Gil Scott-Heron, la mort de John Lee

En 1970, après quelques rebondissements, comme souvent pour les premiers romans, paraît celui de Gil Scott-Heron, The Vulture. Il faut attendre quelques années pour lire sa traduction par Jean-François Ménard. Il devient, en 1998, Le Vautour, aux éditions de l’Olivier dans la collection « soul fiction » dirigée par Samuel Blumenfeld.

12 juillet 1969, derrière un immeuble de la 27ème rue, entre la 9ème et la 10ème avenue, un photographe prend des clichés d’un corps étendu. Il s’agit du cadavre de John Lee dont une autopsie va être nécessaire puisque s’il est là, c’est à cause d’une balle. Les ambulanciers attendent, les policiers le pressent, les badauds sont nombreux malgré l’heure avancée, les têtes se penchent aux fenêtres.
Un an plus tôt, Spade est recruté par un des patrons du trafic de drogue du Bronx. Alors qu’il prend du temps pour y réfléchir, et qu’il regarde sans le voir un match de basket entre gamins du quartier, Lee l’aborde pour lui proposer plusieurs joints et lui rappeler sa soirée prévue quelques heures plus tard. A la première personne, Spade nous raconte l’année passée. Comment les choses se sont passées pour lui, comment sa relation avec Lee a changé.
Junior Jones est un petit voyou, chef d’une bande du quartier. Il se rappelle à son tour l’année passée, l’évolution de ses relations avec John Lee mais pas que. L’évolution de sa vie, de sa relation avec sa bande, les luttes de pouvoir.
Frère Tommy Hall dit Afro s’apprête à prendre en main l’éducation des gamins du quartier, à leur apprendre la culture noire du pays et ne plus se contenter de ce qu’en disent les blancs, ne plus se conformer à ce qui est attendu, ne plus se cantonner à ce point de vue qu’ils imposent. Il est l’un des membres de l’association Bambu qui veut créer cette culture qui leur manque tant.
Q.I., quant à lui, suit des études dans les universités classiques, celles de la majorité au pouvoir, celle des blancs. Il passe de l’un à l’autre. Il reste un gamin de son quartier mais pour les autres ce n’est plus tout à fait pareil.

Les points de vue n’alternent pas, ils se succèdent et s’enrichissent au long des pages. Ce sont bien des points de vue sur une communauté du Bronx et le meilleur moyen de s’affirmer, voire de s’émanciper, fait l’objet d’avis divers. Il y a les pragmatiques comme Spade, les purs et durs comme Afro, ceux qui voit l’intégration par le compromis. Tous sont des témoins d’un quartier, des jeunes qui s’interrogent.
Les convictions divergent et, dans le même temps, nous offrent un témoignage sur une année, avec toujours comme point central, auquel on revient, on s’accroche, l’évolution de John Lee, ses ambitions, les risques qu’il décide de courir.
Il a décidé de s’affirmer à travers le trafic, d’en remontrer à Spade, de gagner une certaine indépendance mais ça n’est pas si simple. La peur, les luttes d’influence, les compromissions, gangrènent tout. Ceux qui paraissent les plus intègres ne le sont pas forcément, ceux qui semblent naviguer à vue font preuve d’une certaine intransigeance. Tout n’est pas blanc ou noir, bon ou mauvais.

C’est un roman particulièrement réussi que nous offre Gil Scott-Heron. Un roman témoignage qui balaie les points de vue d’une époque, celle de la lutte affirmée pour les droits civiques, celle d’après l’assassinat de Martin Luther King et d’une communauté qui cherche comment s’affirmer quand elle ne peut encore le faire que dans l’espace qui lui est dévolu, qu’on lui a gentiment octroyé. Un espace clos d’où il s’avère difficile de sortir. Où il faut déjà faire sa place.
La volonté du romancier d’être le plus honnête possible aboutit à une représentation sans apprêt de la nature humaine. Un humanisme sans idéalisme, au plus prêt de la réalité. Il n’y a pas de cynisme mais une vision réaliste.
C’est un roman noir qui s’intéresse énormément au contexte, au quotidien, et à une jeunesse constatant qu’un chemin immense reste à parcourir avant une réelle égalité.

Deux ans après ce premier roman et la publication d’un recueil de poème, la deuxième fiction de Gil Scott-Heron paraît. Elle s’intitule The Nigger Factory et n’a toujours pas été traduite en français. Le récit publié ensuite est posthume, il s’agit de La Dernière fête.

Andrée A. Michaud, un homme et une femme à Sath et leur souvenir dans un cahier

Le premier roman d’Andrée A. Michaud paraît en 1987 au Canada. Il s’intitule La Fille de Sath et n’est pas édité de ce côté-ci de l’Atlantique mais peut facilement être trouvé, grâce notamment à sa réédition en 2012 dans une version revue et corrigée par l’auteur. C’est celle que j’ai lue.

Deux femmes et un homme descendent un soir du train qui dessert chaque semaine la gare de Sath. Ils sont ensuite aperçus ici et là, principalement aux abords de la plage ou de l’hôtel donnant sur celle-ci. Leur histoire perd de sa netteté au fur et à mesure. Y avait-il bien deux femmes ou une seule ? Quels étaient les liens entre eux ? Pourquoi ont-ils débarqué là, qu’y ont-ils fait ?
Il y a un soir plus marquant que les autres, autour du feu que les jeunes allument sur la plage durant la période estivale. On n’est pas sûr qu’ils se soient parlé. L’une des femmes était souvent aperçue à la fenêtre de sa chambre d’hôtel, attendant, comme l’homme, la nuit pour sortir. Et puis, ils sont sûrement repartis, sans que l’on sache vraiment quand.
C’est une histoire consignée dans un cahier qui nous raconte tout ça. Datée de 1939, elle parvient à une femme, la narratrice, en 1963, déposée devant sa porte.
Après l’avoir lue, des questions se posent à elle, auxquelles elle aimerait trouver des réponses.
Mais Sath n’existe plus. Elle formait un triangle avec deux autres villes, Noth et Euth, qui elles sont réapparues après le ras-de-marée qui avait tout emporté.
Quelques personnes subsistent de cette époque que la narratrice rencontre et dont elle nous livre les témoignages.

C’est une histoire et une atmosphère singulières qui règnent sur ce livre. Deux femmes et un homme dont on ne sait rien déambulent dans une ville sous les regards des habitants sans que rien ne soit clair. On doute même de leur présence, de leur nombre.
Les souvenirs sont flous et, en voulant les éclaircir, la narratrice se passionne, se perd un peu.
Les témoignages et les points de vue qu’elle accumule finissent par apporter un éclairage, par nous permettre de nous forger notre vérité sur ce qui s’est passé. Une vérité, peut-être différente pour chaque lecteur, qui peut avoir à voir avec nos propres expériences, notre propre histoire.

Avec ce premier roman, Andrée A. Michaud mène une enquête qui ne peut aboutir vraiment. Les souvenirs des uns et des autres s’emmêlent, se contredisent ou se complètent. Influencés par le regard de chacun.
Influencée par Duras, la romancière reconnaît la proximité de ce roman avec ceux de l’auteure. Il pourrait aussi y avoir quelque chose de modianesque dans cette quête d’une vérité impossible à établir.
Mais les comparaisons pourraient être nombreuses, un auteur est de toute façon influencé. Ce qui ressort de ce roman, c’est un univers, une écriture, uniques. A la recherche de la précision, cherchant à transcrire des points de vue différents, pour enrichir une intrigue qui tient tout au long des pages. Une écriture qui n’a pas peur des répétitions mais qui les utilisent quand même avec parcimonie pour décrire un été où les allers et retours se répètent malgré tout. Comme tous les étés.

Après ce premier roman, le suivant arrive quatre ans plus tard. Mais Portraits d’après modèles est difficile à se procurer dans notre pays, tout comme les trois suivants, Alias Charlie, Les derniers jours de Noah Eisenbaum et Le ravissement. En 2004, paraît Le Pendu de Trempes.

Dorothy B. Hughes, le docteur Densmore et Iris en Arizona

En 1963, seize ans après Un homme dans la brume et onze ans après son précédent roman, non traduit en français, The Davidian Report, la dernière fiction signée Dorothy B. Hughes est publiée. Son titre original en est The Expendable Man. Elle traverse rapidement l’Atlantique et est traduite par Raoul Holz dès l’année suivante sous le titre A jeter aux chiens.

Hugh Densmore est en route pour Phœnix. Faisant une halte à Indio, il redoute un moment d’être importuné et pris à partie par une bande de jeunes qu’il a croisée deux ou trois fois au cours de sa traversée de la ville. Ceux-ci repartis, il peut se restaurer en toute A jeter aux chiens (Gallimard, 1963)quiétude. Quand il reprend la route, il aperçoit une jeune fille faisant du stop en plein milieu de nul part. Il décide de la prendre même si cela ne l’enchante absolument pas.
I l apprend qu’elle se rend à Phœnix également mais lui propose seulement d’aller jusqu’à Blythe où il la déposera à la gare routière. Il a décidé de faire étape dans cette ville et ne veut pas s’embarrasser d’une fille qui lui paraît très jeune. Apprenant qu’elle n’a pas un sou en poche, il lui paie son billet pour Phœnix et lui laisse un peu d’argent pour qu’elle puisse manger.
Il l’aperçoit de nouveau, le lendemain, juste après le poste frontière suivant. De nouveau gagné pas la pitié, il la prend à bord et finit par l’amener jusqu’à sa destination finale. Il la dépose de nouveau à la gare routière d’où elle pourra facilement se rendre chez la tante qu’elle lui a dit venir voir.
Après une soirée en famille, pour célébrer le mariage de sa nièce, Densmore regagne son hôtel, non sans avoir hésité toute la soirée à engager la conversation avec Ellen Hamilton, une jeune femme particulièrement séduisante, fille d’un juge fédéral. Alors qu’il s’apprête à se coucher, quelques coups sont frappés à la porte et Iris, la jeune fille prise en stop, lui avoue sur le pas de la porte qu’elle est en fait venue rejoindre son petit ami mais qu’apprenant qu’il est marié, elle a décidé de renoncer à le mettre devant ses responsabilités. Elle veut avorter. Hugh refuse catégoriquement de procéder à cette intervention illégale.
Le lendemain, après le mariage, il apprend par la une des journaux qu’une jeune fille a été retrouvée morte dans la rivière. Comprenant qu’il s’agit d’Iris, il se confie à Ellen Hamilton, dont il s’est rapproché, après que la police soit venue le chercher pour l’interroger.
Un élément nous est dévoilé alors, insidieusement, qui change complètement notre point de vue sur l’histoire et nous fait comprendre la hantise de Densmore.

Une seule information, distillée comme en passant, fait basculer l’intrigue. Là où nous aurions pu lire l’histoire d’un homme accusé à tort, nous nous trouvons en présence de cette accusation possible pour des raisons radicalement différentes de ce que nous aurions pu imaginer jusque là.
En allant de Los Angeles à Phœnix, à la suite de Densmore, c’est d’un monde à l’autre que nous sommes passés. En franchissant la frontière de l’Arizona, le jeune interne d’un hôpital californien est arrivé dans un sud où les réminiscences d’un temps pas si ancien et pas vraiment révolu sont toujours prégnantes. Où les hommes n’ont pas la même valeur, où certains peuvent être sacrifiés sans remord, presque naturellement.
Dorothy Hughes, pour son ultime roman, affronte un sujet beaucoup plus social que ceux qu’elle a abordés jusqu’ici. Un thème qui est encore d’actualité de nos jours, qui fait encore la une des journaux et pour lesquels des hommes s’affrontent encore. Un sujet qui corrompt certains esprits et qui fait toujours des victimes.
L’intrigue est forte, racontée avec économie, sans fioriture. Et elle touche.

Décidément, l’œuvre de Dorothy B. Hughes est d’un intérêt indéniable. Quelques romans s’en détachent, comme Chute libre ou Un Homme dans la brume, mais l’ensemble garde une grande cohérence avec une volonté d’évoluer permanente qui ajoute encore à son intérêt. Elle a malheureusement abandonné la fiction après A jeter aux chiens pour se consacrer à sa famille puis à la critique ou la chronique d’un genre auquel elle a contribué. C’est cet aspect de son travail d’écrivain, l’étude du genre, qui lui vaudra plus tard la reconnaissance. Il serait juste de se souvenir également d’elle en tant que romancière.

Duane Swierczynski, enquête sur trois générations de Walczak

Le dixième roman de Duane Swerczynski paraît en 2016, deux ans après le précédent, Canari. Il s’intitule Revolver et son titre ne change pas en traversant l’Atlantique, quatre ans plus tard, sous la plume traductrice de Sophie Aslanides.

Stan Walczak et George W. Wildey se désaltèrent en cette chaude après-midi du 7 mai 1965. Ils sont dans un bar qui fait le coin de Fairmount et de la 17ème rue à Philadelphie. Leur indic est en retard alors, pour patienter, George glisse quelques quarters dans le juke-box. Tandis que les chansons défilent, les deux flics échangent sur leur famille, le prochain match des Phillies ou les groupes que leurs fils apprécient, puis Revolver (Payot & Rivages, 2015)rient à l’écoute de la deuxième chanson programmée. Une polka d’un groupe de North Philly d’origine polonaise, comme Stan. Quand un homme entre dans le bar, revolver à la main, leur humeur change.
Le 7 mai 1995, l’inspecteur Jim Walczak amène Cary, son fils, au coin de Fairmount et de la 17ème pour déposer un bouquet et boire une bière, une Schmidt’s, à la santé de son père et de son équipier, tombés sous les balles trente ans plus tôt.
Le 7 mai 2015, Audrey Kornbluth assiste à l’inauguration d’une plaque en mémoire de Stan Walczak, son grand-père, et de George Wildey. Elle a vingt-cinq ans, revient à Philadelphie pour la première fois depuis longtemps et croise sans réel plaisir le reste de sa famille. Ses études en criminologie la tiennent loin de là, à Houston. Un choix personnel pour couper les ponts.

Swierczynski nous mène à la suite de trois générations autour d’une même affaire, celle qui a entraîné l’assassinat de Stan et George en 1965. Pour ces eux-là, il refait le parcours qui les a amenés dans ce bar le jour fatal. Pour Jim en 1995, c’est une enquête sur un meurtre précédé d’un viol et la sortie du meurtrier de son père qui l’occupent. Quant à Audrey, ce sont les études qu’elle peine à poursuivre et certaines questions qui la préoccupent concernant le meurtre de Stan et George qui la poussent à choisir de mener l’enquête cinquante ans plus tard pour les besoins d’un devoir universitaire.
En 1965, des émeutes ont lieu et Stan voit son équipier habituel blessé alors qu’un autre flic, un noir, leur avait été adjoint, George Wildey. Le duo se forme et commence à essayer de remuer quelques histoires sombres de la ville. Jim, de son côté, mène son enquête consciencieusement tout en filant le meurtrier de son père. Audrey, hostile à se famille, s’accordant difficilement avec les épouses de ses frères, devenus tous les deux flics, s’attaque à l’enquête comme pour appliquer ce qu’elle a appris et découvre très vite des contradictions entre la version officielle et ses propres constats.
Le romancier avait déjà exploré le passé de sa ville dans Date limite, ainsi que les différentes générations d’une même famille et un mystère originel. Il avait continué à mêler différentes générations à son intrigue dans Canari.
Dans cette nouvelle fiction et, comme évolution marquante du romancier, on peut constater que l’humour n’est plus à chaque coin de page ou de réflexion, seule Audrey fait preuve d’une causticité singulièrement développée. Le dézinguage, les saillies ravageuses ne sont plus de mise. Une évolution que l’on se prend parfois à regretter. On est dans un plus grand classicisme, l’Histoire ne se prêtant visiblement pas à un tel traitement.
C’est un roman agréable que nous propose, malgré tout, le romancier. L’un de ces romans basés sur des événements prenant place à différentes époques comme on en lit parfois dans la littérature états-unienne. Un passage obligé pour certains écrivains du genre, à l’image d’Ellroy ou de Lehane. On tourne les pages avec plaisir, chaque génération ayant sa part de secrets à révéler.

L’évolution constatée ici, ainsi que les remerciements, constituent une raison supplémentaire à l’attente du prochain opus de l’auteur. Quelle empreinte personnelle Duane Swierczynski va-t-il mettre à son incursion dans cette tendance déjà explorée par quelques prédécesseurs ?

Benjamin Whitmer, Mopar Horn et Jim Cavey autour d’Old Lonesome

En 2018, il y a quelques mois, est paru le troisième roman de Benjamin Whitmer. Son titre original est Old Lonesome mais il n’a pas encore été publié outre-Atlantique. Traduit par Jacques Mailhos pour les éditions Gallmeister, il est devenu Evasion et nous arrive trois ans après le précédent, Cry Father.

Réveillon du Nouvel An dans le Colorado, 1968.

Des matons et des détenus sont chez Pearl. Ils y sont cachés, car les détenus se sont évadés et les matons sont devenus leurs prisonniers. Ils ne sont pas loin de la prison, Evasion (Gallmeister, 2018)l’évasion vient juste d’avoir lieu. Etant donné le nombre qu’ils étaient, ils se sont séparés. Il y a chez Pearl, outre Mopar, Bad News, Wesley Warrington et Mitch Howard. Il s’agit de trouver de nouvelles fringues puis de s’éloigner dans la tempête de neige qui s’est abattu sur la ville. Si possible en voiture.

Jim Cavey rentre chez lui. A pied, comme d’habitude. Il a entendu la sirène, celle qui signale les évasions mais il n’a pas changé pour autant son programme. Sa journée est finie, il rentre chez lui. Très vite, il entend une voiture dans son dos, le coupé Chrysler du directeur adjoint, Adam Bellingham. Il ne peut faire autrement que monter dans l’auto. Comme à chaque fois, tous les matons sont réquisitionnés pour la chasse à l’homme qui s’engage et Jim est sûrement le plus doué d’entre eux pour traquer. Même dans le blizzard.

L’événement mobilise d’autres personnes, deux journalistes du Rocky Mountain News, Stanley Hartford et Garrett Milligan, la cousine de Mopar, Dayton et, bien sûr, la police et les matons commandés par le directeur Jugg.

Au milieu de la tempête, les uns tentent de fuir les autres. La traque s’organise et s’annonce, comme à chaque fois, sans pitié, violente.

Le seul moyen de communication, ou presque, est la radio locale. Le directeur Jugg l’a réquisitionnée pour informer la population et guider ses troupes. Les chasseurs d’hommes ont toute latitude pour agir, avec autorisation de tirer si besoin est…

Alors qu’ils parcourent les alentours, la forêt, d’une maison à une autre, les uns et les autres se souviennent du passé plus ou moins récent, de ce qui les a amené jusque là. La météo domine tous les choix, la neige oblige à la prudence, domine les mécaniques et cloitre les gens chez eux.

C’est dans cette atmosphère que s’affrontent des hommes, on finit par se demander lesquels sont les plus sauvages, les plus meurtriers. Les évadés ne se font pas de cadeau, c’est chacun pour sa peau. Les matons ont la gâchette facile et le soutien de leur chef en cas de réaction excessive. Et la population est prête à tout pour que tout rentre dans l’ordre.

Deux hommes dénotent, Mopar Horn et Jim Cavey. Horn a été surnommé le petit Dillinger par des journalistes et a un certain soutien de la population, celui qu’il a tué n’était pas vraiment aimé, ni aimable. Il n’a pas vraiment envie de partir, de quitter cette ville qu’on ne peut jamais vraiment quitter.

Quand on ne trouve rien d’autre à faire, on roule. C’est ça, la vie, dans cette ville. On roule pour se laisser croire qu’on peut partir. On se dit qu’on pourrait juste faire tourner la grande roue et filer vers Denver, Cheyenne ou Las Vegas à n’importe quel moment. Personne ne le fait jamais. Et même si vous le faisiez, vous finiriez par revenir de toute façon.

Jim Cavey est maton sans conviction parce qu’il faut vivre. Il vit comme un paria, en marge, et n’est pas apprécié de ses collègues, trop différent, trop singulier. Il a le don de comprendre ceux qui fuient, peut-être un don qui lui vient de son enfance, de ce qu’il a subi ou de ce qu’il subi encore.

Une femme essaie de sauver Mopar, Dayton, parce qu’il est son cousin et qu’elle se sent proche de lui. Elle est en même temps proche de Cavey, de ce qu’elle comprend de lui.

Benjamin Whitmer nous offre un roman différent des deux précédents. Même si c’est à nouveau une histoire d’hommes perdus. Au milieu d’une tempête mais également parmi leurs semblables. Une histoire d’hommes qui ne sont pas à leur place parmi les autres. Cette fois, ils subissent la violence, tachant de faire avec, et voudraient juste vivre loin de la société.

Nous ne suivons l’action que le temps de la traque et de la fuite. Le temps d’une nuit, d’une tempête. Ça suffit pour nous donner une vision particulièrement pessimiste des hommes et de leurs instincts.

De nouveau, le romancier ne fait pas l’économie de la violence à fleur de peau ou enfouie en chaque homme ou presque.

Il y a toujours dans son style la recherche de la poésie, l’envie de contempler, impossible à satisfaire. Une frustration que vivent ses personnages.

Nous avons déjà lu des histoires d’évasion, chez Horace McCoy ou David Goodis, dans le blizzard, chez Craig Johnson, et celle-ci, comme les autres, a une petite musique qui ne trompe pas, celle d’un auteur.

En trois romans, Benjamin Whitmer a installé sa vision du monde, mis sur le devant de la scène les marginaux, ceux qui n’ont rien demandé et à qui la société ne laisse aucune place.

Ce monde n’est pas fait pour que vous vous en évadiez. Ce monde est fait pour tenir votre cœur captif le temps qu’il faut pour le broyer.

Il ne nous reste plus qu’à attendre les suivants.

John Le Carré, Alan Turner à la recherche de Léo Harting puis Cassidy de l’amour

Le cinquième roman de John Le Carré est publié en 1968 et s’intitule A small town in Germany. Il traverse la Manche un an plus tard, traduit par Jean Rosenthal pour les éditions Robert Laffont, sous le titre Une petite ville en Allemagne. C’est le premier dont George Smiley est complètement absent.

Un homme en suit un autre dans une ville allemande, une ville envahie par des affiches aux slogans forts, pouvant paraitre d’un autre temps. Alors qu’il est sur le point de le rattraper et après avoir été contrôlé par la police, il le voit monter dans une voiture et lui échapper.

Deux membres de l’ambassade britannique de Bonn se rendent ensemble sur leur lieu de travail. Meadowes est employé aux archives tandis que Cork est au Chiffre. Alors que leur auto est prise dans les embouteillages d’une ville qui ne semble pas adaptée à accueillir autant de monde, la conversation une-petite-ville-en-allemagne-robert-laffont-1968des deux hommes finit par ressembler à deux monologues, les pensées de Cork étant accaparées par la grossesse de sa femme et les investissements qu’il pourrait faire, dans l’acier suédois, par exemple, et Meadowes étant surtout soucieux de la disparition d’un collaborateur des archives et de plusieurs dossiers. A Londres, Alan Turner est convoqué pour partir en Allemagne rapidement, non en raison de la montée en puissance d’un mouvement qui pourrait remettre en cause la construction européenne mais bien pour remettre la main sur ce fameux Léo Harting, employé disparu de l’ambassade de Bonn et pourtant inconnu du Foreign Office.

Turner est employé au service des recherches, efficace et tenace mais peu versé dans l’empathie ou la compassion. A son arrivée à Bonn, ceci est d’ailleurs confirmé par Meadowes qui a eu déjà eu à faire à lui, en Pologne. N’étant pas libre de ses mouvements en raison de l’actualité, le mouvement de protestation mené par Karlberg prenant de l’ampleur et ciblant la Grande-Bretagne comme ennemie, notamment dans l’optique du choix de continuer dans le Marché Commun ou d’adhérer à un axe allant plutôt du côté de Moscou, Turner mène ses investigations au sein de l’ambassade même. Il échafaude divers scénarii expliquant l’évolution et la disparition de Harting, sans réussir à être convaincu par ses différentes hypothèses… Dans le même temps, il gravite dans le microcosme que constituent les employés de l’ambassade et leurs relations…

Turner prend son temps, il cherche et se triture l’esprit pour comprendre ce que Harting a bien pu faire. Il cherche et se triture l’esprit au point de se laisser parfois embarquer dans des pensées qui mélangent sa vie personnelle et ses préoccupations du moment, qui mélangent ses investigations et d’autres trahisons comme celle de sa femme, celle-ci l’ayant quitté pour un autre homme…

Turner prend son temps et tente d’avancer alors que les soucis de l’ambassade ne sont pas seulement constitués du départ d’Harting. Il y a ce fameux mouvement et les négociations en cours à Bruxelles pour la mise en place du Marché Commun. L’ambassade ne semble par forcément heureuse de la présence de Turner, une présence leur rappelant le faux-pas et l’erreur commise. Elle ne semble pas disposée à favoriser son enquête, soucieuse qu’elle est d’offrir une image positive, et le désistement d’un de ses employés pourrait nuire à cette image…

Turner avance donc dans un monde hostile qu’il contribue à rendre encore plus méfiant par son comportement parfois très limite, voire agressif. Sans pitié. Un comportement qui finit d’ailleurs par ressembler à de l’insubordination obligé qu’il est de désobéir pour progresser…

En même temps qu’une enquête haletante, captivante, Le Carré nous brosse le portrait d’une époque sur le fil. La Guerre Froide remettant en cause les alliances et les orientations des gouvernements et des peuples. Le Mouvement de Karlberg rappelle de mauvais souvenirs, ressemblant à un autre mouvement populaire qui a sévi quelques années plus tôt en Allemagne.

Harting et ses motivations semblent insaisissables dans ce contexte, Turner devant s’enfoncer dans les tréfonds d’une ambassade peu coopérative, devant également fouiller dans une histoire encore très récente, trop proche. Il avance dans des suppositions qu’il échafaude et qui ressemblent tellement à des cauchemars… un cauchemar qui au final pourrait être bien édulcoré en regard de la réalité…

C’est un roman original, différent de ceux qu’il nous avait proposé jusque là, instillant une angoisse plus sourde. Une variation autour de l’espionnage que j’ai trouvée agréable et intéressante… Au contraire du suivant.

Trois ans plus tard, un nouveau roman de Le Carré est sur les gondoles des librairies. Il s’intitule The naive and sentimental lover et est publié par un nouvel éditeur, Hodder et Staughton. Comme pour le précédent, il nous arrive l’année suivante, traduit par Jean Rosenthal, sous le titre d’Un amant naïf et sentimental. Et c’est un roman surprenant au regard de la bibliographie de l’écrivain, un roman qui détone. Un roman, comme d’autres à venir, ayant une forte connotation personnelle, autobiographique, pour celui-ci, il s’agit de son divorce et du lien qu’il a tissé ensuite avec un couple.

Un homme roule dans la campagne anglaise. Il cherche son chemin, s’aventurant sur un territoire qui lui est peu familier mais qui l’attire, bien à l’abri de sa puissante et confortable automobile. Il arpente ces routes de campagne pour y trouver la maison qu’il convoite, un manoir bien caché dans cet endroit reculé. Alors qu’il enfile ces routes, son esprit vagabonde, vers son couple ou porté par son imagination. Il s’y voit déjà.

Alors qu’il parvient enfin à destination, entre chien et loup, ses pensées s’envolent de plus belle. Il se rêve en maître des lieux, de cette vaste propriétéun-amant-naif-et-sentimental-robert-laffont-1971 et de cette demeure imposante. Il est bientôt surpris de constater que l’endroit est encore habité. Les héritiers n’ont pas complètement déserté la bâtisse. C’est d’abord un homme qui vient à sa rencontre puis qui l’invite à entrer. A l’intérieur, une femme lui apparaît dans le plus simple appareil avant de disparaître. Le couple excentrique le fascine. Il l’imagine modelé par des années de noblesse puis comprend que ce sont des occupants sans autorisation. Des squatteurs avant l’heure.

Ils partent pour une soirée de beuverie. Cassidy découvre un peu plus Helen et Shamus. Lui auteur ayant commis un livre marquant quelques années plus tôt, elle l’ayant épousé. Ils ont renoncé aux possessions et se sont effacés du monde, allant jusqu’à passer pour mort. Après leur virée, Cassidy reprend le cours de son existence. Une existence réussie, professionnellement parlant. Mais il ne voit plus sa vie du même œil, un grain de sable est entré dans la mécanique bien huilée de son existence. Un grain de sable qui amplifie son insatisfaction quant à sa vie privée.

Coincée dans une vie conjugale peu réjouissante, Cassidy se prend à rêver. Il finit, lors d’un déplacement à Paris, par reprendre contact avec Shamus et l’y inviter. Ils se rapprochent alors l’un de l’autre et partent à l’aventure.

C’est un roman décomplexé que nous offre Le Carré, celui d’une époque qui va bientôt mettre en avant l’amour libre et celui de la liberté. Cassidy se débarrasse des chaînes qui le maintiennent prisonnier d’un train-train devenu ennuyeux depuis qu’il n’invente plus comme il a pu le faire précédemment.

C’est un roman déroutant, auquel il faut s’accrocher tellement il offre peu de prise, se laissant vagabonder comme ses personnages. Une histoire qui pourrait nous perdre en chemin… et qui m’a perdu. J’en reprendrai peut-être la lecture plus tard mais je l’ai mis de côté, ne parvenant à y trouver un intérêt.

Décidément, quand Le Carré s’éloigne de l’espionnage, il ne réussit pas à me convaincre.

Heureusement pour le lecteur que je suis, deux ans plus tard il revient du côté de ce genre qui semble lui convenir à merveille, avec une nouvelle réussite, La taupe, une intrigue brodant de nouveau autour d’un épisode de la vie du romancier.

John Le Carré, Avery, Haldane et Leiser en mission pour le Service

En 1965 paraît le quatrième roman de John Le Carré, The Looking-Glass War. Après le succès du précédent, paru deux ans plus tôt, il marque un changement d’éditeur pour l’écrivain, passant de Gollancz à William Heinemann. Changement d’éditeur qui se répercute de ce côté-ci de la Manche, de Gallimard à Robert Laffont. Le traducteur attitré de Le Carré devient alors Jean Rosenthal, le roman devenant chez nous Le miroir aux espions, la même année que sa publication britannique. Il s’agit du roman de la confirmation, car, cette fois, l’écrivain est attendu. Pour cela, Le Carré retrouve l’univers qui a fait son succès, celui de l’espionnage, un espionnage feutré, risqué, sans gadget, reposant essentiellement sur des hommes en perpétuel doute. Ne pouvant que difficilement avoir confiance dans leurs semblables, à peine en eux-mêmes.

Dans un aéroport enneigé de Scandinavie, un homme attend. Il est le seul à savoir que l’avion qui doit atterrir, le prochain, le dernier de la journée, aura du retard. Il est le seul à connaître la véritable raison de ce retard, la non-officielle, celle qui ne sera pas annoncée parce que même la compagnie le-miroir-aux-espions-robert-laffont-1965dont il fait partie n’en sait rien. Taylor, c’est son nom, passe du bar à la salle d’attente puis au bar, éclusant un peu trop de Steinhäger, boisson locale qu’il commence à trouver à son goût. L’avion atterrit finalement alors que la météo est à la limite de l’en empêcher… Taylor est le dernier au bar, les personnes qu’il côtoyait jusque là ayant récupéré ceux pour lesquels ils étaient venus. Le pilote finit par se montrer et glisser sans discrétion une pellicule dans la poche de l’agent anglais contre l’enveloppe que celui-ci lui tend… Ce procédé ne correspond en rien à ce qu’on avait expliqué à Taylor, courrier habituellement officiel entre ambassades, exceptionnellement employé dans une mission secrète. L’absence de discrétion s’explique principalement par l’énervement du pilote qui, pour prendre les photos d’un site ayant éveillé les soupçons, a dû dérouter son appareil et a été pris en chasse par des avions du même nom… Il jure qu’on ne l’y reprendra plus.

Taylor quitte l’aéroport avec en poche le but de sa mission et regagne son hôtel à pied, les taxis ayant déserté les lieux, le trafic étant interrompu pour la nuit. Taylor regagne son hôtel et il est renversé en route, n’ayant pas entendu une voiture derrière lui. Son existence s’achève ainsi et la pellicule tombe de sa poche, roulant dans le champ qui a recueilli son dernier souffle.

A Londres, c’est l’émoi dans le Service. Leclerc, son directeur, a rappelé en urgence John Avery, son secrétaire et principal assistant. Il l’envoie récupérer le corps tandis qu’il mène des négociations de son côté. Des négociations avec le ministère dont le Service dépend… C’est que le Service, équivalent militaire du Cirque, supplanté par ce dernier dans l’esprit du gouvernement, voit là une opportunité de regagner en reconnaissance et en financement. La mission pour laquelle Taylor avait été enrôlé consistant à confirmer les soupçons de l’installation d’une base lance-missile dans le nord de l’Allemagne de l’Est. La mort de Taylor constitue une preuve qu’il y a bien quelque chose qu’on cherche à cacher…

Tandis qu’Avery revient en ayant fait chou blanc, la pellicule demeurant introuvable, il découvre le Service en pleine effervescence, en pleine résurrection. Leclerc a de nouveau de la motivation, il a obtenu des crédits et Haldane, jusqu’ici responsable de la documentation, épaulé d’Avery vont avoir en charge la formation d’un agent qui va s’introduire en Allemagne de l’Est afin d’obtenir la confirmation de ce que tous les indices tendent à faire penser, une affaire des missiles européenne après celle qui s’est déroulée à Cuba…

John Le Carré nous décrit trois missions, deux échecs qui mènent à en monter une troisième qu’il nous décrit en détail, du recrutement à son déroulement en s’attardant sur la formation et les soucis logistiques auxquels est confronté le Service, n’ayant plus l’habitude de ce type d’action.

Le recruté est un homme ayant travaillé pour l’Angleterre pendant la guerre, un polonais maîtrisant parfaitement la langue germanique et familier des missions d’infiltration. Mais c’était des années plus tôt et la technologie a évolué, tout comme l’affrontement s’est modifié. Pour obtenir la certitude de la présence de fusées au sud de Rostock, il faut passer la frontière, barbelée et surveillée, se fondre dans la population et communiquer ses découvertes. Vérification nécessaire puisque les soupçons reposent jusque là sur des témoignages indirects et des clichés flous obligeant à une certaine imagination… mais les indices concordent et Leclerc est trop impatient de se lancer de nouveau dans l’action.

Des rumeurs, une hypothèse, une intuition que l’on suit ; c’est facile d’oublier ce que c’est que le renseignement : une question de chance et de réflexion. De temps en temps une aubaine, de temps en temps un coup sensationnel. Parfois, on tombait sur une histoire comme ça : ça pouvait être très important, ça pouvait n’être qu’une ombre.

Le Carré nous invite à sa suite, décrivant un service encore imprégné des méthodes qui ont fait leur preuve en temps de guerre mais la guerre a changé et certaines méthodes se sont éventées. Le Service joue là-dessus pour déjoué les nouvelles habitudes mises en place et profiter de la vulgarisation d’objets de pointes dans les décennies précédentes.

Le Cirque est sollicité et sa curiosité titillée… Control et Smiley aident le Service sans savoir de quoi il retourne… Restant en lisière, à la bordure de l’intrigue. Dans un second plan qui garde son importance. Comme pour L’espion qui venait du froid, le second plan, ce qui agissent en sous-main, que l’on ne voit pas et qui sont seulement évoqués, restent présents à l’esprit de tous, lecteurs et personnages… et manipulent ?

Avery, le bleu de service, apporte une touche d’humanité à un monde qui veut s’en défier. Qui veut ne rien éprouver… sans y parvenir parfaitement.

C’est, au final, un livre prenant, intriguant, qui prend son temps. Décrivant une mission sous un angle différent du précédent, là où L’espion qui venait du froid adoptait le point de vue de l’agent en mission, cette fois, il multiplie les points de vue et privilégie celui des commanditaires, Leclerc et ceux à qui il confie la supervision, Haldane et Avery. Il n’est peut-être pas au niveau de son prédécesseur, l’effet de nouveauté, de surprise ne jouant plus, mais il reste d’une grande qualité et glaçant. Comme le monde qu’il décrit.

Le roman suivant arrive trois ans plus tard et renouvelle l’œuvre de Le Carré, il s’intitule Une petite ville en Allemagne.

John Le Carré, Leamas et Mundt

Le troisième roman de John Le Carré est publié en 1963, un an après Chandelles noires, chez Victor Gollancz & Pan, il s’intitule The spy who came in from the cold. Il est traduit l’année suivante par Marcel Duhamel et Henri Robillot pour Gallimard. Publié hors collection, il s’intitule L’espion qui venait du froid. Avec ce roman, Smiley passe au rang de figurant, évoqué en creux, dans les conversations, à peine croisé, même s’il semble être de retour dans le service, exerçant toujours dans l’ombre, influent et manipulateur…

Berlin, un poste frontière aux abords du tout récent mur érigé entre l’est et l’ouest. Leamas attend dans la guérite des gardes-frontière ouest-allemands. C’est un agent de l’Intelligence Service et son contact à l’est, son atout majeur, Karl Riemeck, s’apprête à passer la frontière, il est grillé et lespion-qui-venait-du-froid-gallimard-1963Mundt est à ses trousses. C’est d’abord une femme à bord d’une auto qui se présente, elle passe sans encombre, il s’agit de la maîtresse de Karl. Puis vient le tour de ce dernier, il est à vélo et, alors qu’il a franchi le poste frontière est-allemand, il est soudain pris en chasse et abattu… Le réseau que Leamas était parvenu à monter à l’est vient de connaître son ultime disparition, réduit à néant.

Il se savait rayé des listes, inéluctablement. Il lui faudrait désormais s’accommoder de ce fait et continuer à vivre comme un cancéreux ou un prisonnier. Nul effort de sa part n’arriverait à combler le fossé qui coupait sa vie. Mais Leamas affrontait l’échec comme il affronterait probablement la mort quelque jour, avec l’amertume d’un cynique et le courage d’un solitaire.

Leamas doit abandonner Berlin pour Londres où Control, le directeur de l’Intelligence Service, l’attend pour son rapport. Mais leur entretien prend une tournure inattendue, en effet, Control soutient le désir de vengeance de Leamas vis-à-vis de Mundt, croisé déjà dans L’appel du mort, et il lui propose une mission qui pourra faire tomber leur ennemi d’Allemagne de l’Est.

On assiste alors à la mise au rencart de Leamas, à sa déchéance, sa descente dans l’alcool et la société. Après avoir été mis au placard dans un service sans intérêt pour lui, Leamas quitte le Cirque et vivote. Tout cela est rendu d’autant plus vraisemblable que contrairement à ses collègues, Leamas n’est pas issu des meilleures écoles ni d’un milieu protégé. De petit boulot en recherche d’emploi, d’une bouteille à l’autre, il échoue dans une bibliothèque où il rencontre Liz, sympathisante communiste, qui devient sa maîtresse, mais sa descente n’est pas finie. Alors qu’il demande un crédit à son épicier qui le lui refuse, la réaction de Leamas est violente et l’envoie en prison pour quelques semaines… A sa sortie, un homme le suit, un homme qui l’a déjà croisé à Berlin. Même si Leamas ne se souvient pas de lui, il accepte l’invitation à manger de son suiveur, un dénommé Ashe, et s’amuse devant son manque de professionnalisme pour le recruter… Car il s’agit bien de le recruter pour lui acheter ce qu’il sait. Après qu’il ait joué le mauvais coucheur sans toutefois cacher son intérêt pour une éventuelle proposition, il passe de son recruteur à un homme plus aguerri, Sam Kiever, pour finalement s’envoler vers l’est après être passé par les Pays-Bas. Leamas gravit les échelons de la hiérarchie est-allemande au fur et à mesure qu’il voyage. Les informations qu’il a données, sans croire lui-même à ce qu’elles pourraient impliquer, à leur importance, semblent en effet particulièrement intéressantes, sous-entendant la présence d’un agent-double dans les services de contre-espionnage est-allemand… Leamas, adoptant toujours le profil de celui qui ne croit pas aux déductions de son interlocuteur, Fiedler, voit l’étau se resserrer autour de Mundt, devenu chef de l’espionnage est-allemand…

John Le Carré nous entraîne, dans cette histoire directe et prenante, à la suite d’un agent qui connait les ficelles de son métier, un agent ayant fait ses preuves et dont les pensées nous sont petit à petit dévoilées. Nous le voyons d’abord plonger dans une certaine déchéance, un certain abandon, un renoncement, pour mieux devenir la proie des agents d’en face. Ensuite, au fur et à mesure de ses aveux, nous pénétrons son esprit et comprenons que tout ce qu’il avoue et raconte fait partie d’un plan établi, construit avec Control. Le seul élément qui échappe à l’intrigue proprement dite est la liaison de Leamas avec Liz et les projets qu’ils forment chacun de leur côté. Une part d’humanité qui surnage. Nous sommes dans un monde de faux-semblant, où il faut affirmer le contraire de ce que l’on veut faire croire pour parvenir à ses fins. Où pour piéger l’adversaire, il faut lui faire croire qu’il a un coup d’avance, ou que son recul, sa vue d’ensemble, lui permettent des déductions inaccessibles à celui qui ne possède qu’une partie de l’équation… Un jeu de dupes, mené sur la corde raide, avec un maximum de risques…

L’homme qui tient un rôle, non pas aux yeux des autres, mais vis-à-vis de lui-même, encourt des dangers psychologiques évidents. En soi, la pratique du mensonge n’a rien de particulièrement éprouvant ; c’est une question d’habitude professionnelle, une ressource que la plupart des gens peuvent acquérir. Mais alors que l’aigrefin, l’acteur de théâtre ou le joueur professionnel peuvent rejoindre les rangs de leurs admirateurs après la représentation, l’agent secret, lui, ne peut se payer le luxe de la détente. Pour lui, l’imposture est avant tout de l’autodéfense. Il doit se protéger non seulement de dangers extérieurs, mais aussi du dedans, et contre les plus naturelles des impulsions ; bien qu’il gagne parfois des fortunes, son rôle peut lui interdire l’achat d’un rasoir. Erudit, il peut se voir astreint à ne prononcer que des banalités. Mari et père de famille dévoué, il lui faut, en toute circonstance, refréner son envie de se confier aux siens.

C’est un roman prenant, un roman qui captive et pousse à tourner les pages écrites d’une écriture fluide, précise, entraînante. C’est tellement bien raconté que l’on a également l’impression de posséder un coup d’avance sur les uns et les autres, que le suspens et les luttes nous sont annoncés avant qu’ils ne frappent les protagonistes. Un roman qui joue avec notre intelligence tout en nous décrivant un monde plutôt froid, où la vie des hommes de l’ombre n’a au final pas une grande importance, où la véritable importance est ce que l’on parvient à faire croire à l’ennemi pour garder de l’avance sur lui…

Avec ce roman, Le Carré assoit sa notoriété.

Grâce à cette œuvre de référence, cette œuvre-phare dans sa bibliographie, il va par la suite pouvoir devenir écrivain à plein temps.

Son roman suivant paraît deux ans plus tard, il s’agit du Miroir aux espions.

John Le Carré, George Smiley à l’école de Carne

En 1962, John Le Carré voit son deuxième roman publié, il s’agit de A murder of quality. Titre qui fleure bon le roman policier anglais classique. En traversant la Manche, il devient Chandelles noires après être passé par la traduction de Maurice Rambaud et Marcel Duhamel et, comme pour le précédent, il paraît dans la collection “Panique” de Gallimard. Pour ce deuxième roman, Le Carré, après avoir évoqué l’un des aspects de son expérience professionnelle avec l’espionnage dans le premier, L’appel du mort, en aborde un autre, celui de l’enseignement.

L’école de Carne est une école privée comme on les imagine en Angleterre. Une école destinée à l’élite de la société, celle qui peut se la payer, située dans un village isolé et constituant à elle seule une micro-communauté avec ses usages bien particuliers. Après avoir assisté à un dîner donné par l’un chandelles-noires-gallimard-1962de ses professeurs, Terence Fielding, pour l’un de ses collègues et son épouse, les Hecht, nous retournons à Londres. Miss Brimley, rédactrice en chef de l’hebdomadaire La voix chrétienne, y reçoit une lettre d’une femme appartenant à une des familles abonnées depuis les débuts du périodique, il s’agit de Stella Rode, épouse d’un professeur de l’école de Carne et accusant ce dernier de vouloir la tuer… Brimley, quelque peu alarmée, décide de faire appel à une vieille connaissance, un homme avec lequel elle avait travaillé pendant la seconde guerre mondiale, quand elle collaborait à l’Intelligence Service. Cet homme, c’est George Smiley, retiré lui aussi des services secrets depuis L’appel du mort.

Après avoir lu la lettre de Stella Rode, Smiley décide de s’informer sur la situation en contactant un professeur qu’il connait à Carne, le frère d’un membre de cette équipe qu’il a dirigée au cours de la guerre précédente, Fielding. Grâce à cet appel, il apprend le décès de Stella Rode, retrouvée morte après un dîner chez Fielding…

Smiley, qui n’a plus guère d’occupation, prend la décision de se rendre à Carne pour en savoir plus sur cette affaire. Il y mène son enquête en collaboration avec la police du lieu et, en l’occurrence, l’inspecteur Rigby. Au gré des rencontres et des discussions, une image de la victime se précise, celle d’une femme active dans les associations de charité mais peu intégrée à la communauté de l’école. Une femme victime d’un meurtre violent dont bien des aspects restent étranges, inexpliqués. Notamment la fuite de l’assassin…

Au gré des discussions et des rencontres, on retrouve Smiley tel qu’on l’avait découvert dans l’opus précédent, circonspect, dont la physionomie n’a rien d’impressionnant et faisant même à l’occasion l’objet de la risée de ses semblables en raison de ses déboires matrimoniaux… Smiley n’impressionne pas, ce qui lui permet de devenir insistant à l’occasion, de fouiner sans pour autant attirer l’attention des uns et des autres. Il cherche à se construire une vision la plus claire possible de la situation…

Avec ce deuxième roman, tâtonnant, se cherchant encore, Le Carré se coltine avec le roman policier traditionnel, le roman à énigme historiquement attaché à la littérature de son pays. Comme un passage obligé. Il nous offre un roman loin de l’univers pour lequel il sera par la suite renommé et dans lequel il avait pourtant paru à son aise pour son entrée en littérature. Peut-être à cause de cet éloignement, on le sent gêné aux entournures, pas complètement à l’aise, cherchant un rythme qu’il ne trouve pas. Il y était pourtant parvenu dans le précédent.

Dans le même temps, il en profite pour régler quelques comptes, ou dézinguer un microcosme qu’il a fréquenté. Peut-être sa véritable motivation pour écrire cette fiction. Les professeurs des écoles privées en prennent pour leur grade, présentés comme élitistes et tenants d’un traditionalisme peu en prise avec une société en grande évolution.

Carne n’est pas une école. C’est un hospice pour lépreux de l’esprit. Les premiers symptômes se manifestent quand nous débarquons de l’Université ; une gangrène progressive de nos extrémités intellectuelles. Jour après jour, nos cerveaux meurent, notre intellect s’atrophie et pourrit. Chacun guette les progrès du mal chez les autres, dans l’espoir de les oublier en soi-même.

Au final, dans un style précis et classique, l’écrivain nous a offert une récréation dans son œuvre naissante, une intrigue un peu empesée, laborieuse, pas vraiment prenante, et une atmosphère dans laquelle on commence à discerner quelques aspects bien particuliers, en cherchant bien, de ces aspects caractéristiques qui feront de lui un auteur. A commencer par son exploration du personnage de George Smiley. Mais l’intrigue et le genre qu’il a choisi ici ne lui conviennent pas, de toute évidence. Il va d’ailleurs y renoncer et même devenir hésitant sur la place de Smiley dans son œuvre. Avant de le remettre au premier plan.

Pour asseoir et affirmer ce que son premier roman avait laissé pressentir, John Le Carré va retourner du côté de l’espionnage, confirmant de manière magistrale qu’il s’agit bien là de son univers, avec L’espion qui venait du froid.

John Le Carré, George Smiley et la mort de Fennan

En 1961, le premier roman signé John Le Carré est publié par Victor Gallancz. Il s’intitule Call for the dead. Il traverse la Manche rapidement puisqu’il est traduit par Catherine Grégoire et Marcel Duhamel en 1963 sous un titre à la signification légèrement décalée par rapport à l’original, L’appel du mort. Il paraît dans la collection “Panique” de Gallimard. Dès ce premier roman apparaît George Smiley, le personnage récurrent du romancier.

George Smiley est un homme seul, sa femme, Lady Ann Sercomb, l’a quitté pour un champion automobile cubain. C’est un homme seul à qui il ne reste que son métier, sa compétence y est reconnue puisqu’il est maintenant un ancien dans cette profession, celle d’agent secret. Recruté en 1928, il a lappel-du-mort-gallimard-1961sévi avant puis pendant la guerre dans cette fonction qui en était à ses balbutiements. Il a ensuite quitté la profession pour se replonger dans ce qui était sa spécialité, la littérature allemande du XVIIème siècle, à Oxford. Après le départ de sa femme, il fut de nouveau sollicité pour reprendre le collier et exercer désormais à Londres, fini les voyages et les couvertures.

En ce mercredi 4 janvier, en pleine nuit, il vient d’être appelé par le conseiller Maston pour une affaire sur laquelle il va devoir enquêter. Samuel Fennan vient, selon toute apparence, de se suicider. Fennan est un employé du Foreign Office que Smiley venait de rencontrer dans le cadre d’une dénonciation anonyme. Cette dénonciation, son appartenance au parti communiste alors qu’il était étudiant, étant dénuée d’intérêt, Smiley l’avait rencontré pour le rassurer, rien ne serait retenu contre lui et il pourrait continuer à exercer son métier… C’était le lundi et voilà qu’il s’est suicidé le lendemain en invoquant dans sa lettre d’adieu sa rencontre avec Smiley et la peur qu’il en avait ressenti… Smiley se rend donc sur place pour s’entretenir avec sa veuve qui confirme ce que Fennan a raconté dans sa lettre, sa rencontre avec lui l’avait inquiété. Alors qu’il s’apprête à repartir, Smiley prend l’appel téléphonique qui retentit, pensant qu’il lui est destiné… Mais il s’agit en fait d’un appel destiné à Fennan, un rappel qu’il avait sollicité la veille afin de ne pas oublier une chose importante. Le fameux appel du titre original, conséquence d’un autre appel, celui du titre français… Cette demande de Fennan remet en cause la thèse du suicide et Smiley est embarqué dans une affaire bien plus compliquée qu’il ne le soupçonnait…

Etant donnés les doutes qui pèsent sur lui et les réticences de son patron quant à la direction que prend son enquête, Smiley décide de démissionner et de mener ses investigations comme bon lui semble. Il va le faire avec l’aide d’un policier sur le point de partir à la retraite, Mendel. Tous deux se trouvent aux prises avec une intrigue aux répercutions surprenantes, une affaire d’espionnage et de contre-espionnage, impliquant les allemands de l’est et leur mission de l’Acier, une officine abritant en fait une service d’espionnage, dirigée par un ancien collaborateur de Smiley, Dieter Frey, et employant un homme prêt à tout, un certain Mundt…

C’est une histoire pleine de rebondissements mais portant avant tout sur la réflexion du personnage central, sa volonté de comprendre les tenants et les aboutissants de l’affaire sur laquelle il enquête. Smiley n’est pas épargné, hospitalisé après une agression et commençant à redouter ce Mundt. Il redoute également la confrontation avec Dieter Frey, un homme qu’il a appris à apprécier mais que les circonstances politiques et les conséquences de la deuxième guerre mondiale ont placé dans le camp opposé. Smiley, se maintenant en retrait, doute et ne veut pas qu’une erreur d’interprétation l’éloigne de la vérité…

C’est une intrigue pleine de rebondissements et dans laquelle la violence devient incontrôlable. Effrayante. Seule solution pour des hommes aux abois et au service d’une raison qu’ils ont placée bien au dessus de leur vie de mortels. Une raison qui évolue avec la société de l’époque.

Après cette première apparition, particulièrement convaincante, Smiley et John Le Carré reviennent l’année suivante avec Chandelles noires.