Misa Yamamura, Chisako et le retour de Natsuhiko des Etats-Unis

En 1976, un an après l’autre roman traduit de Misa Yamamura, Des cercueils trop fleuris, paraît Kuro no kanjosen. Il est traduit 1992 par Jean-Christian Bouvier sous le titre La Ronde noire.

Chisako Tanaka, s’inquiétant de ne plus avoir autant de nouvelles qu’au début de la part de son fiancé, Natsuhiko, parti aux Etats-Unis pour deux ans, décide de s’envoler pour New York. Alors qu’elle sort de l’aéroport pour l’attendre, elle l’aperçoit garant une voiture avec une passagère. Ils discutent quelques instants avant de se séparer. Chisako rejoint Natsuhiko en décidant de ne pas lui dire ce qu’elle a vu. Ils passent une semaine agréable même si elle sent qu’il a changé et, parmi ces changements, elle est très surprise de constater qu’il ne veut plus parler de Harlem et de la condition des noirs aux Etats-Unis, sujet qui le passionnait pourtant auparavant et l’une des raisons pour lesquelles il avait entrepris son voyage d’étude.
A son retour, six mois plus tard, elle l’attend depuis la plateforme de l’aérogare pour le voir descendre de son avion. Et encore une fois, une femme en rouge n’est pas loin de lui, lui donnant une petite tape sur l’épaule quand ils débarquent avant de s’installer à une place éloignée de la sienne. La jalousie de Natsuhiko se réveille. Mais dans les jours qui suivent elle retrouve Natsuhiko et leurs échanges sont de nouveau tendres.
Quelques semaines après le retour de son fiancé, il l’emmène avec lui lors d’un séminaire auquel il s’est inscrit. Alors qu’ils partagent quelques moments agréables loin de leur quotidien, le chef du département de Natsuhiko est retrouvé assassiné dans son appartement. Lors de son enquête, la police en arrive à la conclusion que celui à qui le crime profite le plus est justement Natsuhiko puisqu’il va bénéficier d’une promotion à laquelle il ne pouvait rêver avant une dizaine d’années, du fait des choix de son chef de département. Mais son alibi est inattaquable, il était loin au moment du meurtre et Chisako n’a qu’à peine le temps de se laisser envahir par l’angoisse.
Quelques semaines plus tard, la patronne d’un club de Tokyo est assassinée. Les témoignages concordent et celle que l’on pourrait soupçonner en premier, celle à qui le crime profite le plus, possède un alibi en béton, un séjour aux sports d’hiver. En apercevant sa photo dans un magazine conservé par Natsuhiko, Chisako reconnaît la femme aperçut deux fois avec lui et sa jalousie renaît. Elle décide de se rendre à Tokyo pour comprendre ce qu’il en est exactement. Dans la capitale, elle contacte un journaliste pour en savoir plus sur celle qu’elle soupçonne d’une liaison avec son fiancé et ensemble, ils commencent une enquête.

Sous la plume de Yamamura, Chisako mène l’enquête. Elle n’est pas encore mariée à Natsuhiko et les doutes surviennent. La jalousie, l’incompréhension puis la crainte qu’il ne se soit livré à des actes criminels. Bien que réservée et s’apprêtant à quitter son métier au moment du mariage, comme il se doit, elle prend les choses en main et veut se rassurer, être sûre qu’elle se trompe… Elle embarque même le jeune journaliste dans ses recherches.
Pendant ce temps les différentes enquêtes sont menées par des policiers, dans des commissariats différents.
Misa Yamamura nous propose là un roman policier classique, avec enquête et meurtres. Mais elle nous propose également, comme pour son roman précédent, l’autre traduit dans notre langue, un portrait de certaines mœurs de son époque et de sa société. La romancière nous offre également une vision de Kyoto, sa ville, qui enrichit celle que nous avions déjà depuis Des Cercueils trop fleuris. Et cela au moyen d’une narration qui alterne les points de vue et d’un style précis et maîtrisé, d’après ce que la traduction nous en montre. Tout cela par le biais d’une intrigue particulièrement bien construite.

C’est, de nouveau, un bon moment de lecture que nous offre la romancière aux nombreux romans, dont seulement deux ont été traduits pour nous.
Il nous reste décidément encore pas mal de choses à découvrir du côté du pays du soleil levant.

Misa Yamamura, Ichiro et la fille du vice-président mènent l’enquête en plein ikebana

C’est en 1975 que paraît le premier des romans de Misa Yamamura à être traduit en français par Jean-Christian Bouvier pour les éditions Picquier. Il s’intitule Des cercueils trop fleuris et nous arrive en 1993. Il s’agit de la première apparition de Catherine Turner et d’Ichiro Hamaguchi qui vont ensuite revenir dans trente-huit des ouvrages de la romancière.

Le vice-président des Etats-Unis atterrit à Tokyo pour une visite officielle de quelques jours. Il est accompagné de sa fille unique, Catherine, venue découvrir le Japon et plus particulièrement l’un de ses arts traditionnels, l’ikebana. Pour en savoir un peu plus sur cette façon d’“arranger les fleurs”, elle restera après le départ de son père et doit, dans un premier temps, choisir l’école qui lui apprendra les subtilités de cet art. Pendant tout le temps de sa présence, un jeune homme ayant étudié aux Etats-Unis, Ichiro Hamaguchi, neveu du ministre des affaires étrangères, a été choisi pour l’accompagner.
Trois écoles, Higashiryu, Kyoryu et Shinryu, les plus importantes, sont présentées à Catherine Turner. C’est parmi elles qu’elle devra faire son choix. Mais, après les avoir écoutées et assisté à une démonstration de leur part, elle exprime le désir de rencontrer Maiko Ogawa dont elle a vu l’exposition à New York récemment et qui lui a donné envie d’en savoir plus sur cette tradition ancestrale. Seulement, cette dernière s’avère difficile à trouver. Absente de son appartement depuis quelques jours, elle n’y fait que des passages éclairs. Il faut dire que sa situation n’est pas simple, comme l’apprend Ichiro auprès de Nakazawa, journaliste dont le magazine a récemment publié un article de la jeune femme, très critique envers l’organisation traditionnelle très rigide des écoles d’ikebana, article très mal perçu par celles-ci et notamment celle dont elle dépend, Higashiryu. Ichiro finit par apprendre que Maiko Ogawa et cette dernière auraient passé un accord, une promotion contre l’arrêt des critiques. Malheureusement, il ne pourra en avoir confirmation puisque le corps de l’artiste florale est retrouvé dans l’enceinte d’un temple de Kyoto. Elle a été empoisonnée.
C’est une nouvelle affaire qui tombe sur les bras de la police de la ville, et plus particulièrement du commissaire Kariya, déjà empêtrée dans une autre, celle de pétards ayant explosé non loin du cortège du vice-président lorsque celui-ci visitait la ville.

Yamamura nous décrit le monde impitoyable de l’ikebana. La lutte de pouvoir qui le ronge du fait de son importance financière et politique. Elle le fait de manière très documentée, nous permettant ainsi de connaître un pan de la culture japonaise.
Elle imagine une intrigue et une énigme particulièrement élaborée. L’ikebana ne servant pas seulement de fond à l’histoire mais en imprégnant chaque événement, chaque rebondissement, chaque personnage. En dehors de ceux qui mènent l’enquête et découvrent cet univers.
Les personnages sont brossés rapidement, suffisamment décrits pour que nous les connaissions mais pas trop pour que cela ne nous sorte de l’histoire. Car c’est la résolution de l’énigme qui prime. Les deux personnages principaux gagnant en profondeur au fur et à mesure que leur motivation s’intensifie, que leur complicité s’affirme et leur envie de prendre des risques également. Ils mènent l’enquête selon leur bon vouloir, empêcher la fille du vice-président des Etats-Unis de faire ce qu’elle veut n’étant pas facile pour la police et les autorités nippones, un incident diplomatique étant si vite arrivé.
Même s’il y a meurtre, le ton reste léger pour ce qui concerne Catherine et Ichiro qui ressentent là avant tout un défi intellectuel même si, à partir d’un moment, le danger est prégnant.
Le commissaire Kariya ne voit d’ailleurs pas d’un mauvais œil l’aide extérieur qu’apporte le duo, toute idée étant bonne à prendre pour une police un peu débordée par une mise en scène particulièrement élaborée.

On prend plaisir à lire cette intrigue bien construite et au ton agréable. La prise de recul due à l’implication d’une étrangère permet de mieux comprendre ce qui se passe et de ne pas avoir l’impression d’être seul face à une tradition qui nous échappe.
Le roman suivant de Misa Yamamura est également traduit en français, il s’agit de La Ronde noire à l’intrigue une nouvelle fois très élaborée.

William McIlvanney, Jack Laidlaw et la disparition de la fille de Bud Lawson

En 1977, deux ans après Docherty, son premier roman traduit en français, McIlvanney voit publié le premier opus d’une série ayant pour personnage récurrent l’inspecteur Jack Laidlaw et tout simplement intitulé Laidlaw. Il nous arrive six ans plus tard sous le même titre, traduit par Jan Dusay.

 

Un homme court. Il sait que c’est le meilleur moyen d’être repéré mais il court, il ne peut faire autrement. Il doit fuir, trouver un endroit où se cacher. Il finit par dénicher ce qu’il cherche, une maison abandonnée dans une ruelle discrète. Il fuit sans pouvoir se défaire des images qui le hantent, un accès de violence qui l’a fait basculer.

Laidlaw ressasse des idées noires dans son bureau du commissariat, aux petites heures d’un dimanche matin. Ayant besoin de se sortir ces sales pensées de l’esprit, il accepte de recevoir Bud Lawson, un habitué, un sanguin en proie à des colères répétées. Bud Lawson n’est pas là pour les raisons habituelles mais pour signaler la disparition de sa fille, Jennifer. Majeure, elle n’est pas rentrée de sa sortie de la veille, elle qui ne découche jamais. Son père est inquiet et, après avoir tourné en ville, il n’a pas eu d’autre inspiration que de débarquer au commissariat pour signaler l’objet de ses tourments. Il n’en ressort pas soulagé, Laidlaw lui ayant fait comprendre que dans l’état des choses, il ne pouvait rien faire, sa fille étant majeure… Mais Laidlaw, une fois le père parti, donne tout de même l’ordre d’être attentif à la moindre information susceptible d’être en rapport avec cette disparition, la détresse de Lawson l’ayant touché.

On découvre bientôt le corps de la jeune fille dans un parc… Et Laidlaw s’occupe de l’enquête en parallèle de celle de Milligan, collègue qu’il n’apprécie pas forcément, ce sentiment étant réciproque. Pour le seconder, un nouvel arrivant lui est adjoint, Brian Harkness, ancien collaborateur de… Milligan. Harkness et Laidlaw apprennent à se connaître en menant leurs investigations. Dans le même temps, Tom, l’homme qui courrait au début du roman se cache et fait appel à un ancien amant, Harry Rayburn pour l’aider à s’enfuir… et Bud Lawson veut venger la mort de sa fille… Une mort qui émeut jusqu’aux patrons de la pègre locale, y voyant un désordre bien ennuyeux pour leurs affaires. Matt Mason et John Rhodes entendent faire régner l’ordre à leur manière, lançant des enquêtes parallèles à celle de la police.

 

On assiste à une course-poursuite. Une course-poursuite immobile, entre les truands et la police, entre ceux qui veulent protéger Tommy et ceux qui veulent l’exécuter…

On assiste également à l’éclosion d’un enquêteur hors pair, un enquêteur qui tolère difficilement ses contemporains, qui ne comprend pas que l’on puisse vivre avec des certitudes et qui pense que seul le doute pourrait permettre au monde d’aller mieux. Mais même de cela, il doute…

La chose la plus frappante chez lui, […] c’était la préoccupation. On ne le trouvait jamais l’esprit vide. On pouvait imaginer que si on débarquait sur une île déserte pour le secourir, il aurait quelque chose à terminer avant qu’on l’emmène. Il était difficile de l’imaginer flâner ; il allait toujours vers des destinations précises.

Nous le découvrons en même temps qu’Harkness dont le cadre qu’il était parvenu à se construire dans son métier est ébranlé. Deux personnages qui doutent et ne savent où ils en sont, jusque dans leur vie privée. Entre Harkness qui n’est plus sûr du tout de vouloir se fiancer, prêt à être séduit par quelques-unes des femmes qu’il rencontre, et Laidlaw remettant en question sa vie de famille, son couple, s’installant à l’hôtel, y entretenant une liaison tout en regrettant d’être éloigné de ses enfants.

Une nouvelle fois, il ressentit sa nature comme un paradoxe à la dérive. Il était un homme violent en puissance qui avait horreur de la violence, quelqu’un qui croyait à la fidélité et était infidèle, un homme d’action qui souhaitait la paix. […] Il ne pouvait rien faire d’autre qu’habiter les paradoxes.

La vie de famille est également importante chez les truands, isolée de leur vie de violence et de lutte.

 

C’est un livre prenant, profondément humain, Laidlaw rappelant sans cesse que les meurtriers ne sont pas des monstres mais bien des êtres humains, au risque d’être en conflit avec sa hiérarchie…

Qu’est-ce que le meurtre, sinon un absolu désiré, une certitude inventée ? Un manque existentiel de sang-froid. Ce que nous ne devons pas faire, c’est composer avec le crime dans la façon que nous avons d’y réagir. Et c’est ce que tout le monde n’arrête pas de faire. Devant l’énormité de la chose, ils perdent leur sang-froid et là où ils devraient voir un homme, ils voient un monstre.

Un livre qui nous décrit une ville, Glasgow, où se mêle la vie ordinaire et une noirceur profonde. Tout cela dans un style particulièrement savoureux, original, mêlant les phrases courtes, précises, et quelques descriptions frôlant une poésie attachée au réel, la frôlant ou s’y plongeant.

La violence se déchaîne, les flics tentent de la juguler, les petits malins n’existent pas, sauf exception, bien sûr… Et la galerie de personnages renforce cette humanité dont je parlais plus haut. Des parents ne sachant comment faire face au chagrin, comment aimer leur enfant, un homme prenant des risques pour son amant, des indics donnant des informations primordiales quand on ne les attend plus…

 

Le style de McIlvanney s’est épuré, dégraissé, par rapport à son roman précédent. Mais il garde une grande richesse.

 

L’un des indics de Laidlaw va venir occuper le devant de la scène dans l’intrigue suivante, parue six ans plus tard, Les papiers de Tony Veitch.

Hugues Pagan, de retour avec Schneider

Après vingt ans d’absence de la scène littéraire, parti voguer du côté du cinéma et de la télévision, Pagan vient de commettre un nouveau roman. Dernière station avant autoroute connait son successeur et c’est Profil perdu. L’écrivain est resté fidèle à son éditeur, Rivages, et à son fondateur, François Guérif. Et pour ne pas revenir seul, il nous offre une nouvelle apparition de Schneider.

Un interrogatoire, Bugsy et Meunier face-à-face, le dealer et le flic. Bugsy tient bon et ne reconnait pas la femme sur la photo que Meunier lui montre. L’interrogatoire prend fin sur un conseil de Bugsy à Meunier, celui de poser la question de l’identité de la femme à Schneider, lui saura sûrement de qui il s’agit. C’est le 31 décembre 1979 et Minnie, la femme de Meunier s’inquiète de son retour. Il va rentrer. Et d’autant plus vite qu’il ne parvient pas à trouver Schneider, déjà parti de l’Abattoir, l’annexe de l’Usine, l’autre nom du commissariat.

Schneider n’est plus à l’Abattoir, il est sur le bord du lac tandis que Catala, Charles Catala, son fidèle subordonné, l’attend dans la voiture. Alors qu’il reprend le volant, Catala lui apprend que Meunier a tenté de le joindre sans donner un caractère urgent à sa demande, Schneider décide donc de passer chez Bubu Wittgenstein pour une petite conversation et récupérer quelque chose qu’il lui a demandé, dont il a besoin pour la soirée. Une soirée chez Monsieur Tom avec comme thème Cotton Club. C’est une Lincoln Continental 1969 que Bubu lui prête, un petit bijou d’automobile.

Tandis que Schneider se rend chez Monsieur Tom, Meunier rentre chez lui, non sans avoir essuyé une nouvelle fois les remarques vexatoires et menaçantes de ses collègues des stups et de son chef, leur chef, Stern.

A la soirée déguisée, outre Monsieur Tom et Marina, sa compagne, Schneider rencontre une jeune femme qui le subjugue et qu’il subjugue, une jeune femme avec laquelle il repart et qui lui dit s’appeler Cheroquee. A peine rentré chez lui, Meunier ressort, pour ne plus revenir. Une affaire qui va être confiée à Schneider et son équipe.

Comme pour Vaines recherches, la deuxième apparition de Schneider sous la plume de Pagan, Profil perdu nous offre une variation sur la relation entre le flic et Cheroquee. Il s’agit cette fois de leur rencontre, celle dont la jeune femme s’était justement souvenue dans le roman précédent. Une variation aussi glaciale, météorologiquement parlant, que celle d’avant était étouffante, caniculaire. Ces deux romans se situant avant La mort dans une voiture solitaire, première intrigue du romancier et première apparition des deux personnages.

En plus de Cheroquee, on y croise les personnages des deux bouquins cités, Charles Catala, Louis Dumont, Müller… Les membres de l’équipe de Schneider, cette « criminelle B » qui n’a plus de nom cette fois. Un retour en arrière légèrement décalé.

C’est, en effet, un roman intemporel que nous offre Pagan, un roman qui se situe dans un passé dans lequel l’écrivain avait l’habitude de sévir. Il situe ce passé de manière précise, au soir du 31 décembre 1979. Un choix de date devenant plus vague, plus flou, par quelques détails rendant l’histoire encore plus intemporelle. C’est une année 1979 en avance sur son temps puisqu’on peut y écouter Chris Isaak, dont les premiers enregistrements ne datent que de quelques années plus tard, on peut y lire une nouvelle de Stephen King publiée par chez lui un peu plus tard encore que les vinyles du chanteur à la voix de velours. D’autres détails brouillent encore les repères, on nous parle ainsi d’un service sévissant à l’époque, la BSN, en nous expliquant qu’il s’agit de l’ancêtre de la BAC, cette même BAC évoquée quelques pages plus tôt comme existant déjà, alors que dans les romans précédents, chronologiquement postérieurs à celui-ci, il s’agissait bien de la BSN, sans équivoque. On peut déjà payer avec sa carte de crédit pour faire le plein d’essence en self-service ou dans un restaurant. Ou évoquer la lambada pour décrire un personnage. Un flou volontaire ou un flou dû à une relecture trop rapide ? A mon avis, un peu des deux, l’atmosphère est là, un peu embrouillée, sans contours nets, comme les perceptions de certains personnages. Comme cette neige qui tombe et finit par tout changer.

Mais pas comme les personnages. Eux sont clairs et précis, bien décrits. On s’y attache, comme à chaque fois, un peu plus. Même si cette netteté est parfois éloignée des incertitudes qui les définissaient jusque là. Sauf pour Schneider. Le policier est toujours ce bloc de contradictions impossible à cerner, pétri d’un passé déjà sombre. Ce bloc inébranlable, fort de certaines convictions forgées dans la tourmente. Toujours aussi franc-tireur, hanté par son passé. Un passé dont il aimerait ne pas parler.

Il ressassait des choses mortes qui n’avaient plus de raison d’être.

L’intrigue se déroule sous nos yeux. Une intrigue ancrée dans la vie d’un commissariat, avec ses petites et ses grandes affaires, ses rivalités. Les rivalités se trouvent exacerbées par l’affaire, les petites affaires ne le sont pas tant que ça et les grandes obligent à frayer dans un monde assez nauséabond.

Et puis, il y a Cheroquee qui fait affleurer les doutes, la peur, les sentiments.

C’est un roman noir plus positif que les précédents… même si l’on connait la suite, on se prend à espérer. Parfois. Plus positif mais toujours hanté par la mort.

La vie n’est pas faite de mystères : seulement d’énigmes, que l’on finit toujours par résoudre un jour ou l’autre. Ou pas. Une énigme non résolue reste une énigme. Seule la mort est un mystère.”

Ce côté positif et le style de Pagan, plus léger, moins teinté de blues, sont les évolutions les plus palpables de l’écrivain. Il ne reste plus qu’à découvrir les autres dans les romans qui viendront et que nous attendons déjà avec impatience, après cette remise en route, ce désengourdissement.

John Le Carré, George Smiley de Vladimir à Alexandra

En 1979, paraît le troisième volet de la trilogie de Karla, racontant la lutte à distance entre Smiley et l’espion russe, Smiley’s People. Comme depuis Le miroir aux espions, il est traduit par Jean Rosenthal et est publié l’année suivante en France. Le titre qui lui a été choisi est la simple traduction de l’original, Les gens de Smiley.

Une femme est abordée par un inconnu à la sortie de son usine. Cette femme s’appelle Ostrakova, réfugiée politique, et celui qui l’aborde est de toute évidence là comme un écho de son passé. Il l’invite à la suivre et lui explique qu’il sait beaucoup de chose sur elle, notamment que sa fille, Alexandra, restée en Russie, n’est pas celle de son mari, Ostrakov, mais le fruit de sa liaison avec Glikmann alors qu’elle s’était retrouvée seule lors de la fuite de son mari vers l’ouest. Les souvenirs ressurgissent, cette fille qu’elle a abandonnée la hantant encore. L’inconnu, utilisant différents moyens pour la convaincre, finit par lui faire signer un document demandant la venue de sa fille et la déclarant prête à l’accueillir. A la suite de cette rencontre, Ostrakova se pose des questions et se persuade qu’elle ne reverra jamais sa fille, qu’elle a seulement permis aux Russes d’obtenir une identité pour une femme qu’ils veulent faire passer de l’autre côté du rideau de fer. Après mûres réflexion, elle décide de contacter le Général, un homme dont elle se souvient qu’il menait la lutte contre les nouveaux maîtres russes et que son mari disait de confiance.

Un jeune homme, en Allemagne, prend un ferry. Il est envoyé là pour déposer un sac sur un banc le temps de la traversée puis le récupérer avant de descendre. Pour ce faire, il respecte scrupuleusement les instructions données par le Général, l’homme qui l’envoie. Sa mission se passe a priori comme prévue.

Ces deux événements en provoquent un troisième qui rappelle Smiley à ce métier qu’il a longtemps exercé. Le Cirque l’a appelé en pleine nuit pour se rendre dans un parc de Londres où un cadavre vient d’être découvert. Il s’agit d’un homme avec lequel il a longtemps été en contact, qu’il est à même de reconnaître. Un homme qui sévissait avant les changements au Cirque dus à la découverte de la Taupe, premier opus de la trilogie. Cet homme, prénommé Vladimir, était également connu sous le nom de Général. Et Smiley est chargé de comprendre s’il s’agit juste d’un acte crapuleux ou si cette exécution d’une balle en plein visage pourrait être l’œuvre d’un service étranger.

Alors qu’il n’est engagé qu’à titre secret, Smiley mène sa tâche aussi sérieusement que possible, comme à son habitude. Il commence par rencontrer les membres du groupuscule que dirigeait le Général et qui a un temps été financé par le Cirque, du temps de Smiley. Il apprend qu’il était sur une affaire dont il pensait qu’elle lui permettrait de regagner l’estime du Cirque et de celui qu’il appréciait par-dessus tout, son agent traitant, Max, qui n’était autre que Smiley. Le Général ayant tout gardé pour lui, le groupuscule n’ayant plus son entière confiance, Smiley se lance sur une piste plutôt difficile. Mais il comprend bientôt qu’il tient là une chance d’affronter une nouvelle fois celui dont il a fait son adversaire principal, Karla. Toutes les méthodes utilisées lui ressemblant trop pour que ce soient de simples coïncidences.

Smiley mène l’enquête seul dans un premier temps, de manière non officielle. Il retourne sur le terrain et retrouve petit à petit ses repères. De Londres à la France, en passant par l’Allemagne, il suit un fil bien fragile. S’appuyant au passage sur ceux avec qui il travaillait et qui ont aussi raccroché, de Connie, l’archiviste spécialiste de la Russie à Toby Esterhase, l’ancien chef des lampistes du Cirque. Petit à petit, l’affaire se précise et pourrait bien être la dernière occasion pour Smiley de coincer Karla…

Comme son personnage, John Le Carré prend son temps pour installer l’intrigue. Il s’attarde sur les descriptions précises des lieux, développe les trajets, les parcours, l’observation des uns et des autres. Toujours à la limite de nous perdre, de nous lasser, sans que ce soit le cas cette fois-ci. Smiley s’accroche tellement qu’il nous tient et nous pousse à le suivre, sans que tout soit bien clair, sollicitant notre propre esprit de déduction ou d’imagination. Les changements n’ont plus de prise sur lui, il avance.

Chaque nouvelle mode avait été accueillie comme une panacée : « Maintenant nous allons vaincre, maintenant la machine va fonctionner ! » Chacune s’en était allée avec des pleurnicheries, en laissant derrière elle le fouillis britannique habituel, dont il se voyait de plus en plus, avec le recul, comme l’éternel présentateur. Il avait pratiqué l’indulgence, en espérant que d’autres en feraient autant, et ce n’avait pas été le cas. Il avait trimé dans des chambres sur cour pendant que des hommes de moindre envergure occupaient la scène. Et l’occupaient encore. Voilà cinq ans encore, il n’aurait jamais osé professer de telles opinions. Mais aujourd’hui, sondant avec calme son propre cœur, Smiley savait qu’il n’avait pas trouvé de maître et qu’il n’en trouverait peut-être jamais ; que les seules contraintes qu’on lui imposait étaient celles de sa propre raison et de sa propre humanité. Tout comme son mariage, tout comme son sens du service public.

Trois ans plus tard, avec La petite fille au tambour, John Le Carré passe à autre chose, laissant là George Smiley.

John Le Carré, George Smiley et Jerry Westerby

En 1977, Le Carré ouvre le deuxième volet de sa trilogie tournée vers l’affrontement de Smiley et Karla, The Honourable Schoolboy. Il paraît la même année chez nous, traduit comme d’habitude par Jean Rosenthal, sous le titre Comme un collégien.

Le dossier Dauphin, même s’il aurait pu commencer à une autre date, celle de la naissance de la taupe du roman précédent, de l’annexion de Hong Kong par l’Angleterre, débute un samedi du milieu de l’année 1974 au Club des Correspondants Etrangers de la colonie britannique. Alors qu’un typhon se déchaîne, les journalistes présents tentent de tromper l’ennuie jusqu’à ce que l’un d’entre eux, Luke, un jeune Californien, ne lâche une information qui les passionne tous soudainement. Maison Haute est de nouveau libre à la location. La Maison Haute désertée par ses occupants, cela signifie le départ précipité du service d’espionnage britannique, le Cirque. Une nouvelle tellement étonnante qu’un petit groupe de reporters décide de braver la tempête pour aller constater de visu et confirmer l’événement inattendu. Les articles rédigés par les différents correspondants à ce sujet ne vont pas jusqu’à la publication, peut-être étouffés, en dehors de celui de Craw, l’Australien.

Jerry Westerby, installé dans un coin reculé d’Italie, est destinataire d’un message. Il abandonne tout, la petite maison qu’il avait adoptée, la femme surnommée l’Orpheline avec laquelle il vivait, pour rentrer à Londres.

Pendant ce temps à Londres, justement, le Cirque est en plein chambardement. Après la découverte par Smiley de la taupe qui sévissait au sein du service, il s’en est vu confier la direction provisoire. Et ses premières décisions sont de tout remettre à plat. Il s’entoure d’une garde restreinte, ceux en qui il a véritablement confiance, une poignée, et campe dans les locaux presqu’en ruine après le passage des spécialistes de l’écoute et du contre-espionnage. A la suite de ces remaniements, les activités du Cirque ne peuvent être que restreintes, Smiley s’attellent à la recherche d’affaires étouffées par la taupe et qui pourraient le remettre sur la piste de Karla et de son réseau. Un bon moyen pour redonner de l’élan au service. Connie, la spécialiste de la documentation, en déniche une ayant pris place en Asie, au Laos plus précisément, à Vientiane, sa capitale. Celui qui a mené l’enquête sur place, Sam Collins, et dont le rapport s’est vu étouffé puis enterré à son arrivée à Londres est convoqué et interrogé. On découvre qu’il s’agissait d’une filière de financement russe en dehors du circuit habituel. Une filière fleurant bon Karla. Smiley comprend aussi que Collins cherche à cacher autre chose, à protéger quelqu’un.

Pour la poursuite de l’enquête, Jerry Westerby est envoyé sur place, reprenant sa couverture de journaliste.

L’intrigue oscille alors entre Londres et Hong-Kong puis cette Asie du Sud-Est en plein conflit. A Londres, Smiley négocie avec les autres services, passe un accord d’entraide avec la CIA, et poursuit l’enquête, suivant les pistes dénichées par Jerry sur place. A Hong-Kong puis ailleurs, Jerry tente de suivre le fil de ce financement. Il s’agit de découvrir en quoi son destinataire, Drake Ko, est lié à l’URSS.

Les différentes investigations vont d’une personne à l’autre, à Londres et en Asie. A l’affût de ceux qui ont connu Ko ou sa maîtresse, Liese Worth. Alors que Smiley parcourt Londres et ses environs à la recherche de souvenirs sur l’un ou l’autre des protagonistes, Jerry tente de retrouver les uns et les autres au milieu du conflit finissant, du Laos au Viet Nam en passant par la Thaïlande et le Cambodge.

C’est l’occasion pour Le Carré de nous offrir des scènes de ce conflit vieux de quarante ans, entre la guerre d’Indochine puis celle du Viet Nam. Il nous offre des portraits d’occidentaux coincés ayant un moment cru qu’ils pourraient régner sur cette partie du monde. Mais les autochtones ont réussi à rappeler qu’ils étaient chez eux et l’enquête utilise les moyens d’une CIA qui va bientôt devoir évacuer les lieux, à la suite des accords de Paris puis de la chute de Saigon.

En marge, Jerry emprunte les pistes, les routes, s’approche des habitants sans jamais réellement les croiser, naviguant parmi les vestiges d’une colonisation ayant laissé son empreinte et les derniers affrontements, les explosions ou tirs résiduels.

Entre Hong-Kong la financière et les pays ravagés, Le Carré décrit une région pleine de contrastes et de contradictions. C’est aussi un lieu d’affrontement entre l’Ouest et l’Est. Entre les occidentaux et le bloc soviétique, avec au milieu une Chine pas totalement neutre.

L’intrigue déroule l’enquête, à la suite de Smiley et Westerby. Elle décrit des investigations dirigées depuis Londres et qui doivent être respectées sur place, en Asie. Pas de place pour l’humain, pour la compréhension, il faut aller vite et réussir. Seulement, dans une enquête menée par des hommes, ne pas laisser la place à l’humain paraît difficile, une gageure. Et, à force de croiser d’autres êtres humains, les sentiments peuvent affleurer et pourraient tout compromettre. Il faut prendre cela en compte et ça n’est pas simple. Comme il n’est pas simple d’accepter sans réfléchir les directives venues d’en haut ou d’une autre agence…

John Le Carré excelle à nous décrire la lente avancée d’une recherche. Les précautions nécessaires contre un ennemi invisible, un ennemi qui se cache derrière d’autres. Dans un style donnant parfois l’impression d’être recouvert par la poussière déposée par les années qui ont suivi, comme souvent chez le romancier, il faut souffler, frotter, pour que l’intrigue se précise, gagne en netteté. Une fois cet effort accepté, concédé, c’est un superbe roman prenant et qui réserve une dernière partie pleine de doutes, de suspens, malgré un rythme qui pourrait en rebuter plus d’un, un rythme d’un autre temps, propre à son époque. Un livre nous montrant des individus aux prises avec des enjeux devenus trop importants, trop inhumains. Au premier rang desquels un George Smiley indécis et têtu à la fois, sachant où il veut aller mais se refusant à trop le dévoiler.

La trilogie de Karla se clôt trois ans plus tard avec Les gens de Smiley.

John Le Carré, George Smiley et Gerald

En 1973, John Le Carré voit son huitième roman publié par la maison d’édition londonienne Hodder et Staughton, il s’intitule Tinker, Taylor, Soldier, Spy. Il est traduit la même année par Jean Rosenthal pour Robert Laffont, sous le titre La taupe. Ce roman, inspiré par l’affaire des cinq de Cambridge dont Le Carré fut l’une des victimes collatérales, constitue le premier volet d’une trilogie autour du personnage de Karla et marque le retour au premier plan de George Smiley, déjà croisé dans L’appel du mort et Chandelles noires, puis rejeté au second plan dans L’espion qui venait du froid et Le miroir aux espions et disparu à partir d’Une petite ville en Allemagne. Un retour en écho à ses deux premières apparitions puisqu’en parallèle à une affaire d’espionnage, on suit la vie dans un collège privé typiquement anglais…

Un nouveau professeur débarque au collège privé de Thursgood, dans la campagne anglaise, à la suite du décès soudain de son prédécesseur, le major Dover. Il s’appelle Jim Prideaux et son arrivée n’est pas banale puisqu’il traine derrière sa voiture une caravane et s’installe dans le Creux, un endroit singulier du parc du collège. Un élève, Bill Roach, observe la venue de ce personnage qui va le fasciner.

A Londres, George Smiley vit une journée particulière. Cherchant à s’habituer à sa retraite toute récente, ressassant les difficultés de son mariage, il est abordé par un ancien collègue dont il accepte l’invitation à son cercle. A son retour chez lui, les signes indéniables d’une visite le mettent sur le qui-vive, sachant qu’il ne peut s’agir d’Ann, sa femme, partie, de nouveau, avec un nouvel amant. Peter Guillam l’attend dans son salon et l’invite à le suivre, ils se rendent tout deux à une entrevue discrète chez Lacon, un collaborateur du premier ministre, plus particulièrement en matière de renseignement. Chez Lacon, un homme, Ricki Tarr, attend d’exposer sa dernière mission à Smiley. Mission qui s’est achevée sur un fiasco, le grillant auprès des services, et qui fait ressurgir les soupçons d’un agent renseignant les russes sur les activités du Cirque, surnom de l’Intelligence Service, le service d’espionnage britannique. Un agent sans doute bien placé dans la toute nouvelle hiérarchie instaurée récemment par Percy Alleline, le successeur de Control. Car la grande nouveauté, c’est le départ de Control…

Smiley est chargé de mener une enquête de l’extérieur de l’Intelligence Service, Guillam étant celui de l’intérieur qui lui fournira tout ce dont il aura besoin sans éveiller les soupçons.

George Smiley reprend du service, une nouvelle fois, alors que sa situation n’a rien d’enviable. En fait de retraite, il vient d’être, comme d’autres, saqué, à la suite de l’échec retentissant de la mission Témoin. Il l’a été en tant que très proche collaborateur de l’ancien directeur, Control. Mais il s’agit d’une mission dont il n’avait pas été informé, menée par le seul Control et qui a pris par la suite, pour le public, le nom d’Ellis, du patronyme de l’agent ayant été blessé et capturé en Tchécoslovaquie. Cette mission avait eu lieu alors que l’étoile de Control pâlissait au détriment de celle d’Alleline, ce dernier ayant réussi à obtenir des informations d’un groupe d’agents russes nommé Merlin…

Au cours de son enquête, menée dans l’ombre, Smiley reprend pied dans ce qui était son métier, il reprend les choses là où il les avait laissées et tente de comprendre tout ce qui a causé les récents bouleversements. Il consulte les dossiers des missions, interroge ceux qui, comme lui, ont été remerciés et essaie de savoir ce qui a amené le service jusqu’à la situation dans laquelle il est, infiltré de manière très efficace par Gerald, surnom donné à celui que tout le monde redoutait jusqu’ici, un agent double travaillant pour le service russe, plus précisément pour Karla, super espion de Moscou. Les soupçons se portent sur les principaux dirigeants du service, Percy Alleline, Bill Haydon, Toby Esterhase et Roy Bland.

Le roman de Le Carré pourrait ressembler à un thriller mais il est indéniablement plus proche du roman policier, voire du roman noir. Il est dans la lignée d’Une petite ville en Allemagne et Smiley dans celle d’Alan Turner. En effet, l’enquête n’est pas menée tambour battant, Smiley, comme à son habitude, prend le temps de tout comprendre, tout en se cachant, épaulé par Guillam et Mendel. Il ausculte une organisation reflétant la société dans laquelle elle s’inscrit. Il prend le temps de se rapprocher des quatre suspects principaux désignés de manière codé par les mots de la comptine ayant donné son titre original au livre. Il ne s’agit pas d’un roman d’espionnage comme ceux que l’on lit d’habitude, les espions étant ici des gens presque ordinaires, exerçant un métier dont il faut connaître les codes comme pour la plupart des métiers. Un roman policier dont l’intrigue progresse au fur et à mesure que les informations s’accumulent, que la situation s’éclaircit. Même si, il faut bien le dire, les choses peuvent apparaître parfois incompréhensibles. Car ce sur quoi enquête Smiley est avant tout de l’humain. L’humain avec toutes ses failles, ses faiblesses… Des humains pourtant habitués à tout dissimuler. Smiley étant le premier de tous les personnages à être dans le doute, une incertitude dont il ne peut se départir. Obnubilé par ses obsessions, ses échecs… et par Ann, son épouse volage, et Karla, son adversaire russe, invisible mais pourtant présent.

Ce doute, cette incertitude, chez tous les protagonistes, des espions pourtant aguerris, les poussent à se méfier de tout et de tous, d’eux-mêmes comme des autres. Le Carré nous plonge dans un questionnement constant, une remise en cause incessante. Pour nous offrir au final un roman d’une grande qualité, d’une grande humanité, où les relations et les sentiments, qui devraient être mis de côté, qui ne devraient pas influencer les uns et les autres, deviennent des variables avec lesquels il faut frayer… Où tous ont l’impression d’être suivis malgré toutes les précautions qu’ils prennent et tout le professionnalisme qui les caractérise.

C’est un grand roman de John Le Carré car profondément humain, comme je l’ai déjà dit, mais aussi car il offre un aperçu de notre société pas vraiment reluisant et où la trahison omniprésente n’est pas forcément là où on le pense. Un roman qui, à l’époque de sa sortie, évoque une affaire pas complètement résolue d’agents-doubles britanniques à la solde du KGB.

Quatre ans plus tard paraît le deuxième opus de la trilogie de Karla, Comme un collégien, dans lequel le retour de Smiley et sa rivalité avec Karla se confirme.

John King, Joe Martin de Slough à Hong-Kong et retour

En 2000, le quatrième roman commis par John King est publié, il s’intitule Human Punk. Une année s’est écoulée depuis la parution du troisième opus de la trilogie rattachée à un quartier populaire de Chelsea, Aux couleurs de l’Angleterre. C’est un peu moins évident en France puisqu’il est traduit la même année que le deuxième opus de la trilogie, La meute, et deux ans avant la traduction du troisième… C’est, de nouveau, Alain Defossé qui s’en charge pour les éditions de l’Olivier, le titre ne changeant pas en traversant la Manche, Human Punk. Un titre clair, puisqu’après les hooligans, l’écrivain se tourne cette fois du côté des punks dans un roman plus proche de lui, situé à Slough et dans une mouvance qu’il a connue. Il débute ainsi une nouvelle trilogie située dans cette ville satellite.

1977, Joe Martin et ses potes patientent en mangeant des frites et en se racontant les dernières anecdotes du quartier, l’échec récent d’une bande rivale. Nous sommes au dernier jour de l’année scolaire et ils patientent en attendant la traditionnelle baston de fin d’année. Une baston dirigée par les dernières années, ceux qui ont un an de plus qu’eux et qui vont devoir entrer dans la vie active dès les jours suivants. Toute une meute prend le métro pour aller affronter les mecs de Langley… Parmi eux, donc, Joe et ses potes, Dave, Smiles et Chris. Une baston violente, l’affrontement de deux quartiers, de deux cultures, des punks contre des Teds… même si cette partie de leur culture, cette violence, n’est pas ce qui les y attire le plus…

D’emblée nous sommes plongés dans le bain, dans une atmosphère particulière, celle à laquelle sont confrontés ces ados dans un coin d’Angleterre à la fin des années 70. Une atmosphère liée à leur âge et ses incertitudes et liée aux incertitudes de l’époque pour ces enfants de travailleurs de la classe Human King (l'Olivier, 2000)ouvrière. L’été n’est pas le même pour les uns et les autres, nous suivons celui de Joe, narrateur et personnage central du roman. Joe alterne les jobs d’été, comme on les appelle maintenant, passant d’une épicerie à un verger, de la manutention à la cueillette des cerises. Il apprécie particulièrement cette cueillette, propice à l’introspection et une certaine contemplation, en même temps que la dégustation savoureuse de ces fruits rouges. Ces journées de travail sont contrebalancées par les virées du soir ou de fin de semaine… L’incertitude dans laquelle baignent ces ados est tout à la fois celle de leur avenir, de leur place dans une société bien peu accueillante et de leur relation aux autres, les filles comme les garçons. Les filles, attirées par des plus âgés, provoquant bien des fantasmes, quand les garçons sont l’objet de confrontation, d’affrontements. Il y aussi les soirées en boite, les pubs de Slough, ou de Londres quand ils trouvent une voiture à emprunter pour les emmener. Les concerts…

C’est par pur hasard qu’on avait appris qu’ils jouaient, un bout de conversation entendue la veille au soir, et ils étaient géniaux les Pistols, ils se foutaient de tout, la salle était comble et ils avaient en tout et pour tout une ampoule sur la scène, rien de cette merde de rock progressif à la con, de ces éclairages super-coûteux pour millionnaires en rupture de manoir à la campagne, pour rebelles des piscines qui ont que dalle à dire, fascinés qu’ils sont par leur propre trou du cul, pour branleurs qui s’imaginent lutter contre le système en claquant des milliers de livres en drogues illégales…

Une période d’apprentissage, de douceur de vivre, de petites satisfactions et de déconvenues parfois très glauques. De caresses poussées, de concerts, de bière ou de cidre. Une période de construction, celle de Joe se faisant principalement au travers de la musique… les vêtements qu’il porte étant avant tout l’expression de ses préférences musicales. Et de son besoin de s’affirmer, contre une certaine culture, établie, pour ce qui est proche de lui, de ce qu’il vit, une musique faite par des gars comme lui.

Le Punk, c’était ça notre éducation, les paroles qui reflétaient ce qu’on vivait, visaient droit dans les choses qu’on voyait, pensait, les mots des gens qui avaient droit à notre respect parce qu’ils écrivaient de l’intérieur sur l’extérieur, et non pas de l’extérieur comme la plupart du temps.

Mais les préférences musicales influent sur les relations aux autres et l’image que les médias renvoient d’eux, n’y comprenant rien, n’arrange pas les choses… Et c’est ce que Joe et Smiles subissent un soir, molestés par une bande rivale alors qu’ils ne sont que deux, et balancés dans un canal… Joe s’en sort avec de sérieuses contusions et Smiles quelques semaines de coma. La vie ne sera plus comme avant. Le traumatisme sera désormais toujours là.

Onze ans plus tard, Joe vit à Hong-Kong et vadrouille un peu partout en Chine quand il apprend la mort de Gary Dodds, dit Smiles. Gary s’est pendu mais pour Joe, il était condamné depuis longtemps, il n’avait jamais vraiment repris le dessus depuis leur baignade forcée. Interné depuis des années. Joe sent l’impératif de revenir, il met fin à son séjour en Asie, un séjour de trois ans, et rentre en Angleterre par le Transsibérien. Un voyage qui lui permet de faire la transition et de se remémorer les années qui ont suivi cet été marquant et précédé son départ pour l’autre côté de la planète… Un voyage qui lui permet de passer de ces états communistes au libéralisme qui est de mise à l’ouest. Deux facettes d’une même réalité pour lui.

On dit que communisme et capitalisme sont opposés, mais ils seraient plutôt complémentaires. Tous deux prennent leurs racines dans la science, et la seule dissension est de savoir qui doit en récolter les fruits.

John King alterne en permanence l’action et la réflexion. Les pensées de son personnage se glissent dans le roman dès qu’un moment de battement dans sa vie apparaît, dès qu’un moment de battement lui permet de réfléchir et il réfléchit en permanence… dès qu’il a un instant… Il se retourne sur sa vie, observe la société et finit par comprendre que ce qui le définit c’est sa culture et que sa culture est avant tout musicale. Le personnage de Joe se rapproche alors de celui de Will, celui de La meute, il s’en rapproche, en devient une déclinaison, par le moyen qu’il a trouvé pour vivre, pour subvenir à ses besoins puisque dans la troisième partie, onze ans après la deuxième, il vend des disques d’occasion, des vinyles et mixe, à l’occasion, dans des soirées, se chargeant de la partie consacrée au punk et à des mouvements proches, comme la rap…

Certaines personnes trouvent leurs idées dans les livres, mais pour nous, des gens comme Rotten, Strummer, Pursey et Weller étaient les plus grands auteurs, ceux qui produisaient une littérature qui nous parlait de nos vies. Ils n’avaient besoin de rien contrefaire, d’aucune recherche, ils écrivaient simplement sur ce qui s’agitait en eux, et parlaient à des millions d’autres gens qui ressentaient la même chose. C’étaient des auteurs authentiques, contemporains, ceux qui parlent de la vie de tous les jours, comme on en a si peu en Angleterre, des auteurs qui parlaient sous forme de musique parce qu’ils n’avaient jamais songé à le faire sous forme de livre, étant complètement hors de la sphère littéraire, sans aucune des références classiques. Et c’est ça qui les rendait si particuliers, c’est que leurs références étaient les nôtres, elles se trouvaient là, dans nos vies, et non pas dans le Grèce antique, à des milliers de kilomètres, à des milliers d’années de nous.

La disparition de Smiles le hante toujours, ça et leur plongée dans le canal. Ça et son incapacité à croire au besoin de violence des autres, à l’absence de réflexion qu’elle véhicule parfois…

C’est un grand roman, un roman contemporain qu’a écrit King avec Human punk. Un roman qui parle de la société telle qu’il l’a connue, un roman qui témoigne. Un roman qui nous pose également la question de la culture, de notre culture, de celle qui fonde chacun d’entre nous, qui le détermine et qui, quelque part, dit d’où on vient, nous définit. C’est un roman social et profond, humaniste et prenant, qui interroge la société dans laquelle nous vivons. Qui nous interroge.

Deux ans plus tard, le cinquième roman de John King squatte les librairies, ce sera White trash.

James Salter, Rand et les sommets autour de Chamonix

En 1979 paraît, chez Little, Brown and Company, le cinquième roman de James Salter, Solo Faces. Quatre ans après le précédent, Un bonheur parfait. C’est en fait un scénario devenu roman, un scénario au départ destiné à Robert Redford avec lequel Salter avait travaillé sur Downhill Racer. Mais cela ne se ressent pas, le travail du romancier ayant gommé l’aspect cinématographique, sa prose ayant donné une autre dimension à son personnage central. Il s’agit du premier traduit dans notre langue, en 1981. Sous la plume d’Antoine Deseix, il devient L’homme des hautes solitudes.

Rand travaille sur un chantier, la rénovation du toit d’une église. Un chantier à quelques dizaines de mètres du sol. Nous sommes en Californie et Rand est un homme en marge, un homme qui se cherche. Il vit chez Louise. Partage son lit après n’avoir été qu’hébergé.

L'homme des hautes solitudes (Denoël, 1979)Un jour, tôt le matin, il réveille Lane, le fils de celle-ci, et l’emmène en excursion. La voiture les conduit loin de Los Angeles, traversant des paysages changeants, jusqu’au pied de ce qui s’avère être une course de montagne, avec escalade en prime. Au sommet de leur parcours, ils rencontrent Cabot, une connaissance de Rand, qui lui parle de l’Europe et de Chamonix où il invite Rand à se rendre.

Quelques semaines plus tard, Rand succombe à la tentation, à l’appel des sommets alpins et part pour l’Europe. Pour Chamonix, plus précisément. Logeant d’abord dans des chambres de location, il se lance dans quelques excursions. La première qui fait parler de lui est celle du Frêney dont il revient après plusieurs jours et s’être fait piéger par un orage. L’expérience rentre. A la fin de cette première saison, il décide de rester à Chamonix. Seul parmi les alpinistes venus là. La saison suivante, ses moyens s’amenuisant, il passe d’une chambre à une autre puis à une tente. Jack Cabot et sa femme Carol le rejoignent alors. Après quelques tentatives, quelques hésitations, ils se lancent à l’assaut des Drus. Par une nouvelle voie. A leur retour, après une ascension épique au cours de laquelle Cabot a failli y rester, ils font parler d’eux. Leurs chemins continuent en parallèle, Rand choisissant différents partenaires puis s’en passant, tachant de se faire oublier, Cabot décidant de profiter de cette renommée naissante pour se faire connaître. Alors que les autres partent de nouveau, Rand reste encore et toujours à Chamonix, se liant avec Catherine, une fille du coin, avec laquelle il emménage.

Rand est un jusqu’au-boutiste, un solitaire, qui vit sa passion autant qu’il le peu, bravant les intempéries, s’en accommodant autant que possible. Il adopte toutes les variables, s’en imprègne, s’y renforce.

C’est un roman calme comme son héro, un roman en dehors du monde, à sa lisière, observant les semblables de l’alpiniste, qui ne le sont peut-être pas, ses semblables, juste des humains. Loin de sommets. C’est un homme qui ne se met pas en avant, qui affronte ses peurs, ses doutes. Qui ne parle que peu. Prêt à sacrifier sa vie dans la vallée pour tutoyer les sommets.

C’est un superbe roman que ce roman de Salter. Un roman d’une grande compassion, d’une grande humanité, face à un homme qui ne sait pas trop ce qu’il veut et qui vit pleinement sa volonté d’affronter ces parois de pierre, parfois glacées, frappées par des trombes d’eau. C’est un superbe roman qui m’a rappelé un autre roman, graphique celui-là, l’adaptation de Jirô Taniguchi intitulée Le sommet des Dieux.

C’est un grand roman, celui d’un grand auteur dont il faut lire la prose, trop rare. Dont il faut lire le style si pur, si ciselé. Dont il faut lire les romans, celui-ci étant l’un de ses derniers puisqu’il s’est ensuite plus intéressé à la poésie ou à une forme de fiction plus courte, la nouvelle.

Après cette Homme des Hautes Solitudes, James Salter a signé une autobiographie, Une vie à brûler, avant un dernier roman quelques trente ans plus tard, Et rien d’autre.

James Salter, une famille d’Amaganssett

En 1975, paraît Light Years chez Random House. C’est le quatrième roman de James Salter, publié huit ans après le précédent, Un sport et un passe-temps, après une parenthèse cinématographique de deux scénarios et une réalisation. Il est traduit dans la langue de Le Clézio en 1997 par Lisa Rosenbaum et Anne Rabinovitch, sous le titre Un bonheur parfait. Titre moins convaincant me semble-t-il que l’original…

Le roman s’ouvre en longeant un fleuve, ou ce qui pourrait y ressembler, un endroit où les eaux salées et douces se rencontrent. En remontant ces eaux, nous parvenons jusqu’à une maison construite non loin de la rive ou du rivage, c’est selon. Une maison simple et spacieuse, la maison de Nedra Un bonheur parfait (L'Olivier, 1975)et Viri et de leurs deux filles, Franca et Danny.

La famille vit là une vie simple, calme. Entre un poney et un chien, entre la plage et New York, entourée d’amis venant profiter de cette famille unie, enviée, aimée. Viri est architecte, Nedra fait vivre la maison, s’occupe des filles et aime recevoir, lire. La vie simple et calme d’une famille aisée. Les filles grandissent, Nedra mène une vie relativement indépendante, entre son amant et son mari, Viri connait une aventure qui ne dure pas et leurs amis continuent de leur rendre visite. Les saisons passent, les petits moments d’une vie ponctuée par les fêtes et autres petits événements.

Il n’existe pas de vie complète, seulement des fragments. Nous sommes nés pour ne rien avoir, pour que tout file entre nos doigts. Pourtant, cette fuite, ce flux de rencontres, ces luttes, ces rêves… Il faut être une créature non pensante, comme la tortue. Etre résolu, aveugle. Car, tout ce que nous entreprenons, et même ce que nous ne faisons pas, nous empêche d’agir à l’opposé. Les actes détruisent leurs alternatives, c’est cela, le paradoxe. De sorte que la vie est une question de choix – chacun est définitif et sans grandes conséquences, comme le geste des galets dans la mer.

Tel que je le présente, cela pourrait paraître insipide, mais ça ne l’est pas. Absolument pas. Salter s’attache en effet à décrire ces moments qui feront la mémoire de la famille, ces souvenirs qu’ils partageront. Des souvenirs d’hiver quand on aime se blottir dans la chaleur d’une maison accueillante, des souvenirs d’été quand la chaleur pousse aux baignades… des Noëls et des anniversaires… Les envies de chacun pas toujours assouvies.

Il procède par petites touches passant d’un moment à l’autre, s’attardant là sur quelques années, ailleurs sur quelques semaines, quelques jours, quelques heures. Les personnes passent, se confient, impriment l’air du temps, amènent l’extérieur dans cet intérieur que l’on pourrait envier. Que les autres envient. Nedra est belle, passionnée, Viri a de la chance et un métier intéressant. Il lit des histoires aux filles, elle va de la ville à la maison, fait vivre des moments rares.

Il veut que ses enfants aient une vie ancienne et une vie nouvelle, une vie inséparable de toutes les vies passées, qui en découle, les dépasse, et une autre, originale, pure, libre, située au-delà des préjugés qui nous protègent, de l’habitude qui nous façonne. Il veut qu’elles connaissent à la fois l’avilissement et la sainteté, mais sans humiliation, sans ignorance. Il les prépare pour ce voyage. Comme s’il ne restait qu’une seule heure pour rassembler tous les vivres nécessaires, donner tous les conseils possibles. Il désire leur transmettre une direction unique, dont elles se souviendront toujours, qui englobe tout, montre le chemin, mais il ne parvient pas à la trouver, ni à la reconnaître. Il sait que c’est le bien le plus précieux qu’elles pourront jamais posséder, mais il ne le détient pas. De sa voix égale et sensuelle, il leur décrit plutôt les mythes étriqués de l’Europe, de la Russie enneigée, de l’Orient. Il suffit de connaître un seul livre pour avoir une bonne éducation […]. On acquiert ainsi la pureté, un sens des proportions, et le réconfort d’avoir toujours un exemple sous la main.

Les questions que se pose le couple sont celles de toutes les familles, l’éducation des enfants, le mariage, les autres…

Un savoir concret n’a rien à voir avec l’éducation. Ce qui compte, c’est d’apprendre comment vivre et sur quel mode. Et si on ne fait pas ça, tout le reste ne sert à rien.

Salter procède par petites touches et par ellipses, non-dits. Il nous laisse deviner ce qu’il advient après un dîner, un nouveau personnage rencontré…

Les filles grandissent et s’embellissent, se rapprochent de l’indépendance et les questions du couple deviennent plus prégnantes, moins faciles à étouffer, à oublier. Moins contournables… Il devient impossible de les éviter.

Viri et Nedra y répondent et une nouvelle vie commence.

On voit le temps passer, on sent les jours s’écouler, s’emparer des corps sans que les esprits cèdent, sans qu’ils renoncent à ce qui les a toujours accaparé.

C’est superbe parce que subtil, léger tout en étant profond…

Un roman qui se savoure, à lire et relire, dans la continuité, semble-t-il, de Un sport et un passe-temps. Un chef-d’œuvre ?

Le roman suivant, le cinquième, arrive quatre ans plus tard, et il est encore singulier et marquant, ce sera L’homme des Hautes Solitudes.