs-Bourgeois. S’il est immobile, c’est qu’il vient de renouer avec l’une de ses L'ours et la culotte ou Fièvre au marais (Robert Laffont, 1955)sales manies, débarquer là où se trouve un cadavre. Un coupe-papier planté dans le cœur, l’homme a rendu son dernier souffle.

Pour une fois, ce n’est pas une enquête qui l’a amené dans cet endroit, ni un rendez-vous avec un client potentiel. Non. Il est là en tant que client,justement parce que les enquêtes se font rares. Après avoir longuement tergiversé, il s’est décidé à aller gager quelques bijoux de famille pour surmonter la mauvaise passe qui est la sienne et qui retombe aussi sur les employés de l’agence Fiat Lux. Seulement voilà, lorsqu’il s’est décidé, le Crédit Municipal était fermé, il a donc traversé la rue pour aller chez un prêteur privé, Samuel Cabirol. Qui gît dans son appartement, faisant office d’office dans la journée.

Burma est à l’affût d’un moyen de se renflouer, mais fouiller dans le portefeuille du mort pourrait ne pas être une si bonne idée. D’autant qu’il se fait assommer alors qu’il examine les lieux après le contenu du porte-monnaie, apercevant dans l’état de demi conscience subséquent une paire de hauts talons assez caractéristiques. Lorsqu’il revient à lui, il n’a plus qu’un souci, repartir.

Il quitte l’appartement aussi discrètement que possible en espérant être passé inaperçu. Pas la peine de se vanter de cette découverte et de ce qu’elle lui a rapporté. Sa curiosité est quand même attisée, même s’il ne portait pas la victime dans son cœur, la vue d’un ours en peluche dans les objets engagés n’ayant pas contribué à améliorer l’image qu’il en avait. Plusieurs détails titillent son envie d’en savoir plus, un parfum, la trace de rouge à lèvres sur la bouche de la victime et cette paire de talons hauts… Cherchant à raser les murs, Burma évite Faroux sans y parvenir complètement, celui-ci finissant parle joindre.

Quelques jours plus tard, remis du coup pris sur la tête et d’une filature infructueuse devant l’immeuble du prêteur sur gage, Burma se retrouve nez à nez, pour ainsi dire, avec la fameuse paire d’escarpins.

Pris entre deux feux, obtenir une enquête bien payée et satisfaire sa curiosité, Burma effectue quelques allers-retours entre son bureau et le quartier du Marais. Pris entre une enquête consistant à retrouver un mari volage et les retombées redoutées de sa découverte macabre, le détective est en plus livré à lui-même, étant dans l’impossibilité de rémunérer ses habituels collaborateurs. Seule Hélène, la fidèle secrétaire, est là.

Il hésite alors, comme à son habitude, entre une théorie et une autre, s’intéressant tout à tour à un étudiant adepte de vieilles pierres et passant son temps aux archives nationales voisines, quelques truands, des acrobates de cirque, des fondeurs et la jeune fille particulièrement séduisante dans les bras de laquelle il ne lui faudrait pas grand-chose pour tomber… Faroux continue à vouloir éloigner Burma de l’enquête sans que cela anéantisse la poisse qui colle aux basques du détective dès qu’il s’intéresse de près à une affaire…

… Nestor Burma, l’homme qui, sous ses pas, fait se lever les macchabées comme sauterelles en près fleuris…

Ça tire, ça fait le coup de poing, ça intrigue et ça joue avec différentes armes.

Un Burma rythmé, qui plonge dans un Paris entre artisanat et petits commerces, entre histoire et présent, d’Isabeau de Bavière à un bandit récemment évadé.

Le style de Malet est toujours savoureux, jouant des mots, entre calembours et réparties bien senties, dans une langue particulièrement riche et ciselée.

En 1972, L’ours et la culotte sera retitré Fièvre au Marais, peut-être pour permettre de mieux situer l’aventure.

 

Quelques mois plus tard, dans Le sapin pousse dans les caves, c’est à Saint Germain des Près que Burma traîne ses guêtres.

En ce mois de juin, il fait chaud sur la capitale. Burma, à peine sorti du métro, longe le Mabillon pour gagner le calme et l’ombre de l’Echaudé. Il échange avec le patron, le serveur et le barman en attendant celle avec qui il a rendez-vous. Deux vieilles connaissances qu’il n’a plus revues depuis longtemps sont également là. Tintin, ancien Le sapin pousse dans les caves ou La nuit de Saint Germain des Près (Robert Laffont, 1955)amant d’une comédienne devenue actrice qui monte quand lui connait la trajectoire inverse, et Bergougnoux, venant de signer sous le pseudonyme de Germain St Germain un best-seller. Marcelle, son rendez-vous,arrive enfin. Ils se rendent tous deux à l’hôtel, le Diderot-Hôtel. C’est pour affaire que le détective est là, la jeune femme lui servant de couverture pour qu’il puisse rencontrer discrètement un autre client du lieu. Il se rend dans la chambre de Charlie Mac Gee mais il est déjà trop tard. Etendu sur son lit, tenant dans sa main un revolver avec silencieux, il a rendu son dernier souffle. Burma fouille pas acquis de conscience. Ce qu’il cherche n’est bien sûr pas là.

Le patron de l’agence Fiat Lux a été engagé pour remettre la main sur des bijoux volés, une affaire qui a défrayé la chronique quelques mois plus tôt. La compagnie d’assurance préférant mettre la main par des moyens détournés sur le butin plutôt que de dédommager la victime. Burma agit en étroite collaboration avec l’assureur, Jérôme Grandier, tout en arpentant le quartier.

Même s’ils travaillent parfois ensemble les buts d’un détective et d’un assureur sont rarement les mêmes, la vérité important peu aux seconds. Et essayer de doubler la police dans une enquête n’a pas les mêmes conséquences pour l’un ou pour l’autre.

Je ne suis pas un ancien bourre qui fait dans le privé, moi, et qui peut espérer l’indulgence de ses ex-collègues. Je me suis établi détective, un peu comme je me serai installé poète. Sauf que j’ai une plaque à ma porte, au lieu d’avoir une plaquette dans mon tiroir. Je suis un franc-tireur. Je gagne mon bœuf au jour le jour, sans l’aide de personne ou presque, semblable à celui qui s’enfonce dans la jungle, un fusil aux pognes, pour chasser ses deux repas et son paquet de gris quotidien.

Certaines envolées de Burma peuvent friser le lyrisme.

Entre le Flore et l’Echaudé, l’appartement de St Germain, fréquenté par toute une clique hétéroclite, et l’élection de Miss Poubelle dans une cave abritant une boîte de nuit, le privé suit les nombreuses pistes qui s’offrent à lui, butant plus souvent qu’à son tour dans des cadavres. Bizarrement, il n’y a pas que les bijoux qui expliquent l’augmentation de la mortalité entre le jardin du Luxembourg et la rue Dauphine.

Malet porte un regard cynique sur ce quartier qu’il semble pourtant connaître, y faisant croiser des personnes réelles à son personnage de fiction. Les écrivains,poètes ou autres artistes et les caves, café, n’y sont pas toujours fréquentables. L’inspiration vient de partout, de la Chasse du comte Zaroff de Schoedsack et Pichel, projeté régulièrement, à La tête d’un homme de Simenon.

Après de multiples fausses pistes et rebondissements, tout cela se termine par un violent règlement de compte, entre vengeance, haine et recherche de l’idée pour un roman.

La vie est certainement plus compliquée et fertile en péripéties que tout ce que vous pouvez accumuler dans vos livres […]. Mais elle est aussi plus secrète. […] Vous, avec votre imagination, vous concluez. La vie ne conclut pas.

Comme le précédent, c’est un Burma rythmé, agréable, qui sera retitré en 1973 à l’occasion d’une réédition, devenant La nuit de Saint Germain des près. Le titre original n’était pourtant pas si mal…

 

Avant de s’éloigner un peu de la Seine et de gagner le 14èmearrondissement voisin avec Les rats de Montsouris, Burma s’échappe de Paris les temps d’une nouvelle, Faux-Frères, publiées dans “Mystères Magazine”. Une brève histoire de sosies et de règlement de compte un premier avril après une rencontre avec Faroux. Léger et distrayant.

Léo Malet, Nestor Burma du 1er au 2ème arrondissement

En 1954, Léo Malet se lance dans sa grande idée, celle de situer les enquêtes de son détective dans différents quartiers de Paris, l’occasion d’une description de la capitale, de son exploration. Cette idée qui lui est venue alors qu’il observait la ville depuis le pont Bir Hakeim lors d’une promenade avec son fils et qui s’appellera “les nouveaux mystères de Paris, comme une résurgence, une actualisation, de l’œuvre d’Eugène Sue.

Pour commencer, il procède assez logiquement en s’intéressant au premier arrondissement, c’est Le soleil naît derrière le Louvre.

 

Nestor Burma arpente les rues du centre de la capitale. Il est rue des Lavandières-Sainte-Opportune puis rue Jean Lantier, à la recherche d’un client, Louis Lheureux. Il sait à quel hôtel il est descendu, le même que les fois précédentes, l’hôtel de Province, rue de Le soleil naît derrière le Louvre (Robert Laffont, 1954)Valois. Mais il aime les rues de Paris même dans le froid de janvier. A force de persévérance, il le déniche dans un restaurant, la Riche-Bourriche, non loin de la fontaine des Innocents. A peine ont-ils échangé quelques mots et dégusté leur repas que celui qu’il est engagé pour retrouver et renvoyer dans ses pénates lui fausse compagnie. C’est la première en deux ans qu’il lui fait le coup. Non seulement l’habituelle escapade parisienne est plus précoce que les deux années précédentes mais, en plus, voilà que Lheureux ne semble pas enchanté de le voir !

En sortant seul du restaurant, Burma tombe sur un attroupement rue Pierre Lescot. Le commissaire Florimond Faroux en l’apercevant l’invite à le suivre dans une cave. Comme il y a un cadavre et que Burma est là le policier a pensé qu’il devait le connaître ou que cela avait un rapport avec une enquête en cours, mais il s’agit d’un certain Etienne Larpent dont le privé n’a jamais entendu parler.

 

Comme d’habitude, on démarre sur les chapeaux de roues. Deux chapitres et déjà un mort et un client qui s’est volatilisé. A cela vont venir s’ajouter un autre client qui accoste au port du Louvre, le client retrouvé envoyé à l’hôpital, un tableau de Raphaël volé dont une copie était sur le mort, une mannequin en perte de vitesse logeant dans un palace, un gigolo groupie de la vedette, un grec dilettante, une clocharde se prétendant ancienne duchesse, un oiseleur… et tout ça dans le secteur du Louvre derrière lequel Burma voit naître le soleil depuis un balcon.

Il est en terrain de connaissance, son agence, Fiat Lux, ayant ses bureaux rue des Petits-Champs. Il va donc rester dans le secteur. Cette fois, effectivement, en plus des ingrédients auxquels nous a habitué l’écrivain, femme séduisante, coups de feu et de poing, déductions approximatives et égarements du détective, il y a Paris que l’on visite entre deux rebondissements. Un Paris des années 50, où l’on fait encore mûrir des fruits dans les caves, où les abords du Palais Royal sont déserts en hiver.

 

L’intrigue est également l’occasion d’une évolution, les deux employés de l’agence Fiat Lux, que nous avions croisés occasionnellement jusqu’ici, sont parties prenantes de l’enquête. Zavater protège le client arrivé en bateau au port du Louvre et Reboul surveille Lheureux durant son séjour à l’hôpital. Il y a toujours les relations savoureuses d’Hélène, elle aussi mise à contribution, et de son patron et celle de qu’il a avec Faroux. Marc Covet, le journaliste-éponge du Crépuscule, est un peu en retrait cette fois, ne contribuant pas vraiment à la résolution du mystère que Burma cherche, comme le slogan de son agence le claironne, à mettre k.o.

 

C’est un roman qui se lit avec plaisir, le style de Malet est bien là et les saillies du détective narrateur ne gâtent pas l’ensemble, nous poussant bien souvent à sourire. Il n’a pas peur du ridicule, sûr de lui, s’engouffrant dans la gueule du loup sans s’en rendre compte, croyant toujours devancer ses adversaires. Les seules prédictions qui se réalisent sont celles des autres…

 

 

Quelques mois plus tard, en 1955, c’est au tour du deuxième arrondissement d’accueillir notre détective dans Des kilomètres de linceul.

Tout commence porte Saint Denis pour Burma, sous le signe de la famille. Il est là sur les conseils de Florimond Faroux, à la recherche d’une mineure ayant fugué et d’un homme qui pourrait lui apporter des informations. Après avoir enfin dégotté celui qui ne lui a finalement pas été d’une grande aide, il s’offre un verre dans un bistrot de la rue Blondel. Et se trouve pris entre deux feux. Il se réfugie derrière une voiture et attend que çDes kilomètres de linceuls (Robert Laffont, 1955)a se calme en compagnie de deux autres voulant aussi éviter de devenir des victimes collatérales. Burma est tout de même repéré par la marée-chaussée et Faroux. Il apprend ainsi que ce sont des corses qui sont venus faire le coup de feu sur d’autres bandits. Quatre victimes au final… et ça ne fait que commencer !

Une vieille connaissance appelle ensuite l’agence Fiat Lux, voulant renouer avec son patron. Une femme qu’il a connu dans les années 30, Esther qui se prénommait alors Alice. Une juive amoureuse alors d’un de ses amis, Moreno, dont elle croit qu’il est de retour. De l’eau a coulé sous les ponts, Esther est défigurée et se cache derrière un voile ou ses cheveux. Elle vit dans l’immeuble qui abrite également l’entreprise familiale dirigée par son frère, qui en son temps avait coupé court aux volontés d’émancipation de sa sœur. Une Levyberg ne pouvait frayer avec un anarchiste.

Burma accepte tout d’abord l’affaire, retrouver Moreno, bien qu’il sache que celui-ci est mort lors de la guerre d’Espagne, fusillé par les franquistes. Il veut comprendre la famille et ce René Levyberg qu’il a toujours détesté. Comprenant que celui-ci est victime d’un maître-chanteur, il cherche de ce côté et les victimes continuent de tomber… surtout quand Burma s’y intéresse d’un peu près…

 

Le détective privé se fourvoie encore dans mille et une pistes. Passant d’un journal ne servant qu’à abriter les activités d’un maître-chanteur à des journaux ayant davantage pignon sur rue, dont le Crépuscule où sévit Marc Covet. Le suspects se multiplient avant de tomber ou de disparaître au moment où Faroux et la police judiciaire sont sur les dents à la recherche d’un dangereux gazier en fuite depuis des années.

Le luxueux immeuble abritant l’entreprise des Levyberg constitue le centre vers lequel Burma revient, à l’affût des allers et venues de ceux qui le fréquentent. Hélène paraît toujours avoir bien plus la tête sur les épaules que son patron qui continue à se laisser mener par ses déductions bien trop rapides. Heureusement, la secrétaire est souvent là pour sauver la mise à un Burma qui sans cela pourrait facilement être accusé de bien des choses.

Toutes ces aventures, au long des rues d’un arrondissement pas mal loti mais pouvant se transformer en coupe-gorge une fois la nuit venue, nous font avancer à la suite du créateur de l’agence Fiat Lux qui frôle bien souvent le pire. Entre clandé, feuille de chou et beaux draps. Prostituées, bandits, journalistes, policiers, arrivistes…

Reboul et Zavater confirment leur retour au premier plan tandis que le journaliste éponge Covet reste de nouveau en retrait.

 

Un final en feu d’artifice révèle un pot-aux-roses assez éloigné de ce qu’imaginait Burma… comme souvent.

 

La même année, à la suite de son personnage récurrent, Léo Malet poursuit son exploration des arrondissements de la capitale de manière plus aléatoire, passant du troisième au sixième avec deux romans qui changeront de titre quelques années plus tard.

Léo Malet, le commissaire Raffin entre bord de Marne et revue

En 1952, trois ans après Les paletots sans manches, Léo Malet signe son cinquième roman sans Nestor Burma, Enigme aux Folies-Bergère. Il est publié aux éditions Hachette dans la collection “Enigme”. C’est une période difficile pour le romancier, il vient, pour la première fois depuis qu’il vit de sa plume, une dizaine d’années, d’accepter un travail, emballeur chez Hachette.

 

Après un interrogatoire qui a duré plus de vingt-quatre heures, le commissaire Ruffin et ses adjoints viennent d’obtenir les aveux de leur suspect. Le policier n’a plus qu’une chose en tête, aller dormir. Il quitte le quai des Orfèvres en passant par la salle du télé-Enigme aux Folies-Bergère (Hachette, 1952)imprimeur, appareil transmettant les différents crimes, délits ou événements suspects constatés par les commissariats de la capitale.

Son sommeil ne dure pas, un coup de fil le réveille. Hubert Courvoisier, rencontré pendant ses dernières vacances, a un service à lui demander et il préfère lui exposer sa demande en dehors des circuits officiels. Après avoir fixé leur rendez-vous pour l’après-midi à 15 heures, Raffin se rendort. Courvoisier s’étant sûrement ravisé ne se présente pas au domicile du policier et il reprend le boulot sans plus s’en préoccuper.

Deux jours plus tard, alors que sa disparition a été signalée par son épouse et sa belle-fille, le cadavre de Courvoisier est repêché dans sa voiture au fond de la Marne. Une auto correspondant au standing de la victime, une Dugat 12. Une fois un endroit sec trouvé où transporter le corps, le médecin-légiste constate que le décès n’est pas accidentel, une balle lui a été tirée dans le flanc. Alors qu’il parcourt les alentours après avoir raccompagné la veuve dans sa demeure cossue, Raffin est assommé.

De retour à Paris, alors que l’enquête avance, c’est à la porte de son appartement que le commissaire tombe sur un nouveau cadavre, celui de l’un de ses indics.

 

Nous sommes dans la France des années 50, la guerre a encore des conséquences. Cette famille Courvoisier, recomposée puisqu’il s’agit d’un remariage pour l’épouse, tire son aisance des affaires faites au marché noir. Elle est également aux prises avec les affres d’une société qui évolue, la fille, Solange Darnay, ayant décidé de marquer son émancipation en s’engageant aux Folies-Bergère, pour la nouvelle revue. Et c’est ce dont Courvoisier voulait s’entretenir avec Raffin, lui demander comme service de convaincre la jeune femme d’y renoncer. Bien sûr, on se rend compte très vite qu’il n’y a rien de moral là-dessous, juste le besoin d’éviter que Solange découvre qu’il entretient l’une des filles de la dite revue.

C’est une enquête menée sur un rythme entraînant, un divertissement honnête, correspondant à ce qui est proposé à l’époque. Certainement. Léo Malet est un bon artisan. Mais il semble avoir perdu dans ce roman ce qui fait son originalité, la gouaille de ses personnages est mise en veilleuse, les rebondissements ne jouent pas sur l’exagération, le commissaire narrateur ne s’égare pas comme peut le faire Burma. Pas de remise en cause du monde qui nous est décrit.

Léo Malet étant un bon faiseur, on ne s’ennuie pas, il nous propose un divertissement agréable, efficace, mais qui ne dénote pas, comme s’il essayait de se tenir. La période qu’il traverse explique sans doute cette retenue.

 

Heureusement, deux ans plus tard, l’écrivain entame les “nouveaux mystères de Paris”, dans lesquels Burma mènera une enquête par arrondissement. Durant un peu plus de quatre, il ne se consacre plus qu’à cette série, abandonnant les romans qu’il signe de pseudonymes.

Pour commencer, le premier arrondissement et Le soleil naît derrière le Louvre.

Horace McCoy, John Conroy contre Nemo Crespi

En 1953, un an après Le Scalpel, paraît le sixième et dernier roman d’Horace McCoy, This is Dynamite. Comme pour le précédent, il adapte l’un des scénarios qu’il a écrit pour Hollywood. Contrairement à l’autre, celui-ci a été porté à l’écran, par William Dieterle sous le titre Le cran d’arrêt (The Turning Point, 1952). C’est dans sa traduction française, due à Jacques-Laurent Bost, qu’il paraît d’abord, sous le titre Pertes et fracas. Il ne sera publié qu’en 1959 aux Etats-Unis, retitré Corruption City après que McCoy ait refusé à plusieurs reprises de le remanier, résistant aux habituelles pressions pour chacun de ses romans auxquelles il avait fini par s’accoutumer. C’est qu’une nouvelle fois, il met à mal ce fameux rêve états-unien tant vanté.

 

A quatre heures du matin, l’entrepôt abritant les réserves de papier des deux plus grands quotidiens de l’état est en feu. Les pompiers sont sur place aussi vite que possible mais il est déjà trop tard, les cinq étages ont flambés. Pour que ça soit aussi rapide, il n’y a qu’une explication, un incendie criminel avec plusieurs départs de feu. Les patrons du Morning Press et du Star Journal assistent, dès le lendemain, à une réunion dans le bureau du gouverneur en présence du district attorney, Dave Fogel, et de quelques autres huiles. La coupe est pleine et il n’y a aucun doute quant au commanditaire du crime, le Consortium de Nemo Crespi a mis ses menaces à exécution. Il ne tolère pas qu’on lui résiste et quand il veut faire main basse sur quelque chose, il ne lésine pas sur les moyens. Mais cette fois, le gouverneur décide de mettre les moyens aussi pour répliquer. Devant le refus du district attorney de prendre en main l’enquête qu’il veut diligenter, il décide de nommer un procureur spécial disposant de tous les moyens qu’il peut mobiliser.

Le doyen Roughhead est tout désigné pour cette tâche. Mais il refuse et propose à sa place le plus brillant enseignant de son université, John Conroy. Jeune professeur déjà promis à un bel avenir malgré ses vingt-sept ans. Après avoir un peu hésité, Conroy accepte et part le jour même pour la ville où il a grandi. Il a une dette dans cette ville vis-à-vis de son père, flic intègre qui n’a pas eu l’évolution qu’il méritait, supplanté dans les promotions par des collègues corrompus.

Sur place, John Conroy s’entoure d’une équipe en qui il peut avoir confiance, commençant par embaucher son père. Il décide ensuite de s’entourer de certains de ses anciens étudiants dont le discours était sans concession lors de leur passage à l’université. Ils ont malheureusement bien changé et il ne parvient à en convaincre que deux, dont Amanda Waycross, fille d’une juge à la réputation de grande probité. A cette équipe vient s’ajouter un ancien avocat déchu, Cicero Smith, tombé dans l’alcool et qui voit là l’occasion de se racheter.

 

La partie ne s’annonce pas facile, Nemo Crespi ayant acquis un pouvoir énorme et disposant de complices un peu partout. Même là où on ne pourrait l’imaginer.

 

C’est un roman noir pur et dur que nous offre là Horace McCoy. Le roman d’une société corrompue qui tente de se réveiller bien tardivement, d’échapper à la mainmise du crime organisé qu’elle a pourtant laissé s’épanouir et prospérer jusqu’ici.

John Conroy se montre inflexible et déterminé. La partie gagne en intensité au fur et à mesure que les deux adversaires prennent la mesure du danger que représente l’autre. La peur gagne et les coups se font de plus en plus durs, en laissant quelques-uns sur le carreau.

McCoy décrit une violence installée, acceptée, ayant eu raison de toute résistance. Une société gangrénée qui a intégré la corruption et accepté de faire une place aux truands.  Il le fait à un rythme soutenu, dans un style épuré, direct, où l’action domine. Les sentiments sont là, exprimés dans des élans irrépressibles, l’amour, la haine, le doute, le sens du devoir et un certain instinct de préservation.

Contrairement à Un linceul n’a pas de poches, la presse apparaît comme l’un des seuls remparts à la collusion entre le pouvoir et le banditisme. L’un des autres remparts étant la justice, ou quelques hommes en son sein, une évolution depuis Adieu la vie, adieu l’amour… Mais sur le fond, c’est bien toujours cette société malade que nous décrit le romancier, ne constatant aucun progrès depuis On achève bien les chevaux.

 

Le roman est publié aux Etats-Unis en 1959, après la mort de son auteur, sous une forme proche du scénario qu’il était au départ, alors qu’il a été publié bien plus tôt en France sous la forme d’un véritable roman. Plus direct, plus proche du behaviorisme que ses autres intrigues, il reste une attaque contre la société dans laquelle il a vécu, ne déparant pas avec l’ensemble de son œuvre romanesque.

James Salter, un nouveau au 44ème escadron de chasseurs

En 1961, James Salter publie son deuxième roman, The arm of flesh. Il connut un “échec total”, d’après son auteur. En 2000, à l’occasion de sa réédition chez Counterpoint, James Salter le réécrit en grande partie, changeant même son titre, il devient Cassada. C’est cette version que Jean-François Ménard traduit en 2001 pour les Editions de l’Olivier, le titre restant le même. Comme pour le premier, Pour la gloire, l’intrigue est centrée sur un escadron et ses pilotes. Mais cette fois en temps de paix.

Alors qu’il consulte quelques papiers dans son bureau, le commandant Dunning entend deux moteurs d’avions en approche mais ceux-ci n’atterrissent pas, effectuant juste un passage. Le plafond est très bas et Dunning s’informe des prévisions météo qui ne lui semblent pas favorables du Cassada (L'Olivier, 1961)tout, ce qui lui est confirmé. L’un des membres de l’escadron, Godchaux, vient lui apprendre qu’il s’agissait de deux des leurs.

L’intrigue est lancée. Cette scène, sa progression, va revenir de manière récurrente, elle est le fil rouge du roman, et se développe tout au long du livre.

En parallèle à cet atterrissage compromis par temps très couvert, nous assistons à la vie de l’escadron. Le 44ème escadron de chasseurs, basé en Allemagne, à Fürstenfeldbruck. Un escadron commandé par un soldat reconnu et opérant en temps de paix armé. Nous sommes dans les années 50 et l’Allemagne est séparée en deux, les deux blocs nés de la deuxième guerre mondiale s’y faisant face. Mais l’intrigue n’est pas là, elle se situe dans les différentes opérations auxquelles les pilotes sont confrontés. Et, pour mieux illustrer la vie de ce groupe fermé, nous assistons à l’arrivée d’un nouveau, fraîchement sorti de l’école, Robert Cassada. Ce sont les relations humaines et le pilotage qui sont le centre de l’histoire.

Cassada nous est décrit au travers de son intégration, particulièrement difficile, le fait de savoir piloter ne suffisant pas à lui assurer une reconnaissance auprès des autres. Sa fierté, son impétuosité, ne rendant pas non plus les choses simples.

Nous assistons ainsi à son premier vol derrière l’un des chefs d’unité, Grace, à sa première mission, à une opération extérieure voyant les unités de différents escadrons s’affronter au tir sur cible en Afrique du Nord. Nous assistons aussi en creux à l’évolution de Cassada, brèves évocations lors de discussions… Car les épisodes incontournables de la vie de la base nous sont également contés, les sorties en ville, les fêtes, les réunions… Cassada ne devenant qu’un des nombreux personnages. Outre Dunning, nous avons Isbel le second de la base, Godchaux, le pilote doué et séduisant, Wickenden, le chef d’équipe de Cassada, Dumfries, Phipps, les égaux du nouveau… Une galerie de portraits qui, par petites touches, finit par nous donner une image de la vie de l’escadron et des relations des uns avec les autres, des célibataires aux hommes mariés, de l’alcool bu et des liaisons adultères ou non.

Et pendant ce temps la scène d’ouverture se développe et gagne en force et en intensité…

James Salter signe là un roman fort, prenant et d’une grande humanité. Contrairement au précédent et à ce que peut laisser penser le titre, il ne se centre pas sur un personnage. Il observe un microcosme avec ses règles et ses non-dits, il observe les relations qui s’instaurent. Il le fait par petites touches et dans un style d’une grande précision, d’une grande économie. Que la traduction n’a pas trahi.

C’est son second roman sur le milieu qu’il vient de quitter et il nous en offre une peinture au plus près avant de s’en éloigner et d’aller scruter d’autres histoires, d’autres relations… Ça commence avec son troisième roman, Un sport et un passe-temps, sur un couple et celui qui reconstruit leur liaison.

James Salter, Cleve Connell en Corée

En 1956, James Salter, pilote de chasse, voit son premier roman publié, The Hunters. Un roman sur… des pilotes de chasse. Devenu un classique outre-Atlantique, il ne nous est parvenu qu’en 2015, il y a quelques mois, quelques semaines avant la disparition de son auteur. Philippe Garnier en a traduit une version revue par l’auteur en 1997 et devenant chez nous, Pour la gloire. C’est un roman fort, dérangeant et marquant. Un roman se déroulant pendant une guerre qui ne concernait pas directement les français, d’où, certainement, sa traduction tardive.

Cleve Connell est capitaine dans l’US Air Force. Il vient d’arriver au Japon, en transit, en attente de son départ sur le front, celui de Corée, où s’affrontent les Etats-Unis et l’Union Soviétique autour du 38ème parallèle et du fleuve Yalou, marquant la frontière entre la Corée et la Chine. Il s’agit d’arrêter l’invasion par les troupes du Nord, soutenue par l’URSS, de la partie sud de la péninsule. Mais, pour Cleve, c’est le moment de mettre en Pour la gloire (L'Olivier, 1956)pratique ses années d’apprentissages, enfin, alors qu’il est à la veille d’être trop vieux pour ça.

Après quelques jours sur une base japonaise, il part pour celle de Corée qui l’accueillera. Une base commandée par la colonel Imil, un pilote renommé avec lequel il a déjà volé au Panama. Un homme qui a pu jauger ses capacités et le considérer comme un bon pilote. Après trois ou quatre vols d’apprentissage, afin de se familiariser avec les appareils et le coin, Cleve se voit confier une escadre, cinq hommes. Une escadre qui intégrera les différentes missions dévolues à son escadron. La vie se met en place et la volonté de chacun d’en découdre, d’abattre des ennemis est forte, palpable, régit les relations de tous sur la base.

Une vie bien étrange qui frôle la mort en permanence, chaque mission pouvant être la dernière. Chaque sortie pouvant être sans retour.

La façon de partir, c’est de le faire en un instant, tu vises l’étoile la plus haute, et ensuite tu retombes, tu disparais contre la terre.

Dans ce milieu en vase clos, cette vie si singulière, on assiste à l’évolution des mentalités, à une autre forme de reconnaissance que celle que Cleve connaissait jusque là. En temps de guerre, ce ne sont plus que les qualités techniques qui priment mais également les résultats. Les résultats coûte que coûte. La considération allant toujours à celui qui a abattu un avion, même s’il a mis en danger son équipier…

Il était venu pour une poignée de victoires, mais, en un sens, ce n’était plus ce qu’il désirait à présent. Il voulait plus, il voulait se sentir au-dessus du désir, libéré d’avoir à en avoir. Et il savait, avec la plus profonde certitude, qu’il n’y parviendrait jamais. Il était prisonnier de la guerre.

Cleve se laisse prendre, est pris dans ce monde, pris par ce besoin de reconnaissance, celui que l’on n’obtient qu’avec un Mig descendu. La tension monte chez les hommes, celle de ne pas réussir et d’en voir d’autres récolter le succès, sans même le mériter. Celle de ne plus savoir s’il est plus important de vivre, de survivre, que de vaincre, que d’obtenir une étoile sur son zinc.

Lorsque les avions rentraient d’une mission, tout le monde les guettaient. Généralement ils arrivaient très bas, à l’arrière du terrain, par escadrilles de quatre, volant en formations serrées comme en voltige, avec des traînées parallèles de fumée noire qui s’estompaient dans leur sillage au moment où ils tournaient pour se positionner dans le circuit de piste. C’est alors qu’ils paraissaient le plus indestructibles. Du métal froid. Rien ne pouvait ternir leur grâce argentée. Aucun ennemi ne pouvait leur résister.

La fascination, les décharges d’adrénaline et la passion pour ce métier côtoient les doutes et le retour sur terre, plutôt minant ou destructeur pour tout être un tant soit peu humain…

C’est un roman glaçant car, bien que raconté à la troisième personne, il est centré sur Cleve que l’on sent, petit à petit, perdre ses repères et certaines convictions. Acceptant même que Pell, son ailier et l’objet de tout son ressentiment, ne remplisse pas son rôle et soit crédité d’une victoire qu’il n’a pas eue, le Mig abattue s’étant lui-même crashé après une fausse manœuvre. Mais peu importe la victoire ou un certain arrangement avec la réalité, seuls sont reconnus ceux qui abattent des ennemis et Cleve se prend au jeu. Sentant la poisse lui coller aux basques, puis lui laisser un répit… Partant en permission ou voyant un équipier disparaître…

La mort, on pouvait manquer d’égards envers elle ou même l’ignorer quand on la frôlait ; mais quand on se retrouvait face à elle de manière inopinée, aucun homme n’était capable de ne pas crier, en silence ou à voix haute, pour qu’on lui accorde juste un peu de répit encore afin d’empêcher le monde de finir.

C’est un roman dérangeant car on sent un homme renonçant à ses convictions, on voit des relations faussées, on constate que les héros, ceux qui ont la gloire, n’ont rien de glorieux… que ce seraient plutôt des usurpateurs, des hommes prêts à sacrifier leur congénères pour obtenir une victoire. On constate en même temps que les hommes autour acceptent cet état de fait, se taisant plutôt que de dire la vérité, celle des dangers courus au-delà de ceux inhérents à la guerre… C’est un roman dérangeant, il faut parfois faire un effort pour tourner encore les pages et assister à ces reconnaissances faussées, à ces relations dévoyées, cette hiérarchie mise en place en dehors de tout mérite véritable… La haine côtoyant souvent l’admiration, une admiration nocive, délétère.

La prose précise de Salter nous emporte pourtant, d’un grand classicisme, d’une poésie certaine, elle fouille les pensées de son personnage central. Elle l’ausculte sans concession. Chaque mot pesé, en place. Et le récit nous prend, entre les missions sans combat, nombreuses, et celles où les affrontements sont brefs mais violents. En point d’orgue, presque en conclusion, un combat épique est raconté, prenant, violent, indécis et dangereux. Un combat que l’on espérait et qui va, quelques fugitifs instants, permettre à Cleve d’être véritablement celui que tout le monde sait qu’il est. Réussissant même à faire un pied-de-nez à la hiérarchie en place, celle des pilotes victorieux, celle des as ayant comptabilisé cinq victoires et plus. Cleve réinsuffle un peu de justice dans un univers qui en manquait particulièrement… mais la justice n’a que peu de place et ne peut durer qu’un fugitif instant…

C’est au final une ode glaçante aux pilotes de chasse que nous offre James Salter dans ce grand roman.

N’en ayant pas fini avec ce métier qui fut le sien, Salter a ensuite écrit un roman sur ces mêmes pilotes mais, cette fois, en temps de paix, ce sera Cassada.

David Goodis, Calvin Jander en eaux troubles

En 1967, quelques semaines après sa mort, est publié par Banner l’ultime roman de Goodis, Somebody’s done for. Il traverse l’Atlantique rapidement puisqu’il est traduit par Jean Rosenthal en 1968 pour la “série noire”, sous le titre de La pêche aux avaros. Un Goodis qui ne peut se renier.

Un homme est dans l’eau, sans une terre à l’horizon, il y est depuis tellement de temps qu’il sait qu’il ne pourra plus résister bien longtemps. Un orage l’a surpris alors qu’il partait pêcher et maintenant il n’a plus rien à quoi se raccrocher, quand il entend le bruit d’un moteur. Un moteur qui s’approche.

Ainsi débute l’intrigue. Calvin Jander n’est pas secouru par le canot à moteur qui lui tourne autour avant de repartir mais une La pêche aux avaros (Gallimard, 1967)bouée a été jetée là ou est tombée, peu importe toujours est-il qu’il peut regagner la terre ferme… Enfin ferme, c’est une zone de marais qu’il rejoint. Exténué, il s’endort sur la petite plage sur laquelle il a échoué. Une femme vient le chercher alors qu’il risque de nouveau la noyade, la marée étant montante. Une femme dont le visage lui semble familier, sans qu’il sache si cette impression n’est pas due à ce qu’il vient de vivre et aux émotions que cela a provoqué. Recueilli dans une cabane, elle s’occupe de lui mais ils sont bientôt découverts par un autre homme, l’un de ceux qui étaient dans le bateau et qui a refusé de le sauver.

Calvin Jander se trouve bientôt au milieu d’une bande de truands. Lui le publiciste, sa vie ne tient plus qu’à un fil parce qu’il a découvert bien malgré lui ce repère, cette planque. Mais, alors que la menace monte, une seule pensée trotte dans sa tête, celle de cette femme belle à couper le souffle et qu’il est de plus en plus sûr d’avoir déjà croisée.

Et cette pensée devient une obsession dont il ne peut se défaire.

Calvin Jander, publiciste, fait curieusement penser à un autre publiciste, un illustrateur alors que lui est dans la documentation. Il fait furieusement penser à James Vanning, celui de Nightfall. Il y fait penser pour plusieurs raisons, deux principalement, sa rencontre avec des truands et cette mémoire qui lui joue des tours et qu’il veut retrouver. Le rapprochement est intéressant car il s’agit d’un des meilleurs Goodis, de mon point de vue, et qu’il correspond à une période que le romancier avait abandonnée depuis longtemps. A ce premier aspect vient s’en ajouter un deuxième qui n’a pas toujours été un ingrédient de l’auteur, une femme fatale. Une beauté à laquelle on ne peut résister et sur laquelle il ne semble y avoir aucune prise, un peu comme Doris dans Cassidy’s Girl ou même Edna dans La blonde au coin de la rue, voire Dorothy dans Retour à la vie mais peut-être est-ce parce que je veux y voir une boucle se boucler.

Cet aspect de l’histoire qui en devient le centre apporte à l’intrigue une ambigüité qui en fait toute la richesse. Jander s’accroche à sa volonté de retrouver la mémoire même si cela devait le perdre. Il s’y accroche comme si il avait enfin trouvé un sens à sa vie et comme si le fait de se plonger pleinement dans cette recherche puis d’en accepter les conséquences allait de soi. On le sent gagner de la force, de la volonté, alors que son avenir devient plus incertain. Alors que cette partie de pêche initiale se transforme en une course aux ennuis, comme le titre français le suggère.

Quant au titre original, savoir qui est cette personne faite pour… et pour quoi ? C’est une ambigüité qui s’ajoute. Difficile de dire quelles sont les pensées réelles des personnages, Goodis ayant abandonné ce qu’il avait pourtant adopté depuis quelques livres, ces monologues intérieurs nous faisant pénétrer les pensées intimes d’un personnage.

Ce retour en arrière avec une intrigue ressemblant plutôt à celles qu’il explorait au début des années 50 et cette façon de traiter ses personnages datant de la même époque, on en vient à se demander si ce roman posthume ne serait pas plutôt de ces années-là, période prolifique de l’auteur. S’il ne s’agit pas d’un roman jamais publié sorti des tiroirs après sa mort et peut-être contre sa volonté…

C’est en tout cas une œuvre d’une grande qualité rappelant si c’était nécessaire l’écrivain remarquable qu’était David Goodis. Et dont il faut lire l’ensemble de l’œuvre !

David Goodis, Eddie et le piano

En 1956 paraît Down There. Il est publié comme souvent par Gold Medal. C’est un roman important dans la carrière de Goodis puisque, traduit l’année suivante en France par Chantal Wourgaft et titré Tirez sur le pianiste, il sera adapté rapidement par Truffaut, en 1960. C’est un roman qui relance la notoriété de l’auteur, sans pour autant le relancer véritablement dans la création puisque le film sort alors que Goodis arrête quasiment de publier, rattrapé par la maladie.

Comme la vie du romancier est restée un mystère, on parle de ce roman comme d’une variation sur la vie de l’auteur… Philippe Garnier, qui se penchera quelques temps plus tard sur la vie de l’écrivain, modifiera cette analyse possible du bouquin. Mais il ne peut en faire oublier d’autres, La blonde au coin de la rue contenant également, de mon point de vue, pas mal d’éléments autobiographiques. Tirez sur le pianiste apparaît donc comme un complément. La description d’un musicien ayant connu la notoriété puis choisi l’anonymat rappelle en effet la trajectoire de l’écrivain… elle rappelle aussi un autre de ses romans, Sans espoir de retour. Mais on ne peut réduire le roman à ce seul intérêt…

Un homme est poursuivi dans la rue, alors que la nuit tombe. Il fuit à pied tandis qu’une voiture est à ses basques. Il finit par trouver ce qu’il cherchait, un bar qu’il ne connaissait que de nom, le Harriet’s Hut, mais où il savait pouvoir trouver Eddie, le pianiste du lieu. Eddie est son frère et Turley, l’homme poursuivi, espère qu’il pourra lui venir en aide mais Eddie est comme ailleurs, seulement occupé par sa musique, ce qui se passe autour de lui ne le touche plus.

Dans un sursaut, Eddie aide Turley à s’enfuir. Mais c’est à son tour d’être le centre de l’attention des deux truands, Morris et Feather, qui en veulent à Turley. Et une autre personne se met à s’intéresser à lui, Lena, la serveuse. Jusque là, ils coexistaient, Tirez sur le pianiste ! (Gallimard, 1956)Eddie observait le manège de Plyne, le videur, tournant autour d’elle, visiblement mordu. Lena l’accompagne en sortant du café et ils réussissent à semer leurs deux poursuivants… des émotions qu’Eddie pensaient à jamais oubliées s’éveillent en lui… des émotions qui le ramènent vers le passé, son passé. Des émotions qui s’amplifient encore quand, le lendemain, après avoir de nouveau faussé compagnie aux deux malfrats, Lena l’appelle par son nom, Edward, celui qui était le sien sept ans auparavant, celui qui était sur les affiches de ses concerts de soliste au Carnegie Hall ou ailleurs. Du temps où il était un pianiste reconnu, mondialement acclamé, Edward Webster Lynn.

Les souvenirs remontent avec les émotions qui les accompagnaient, des émotions qu’Eddie a mises en veille, qu’il croyait éteintes. Des émotions qui l’ont amené loin, qui auraient pu le perdre. De l’amour à la haine, du bonheur au malheur, au dégoût… Les sentiments, il les a connu, il y a goûté, mais il s’en est affranchi, pour ne pas tomber du mauvais côté. Et il a fini dans ce bar, à jouer pour les clients, indifférent au monde.

Avec Lena, Eddie sent tout cela revenir, mais cette attirance pour les émotions, ce retour à une certaine dépendance, une impossibilité de s’en défaire, va le conduire de nouveau loin. Car, chez lui, il y a une forte propension à l’exacerbation…

Avec Tirez sur le pianiste, Goodis poursuit son chemin, il continue de creuser le sillon qui est le sien. Et il confirme l’évolution apparue dans son roman précédent, Descente aux enfers, en faisant la part belle à l’introspection, en lui cherchant une nouvelle forme. Elle était jusque là extérieure au personnage, une plongée de l’auteur omniscient dans les pensées de ses personnages, telle que la littérature nous la propose habituellement. Cette fois, les réflexions d’Eddie prennent la forme d’un monologue intérieur, un monologue à la première personne, introduit par des guillemets. Nous sommes, comme toujours, au cœur du questionnement d’un homme, mais nous sommes aussi dans ses limites. Les réflexions qu’il se fait, les décisions qu’il prend, ne sont pas toujours suivies d’effet, car il n’a pas entièrement prise sur ses actes. Sa volonté, celle qu’il exprime, ne dicte pas sa loi…

De même que Sans espoir de retour m’avait marqué positivement, Tirez sur le pianiste est également un roman remarquable, un roman noir, où l’on assiste au parcours du personnage principal semé d’obstacles et de violence… Un parcours qui peut nous dire que sortir de sa condition n’est pas toujours chose facile, mais encore une fois, l’œuvre de Goodis ne peut être réduite à une morale, surtout pas aussi simpliste que celle que j’évoque. Il y a cette difficulté à affronter la société, à s’y intégrer, à s’y faire. Une difficulté qui tend à l’impossibilité.

Comme Sans espoir de retour bien plus tard, Tirez sur le pianiste a été adapté au cinéma. Je n’ai pas vu l’adaptation de Fuller pour le premier mais celle de Truffaut m’est familière. Il peut être intéressant de voir la lecture qu’un autre a pu faire d’un même roman et une adaptation cinématographique est souvent celle de son réalisateur ou de son scénariste. Avec Truffaut, on sait qu’il était les deux à la fois et qu’il ne filmait que des sujets choisis pas lui…

En adepte de la “série noire”, un adepte aussi de ses traductions dont il disait qu’elles rehaussaient parfois la qualité du roman original, Truffaut, après le succès de son premier film, Les 400 coups, a voulu payé sa dette au cinéma états-unien et à ce genre mineur de littérature qu’il affectionnait particulièrement. Il a jeté son dévolu sur Goodis, un auteur qu’il appréciaitTirez sur le pianiste ! Affiche film Truffaut particulièrement. Il a voulu payer sa dette et commettre un film en réaction au précédent, film sur l’enfance, ancré dans une certaine réalité…

Je disais plus haut qu’une adaptation cinématographique était une lecture d’un roman mais c’est aussi l’œuvre d’un cinéaste, ce qu’était sans conteste Truffaut. Aussi a-t-il fait du Pianiste, une œuvre personnelle, en parfaite symbiose avec le reste de sa filmographie.

On navigue entre le drame et le burlesque, les hommes ne discutent que des femmes et de leurs relations avec elles, qu’ils soient truands ou non. C’est un film sérieux et qui fait sourire. Truffaut affirme que c’est ce qu’il ressentait à la lecture de Goodis, les pages comiques alternant avec celles proches du mélodrame. Le côté “conte de fées” du roman noir est également quelque chose qui l’a attiré. Il a d’ailleurs situé l’intrigue du film dans un lieu difficile à déterminé puisque jamais nommé explicitement…

Le résultat est un film rapide, nerveux, mais en même temps très libre. Un film qui alterne les moments tendus et les aérations principalement musicales, avec notamment la mise en avant de Boby Lapointe. Truffaut y apporte ses propres thèmes mais, au final, il réalise un film assez fidèle à l’original… Un film qui reste, bien des années plus tard, d’une grande qualité…

Je dis assez fidèle à l’original car Goodis, que Truffaut est l’un des rares à avoir rencontré et avec lequel il a même correspondu, a dans un premier temps dit apprécier l’adaptation. Il l’a ensuite vu sous-titré et en a eu une autre vision, la bande son créant un décalage avec ce qui est montré à l’écran, apportant une touche de légèreté et insistant sur les relations hommes-femmes, ce que Goodis fait de manière beaucoup plus discrète… Même s’il s’agit bien là d’un de ses thèmes de prédilection.

Truffaut et Goodis se rejoignent, en tout cas, sur leur intérêt pour les hommes en marge, seuls, incapables de se faire à la société.

Le film n’a pas été un succès à sa sortie. Il a pourtant contribué à relancer l’intérêt pour Goodis en France… Aux Etats-Unis, Truffaut raconte que les spectateurs croyaient à une œuvre cent pour cent française…

Le roman suivant de Goodis paraît un an après, il s’intitule L’allumette facile.

David Goodis et un couple à la dérive

En 1955 paraît le quatorzième roman de David Goodis, The wounded and the slain, programme plutôt sauvage. Il est publié l’année suivant celle de Sans espoir de retour et nous parvient en 1977, précurseur de la nouvelle salve de romans qui seront traduits dans les années 80. Et c’est sous l’impulsion de François Guérif, puisque c’est dans la collection Red Label des éditions Pac, la première collection qu’il a dirigée, que Goodis traverse de nouveau l’Atlantique. Denise Yankiver le traduit sous le titre de Descente aux enfers. S’éloignant de ses romans précédents et de sa ville, le romancier situe l’intrigue en Jamaïque.

James et Cora Bevan ont quitté Manhattan pour quelques jours. Ils sont descendus à l’hôtel Laurel Rock de Kingston. Ils y sont descendus pour tenter de se relancer. James est alcoolique, au bord ou dans la dépression depuis plusieurs mois. Sur les conseils de son médecin, il est parti ailleurs… Mais, Descente aux enfers (Pac, 1955)dès le début du livre, on le trouve passablement imbibé au bar de l’hôtel, différant son retour dans la chambre matrimoniale à coup de whisky. Cora, sa femme, finit par descendre, elle lui conseille d’arrêter pour ce soir. Mais elle n’a plus de prise sur lui et il est trop tard, Bevan a passé la limite. Sur le point de s’écrouler, il est pris en main par un costaud qui l’emmène jusqu’à son lit. Un costaud qui n’est pas sans troubler Cora… Le décor et l’intrigue sont plantés. James et sa fuite dans l’alcool, la fuite de l’échec de son mariage avec une femme qu’il aime et qu’il désire mais qui ne veut pas de lui dans son lit, et Cora qui ne parvient pas à désirer ce mari qu’elle aime pourtant, qui ne parvient pas à se défaire de certaines réminiscences, d’interdits qui la hantent depuis son enfance, d’interdits dont la transgression l’a marquée…

Un couple qui n’en peut plus, qui ne parvient plus à se parler… et qui pourtant se comprend…

James et Cora Bevan sont venus en Jamaïque pour se retrouver mais les barrières qui les séparent sont hautes. Et ils s’enfoncent un peu plus dans leurs névroses. James ne peut plus se saouler dans leur hôtel, un certain standing, un certain dégoût des convenances, le font le quitter pour s’enfoncer dans les rues autochtones, celles dont l’hôtel aurait dû le préserver. Il part du côté de Barry Street, une des pires rues de la ville, et atterrit chez Winnie, un bouge où le rhum est de la dernière qualité, ce qui lui convient parfaitement… Mais une bagarre éclate, une bagarre à grande échelle dont il cherche à s’extirper, ne pouvant plus être servi… dans la ruelle qu’il atteint, il doit lutter pour survivre, un client l’y a suivi, un client qui en veut à son argent, un client armé d’une matraque, dont il ne peut se défaire qu’en brandissant une bouteille qui a roulé là, une bouteille bientôt transformée en tesson tranchant…

Le couple se rapproche dans l’épreuve. Mais lentement, très lentement. Et le temps continue à filer. Les remords, les souvenirs prégnants, contre lesquels ils doivent lutter, sont forts. Il faudra les affronter.

Au fur et à mesure des livres, Goodis s’enfonce un peu plus dans la noirceur. Même si cela paraît impossible, il dresse un tableau de notre société de plus en plus en sombre. Où les raisons de vivre sont de moins en moins claires. Les règles édictées de moins en moins humaines…

Nous sommes sur un manège qui tourne et s’arrête parfois pour laisser descendre quelques uns d’entre nous et en laisser monter d’autres, et quelque soit le prix de votre billet, quelque soit le nombre d’anneaux que vous avez attrapés, en un rien de temps votre place est prise par un autre client venu d’ailleurs pour prendre son tour de manège. Alors, en fin de compte, il s’agit simplement de tourner en rond et, malgré toutes les couleurs vives et toute cette musique de foire, malgré les hurlements de joie qu’on pousse quand le manège tourne, le résultat est un grand trou dans la terre où les trainards de la nuit finissent par avoir très faim quand il commence à pleuvoir.

Il évolue dans la noirceur mais aussi dans son approche des personnages. Leurs pensées, leurs réflexions, tout ce qu’ils cogitent nous est décrit, explicité. Le romancier fouille les tréfonds de l’esprit, de l’âme de chacun, les personnages principaux, comme ceux qu’ils croisent au gré de leur dérive, un maître-chanteur, un marin australien, un autre touriste, la tenancière d’un bar, un commissaire de police… Cette description systématique des obsessions des uns et des autres peut paraître lourde, peut sembler ralentir l’intrigue. C’est ce qu’il m’a semblé à certains moments, mais elle correspond à un choix de l’auteur, un type de narration qu’il explore et qui enrichit encore son œuvre… Même si, au final, ce n’est pas le roman que j’ai préféré de Goodis. Sa nouvelle manière nécessite l’expérimentation avant d’en arriver à la maîtrise qu’il avait jusqu’ici, maîtrise qu’il avait connue au prix de quelques tâtonnements…

L’œuvre de Goodis est décidément remarquable. C’est indéniablement un écrivain qui a montré une passion pour son art, une passion qu’il a explorée au risque d’y perdre ses lecteurs, au risque surtout de se démarquer de ce qui faisait le tout venant de l’époque. Il a ainsi eu un parcours unique. Et bousculé un genre au point d’en proposer une nouvelle approche. Il nous rappelle aussi que le roman noir est un genre d’une grande exigence littéraire, qu’il s’agit d’un genre majeur dans la littérature du vingtième siècle.

Après avoir connu une cadence intense, le rythme des parutions de David Goodis ralentit. Son roman suivant paraît en 1956, il s’intitule Tirez sur le pianiste !.