Keigo Higashino, le meurtre de Kirihara et les vingt ans qui suivent

Un an après La Prophétie de l’abeille, paraît La Lumière de la nuit. Il est traduit seize ans plus tard, en 2015, par Sophie Rèfle pour les éditions Actes Sud.

Alors qu’il s’apprêtait à vivre une journée de repos avec un roman policier de Seicho Matsumoto, Junzo Sasagaki déambule dans le quartier de Fuse, déguste une crêpe à la seiche avant de franchir le cordon policier tendu devant un immeuble abandonné en pleine construction où a été retrouvé le corps d’un homme. Il arrive à temps pour voir une femme entrer et identifier son mari, Yosuke Kirihara. Prêteur sur gage, l’homme a été frappé à l’aide d’une lame dans l’une des pièces du bâtiment fréquenté par les gamins du quartier, l’un d’entre eux ayant découvert son corps après avoir parcouru les conduits d’aération, comme aiment à le faire la plupart de ses camarades.
L’enquête de Sasagaki et de l’équipe qui en est chargée établit rapidement l’emploi du temps de Kirihara dans les heures qui ont précédés sa mort et, notamment, son passage à la banque pour retirer de son compte une somme rondelette. Il s’est ensuite rendu chez une cliente de son officine puis a disparu en la quittant. Un temps soupçonnée d’être sa maîtresse, Fumiyo Nishimoto, devient suspecte mais sa mort accidentelle à cause d’une fuite de gaz met un frein à l’enquête.

Ce sont deux des victimes collatérales de ces événements que nous suivons ensuite, Ryoji Kirihara et Yukiho Nishimoto, deux enfants âgés d’une dizaine d’années au moment des faits, grandissant sous nos yeux au travers de différents épisodes qui jalonnent leur existence et celle d’autres protagonistes qu’ils rencontrent au cours des années qui suivent.
Yukiho, adoptée par une tente, a changé de nom de famille, elle a maintenant comme patronyme Karasawa et fréquente une des écoles privées huppées de sa ville, un changement pour elle. Eriko Kawashima est fière d’en être devenue la meilleure amie. Elle admire la jeune adolescente qui semble faire fi des rumeurs courant sur son compte et ne pas prêter d’avantage d’attention à un élève du lycée public d’à côté qui l’a prend en photo quand elle sort de son établissement. Ce dernier se trouve bientôt dans une situation délicate quand une autre de ses cibles, désignée par un caïd de son lycée lui achetant ses clichés, est agressée, déshabillée de force et découverte inconsciente par Eriko et Yukiho.
On retrouve Ryoji quelques années plus tard quand il propose a deux de ses camarades un rendez-vous avec des femmes plus âgées. Les deux adolescents ayant besoin d’argent acceptent la proposition et vivent une expérience allant bien au-delà de la simple discussion annoncée au départ. L’un des deux lycéens, Tomohiko Sonomura, poursuit ensuite une liaison avec l’une des femmes plus âgée jusqu’à ce qu’elle meurt lors d’une de leurs rencontres dans un hôtel. Ryoji lui sauve alors la mise et ils deviennent liés par cette expérience.

Les personnes rencontrées par Yukiho et Ryoji jalonnent le roman, enrichissent notre connaissance des deux personnages et vivent des événements marquants. Le malaise grandit au long des 700 pages du roman. Une atmosphère délétère entoure les deux protagonistes.
Ryoji vit en marge, caché de la société, en connexion avec les évolutions de son époque, s’intéressant à l’informatique et finissant par en vivre avec Tomohiko qui travaille pour lui. Yukiho gravit les échelons, choisit de fréquenter le club de danse de son université, y rencontre des garçons issus de familles huppées.

L’évolution de l’intrigue nous est racontée de différents point de vue, de personnages apparaissant, suscitant notre empathie, et finissant par être rattachés à l’un ou l’autre des deux protagonistes principaux. Les pièces du puzzle s’imbriquent les unes dans les autres et Keigo Higashino parcoure non seulement l’histoire de deux enfants devenant adultes mais également celle d’une époque et des évolutions qui la marquent, notamment celle de l’informatique et des trafics qu’elle engendre. Il va même jusqu’à évoquer le gobie et la crevette.
C’est, comme à son habitude, une intrigue prenante que nous offre le romancier et on parcourt le livre avec un réel plaisir. Le fait que ce qui nous est raconté nous permet de découvrir et deviner par nous-mêmes le fin mot de l’histoire n’y est pas étranger. Un romancier qui nous procure le sentiment d’être intelligent, qui titille notre esprit de déduction en nous donnant au final quelques explications confirmant ce que nous soupçonnions, est un romancier intéressant, sachant jauger jusqu’où il peut nous dire les choses et en laisser d’autres dans l’ombre.
Un roman réussi, à l’équilibre juste.

Six ans après La Lumière de la nuit, le physicien Yukawa fait son apparition dans Le Dévouement du suspect X.

Keigo Higashino, Big Bee en stationnaire sur Shinyo

En 1998, paraît le deuxième roman, chronologiquement, parmi ceux traduits en français, de Keigo Higashino, Tenkuu No Hachi. Il arrive jusqu’à nous en 2013, traduit par Sophie Rèfle, devenant La Prophétie de l’abeille dans notre langue.

Une conversation téléphonique entre deux hommes confirme le début du jeu, la météo s’annonçant radieuse.
Il est à peine sept heures quand deux ingénieurs, Yuhara et Yamashita, arrivent avec leur famille à leur usine, celle de la Nishiki Heavy Indutries à Komaki. C’est une journée importante, le projet sur lequel ils travaillent depuis cinq ans va être présenté à ses destinataires, les forces d’autodéfense. Il s’agit d’un hélicoptère équipé de commandes électroniques. Alors que les deux collègues se rendent à leur bureau pour peaufiner la présentation, leurs femmes et leurs garçons attendent au foyer. Les garçons, autorisés à sortir, ne tiennent plus et vont, malgré les interdictions, jusqu’au hangar où se trouve l’hélicoptère. Leur curiosité étant trop forte, ils montent même dedans. Mais alors que Atsuko Yuhara en descend, les portes du hangar s’ouvrent et l’hélicoptère démarre tout seul. Keita Yamashita n’ose plus en sortir et l’hélicoptère s’envole, l’emportant avec lui.
A quelques kilomètres de là, les habitants de la presqu’île de Shinyo voient l’hélicoptère de très grande taille, c’est une autre de ses caractéristiques, se mettre en vol stationnaire au-dessus du surgénérateur de la centrale expérimentale qui se trouve là.
Les responsables de l’audacieux vol envoient leurs revendications. Ils veulent que le gouvernement japonais cesse la production de toutes les centrales nucléaires sinon l’hélicoptère s’écrasera sur le surgénérateur.

Pour quelques heures, le pays est tenu en haleine par ce chantage et se repose la question de l’énergie nucléaire sur laquelle la plupart des habitants préféraient fermer les yeux.

Keigo Higashino nous propose un thriller prenant et qui nous pousse à nous interroger. Il multiplie les personnages sans nous perdre, en nous rappelant de qui il s’agit à chaque fois que l’on recroise l’un d’entre eux. Il entre dans les détails techniques, un minimum, pour que nous comprenions comment l’hélicoptère a pu être volé, transformé en jouet télécommandé, les risques que la centrale court et toutes les autres centrales même si les manières d’exploiter l’énergie nucléaire y sont différentes. Tout cela nous permet de comprendre mieux les enjeux.
Les rebondissements et les divers enjeux nous tiennent en haleine. Le garçon prisonnier de l’hélicoptère télécommandé, la centrale qui doit tenter de réduire les conséquences de la catastrophe qui menace, les enquêteurs qui suivent des pistes les rapprochant des terroristes et les terroristes eux-mêmes, agissant pour la bonne cause. Higashino ne nous cache rien des différents aspects de l’histoire, il les utilise, les exploitent pour en nourrir le suspens qu’il nous livre.
A travers son intrigue prenante, l’auteur nous offre également une description d’une société qui préfère regarder ailleurs que se poser des questions sur les dangers qui menacent, les dangers qu’elle a créé juste pour son confort en oubliant d’en étudier les conséquences ou en fermant les yeux dessus. Les hommes politiques qui amplifient la propension à détourner le regard plutôt que s’interroger se trouvent tout à coup devant un danger qu’ils n’osaient imaginer et pointer du doigt par une opinion publique qui prend soudain conscience ou qui ose enfin exprimer ses doutes et ses peurs. Les terroristes menacent surtout une société bâtie sur une exploitation sans éthiques des ressources et de l’environnement.
Il y a un véritable discours derrière ce roman, peut-être inspiré d’autres catastrophes mais anticipant le revirement des japonais à la suite du tsunami de 2011 et de ses conséquences sur la centrale de Fukushima. Malgré tous les discours rassurants, on ne peut maîtriser un accident nucléaire.

Une nouvelle fois, après La Maison où je suis mort autrefois, Higashino nous déstabilise, nous pousse à nous questionner, confort contre environnement, court terme contre long terme. A quelle échelle de temps l’homme est-il capable de penser, de se sentir concerné ?
Non seulement nous sommes pris par une intrigue efficace mais également par une question de société primordiale. Nous ne pourrons longtemps encore nous contenter de regarder ailleurs (une expression déjà entendue quelque part, je sais).

Un an après ce roman, paraît le roman suivant parmi ceux traduits en français. Il met de nouveau l’accent sur certains événements de l’enfance et leurs conséquences et s’intitule La Lumière de la nuit.

Keigo Higashino, Sayaka, maison mystérieuse et souvenirs d’enfance

En 1994, paraît au Japon Mukashi bokuga shinda ie de Keigo Higashino. Le romancier a alors déjà publié une vingtaine de romans. C’est le premier d’entre eux, selon la chronologie des parutions d’origine, à être traduit en français. Il l’est en 2010, par Yutaka Makino pour les éditions Actes Sud, sous le titre La Maison où je suis mort autrefois.

Le narrateur, après avoir refusé d’assister à la destruction de sa maison d’enfance, est contacté par celle qui a été durant six ans sa petite amie, au lycée puis durant leurs premières années d’étude. Ils se sont revus à l’occasion d’une réunion d’anciens élèves et il espérait qu’elle lui téléphonerait. Même si elle est désormais mariée et mère d’une petite fille. Elle a besoin qu’il lui rende un service et ils décident de se retrouver pour qu’elle lui explique de quoi il s’agit.
Le père de Sayaka vient de mourir et elle a notamment hérité d’un plan et d’une clé, retrouvés dans ses papiers. Le plan conduit loin de là et elle voudrait que le narrateur l’accompagne. C’est pour elle peut-être l’occasion de renouer avec ses souvenirs d’enfance. Souvenirs qu’elle n’a qu’à partir de l’âge de cinq ans, tout comme les photos dans les albums de famille. Rien avant.
Après s’être organisés, ils partent pour l’endroit indiqué sur le plan. La maison qu’ils finissent par trouver est complètement isolée, à l’abandon. Pour y entrer, ils sont obligés d’en faire le tour et d’emprunter un passage par le sous-sol.
Un sentiment d’étrangeté les assaillent une fois à l’intérieur. Ils en font le tour et découvrent dans une chambre d’enfant un journal intime. C’est celui de Yosuke.

Alors qu’ils ne s’étaient plus vus depuis longtemps les deux protagonistes s’enfoncent dans un voyage déstabilisant, le narrateur s’interrogeant sur ce qu’il sait de celle avec qui il a eu une liaison pendant quelques années. C’est un retour vers un passé qu’ils découvrent à travers la lecture du journal du jeune garçon mais aussi en cherchant ce qu’est exactement cette maison dans laquelle ils sont arrivés.
Elle ressemble à une vraie maison mais, loin de toute autre habitation, elle n’a ni électricité ni eau courante, les horloges y sont toutes arrêtées sur la même heure. Inhabitable tout en contenant tous les signes, tous les éléments, d’une occupation antérieure.

S’enfoncer dans les souvenirs, chercher à en débusquer certains aspects restés cachés jusque là, ne peut être sans conséquence. Ne peut être que risqué.
Keigo Higashino installe une atmosphère singulière, à la frontière du présent et du passé, entre deux mondes et nous entraîne dans une expérience originale. Il le fait en nous introduisant dans cette demeure étrange, loin de tout, et en nous livrant les pensées du narrateur et les questionnements de Sayaka. Leur recherche devient un peu la nôtre. L’énigme nous pousse aussi à nous questionner, à chercher une explication.
Le style est précis et a quelque chose de prenant, d’envoûtant, ajoutant au sentiment d’étrangeté ressenti. Pas de suspens réel concernant les personnages que nous suivons, et pourtant on ne peut lâcher le livre avant sa conclusion tellement la découverte du passé nous accroche, nous tient en haleine. Tout comme ses répercussions dans le présent. Le comportement de Sayaka vis-à-vis de sa fille peut-il trouver ses racines dans l’enfance de celle-ci ? Peut-on retrouver des souvenirs perdus ?
L’intrigue se dévoile petit à petit, les réponses arrivent. Le romancier ne cherchant pas à nous cacher les éléments qui nous permettraient de comprendre…
On prend plaisir à se perdre, à se dire qu’on finira bien par savoir et se laisser happer par une atmosphère singulière, étrange, dérangeante. Le romancier nous rend mal à l’aise sans que cela devienne désagréable, sensation pas si habituelle.

Higashino, reconnu dans son pays, adapté au cinéma et à la télévision, ayant même eu une série à son nom, gagne à être connu chez nous. Il y a encore de quoi faire pour les éditeurs français, ils peuvent piocher dans son œuvre importante.
Pour l’instant, nous pouvons poursuivre notre découverte du romancier en nous penchant sur sa fiction suivante traduite chez nous. Il s’agit de La Prophétie de l’abeille, paru l’année suivante au Japon.

Duane Swierczynski, enquête sur trois générations de Walczak

Le dixième roman de Duane Swerczynski paraît en 2016, deux ans après le précédent, Canari. Il s’intitule Revolver et son titre ne change pas en traversant l’Atlantique, quatre ans plus tard, sous la plume traductrice de Sophie Aslanides.

Stan Walczak et George W. Wildey se désaltèrent en cette chaude après-midi du 7 mai 1965. Ils sont dans un bar qui fait le coin de Fairmount et de la 17ème rue à Philadelphie. Leur indic est en retard alors, pour patienter, George glisse quelques quarters dans le juke-box. Tandis que les chansons défilent, les deux flics échangent sur leur famille, le prochain match des Phillies ou les groupes que leurs fils apprécient, puis Revolver (Payot & Rivages, 2015)rient à l’écoute de la deuxième chanson programmée. Une polka d’un groupe de North Philly d’origine polonaise, comme Stan. Quand un homme entre dans le bar, revolver à la main, leur humeur change.
Le 7 mai 1995, l’inspecteur Jim Walczak amène Cary, son fils, au coin de Fairmount et de la 17ème pour déposer un bouquet et boire une bière, une Schmidt’s, à la santé de son père et de son équipier, tombés sous les balles trente ans plus tôt.
Le 7 mai 2015, Audrey Kornbluth assiste à l’inauguration d’une plaque en mémoire de Stan Walczak, son grand-père, et de George Wildey. Elle a vingt-cinq ans, revient à Philadelphie pour la première fois depuis longtemps et croise sans réel plaisir le reste de sa famille. Ses études en criminologie la tiennent loin de là, à Houston. Un choix personnel pour couper les ponts.

Swierczynski nous mène à la suite de trois générations autour d’une même affaire, celle qui a entraîné l’assassinat de Stan et George en 1965. Pour ces eux-là, il refait le parcours qui les a amenés dans ce bar le jour fatal. Pour Jim en 1995, c’est une enquête sur un meurtre précédé d’un viol et la sortie du meurtrier de son père qui l’occupent. Quant à Audrey, ce sont les études qu’elle peine à poursuivre et certaines questions qui la préoccupent concernant le meurtre de Stan et George qui la poussent à choisir de mener l’enquête cinquante ans plus tard pour les besoins d’un devoir universitaire.
En 1965, des émeutes ont lieu et Stan voit son équipier habituel blessé alors qu’un autre flic, un noir, leur avait été adjoint, George Wildey. Le duo se forme et commence à essayer de remuer quelques histoires sombres de la ville. Jim, de son côté, mène son enquête consciencieusement tout en filant le meurtrier de son père. Audrey, hostile à se famille, s’accordant difficilement avec les épouses de ses frères, devenus tous les deux flics, s’attaque à l’enquête comme pour appliquer ce qu’elle a appris et découvre très vite des contradictions entre la version officielle et ses propres constats.
Le romancier avait déjà exploré le passé de sa ville dans Date limite, ainsi que les différentes générations d’une même famille et un mystère originel. Il avait continué à mêler différentes générations à son intrigue dans Canari.
Dans cette nouvelle fiction et, comme évolution marquante du romancier, on peut constater que l’humour n’est plus à chaque coin de page ou de réflexion, seule Audrey fait preuve d’une causticité singulièrement développée. Le dézinguage, les saillies ravageuses ne sont plus de mise. Une évolution que l’on se prend parfois à regretter. On est dans un plus grand classicisme, l’Histoire ne se prêtant visiblement pas à un tel traitement.
C’est un roman agréable que nous propose, malgré tout, le romancier. L’un de ces romans basés sur des événements prenant place à différentes époques comme on en lit parfois dans la littérature états-unienne. Un passage obligé pour certains écrivains du genre, à l’image d’Ellroy ou de Lehane. On tourne les pages avec plaisir, chaque génération ayant sa part de secrets à révéler.

L’évolution constatée ici, ainsi que les remerciements, constituent une raison supplémentaire à l’attente du prochain opus de l’auteur. Quelle empreinte personnelle Duane Swierczynski va-t-il mettre à son incursion dans cette tendance déjà explorée par quelques prédécesseurs ?

Virginie Despentes, de Pauline à Claudine

En 1998, deux ans après Les Chiennes savantes, Virginie Despentes voit son troisième roman publié. Il s’intitule Les Jolies choses et marque un changement de maison d’édition pour l’écrivaine, après Florent Massot, la voici chez Grasset.

 

Un couple en terrasse, Claudine et Nicolas. Elle, pas dans son assiette, lui, dans le doute. Il lui répète qu’il n’est pas convaincu par son plan. Sa sœur ne lui ressemble pas tant que ça.

Les Jolies Choses (Grasset & Fasquelle, 1998)Ces deux-là se connaissent depuis quelques temps, un peu après l’arrivée à Paris de Claudine, venue dans la capitale sur un coup de tête. Ils se connaissent et vivent un peu de la même manière, de coups, petits trafics. Claudine a su jouer de ses charmes et jouer avec les sentiments, sachant donner aux hommes ce qu’ils voulaient pour les convaincre de leur charme ou de leurs capacités sexuelles. Sachant aussi passer de l’un à l’autre. Nicolas a échappé à ça, ils sont devenus amis sans avoir éprouvé une quelconque attirance l’un pour l’autre.

Pour le moment, Claudine veut profiter d’une opportunité. Elle a convaincu un producteur grâce aux compositions de Nicolas et a dégotté la parfaite interprète en la personne de Pauline, sa sœur jumelle. Elle sera la voix et Claudine sera le corps. Incapable de chanter, elle fera du play-back sur les enregistrements de l’autre, qui ne tient absolument pas à être sur le devant de la scène.

Elle doit pourtant accepter de l’être pour la première puisque la chanson n’est pas encore enregistrée et qu’elle la chante pour convaincre les producteurs, en première partie d’un groupe. Et ça marche… malgré sa tenue sans glamour, plutôt grunge.

A leur retour du lancement de leur idée, dans la nuit parisienne, les voilà contraints à accepter d’aller plus loin. Pauline à se rapprocher de l’univers de sa sœur et Nicolas à faire la tournée des maisons de production, celle qui les ont relancés à peine leur première sortie effectuée.

Comme l’a perçu Claudine, il ne suffit pas d’avoir du talent pour réussir. La compromission paraît indispensable même si on veut jouer au plus malin et se contenter d’une avance… qui peut être substantielle comme Pauline l’a entendu juste avant son concert.

 

Virginie Despentes se penche de nouveau sur des êtres vivant en marge. Cette fois, plutôt que se venger de la société ou tout faire pour rester dans la marge, ils veulent en profiter, l’arnaquer… mais est-il si simple d’accepter ce qu’elle demande et de se retirer ensuite ? De s’en défaire quand on a plongé dedans ?

Pauline plonge et replonge après avoir découvert que même ceux qu’elles considéraient comme imperméables au superficiel ne le sont pas.

C’est une exploration que nous propose Despentes, celle d’un milieu qui joue avec ou récupère les marges mais reste à l’aune d’une société dont le but n’est pas l’épanouissement de chacun mais le profit maximum. Jusqu’à l’épuisement des individus, leur mise en danger, pourvu que ça rapporte, la compromission morale et sexuelle jusqu’au dégoût, on prend puis on jette. On trahit…

C’est une misère de soi, un malheur de ne pas se préserver. Pour n’avoir rien, en plus, qu’un ramassis de mauvais souvenirs qu’on se trimbale comme une âme perdue.

Même en ayant conscience de cette réalité, il peut s’avérer difficile de ne pas se prendre au jeu et de se croire plus malin en oubliant d’être raisonnable, d’en rester aux objectifs initiaux… Difficile de ne pas se griser devant certains miroirs aux alouettes… La domination et le pouvoir peuvent prendre tellement de formes différentes.

A sept huit ans, on croyait que ça leur passerait, cette manie de faire « pouet-pouet camion », mais que dalle, cinquante balais après c’est toujours aussi con qu’un môme, un mec.

 

Virginie Despentes affirme son style, son univers. Elle explore les failles, les faiblesses de l’être humain. Elle décrit aussi les travers de la société, ses aspects les moins reluisants et même les plus abjects, le tout en nous offrant un roman d’une réelle qualité avec un style qui la distingue des autres et des personnages particulièrement réussis, décrits avec une grande sensibilité. Elle observe aussi une ville, une rue, depuis une fenêtre ou en bas, ajoutant un aspect intéressant à son histoire, l’inscrivant dans cette époque qu’elle chronique avant qu’on ne l’oublie.

Métro Barbès, les pigeons roucoulent et chient sur les colonnes, deux types vendent des melons, beaucoup de monde, à côté d’elle une femme chante doucement, belle voix grave, un homme distribue des cartons roses, le sol en est jonché, cartes vertes, bleues ou jaunes.

Décidément, Despentes est à lire.

 

Le roman suivant paraît quatre ans plus tard, il a pour titre Teen Spirit et est, pour la première fois dans l’œuvre de l’auteure, centré sur un homme.

Virginie Despentes, Louise entre dépendance et Orga

Le deuxième roman de Virginie Despentes est publié deux ans après le premier, toujours par Florent Massot. Après Baise-moi, voici Les Chiennes savantes.

 

Mercredi 6 décembre, entre Macéo, un chien affalé sous sa chaise, Cathy, une collègue tuant le temps en dessinant et la voix de Roberta dans la cabine voisine, Louise roule un Les Chiennes savantes (Florent Massot, 1995)joint. Stef et Lola arrivent alors que Cathy vient de partir en piste. Le train-train. La voix de Gino résonne régulièrement dans les haut-parleurs pour appeler une fille en cabine ou sur la piste, le client est roi à l’Endo, il n’attend pas. C’est un peep-show lyonnais et les filles échangent entre deux exhibitions, entre un verre et un splif.

Stef et Lola sont les deux nouvelles, parisiennes fraîchement débarquées dans la capitale des Gaules. Avant le boulot, tout le monde se croise dans les cafés du coin, surtout à l’Arcade Zen. Après avoir rendu Macéo à sa propriétaire, Laure, c’est là que débarque Louise accompagnée de Roberta. Celle-ci vient de lui rapporter les derniers potins, Saïd, le petit ami de Laure aurait été vu sortant de chez Stef et Lola. Mais la vie s’écoule et en dehors de ses huit heures de travail, Louise, narratrice, partage son temps entre son appart, qu’elle habite avec son frère, et les bistrots du coin. Allant de temps en temps voir la Reine-Mère, cheffe de l’Orga qui a la mainmise sur pas mal d’activités, notamment celle de l’Endo.

Deux jours plus tard, Louise apprend que celui-ci est exceptionnellement fermé. Convoquée par la Reine-Mère, elle y découvre les photos d’un carnage, les corps de Stef et Lola démembrés, charcutés. Sa patronne lui demande de s’intéresser à l’histoire, de comprendre ce qui a pu leur arriver.

En fouinant discrètement, elle découvre ce qu’elle savait déjà plus ou moins, les deux femmes ont débarqué à Lyon pour retrouver Victor, un type qui travaillait dans un peep-show de la capitale.

 

Tandis qu’elle cherche, se faisant curieuse, Louise découvre quelques secrets et voit sa petite vie de quartier s’écrouler. Règlements de compte et violences. Concurrence pour avoir le pouvoir sur certaines activités. Le petit monde qu’elle connaissait est chamboulé, seule son frère et leur appart constituent des repères, jusqu’au jour où elle apprend qu’il va partir de l’autre côté de la terre…

Il y a encore Mireille, lesbienne qui s’assume et serveuse récemment arrivée de Paris aussi, qui semble garder la tête froide jusqu’à ce que… la raison pour laquelle elle est là lui revienne en pleine face.

 

Ce n’est pas une enquête classique que propose Virginie Despentes. C’est celle d’une strip-teaseuse atypique, refusant de se laisser toucher par les hommes, sensible au charme féminin, qui fouille sans conviction, juste pour comprendre. Mais ce besoin de comprendre l’amène bien loin. Dans des recoins et vers des sentiments qu’elle n’imaginait pas ressentir un jour, se laissant guider par eux, renonçant à toute décision froide, refusant toute réflexion.

C’est une nouvelle fois un roman fort, avec des personnages profonds et un univers bien à lui. C’est un monde qui vit en marge, se situant délibérément à côté de la société que l’on connaît, que l’on nous décrit partout, occultant le reste. Despentes écrit dans un style proche du langage parlé mais rendu simple, direct, rappelant parfois la particularité d’un Philippe Djian dans son approche de la littérature, d’autant qu’il n’évite pas la crudité de certaines descriptions, de certaines scènes souvent édulcorées ou passées sous silence dans les romans main stream.

 

Un roman fort et noir pour une romancière que l’on ne classe pourtant pas dans le genre alors qu’elle s’y inscrit pleinement, peut-être parce que celui-ci est trop balisé comme étant avant tout masculin. Mais ses deux premiers bouquins l’inscrivent sans discuter au minimum dans son orbite.

 

Le troisième livre de l’auteure paraît deux ans plus tard et s’intitule Les jolies choses.

Virginie Despentes, la balade sauvage de Manu et Nadine

En 1992, Virginie Despentes écrit Baise-moi en un mois. Le manuscrit est tout d’abord refusé par plusieurs maisons d’éditions jusqu’à ce qu’il arrive entre les mains de Florent Massot. Publié en 1994, il connait le succès grâce au bouche-à-oreille qu’il suscite.

 

Nadine regarde un porno quand Séverine, sa colocataire, rentre pour manger, contrairement à ce qu’elle avait annoncé. Après un début de dispute, Nadine éteint la Baise-moi (Florent Massot, 1994)télé et Séverine se plaint d’avoir cédé trop rapidement à son dernier amant en date. Une fois Séverine repartie, Nadine met son casque de walkman sur les oreilles et enclenche Get Whacked des Suicidal Tendencies tout en remettant le porno qu’elle regardait.

Un gamin est venu tanner Manu à son appart pour qu’elle réagisse à la mort en prison de Camel, retrouvé pendu dans sa cellule alors qu’il n’avait pas de tendances suicidaires. Mais Manu se contente d’écouter le môme et de constater une fois de plus son absence de motivation pour toute action. Elle ne pense qu’à ce qu’elle consomme et boit.

Deux femmes aux prises avec la société. L’une trafique, l’autre tapine. Certains hommes les protègent pour mieux tirer partie des services qu’elles peuvent rendre, des hommes qui considèrent qu’elles doivent accepter leur sort. Qui profitent de leur emprise, des sentiments qu’elles nourrissent. De la force dont ils abusent, allant jusqu’au viol sans culpabiliser plus que ça. Mais la violence subie pour ne pas se faire complètement fracasser fait remonter le dégoût de la soumission. Jusqu’à ne plus être supportable.

Et les cadavres surgissent. Témoin ou coupable, Manu et Nadine ne se laissent plus faire et c’est toute la société qui trinque sans exception, sans épargner personne. A commencer par ceux qui les traitent comme des moins que rien, qui traitent tout le monde comme des moins que rien.

Puis ça continue.

 

Une rencontre entre deux femmes qui survivent et qui décident de s’épauler après avoir déguerpi en Bretagne. Argent et voiture volés ne constituent que le début d’une folle trajectoire. Entre drogue et alcool, sexe et meurtres. Entre deux hôtels.

Sur leur chemin, elles croisent des individus pas plus à la fête et canardent à tout va.

Pour son premier roman, Virginie Despentes va jusqu’au bout, ne nous épargne rien, dans cette épopée au bout du noir, nihiliste et violente. Pas vraiment de questions posées par les deux personnages principaux, pas de revendications, juste une balade guidée par l’instinct, la satisfaction de l’envie présente, le besoin de ne plus subir. De vivre sans entrave leur condition.

Manu et Nadine partagent tout, s’entrainent.

 

C’est un premier roman coup de poing comme on dit si souvent, mais celui-là l’est vraiment. Aucune intention de nous caresser dans le sens du poil, uppercuts et directs s’enchainent, jusqu’au dégoût, à la subjugation. Lecture bouche bée, en apnée, éberluée.

Un roman qui dérange, qui ne cherchent pas à plaire et qui parvient pourtant à s’imprimer dans notre cerveau, à ne pas en sortir et à marquer.

 

Dès le début de son parcours littéraire, Despentes marque son territoire, s’installe et nous déstabilise. Nous décrivant un monde sans espoir, loin de vies rêvées.

Elle poursuit dans cette veine avec son roman suivant, Les Chiennes savantes, une histoire de règlements de compte dans le monde de la prostitution et du sexe tarifé.

Marc Behm, Fecunditatis à la lutte pour l’Incal Vert et sa survie

Le dernier roman de Marc Behm, Dime Novel, paraît en 1997 en France, trois ans après Crabe. Non publié dans sa version originale, il est traduit, pour la troisième fois, par Gérard de Chergé, sous le titre de Tout un roman !.

Un enfant nait à Ajaccio dans la maternité Marie-France. Il a juste le temps de commencer à respirer qu’un groupe de faux pompiers vient l’arracher aux bras de sa mère. Ils ne vont pas bien loin car leur camion plonge dans la mer à cause d’une flaqueTout un romand’huile à quelques centaines de mètres de la maternité. Seul l’enfant survit, il est recueilli à bord d’un bateau de pêche, le Fecunditatis. Le capitaine, Loulou Saïd, décide de l’adopter et il le baptise du nom du bateau.

Ainsi commencent les mémoires que Fecunditatis s’est décidé à écrire. Sa vie est à l’aune de ses premières heures et nous n’aurons pas le temps de nous ennuyer. Même si son enfance, ses années d’apprentissage sont plus calmes. Il grandit au milieu d’une famille nombreuse et se rapproche particulièrement de sa sœur, Suzy, les deux s’initiant mutuellement. Quelques années encore et c’est avec la deuxième femme de Loulou Saïd qu’il s’adonne à quelques plaisirs défendus. Pratiques qui lui valent de se retrouver à nouveau à la mer après une altercation avec son père adoptif. Il échoue sur une plage de Capri, à quelques mètres du cadavre d’un homme, une flèche dans le cœur, et d’une jeune femme éplorée, en robe de mariée, son fiancée venant d’être tué par son oncle, coutumier du fait. Une histoire d’héritage.

Et tout cela en quelques pages !

Les rebondissements ne s’arrêtent plus. De l’Italie à la France puis aux Etats-Unis et à l’Afrique, Fecunditatis multiplie les ennemis, les qui pro quo s’ajoutant aux incompréhensions. Nous croisons ainsi les services secrets israéliens, des membres de l’OLP, de l’IRA, de la Mafia et d’un autre groupe improbable, la CAPEB. Il rencontre des personnages plus inquiétants ou surprenants les uns que les autres, Matityahu Yigal et Ida, Pat O’Keegan et Julia, Mad Dog Magee, Phoebe et oncle Rufus, Mary Parcmètre, Caligula Rasec, Lily et ses Douze Donzelles Dansantes, Atalaya et Pedro, l’Aigle. Des personnages qu’il ne va cesser de fuir et de croiser, avec lesquels il va fuir aussi parfois selon les situations, de Grenoble à Chicago puis Los Angeles, le long d’un fleuve africain, à Sidi-Ifni puis à Paris en passant par l’Espagne.

C’est de nouveau un roman de course-poursuite sous la plume de Marc Behm, comme La Reine de la nuit, Mortelle randonnée ou encore Trouille et, à un degré moindre, Crabe. Un roman qui part dans tous les sens, où ça flingue à tout va, où les fléchettes empoisonnées fusent autant que les balles et où les associations, les alliances, se font et se défont, au gré des luttes et des affrontements. Rien n’est jamais stable.

Au cours de ses péripéties, Fecunditatis parviendra à découvrir qui était sa mère, une exploratrice dont tous veulent connaître le secret, nouveau prétexte à une chasse à l’homme. Il découvrira même qui était son père. Tout cela pour parvenir à une conclusion qui n’en est pas une…

Comme à son habitude, l’écrivain nous emmène dans sa folle imagination, nous brinqueballe, nous tient en haleine, dans cette suite d’aventures rocambolesques. Décidément, Marc Behm est un auteur à part, comme on en croise rarement et dont on se dit au final qu’on a été chanceux de le rencontrer.

L’œuvre de Marc Behm s’arrête là, il disparaît dix ans plus tard, en 2007. Son nom apparaîtra encore sur une couverture de roman à l’occasion de l’adaptation par son petit-fils, Jérémy, d’un de ses scénarii, Le Hold-Up des salopettes.

Marc Behm, Lucy en vacances retrouve le Borgne

Le septième roman de Marc Behm paraît en 1994. Il s’intitule Crab et, comme les deux précédents, n’a toujours pas été publié dans sa version originale. Pour la version française, c’est Gérard de Chergé qui s’y colle pour la deuxième fois. Le roman devient Crabe sous la plume fidèle de l’excellent traducteur.

Lucy a décidé de tenir le compte dans un journal de l’alcool qu’elle ingurgite et c’est ce qu’elle fait à bord de l’avion qui l’amène au Canada après la soirée qu’elle vient de passer, récupérant l’un de ses êtres ayant vendu son hypostase contre une vie améliorée. CrabeC’est vrai qu’elle en fait une sérieuse consommation, nous l’avons constaté comme elle dans l’opus précédent, Et ne cherche pas à savoir.

Au Canada, sa tâche n’est pas simple, celle qu’elle vient chercher étant cachée au bord d’un lac difficile à dénicher. Lorsqu’elle y parvient, elle doit aller jusqu’au milieu du lac gelé pour mettre la main dessus. Alors qu’elle est à la veille d’un repos bien mérité, elle a un mauvais pressentiment au milieu de l’Elephant Lake.

Lucy décide de passer ses quelques jours de congés à Paris. Mais, à peine débarquée, elle ressent une présence qui ne  cesser de l’assaillir et va devenir son obsession. Son pressentiment était justifié.

En fait de vacances, nous assistons à un affrontement causant quelques dommages collatéraux. Lucy cherchant à identifier son adversaire. Un personnage croisé bien des années voire des siècles auparavant. Un personnage revenu sur terre à la suite d’incantations prononcées par d’inconscients adeptes du satanisme au bord d’une piscine.

C’est une succession de rebondissements. Tous plus fantastiques les uns que les autres. C’est que les deux êtres qui s’affrontent sont dotés de quelques pouvoirs.

Par l’intermédiaire de chevaux, d’ours ou de serpents, ils s’affrontent. Hypnotisant les êtres vivants croisés, simples d’esprit ou sorcière, ou les plaçant sur le chemin de l’autre.

Tous ces affrontements font revenir à la mémoire de Lucy leur première rencontre. En route vers Rome et dont le nom du lac où elle a eu son pressentiment n’est pas étranger.

C’est de nouveau un roman échevelé, hors norme, que nous offre Marc Behm. Un roman s’accordant toutes les libertés pour notre plaisir de lecteur.

Il le situe pour la première fois en France, dans ce pays qu’il a adopté, où il s’est installé. Une sorte d’hommage, jouant avec certaines expressions comme ce “froid de canard” que Lucy savoure.

Les thèmes de prédilection de l’auteur sont là, lesbianisme, violence, Shakespeare, poursuite, solitude et, bien sûr, course contre la mort…

Le plaisir de l’auteur est communicatif.

Le fait d’avoir de nouveau fait appel à Lucy donne parfois l’impression d’une récréation, Marc Behm ne s’embarrassant pas d’explications superflues. Il laisse libre cours à sa plume et ça donne un nouveau roman léger et savoureux.

Son huitième roman paraît trois ans plus tard, Tout un roman !, le retour d’une succession de voyages pour des aventures toujours à rebondissements.

Marc Behm, Lucy débarque chez Bess, Véronique et Nan

En 1993, paraît Seek to Know no More, sixième roman de Marc Behm. Il est, comme pour quelques autres de l’auteur, d’abord publié en France, traduit par Gérard de Chergé, également traducteur de Jack O’Connell, écrivain à l’univers voisin de celui de Behm. Le titre français en est Et ne cherche pas à savoir, traduction littérale du vers de Shakespeare utilisé pour l’original.

Le Dr Hegel jubile, le tueur en série surnommée le Piqueur en raison de l’arme qu’il utilise vient de faire une nouvelle victime. Il peut abuser du cadavre qu’il est chargé d’autopsier. Il retrouve ensuite Véronique, son épouse, pour assister à la représentation d’Othello, après avoir rendu son rapport à la police.

Et ne cherche pas à savoir

Lucy débarque alors en ville, chargé de régler leur sort à Walter Gösta qui s’est vendu pour ne plus être impuissant et Antoine Koprosky pianiste qui a voulu la virtuosité jusqu’au bout. Elle arrive alors que le Piqueur fait une nouvelle victime, se méprenant, il a assassiné un travesti, le frère de Bess, Ken dit Fifi. Nan Corey, inspectrice, est persuadée d’avoir aperçu le meurtrier alors qu’elle faisait sa ronde.

Walter Gösta se révèle introuvable et la quête de Lucy se télescope à celle de la police et à la vie quelque peu débridée de la ville.

Les chapitres alternent les points de vue, passant d’un personnage à l’autre. Les quatre principaux sont Lucy, Nan, Véronique et Bess. Nous connaissons la première, les trois autres sont des amies d’enfance qui se sont un peu perdues de vue. Bess est la sœur de la nouvelle victime du Piqueur, Ken, avec lequel elle avait des relations ambigües, l’assistant dans l’assouvissement de ses penchants sexuels et enlevant son corps alors qu’il est à la morgue, elle passe la nuit à tenter de s’en débarrasser pour qu’on ne sache pas que Fifi était Ken. Véronique Hegel est la femme du médecin-légiste, un peu paumée et ne pouvant s’empêcher de penser à Nan et leur amour inassouvi malgré quelques caresses poussées dans leur adolescence. Et Nan Corey, devenue flic en raison de l’admiration qu’elle porte à l’une de ses maîtresses, Charlotte, la mère de Walter.

Tout ce petit monde évolue dans les rues juste avant Noël, slalomant entre une bourgeoisie décadente, un éléphant échappé du zoo, un crocodile, des bandes se disputant le pouvoir et les territoires, un junkie en vadrouille, une sorcière commandant aux rats, le fantôme de Ken récitant Richard III pour retrouver la mémoire, une cambrioleuse ayant besoin d’aide…

Nous étions si fragiles ! Rien de plus qu’une petite étincelle de vie dans une coquille aussi fine que du papier.

Pour la première fois, Lucy a du retard pour livrer son “client” et au gré de ses recherches, tout en rendant des comptes à Don Giovanni, son supérieur, elle chamboule ce petit monde, séduisant les unes et les autres, négociant de nouveaux contrats, éclusant une bonne quantité d’alcool et découvrant les liens familiaux cachés.

C’est un joyeux télescopage. Marc Behm mène son intrigue de manière toujours aussi réjouissante. Il propose une histoire aux thèmes proches de ses deux précédents romans, une envoyée de l’au-delà venant prendre les condamnés à l’image de celle que Joe Egan fuit dans Trouille, une série de meurtres perpétrés par un tueur en série dans un quartier, après le Boucher d’A côté de la plaque, c’est cette fois le Piqueur. Ces deux arrières plans lui permettent de décrire une communauté déjantée et de la malmener avec une certaine délectation.

Un an plus tard, Lucy revient dans Crabe.