Dorothy L. Sayers, Lord Peter enquête sur son frère

En 1926, trois ans après son premier roman, Lord Peter et l’inconnu, Dorothy Sayers fait revenir son enquêteur pour une nouvelle affaire, Clouds of Witness. D’abord traduit en 1948 par Roger Loriot pour la collection La Tour de Londres sous le titre Le duc est un assassin, il l’est de nouveau en 1954, pour la Librairie des Champs-Elysées et sa collection « Le Masque », par Jean-Marc Mendel, devenant Trop de témoins pour Lord Peter.

Lord Peter se prélasse dans son lit de l’hôtel Meurice, goûtant un repos bien mérité et nécessaire après son enquête sur le meurtre de Battersea. D’abord loin de tout, en Corse, isolé et refusant de lire quoi que ce soit venant de Londres, nouvelles ou lettres, il a rejoint Paris et c’est là, sortant de son bain, qu’il a la surprise de voir Bunter, son valet, collaborateur et homme à tout faire, ranger ses affaires dans sa valise. Son domestique a pris cette initiative à la lecture du Times alors qu’ils devaient rester deux semaines dans la capitale française. Bunter sait que son maître ne pourra être que d’accord avec lui. La situation ne laisse aucun doute. En effet, le frère aîné de Lord Peter, le duc de Denver, vient d’être arrêté pour meurtre. Denis Cathcart, le fiancé de lady Mary, leur sœur, a été retrouvé mort alors qu’il passait quelques jours à Riddlesdale Lodge avec quelques personnes, dont le duc bien sûr.
Après avoir pris connaissance des différents éléments de l’enquête et son retour en Angleterre, Wimsey se rend dans le Yorkshire, à Riddlesdale, pour mener ses propres investigations. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les différents éléments ne manquent pas, tout comme les témoins, comme le souligne le titre. A l’exception de son frère et de sa sœur qui préfèrent se murer dans le silence ou l’enfermement pour ne rien dire.
Peter Wimsey s’attelle d’abord à reconstituer les différents événements de la soirée et de la nuit qui ont vu la découverte du corps de Cathcart. Les faits et déclarations amènent différentes questions ou conjectures et poussent notre enquêteur à aller plus loin. Des secrets sont mis à jour, des faiblesses, des défauts et autres petites cachotteries que chacun aurait préféré ne pas voir exposé ou révélé. Mais une enquête est à ce prix. Et c’est bien sûr ces dissimulations qui pourront amener Lord Peter à comprendre puis dévoiler la vérité.

Comme dans les romans de détection de l’époque, nous sommes dans la bonne société. Une bonne société qui se suffit à elle-même, parée de tous les défauts de la nature humaine. Pourtant, ses investigations mènent Lord Peter hors de ce cocon pas forcément fréquentable. Il parcours la campagne environnante, rencontrent les habitants du coin, certains indices laissant supposer une intervention extérieure. Et ce sont les secrets qui se font jour.
Sayers mène son intrigue de main de maître, nous emportant à la suite de Wimsey dans une série de suppositions plus ou moins vraisemblables qu’il lui faut éliminer une à une. Il s’y attelle, finissant par bénéficier l’aide de Parker, l’inspecteur de Scotland Yard, en sus de celle de Bunter.
Nous nous prenons à imaginer les tenants et les aboutissants de l’histoire, échafaudant à la suite du Lord détective une ribambelle de suppositions. La solution ne sera bien évidemment pas si simple, ni de celles que nous pouvions supposer, ça serait trop facile et retirerait une grande part de l’intérêt de ce genre de lecture.
L’autre aspect donnant du sel à l’intrigue et cette porosité entre une certaine caste et le commun des mortels, le simple sujet, qui lui est loin d’être présenté à son avantage. Une posture de Sayers qui amène parfois une certaine gène devant ce qui pourrait relever de la caricature.

Heureusement les mots d’esprits sont là, l’impression que Lord Peter ne fait pas, en ce qui le concerne, de distinction entre noblesse et simple citoyen. Il se trompe, cherche, fouille et se livre corps et âme à la découverte de la vérité. Tant pis pour sa famille si cela peut déranger… il sera encore temps ensuite de se poser la question de la façon de présenter cette vérité pour indisposer le moins possible ceux qui pourraient en pâtir.

Prenant un rythme de croisière, Lord Peter Wimsey revient l’année suivante pour une nouvelle enquête, Arrêt du cœur.

Dorothy L. Sayers, Lord Peter et un cadavre dans une baignoire

En 1923 paraît le premier roman de Dorothy L. Sayers. Il s’intitule Whose Body ? Sa traduction ne nous arrive que seize ans plus tard pour « Le Masque ». Avec L. Servicen, il devient Lord Peter et l’inconnu. Une autre traduction nous arrive en 1995 toujours sous le même titre.

Avant que l’intrigue ne nous soit proposée, un « avant-propos » ouvre le livre. Il est rédigé par Paul-Austin Delagardie, à la demande de Miss Sayers. Delagardie est l’oncle de Lord Peter Wimsey et il est chargé de le présenter à travers son parcours avant cette première intrigue. Nous apprenons ainsi que le détective amateur a v u son éducation confiée à cet oncle maternel. Quelques faits saillants de sa vie nous sont dévoilés, ses études d’histoire à Oxford, son amour pour une fille, Barbara, trop jeune pour lui d’après ses parents puis son engagement dans la guerre. On apprend aussi qu’il s’est ensuite illustré dans l’affaire des émeraudes d’Attenbury en tant que principal témoin de la partie civil ayant réussi à résoudre l’affaire.
A partir de ce moment, outre la recherche d’éditions rares de livres, il s’est adonné à la résolution en amateur d’énigme policière.

Lord Peter Wimsey, alors que son taxi démarre et s’insère dans la circulation londonienne de manière audacieuse, s’aperçoit qu’il a oublié le catalogue de la vente à laquelle il se rend. A sa demande de revenir à leur point de départ, son chauffeur entame une manœuvre dangereuse. Arrivé entier au 110A Picadilly, il gravit les marches, entre dans son appartement au moment où Bunter, son majordome, annonce au téléphone que lord Wimsey est absent puis se ravise en le voyant. C’est la duchesse douairière, sa mère, qui est au bout du fil et lord Peter se décide à lui parler tandis que Bunter part à la recherche du catalogue. La nouvelle que lui apprend sa mère est peu ordinaire. L’architecte chargé de la réfection du toit de l’église de Denver, paroisse de la famille, vient de se décommander parce qu’un cadavre a été retrouvé dans sa baignoire, le corps d’un homme portant en tout et pour tout un lorgnon. Lord Peter accepte de se rendre sur place, à Battersea, tandis qu’il charge Bunter d’aller à la vente aux enchères. Ses deux passions viennent de se télescoper.
Lorsqu’il arrive dans l’appartement, le corps n’a pas encore été déplacé et Wimsey peut effectuer ses propres constatations et interroger Thipps, l’architecte, sur les circonstances de la découverte. Le seul élément que regrette Thipps est l’oubli par sa domestique de fermer la fenêtre de la salle de bain. Lord Peter apprend également que l’inspecteur chargé de l’enquête et Sugg, un homme avec lequel il n’est pas toujours d’accord, cherchant à se creuser la tête le moins possible et prenant parfois des raccourcis hasardeux.
Alors que l’affaire ne s’avère pas simple, une autre s’ajoute aux occupations du détective amateur, la disparition d’un certain Lévy, un spéculateur redoutable. Mais le corps retrouvé n’est pas celui de Lévy et les deux affaires tournent au casse-tête. Bunter et Lord Wimsey passent à l’inspection fine, scientifique, relevés d’empreintes, analyses en tous genres. L’inspecteur Parker se joint à eux, très proche de Sa Seigneurie, il peut au moins lui apporter un peu de sérénité.
Peter Wimsey déploie tous les efforts possibles pour résoudre ses enquêtes. Bien que détective amateur, il bénéficie d’une tolérance de la part des autorités et son aide est même vue d’un bon œil. Il a fait ses preuves.

Dans cette intrigue, Dorothy Sayers développe autant la résolution des enquêtes, les mystères à résoudre, que la description de son personnage principal, de son domestique et du policier qui leur prête main forte ainsi que de leur méthode, leur organisation. Il y a aussi tout l’aspect des relations, des convenances à respecter.
C’est un personnage singulier que nous propose Dorothy Sayers, qui est passionné par la résolution du mystère qui s’offre à lui mais qui s’interroge également sur la manière de confronter le coupable à la vérité, de le confondre tout en le respectant. L’énigme résolue bien avant les dernières pages est suivie par ce questionnement du respect du coupable et de la meilleure manière de conclure.
Dorothy Sayers installe son personnage récurrent avec du recul, de l’humour et un intérêt élargi. Lord Peter ne parvient pas à la vérité du premier coup, il lui faut tâtonner pour y arriver. Un essai erreur qui permet de progresse en s’appuyant toujours sur les constatations faites grâce cette science en plein développement, la criminologie.

Ce premier opus ayant eu un certain succès, Dorothy Sayers a poursuivi la narration des aventures du lord détective. L’enquête suivante paraît trois ans plus tard et s’intitule Trop de témoins pour Lord Peter.

Dorothy L. Sayers, Toile et étagères

Avec l’été, les lectures ne s’arrêtent pas et ça peut être le moment de parler d’un auteur pas encore évoqué ici. En l’occurrence, il s’agit d’une auteure, une écrivaine de l’âge d’or du roman de détection, ou à énigme, en Angleterre. Elle a sévi aux côtés de la reine du crime et fait parti des auteur·e·s qui ont marqué l’entre-deux-guerres pour ensuite se retrouver à l’ombre d’Agatha Christie et tomber dans l’oubli de ce côté-ci de la Manche, au même titre qu’une Josephine Tey encore très prisée chez les anglo-saxons.

C’est à l’occasion d’un numéro de l’Indic sur le roman policier anglais et dans la continuité du précédent sur les romancières ayant également contribué au genre dès ses débuts que j’ai commencé à lire cette romancière que je ne connaissais que de nom.
En regardant sur notre grand pourvoyeur d’information qu’est la Toile, on peut constater rapidement qu’effectivement, par chez nous, Sayers n’a pas la même place que chez les anglophones. Il suffit pour cela de comparer l’article que lui consacre Wikipédia en français et en anglais. D’un côté un texte rapide qui s’attarde principalement sur la liste de ses publications, de l’autre, une biographie et une étude de l’œuvre bien plus approfondie. Ses romans traduits en français ne sont pas faciles à dénicher, leur liste est consultable sur Polars Pourpres. Pour une liste exhaustive des livres originaux, le site Book series in order constitue toujours une référence intéressante.
Pour se convaincre de son importance outre-Manche, une société se consacre à Dorothy L. Sayers et nous propose son site. R.L. Smith s’est penché tout récemment sur elle dans sa série sur les « grand dames of crime ». On peut également constater que l’œuvre de Sayers, écrivaine féministe avant l’heure, passionne encore et continue à soulever des questions à travers cet article sur la place et l’image des juifs que ses fictions véhiculent.

Je vais bientôt passer en revue ma lecture de quelques uns de ses romans, sachant qu’il n’est pas simple de les acquérir tous, ce sera donc un parcours tronqué de l’œuvre romanesque de Dorothy L. Sayers.

John Harvey, Frank Elder dernière

En 2014 du côté de Nottingham, en 2015 par chez nous, nous avions vu arriver sur les étagères des librairies ce qui était annoncé comme le dernier roman de John Harvey, Ténèbres, ténèbres. C’est ce que le romancier avait confirmé ensuite. Il concluait alors sa série sur Charlie Resnick et annonçait qu’il allait voguer vers d’autres horizons littéraires.
Pourtant, en 2018 est paru un quatrième opus d’une autre série, celle consacrée à Frank Elder. Quatrième opus de ce que j’avais cru être une trilogie, les trois romans, De Chair et de sang, De Cendres et d’os et D’Ombre et de lumière,consacrés à ce flic à la retraite ayant été publiés à la suite, le fait qu’il s’en soit éloigné m’avait fait penser qu’il n’y reviendrait pas. Le titre de ce nouvel épisode, de l’autre côté de la Manche, est Body and Soul. Il vient d’arriver aux devantures des meilleures dealers de bouquins du pays sous le titre de Le Corps et l’âme, après être passé sous la plume traductrice de Fabienne Duvigneaux. On ne change pas les bonnes habitudes avec un titre qui fleure bon le jazz si prisé par Resnick, moins par Elder, et le standard des années 30 que les amateurs connaissent sans doute à travers les versions qu’en ont donné Ella Fitzgerald ou Billie Holiday.

Dans sa Cornouailles d’adoption, Frank Elder accueille Katherine, sa fille. Ses visites ne sont pas si fréquentes pour qu’il ne savoure pas ce moment. Même si il ne peut s’empêcher de redouter la raison qui l’a poussé à venir chez lui pour quelques jours. En effet, des bandages à ses poignées ne le rassurent pas. Son caractère étant ce qu’il est, il ne peut s’empêcher de demander ce qu’il s’est passé… Il ne réussit pas à tirer les vers du nez de Katherine et elle repart pour Londres plus tôt que prévu.
Après une petite enquête, il réussit à comprendre qu’elle a vécu une liaison avec un peintre ayant une certaine renommée et que ça ne s’est pas bien fini.
Nous apprenons en parallèle comment la rencontre a eu lieu, Katherine devenue modèle pour des cours de dessins, repérée par Anthony Winter, sollicitée pour poser pour lui, des nus plus dérangeant. Après avoir refusé, elle finit par accepter.
Tentant de vivre sa vie habituelle, entre balades et concerts dans des pubs donnés par une bande dont il s’est rapproché de la chanteuse, entre soirée avec Vicki, la chanteuse justement, ou Cordon, flic du coin. Mais Elder ne peut pas ne pas se mêler de ce qui le chamboule et l’état de sa fille ne le rassure pas, tombée dans la surconsommation d’alcool puis la scarification, il voudrait se raisonner mais c’est plus fort que lui.
Réussissant à assister au vernissage de la dernière exposition de l’artiste, découvrant les tableaux qu’il a peint de sa fille, il ne peut se contenir et lui envoie son poing dans la figure tant qu’il le peut avant d’être lui-même molesté par le service de sécurité de l’exposition.

Nous sommes de retour dans la vie d’Elder et l’univers de Harvey. Cordon, le flic du coin, nous est familier, croisé dans Le Deuil et l’oubli puis Lignes de fuite. Comme toujours Elder ne supporte pas l’inaction et il s’emporte facilement, les nerfs à fleur de peau, plus sanguin que Resnick. Quand, à travers les tableaux de Winter, il revoit le calvaire subi par sa fille sept ans auparavant, toutes les souffrances qu’il n’a jamais réellement surmontées affleurent de nouveau. Pour elle aussi.
Quand le peintre est retrouvé mort dans son atelier, l’histoire prend une autre tournure. L’enquête gravitant autour de sa fille le mobilise. Avant qu’une autre ne tombe, éprouvante, concernant une évasion et pour laquelle il est sollicité, Elder continuant de temps à autre à prêter main forte à ses anciens collègues. Comme Resnick.
L’univers d’Harvey est là, donnant toute sa place à l’enquête menée par Alex Hadley, une enquêtrice à la tête d’une équipe de la criminelle. Il laisse également toute sa place à son personnage récurrent difficilement maître de ses émotions, abîmé, faisant encore une fois des allers et retours entre la Cornouailles et Londres ou Nottingham.

Ce livre est une madeleine de Proust, nous rappelant ce que nous avons lu du romancier, cette œuvre qui nous a tellement émus, captivés. Dont nous attendions chaque nouveau bouquin avec une certaine impatience et que nous savourions en attendant le suivant.
Cette une madeleine savoureuse, avec tous les ingrédients que nous aimions et toujours cette empathie, cet intérêt pour les sentiments dans un monde âpre, sans douceur autre que celles que l’on apprend à découvrir soi-même. Avec une pointe d’art, la peinture qui a déjà occupée le premier plan d’autres fictions que sa plume a concoctées.
Elder reste un cousin de Resnick moins maître de ses émotions, moins convaincu de l’intérêt d’essayer d’être policier dans le monde que nous connaissons.

Je ne sais pas ce que nous pouvons souhaiter pour la suite. Harvey reviendra-t-il nous distiller l’un de ses romans que nous aimons tant ou en a-t-il fini avec son œuvre romanesque, ces romans noirs que nous aimons ? Le temps d’un livre, il nous a en tout cas redonné ce plaisir que nous avions à le lire, rappelé quel auteur il est, si pétri d’humanité.
En a-t-il fini avec Cordon, un autre de ses personnages attachants, ou avec Grayson et Walker ? Je ne suis plus sûr. Les adieux vont-ils se poursuivre ?

John Harvey, Charlie Resnick dernière

En 2014, deux ans après son précédent roman, Lignes de fuite, et six ans après la dernière apparition de Charlie Resnick dans Cold in hand, paraît Darkness, Darkness. C’est la douzième et dernière enquête du policier de Nottingham, comme nous l’annonce son auteur en postface. Le roman est traduit l’année suivante par Karine Lalechère sous le titre Ténèbres, ténèbres.

 

Il neige sur le cortège qui accompagne Peter Waites à sa dernière demeure. Charlie Resnick est du nombre, lui qui a rencontré le défunt lors des grèves de 1984, chacun d’un côté, le mineur et le flic. Ils ont sympathisé, se sont voué une certaine estime et Resnick est naturellement présent pour ses funérailles. Il se souvient de leur première conversation lors de ces événements qui ont marqué tout un pays et qui planent encore au dessus des anciens comme le souligne la présence du syndicat des mineurs au grand mécontentement des enfants du disparu. La plaie est présente et Resnick ne sait pas qu’elle va se rouvrir un peu plus dans les jours qui vont suivre.

L’ancien inspecteur principal est désormais à la retraite mais il n’a pas pu raccrocher complètement et il fréquente encore les commissariats dans le cadre de la réserve citoyenne. Il mène des interrogatoires, classe des papiers, met des dossiers en ordre et continue de côtoyer ses anciens collègues. Il faut dire qu’il n’a plus que ça, redevenu célibataire par la force des choses et n’ayant plus qu’un seul chat des quatre qu’il avait encore six ans plus tôt. Six ans se sont en effet écoulés depuis la tragédie qui l’a frappé et qui le hante encore, qui nous a bouleversés et qui hante encore cette maison où il continue malgré tout à vivre.

Lors de travaux destinés à raser définitivement les dernières maisons d’un village de mineurs, Bledwell Vale, un corps est retrouvé, enterré sous une extension. Il s’agit de celui de Jenny Hardwick, disparue en 1984, épouse d’un mineur non-gréviste et militante engagée du côté des grévistes. Une figure, jusqu’à sa mystérieuse disparition quelques jours avant Noël. L’autopsie confirme ce qui était évident, elle a été assassinée.

 

Une enquête est ouverte mais l’affaire semble périlleuse et elle est confiée à Catherine Njoroge, ses supérieurs redoutant de la prendre en charge eux-mêmes. On lui refile la patate chaude en lui conseillant de ne pas faire de zèle. Pour former son équipe, elle décide de faire appel à un policier qu’elle a croisé six ans plus tôt et qui était actif à l’époque du meurtre et dans le coin en question, Charlie Resnick.

Catherine et Charlie et leur équipe multiplient les déplacements entre Nottingham et le nord du comté, à la recherche des protagonistes de l’époque qui, depuis trente ans, ont vécu bien d’autres choses, sont partis ailleurs pour certains, ont disparu pour d’autres. L’enquête ne s’annonce pas simple.

La narration alterne entre Charlie et Catherine, entre le présent et le passé. Jenny Hardwick était une femme forte, pleine de convictions, passionnées. Les relations avec son mari n’étaient pas évidentes, chacun d’un côté, gréviste contre non-gréviste. Tout dans le mouvement l’attirait, l’engagement, monter sur l’estrade pour prendre la parole, et jusqu’à l’un de ceux envoyés là pour faire nombre dans les piquets de grève.

Les manifestants viennent de partout, comme les renforts de la police, les mêmes procédés d’un côté comme de l’autre mais avec un objectif différent, pour des motivations opposées.

 

Comme il l’a fait de plus en plus au fur et à mesure des opus de la série, John Harvey approfondit le portrait de la victime, une femme comme bien des fois. Il approfondit ses personnages féminins, Jenny et Catherine tout particulièrement. Charlie est comme auparavant un témoin, un observateur actif cherchant avant tout à comprendre ses contemporains, cette fois de manière plus évidente puisqu’il ne dirige pas l’enquête. Il erre le reste du temps, un peu désemparé, écoutant les morceaux de jazz qu’il aime, mangeant ses sandwiches si particuliers, mais on sent moins d’enthousiasme, moins d’implication. La vie l’a déserté, il n’est plus là que pour les autres, loin de cette communauté vers laquelle il se tournait quand il en avait besoin…

Catherine et Jenny sont deux femmes fortes mais en même temps sensibles et fragiles. C’est une nouvelle fois la condition féminine que le romancier met en avant. Le rôle des femmes pendant les grèves de 1984, une nouvelle étape dans leur long chemin vers l’égalité, celles d’aujourd’hui devant malgré tout composer encore avec un emploi et des responsabilité tout en étant toujours traitées en inférieures dans les relations privées. La violence guette toujours les femmes et Jenny et Catherine en font chacune l’amère expérience.

 

C’est une nouvelle fois un roman fort et sensible au style classique et précis que nous offre Harvey. Un roman où les victimes sont si nombreuses, jalonnant une intrigue qui hésite, avance puis revient en arrière, comme l’enquête qu’elle décrit. La vérité est si difficile à trouver, enfouie dans des strates de non-dits, d’oublis plus ou moins volontaires.

C’est un roman dont on tourne les pages avec plaisir, que l’on a du mal à refermer, tant il est emprunt de cette humanité dont Harvey à fait preuve depuis le début.

Resnick a été abîmé depuis Cœurs solitaires, il a souffert dans sa chair et son cœur, mais il continue à avancer même si ce monde n’est plus tout à fait le sien, même si sa vie n’a plus vraiment de sens, pas celui qu’il avait un temps imaginé, rêvé. Au détour d’un chapitre, on apprend la mort de Millington, son ancien second, et c’est comme si son ancienne équipe avait définitivement disparue.

On gardera en souvenir un policier touchant, émouvant, et tellement humain, l’un des plus marquants parmi tous ceux que nous avons croisés au détour des pages d’un polar. Avec l’envie de dire toute notre gratitude à son auteur, merci M. Harvey (et merci David Peace de lui avoir donné envie de parler après vous de ces événements marquants).

John Harvey, Karen Shields, Cordon et le crime organisé

En 2012, John Harvey publie un dix-huitième roman sous son nom, Good Bait. Il nous arrive deux ans plus tard, traduit pour la première fois par Karine Lalechère, sous le titre de Lignes de fuite. Bien qu’en dehors de ses séries, Resnick, Elder ou Grayson et Walker, il reste dans l’univers du romancier, son titre original le souligne, référence à une chanson, et nous y retrouvons des personnages croisés précédemment.

Un corps a été retrouvé, sous la glace d’un étang, à Hampstead Heath, le corps d’un jeune homme. Karen Shields, réveillée en pleine nuit pour se rendre sur place, y croise son divisionnaire qui dînait dans le coin et en profite pour lui demander si elle n’est pas trop surchargée de travail. Il est vrai que les affaires s’accumulent, un double meurtre à Holloway, un meurtre par balle à Walthamstow et un autre meurtre à Wood Green. A l’approche de Noël, il n’y a pas de quoi s’ennuyer. Mais c’est son lot habituel. Epaulée par Ramsden, elle mène les différentes enquêtes. Le mort de Hampstead Heath a bientôt un nom, Petru Andronic, un moldave arrivé récemment à Londres.

En Cornouailles, Cordon, en charge de la police de proximité, est réclamé par une femme, Maxine Carlin. Bien que dans un état second, elle a tenu à le voir pour lui demander s’il pouvait l’aider à retrouver sa fille. Rose, qui se fait désormais appeler Letitia, a été proche de Cordon, promenant son chien pendant une période. Puis, cette drogue qui exerce son emprise sur sa mère l’a à son tour happée. Mais Letitia est majeure et ce type de recherche n’est pas du ressort de Cordon. Il essaie de rassurer Maxine, promettant vaguement d’effectuer quelques recherches. Il va s’y intéresser vraiment en apprenant la mort de Maxine, à Londres, passée sous une rame de métro.

Nous suivons les deux personnages en alternance. Karen Shields, déjà croisée dans De cendres et d’os puis dans Cold in Hand, dirige son équipe en s’impliquant dans les différentes enquêtes. D’autres vont s’y ajouter.

Cordon, croisé dans Le deuil et l’oubli, se colle à son affaire, en dehors du boulot. Il prend un congé sans solde pour en savoir plus sur Letitia puis l’aider à se protéger d’un homme, le père de son fils, qui ne veut pas qu’elle l’en sépare.

Nous passons de la Cornouailles à Londres, de l’Angleterre à la Bretagne pour une rapide incursion.

Karen Shields finit par hériter d’une affaire sordide, règlement de compte de règlement de compte, qui intéresse plusieurs services et qui se rapproche de celle de Cordon. Les enquêtes évoluent, en parallèle, les policiers se débattent sans toujours parvenir à avancer, ils patientent, espérant débusquer l’indice qui leur permettra de les résoudre. Les enquêtes avancent en parallèle, celle de Cordon et celles de Shields, sans jamais se rejoindre. Lorsqu’elles se croisent, les flics ne sont pas là…

C’est de nouveau un roman prenant, sensible, que nous offre John Harvey. Un roman délicat, qui prend son temps et laisse les relations entre les personnages évoluer, s’enrichir. Avec deux protagonistes principaux qui connaissent leur métier mais qui semblent beaucoup moins sûrs d’eux dans le privé, dans leurs sentiments, leurs désirs. Nous avions connu ces traits de caractère dans leurs apparitions précédentes. Leurs métiers ne leur permettant que difficilement d’avoir une relation suivie, à l’instar d’un Franck Elder ou d’une Helen Walker.

Cette indécision, cette difficulté à gérer leur vie intime, ne les empêche pas de faire preuve de patience et de caractère dans les enquêtes qu’ils mènent. Faisant preuve de la même compassion que leur auteur. Ou que celles et ceux qui les ont précédés sous sa plume.

Deux ans après ce roman réussi, John Harvey revient une dernière fois du côté de Resnick avec Ténèbres, ténèbres.

John Le Carré, George Smiley de Vladimir à Alexandra

En 1979, paraît le troisième volet de la trilogie de Karla, racontant la lutte à distance entre Smiley et l’espion russe, Smiley’s People. Comme depuis Le miroir aux espions, il est traduit par Jean Rosenthal et est publié l’année suivante en France. Le titre qui lui a été choisi est la simple traduction de l’original, Les gens de Smiley.

Une femme est abordée par un inconnu à la sortie de son usine. Cette femme s’appelle Ostrakova, réfugiée politique, et celui qui l’aborde est de toute évidence là comme un écho de son passé. Il l’invite à la suivre et lui explique qu’il sait beaucoup de chose sur elle, notamment que sa fille, Alexandra, restée en Russie, n’est pas celle de son mari, Ostrakov, mais le fruit de sa liaison avec Glikmann alors qu’elle s’était retrouvée seule lors de la fuite de son mari vers l’ouest. Les souvenirs ressurgissent, cette fille qu’elle a abandonnée la hantant encore. L’inconnu, utilisant différents moyens pour la convaincre, finit par lui faire signer un document demandant la venue de sa fille et la déclarant prête à l’accueillir. A la suite de cette rencontre, Ostrakova se pose des questions et se persuade qu’elle ne reverra jamais sa fille, qu’elle a seulement permis aux Russes d’obtenir une identité pour une femme qu’ils veulent faire passer de l’autre côté du rideau de fer. Après mûres réflexion, elle décide de contacter le Général, un homme dont elle se souvient qu’il menait la lutte contre les nouveaux maîtres russes et que son mari disait de confiance.

Un jeune homme, en Allemagne, prend un ferry. Il est envoyé là pour déposer un sac sur un banc le temps de la traversée puis le récupérer avant de descendre. Pour ce faire, il respecte scrupuleusement les instructions données par le Général, l’homme qui l’envoie. Sa mission se passe a priori comme prévue.

Ces deux événements en provoquent un troisième qui rappelle Smiley à ce métier qu’il a longtemps exercé. Le Cirque l’a appelé en pleine nuit pour se rendre dans un parc de Londres où un cadavre vient d’être découvert. Il s’agit d’un homme avec lequel il a longtemps été en contact, qu’il est à même de reconnaître. Un homme qui sévissait avant les changements au Cirque dus à la découverte de la Taupe, premier opus de la trilogie. Cet homme, prénommé Vladimir, était également connu sous le nom de Général. Et Smiley est chargé de comprendre s’il s’agit juste d’un acte crapuleux ou si cette exécution d’une balle en plein visage pourrait être l’œuvre d’un service étranger.

Alors qu’il n’est engagé qu’à titre secret, Smiley mène sa tâche aussi sérieusement que possible, comme à son habitude. Il commence par rencontrer les membres du groupuscule que dirigeait le Général et qui a un temps été financé par le Cirque, du temps de Smiley. Il apprend qu’il était sur une affaire dont il pensait qu’elle lui permettrait de regagner l’estime du Cirque et de celui qu’il appréciait par-dessus tout, son agent traitant, Max, qui n’était autre que Smiley. Le Général ayant tout gardé pour lui, le groupuscule n’ayant plus son entière confiance, Smiley se lance sur une piste plutôt difficile. Mais il comprend bientôt qu’il tient là une chance d’affronter une nouvelle fois celui dont il a fait son adversaire principal, Karla. Toutes les méthodes utilisées lui ressemblant trop pour que ce soient de simples coïncidences.

Smiley mène l’enquête seul dans un premier temps, de manière non officielle. Il retourne sur le terrain et retrouve petit à petit ses repères. De Londres à la France, en passant par l’Allemagne, il suit un fil bien fragile. S’appuyant au passage sur ceux avec qui il travaillait et qui ont aussi raccroché, de Connie, l’archiviste spécialiste de la Russie à Toby Esterhase, l’ancien chef des lampistes du Cirque. Petit à petit, l’affaire se précise et pourrait bien être la dernière occasion pour Smiley de coincer Karla…

Comme son personnage, John Le Carré prend son temps pour installer l’intrigue. Il s’attarde sur les descriptions précises des lieux, développe les trajets, les parcours, l’observation des uns et des autres. Toujours à la limite de nous perdre, de nous lasser, sans que ce soit le cas cette fois-ci. Smiley s’accroche tellement qu’il nous tient et nous pousse à le suivre, sans que tout soit bien clair, sollicitant notre propre esprit de déduction ou d’imagination. Les changements n’ont plus de prise sur lui, il avance.

Chaque nouvelle mode avait été accueillie comme une panacée : « Maintenant nous allons vaincre, maintenant la machine va fonctionner ! » Chacune s’en était allée avec des pleurnicheries, en laissant derrière elle le fouillis britannique habituel, dont il se voyait de plus en plus, avec le recul, comme l’éternel présentateur. Il avait pratiqué l’indulgence, en espérant que d’autres en feraient autant, et ce n’avait pas été le cas. Il avait trimé dans des chambres sur cour pendant que des hommes de moindre envergure occupaient la scène. Et l’occupaient encore. Voilà cinq ans encore, il n’aurait jamais osé professer de telles opinions. Mais aujourd’hui, sondant avec calme son propre cœur, Smiley savait qu’il n’avait pas trouvé de maître et qu’il n’en trouverait peut-être jamais ; que les seules contraintes qu’on lui imposait étaient celles de sa propre raison et de sa propre humanité. Tout comme son mariage, tout comme son sens du service public.

Trois ans plus tard, avec La petite fille au tambour, John Le Carré passe à autre chose, laissant là George Smiley.

John Le Carré, George Smiley et Jerry Westerby

En 1977, Le Carré ouvre le deuxième volet de sa trilogie tournée vers l’affrontement de Smiley et Karla, The Honourable Schoolboy. Il paraît la même année chez nous, traduit comme d’habitude par Jean Rosenthal, sous le titre Comme un collégien.

Le dossier Dauphin, même s’il aurait pu commencer à une autre date, celle de la naissance de la taupe du roman précédent, de l’annexion de Hong Kong par l’Angleterre, débute un samedi du milieu de l’année 1974 au Club des Correspondants Etrangers de la colonie britannique. Alors qu’un typhon se déchaîne, les journalistes présents tentent de tromper l’ennuie jusqu’à ce que l’un d’entre eux, Luke, un jeune Californien, ne lâche une information qui les passionne tous soudainement. Maison Haute est de nouveau libre à la location. La Maison Haute désertée par ses occupants, cela signifie le départ précipité du service d’espionnage britannique, le Cirque. Une nouvelle tellement étonnante qu’un petit groupe de reporters décide de braver la tempête pour aller constater de visu et confirmer l’événement inattendu. Les articles rédigés par les différents correspondants à ce sujet ne vont pas jusqu’à la publication, peut-être étouffés, en dehors de celui de Craw, l’Australien.

Jerry Westerby, installé dans un coin reculé d’Italie, est destinataire d’un message. Il abandonne tout, la petite maison qu’il avait adoptée, la femme surnommée l’Orpheline avec laquelle il vivait, pour rentrer à Londres.

Pendant ce temps à Londres, justement, le Cirque est en plein chambardement. Après la découverte par Smiley de la taupe qui sévissait au sein du service, il s’en est vu confier la direction provisoire. Et ses premières décisions sont de tout remettre à plat. Il s’entoure d’une garde restreinte, ceux en qui il a véritablement confiance, une poignée, et campe dans les locaux presqu’en ruine après le passage des spécialistes de l’écoute et du contre-espionnage. A la suite de ces remaniements, les activités du Cirque ne peuvent être que restreintes, Smiley s’attellent à la recherche d’affaires étouffées par la taupe et qui pourraient le remettre sur la piste de Karla et de son réseau. Un bon moyen pour redonner de l’élan au service. Connie, la spécialiste de la documentation, en déniche une ayant pris place en Asie, au Laos plus précisément, à Vientiane, sa capitale. Celui qui a mené l’enquête sur place, Sam Collins, et dont le rapport s’est vu étouffé puis enterré à son arrivée à Londres est convoqué et interrogé. On découvre qu’il s’agissait d’une filière de financement russe en dehors du circuit habituel. Une filière fleurant bon Karla. Smiley comprend aussi que Collins cherche à cacher autre chose, à protéger quelqu’un.

Pour la poursuite de l’enquête, Jerry Westerby est envoyé sur place, reprenant sa couverture de journaliste.

L’intrigue oscille alors entre Londres et Hong-Kong puis cette Asie du Sud-Est en plein conflit. A Londres, Smiley négocie avec les autres services, passe un accord d’entraide avec la CIA, et poursuit l’enquête, suivant les pistes dénichées par Jerry sur place. A Hong-Kong puis ailleurs, Jerry tente de suivre le fil de ce financement. Il s’agit de découvrir en quoi son destinataire, Drake Ko, est lié à l’URSS.

Les différentes investigations vont d’une personne à l’autre, à Londres et en Asie. A l’affût de ceux qui ont connu Ko ou sa maîtresse, Liese Worth. Alors que Smiley parcourt Londres et ses environs à la recherche de souvenirs sur l’un ou l’autre des protagonistes, Jerry tente de retrouver les uns et les autres au milieu du conflit finissant, du Laos au Viet Nam en passant par la Thaïlande et le Cambodge.

C’est l’occasion pour Le Carré de nous offrir des scènes de ce conflit vieux de quarante ans, entre la guerre d’Indochine puis celle du Viet Nam. Il nous offre des portraits d’occidentaux coincés ayant un moment cru qu’ils pourraient régner sur cette partie du monde. Mais les autochtones ont réussi à rappeler qu’ils étaient chez eux et l’enquête utilise les moyens d’une CIA qui va bientôt devoir évacuer les lieux, à la suite des accords de Paris puis de la chute de Saigon.

En marge, Jerry emprunte les pistes, les routes, s’approche des habitants sans jamais réellement les croiser, naviguant parmi les vestiges d’une colonisation ayant laissé son empreinte et les derniers affrontements, les explosions ou tirs résiduels.

Entre Hong-Kong la financière et les pays ravagés, Le Carré décrit une région pleine de contrastes et de contradictions. C’est aussi un lieu d’affrontement entre l’Ouest et l’Est. Entre les occidentaux et le bloc soviétique, avec au milieu une Chine pas totalement neutre.

L’intrigue déroule l’enquête, à la suite de Smiley et Westerby. Elle décrit des investigations dirigées depuis Londres et qui doivent être respectées sur place, en Asie. Pas de place pour l’humain, pour la compréhension, il faut aller vite et réussir. Seulement, dans une enquête menée par des hommes, ne pas laisser la place à l’humain paraît difficile, une gageure. Et, à force de croiser d’autres êtres humains, les sentiments peuvent affleurer et pourraient tout compromettre. Il faut prendre cela en compte et ça n’est pas simple. Comme il n’est pas simple d’accepter sans réfléchir les directives venues d’en haut ou d’une autre agence…

John Le Carré excelle à nous décrire la lente avancée d’une recherche. Les précautions nécessaires contre un ennemi invisible, un ennemi qui se cache derrière d’autres. Dans un style donnant parfois l’impression d’être recouvert par la poussière déposée par les années qui ont suivi, comme souvent chez le romancier, il faut souffler, frotter, pour que l’intrigue se précise, gagne en netteté. Une fois cet effort accepté, concédé, c’est un superbe roman prenant et qui réserve une dernière partie pleine de doutes, de suspens, malgré un rythme qui pourrait en rebuter plus d’un, un rythme d’un autre temps, propre à son époque. Un livre nous montrant des individus aux prises avec des enjeux devenus trop importants, trop inhumains. Au premier rang desquels un George Smiley indécis et têtu à la fois, sachant où il veut aller mais se refusant à trop le dévoiler.

La trilogie de Karla se clôt trois ans plus tard avec Les gens de Smiley.

John Le Carré, George Smiley et Gerald

En 1973, John Le Carré voit son huitième roman publié par la maison d’édition londonienne Hodder et Staughton, il s’intitule Tinker, Taylor, Soldier, Spy. Il est traduit la même année par Jean Rosenthal pour Robert Laffont, sous le titre La taupe. Ce roman, inspiré par l’affaire des cinq de Cambridge dont Le Carré fut l’une des victimes collatérales, constitue le premier volet d’une trilogie autour du personnage de Karla et marque le retour au premier plan de George Smiley, déjà croisé dans L’appel du mort et Chandelles noires, puis rejeté au second plan dans L’espion qui venait du froid et Le miroir aux espions et disparu à partir d’Une petite ville en Allemagne. Un retour en écho à ses deux premières apparitions puisqu’en parallèle à une affaire d’espionnage, on suit la vie dans un collège privé typiquement anglais…

Un nouveau professeur débarque au collège privé de Thursgood, dans la campagne anglaise, à la suite du décès soudain de son prédécesseur, le major Dover. Il s’appelle Jim Prideaux et son arrivée n’est pas banale puisqu’il traine derrière sa voiture une caravane et s’installe dans le Creux, un endroit singulier du parc du collège. Un élève, Bill Roach, observe la venue de ce personnage qui va le fasciner.

A Londres, George Smiley vit une journée particulière. Cherchant à s’habituer à sa retraite toute récente, ressassant les difficultés de son mariage, il est abordé par un ancien collègue dont il accepte l’invitation à son cercle. A son retour chez lui, les signes indéniables d’une visite le mettent sur le qui-vive, sachant qu’il ne peut s’agir d’Ann, sa femme, partie, de nouveau, avec un nouvel amant. Peter Guillam l’attend dans son salon et l’invite à le suivre, ils se rendent tout deux à une entrevue discrète chez Lacon, un collaborateur du premier ministre, plus particulièrement en matière de renseignement. Chez Lacon, un homme, Ricki Tarr, attend d’exposer sa dernière mission à Smiley. Mission qui s’est achevée sur un fiasco, le grillant auprès des services, et qui fait ressurgir les soupçons d’un agent renseignant les russes sur les activités du Cirque, surnom de l’Intelligence Service, le service d’espionnage britannique. Un agent sans doute bien placé dans la toute nouvelle hiérarchie instaurée récemment par Percy Alleline, le successeur de Control. Car la grande nouveauté, c’est le départ de Control…

Smiley est chargé de mener une enquête de l’extérieur de l’Intelligence Service, Guillam étant celui de l’intérieur qui lui fournira tout ce dont il aura besoin sans éveiller les soupçons.

George Smiley reprend du service, une nouvelle fois, alors que sa situation n’a rien d’enviable. En fait de retraite, il vient d’être, comme d’autres, saqué, à la suite de l’échec retentissant de la mission Témoin. Il l’a été en tant que très proche collaborateur de l’ancien directeur, Control. Mais il s’agit d’une mission dont il n’avait pas été informé, menée par le seul Control et qui a pris par la suite, pour le public, le nom d’Ellis, du patronyme de l’agent ayant été blessé et capturé en Tchécoslovaquie. Cette mission avait eu lieu alors que l’étoile de Control pâlissait au détriment de celle d’Alleline, ce dernier ayant réussi à obtenir des informations d’un groupe d’agents russes nommé Merlin…

Au cours de son enquête, menée dans l’ombre, Smiley reprend pied dans ce qui était son métier, il reprend les choses là où il les avait laissées et tente de comprendre tout ce qui a causé les récents bouleversements. Il consulte les dossiers des missions, interroge ceux qui, comme lui, ont été remerciés et essaie de savoir ce qui a amené le service jusqu’à la situation dans laquelle il est, infiltré de manière très efficace par Gerald, surnom donné à celui que tout le monde redoutait jusqu’ici, un agent double travaillant pour le service russe, plus précisément pour Karla, super espion de Moscou. Les soupçons se portent sur les principaux dirigeants du service, Percy Alleline, Bill Haydon, Toby Esterhase et Roy Bland.

Le roman de Le Carré pourrait ressembler à un thriller mais il est indéniablement plus proche du roman policier, voire du roman noir. Il est dans la lignée d’Une petite ville en Allemagne et Smiley dans celle d’Alan Turner. En effet, l’enquête n’est pas menée tambour battant, Smiley, comme à son habitude, prend le temps de tout comprendre, tout en se cachant, épaulé par Guillam et Mendel. Il ausculte une organisation reflétant la société dans laquelle elle s’inscrit. Il prend le temps de se rapprocher des quatre suspects principaux désignés de manière codé par les mots de la comptine ayant donné son titre original au livre. Il ne s’agit pas d’un roman d’espionnage comme ceux que l’on lit d’habitude, les espions étant ici des gens presque ordinaires, exerçant un métier dont il faut connaître les codes comme pour la plupart des métiers. Un roman policier dont l’intrigue progresse au fur et à mesure que les informations s’accumulent, que la situation s’éclaircit. Même si, il faut bien le dire, les choses peuvent apparaître parfois incompréhensibles. Car ce sur quoi enquête Smiley est avant tout de l’humain. L’humain avec toutes ses failles, ses faiblesses… Des humains pourtant habitués à tout dissimuler. Smiley étant le premier de tous les personnages à être dans le doute, une incertitude dont il ne peut se départir. Obnubilé par ses obsessions, ses échecs… et par Ann, son épouse volage, et Karla, son adversaire russe, invisible mais pourtant présent.

Ce doute, cette incertitude, chez tous les protagonistes, des espions pourtant aguerris, les poussent à se méfier de tout et de tous, d’eux-mêmes comme des autres. Le Carré nous plonge dans un questionnement constant, une remise en cause incessante. Pour nous offrir au final un roman d’une grande qualité, d’une grande humanité, où les relations et les sentiments, qui devraient être mis de côté, qui ne devraient pas influencer les uns et les autres, deviennent des variables avec lesquels il faut frayer… Où tous ont l’impression d’être suivis malgré toutes les précautions qu’ils prennent et tout le professionnalisme qui les caractérise.

C’est un grand roman de John Le Carré car profondément humain, comme je l’ai déjà dit, mais aussi car il offre un aperçu de notre société pas vraiment reluisant et où la trahison omniprésente n’est pas forcément là où on le pense. Un roman qui, à l’époque de sa sortie, évoque une affaire pas complètement résolue d’agents-doubles britanniques à la solde du KGB.

Quatre ans plus tard paraît le deuxième opus de la trilogie de Karla, Comme un collégien, dans lequel le retour de Smiley et sa rivalité avec Karla se confirme.

John Le Carré, Alan Turner à la recherche de Léo Harting puis Cassidy de l’amour

Le cinquième roman de John Le Carré est publié en 1968 et s’intitule A small town in Germany. Il traverse la Manche un an plus tard, traduit par Jean Rosenthal pour les éditions Robert Laffont, sous le titre Une petite ville en Allemagne. C’est le premier dont George Smiley est complètement absent.

Un homme en suit un autre dans une ville allemande, une ville envahie par des affiches aux slogans forts, pouvant paraitre d’un autre temps. Alors qu’il est sur le point de le rattraper et après avoir été contrôlé par la police, il le voit monter dans une voiture et lui échapper.

Deux membres de l’ambassade britannique de Bonn se rendent ensemble sur leur lieu de travail. Meadowes est employé aux archives tandis que Cork est au Chiffre. Alors que leur auto est prise dans les embouteillages d’une ville qui ne semble pas adaptée à accueillir autant de monde, la conversation une-petite-ville-en-allemagne-robert-laffont-1968des deux hommes finit par ressembler à deux monologues, les pensées de Cork étant accaparées par la grossesse de sa femme et les investissements qu’il pourrait faire, dans l’acier suédois, par exemple, et Meadowes étant surtout soucieux de la disparition d’un collaborateur des archives et de plusieurs dossiers. A Londres, Alan Turner est convoqué pour partir en Allemagne rapidement, non en raison de la montée en puissance d’un mouvement qui pourrait remettre en cause la construction européenne mais bien pour remettre la main sur ce fameux Léo Harting, employé disparu de l’ambassade de Bonn et pourtant inconnu du Foreign Office.

Turner est employé au service des recherches, efficace et tenace mais peu versé dans l’empathie ou la compassion. A son arrivée à Bonn, ceci est d’ailleurs confirmé par Meadowes qui a eu déjà eu à faire à lui, en Pologne. N’étant pas libre de ses mouvements en raison de l’actualité, le mouvement de protestation mené par Karlberg prenant de l’ampleur et ciblant la Grande-Bretagne comme ennemie, notamment dans l’optique du choix de continuer dans le Marché Commun ou d’adhérer à un axe allant plutôt du côté de Moscou, Turner mène ses investigations au sein de l’ambassade même. Il échafaude divers scénarii expliquant l’évolution et la disparition de Harting, sans réussir à être convaincu par ses différentes hypothèses… Dans le même temps, il gravite dans le microcosme que constituent les employés de l’ambassade et leurs relations…

Turner prend son temps, il cherche et se triture l’esprit pour comprendre ce que Harting a bien pu faire. Il cherche et se triture l’esprit au point de se laisser parfois embarquer dans des pensées qui mélangent sa vie personnelle et ses préoccupations du moment, qui mélangent ses investigations et d’autres trahisons comme celle de sa femme, celle-ci l’ayant quitté pour un autre homme…

Turner prend son temps et tente d’avancer alors que les soucis de l’ambassade ne sont pas seulement constitués du départ d’Harting. Il y a ce fameux mouvement et les négociations en cours à Bruxelles pour la mise en place du Marché Commun. L’ambassade ne semble par forcément heureuse de la présence de Turner, une présence leur rappelant le faux-pas et l’erreur commise. Elle ne semble pas disposée à favoriser son enquête, soucieuse qu’elle est d’offrir une image positive, et le désistement d’un de ses employés pourrait nuire à cette image…

Turner avance donc dans un monde hostile qu’il contribue à rendre encore plus méfiant par son comportement parfois très limite, voire agressif. Sans pitié. Un comportement qui finit d’ailleurs par ressembler à de l’insubordination obligé qu’il est de désobéir pour progresser…

En même temps qu’une enquête haletante, captivante, Le Carré nous brosse le portrait d’une époque sur le fil. La Guerre Froide remettant en cause les alliances et les orientations des gouvernements et des peuples. Le Mouvement de Karlberg rappelle de mauvais souvenirs, ressemblant à un autre mouvement populaire qui a sévi quelques années plus tôt en Allemagne.

Harting et ses motivations semblent insaisissables dans ce contexte, Turner devant s’enfoncer dans les tréfonds d’une ambassade peu coopérative, devant également fouiller dans une histoire encore très récente, trop proche. Il avance dans des suppositions qu’il échafaude et qui ressemblent tellement à des cauchemars… un cauchemar qui au final pourrait être bien édulcoré en regard de la réalité…

C’est un roman original, différent de ceux qu’il nous avait proposé jusque là, instillant une angoisse plus sourde. Une variation autour de l’espionnage que j’ai trouvée agréable et intéressante… Au contraire du suivant.

Trois ans plus tard, un nouveau roman de Le Carré est sur les gondoles des librairies. Il s’intitule The naive and sentimental lover et est publié par un nouvel éditeur, Hodder et Staughton. Comme pour le précédent, il nous arrive l’année suivante, traduit par Jean Rosenthal, sous le titre d’Un amant naïf et sentimental. Et c’est un roman surprenant au regard de la bibliographie de l’écrivain, un roman qui détone. Un roman, comme d’autres à venir, ayant une forte connotation personnelle, autobiographique, pour celui-ci, il s’agit de son divorce et du lien qu’il a tissé ensuite avec un couple.

Un homme roule dans la campagne anglaise. Il cherche son chemin, s’aventurant sur un territoire qui lui est peu familier mais qui l’attire, bien à l’abri de sa puissante et confortable automobile. Il arpente ces routes de campagne pour y trouver la maison qu’il convoite, un manoir bien caché dans cet endroit reculé. Alors qu’il enfile ces routes, son esprit vagabonde, vers son couple ou porté par son imagination. Il s’y voit déjà.

Alors qu’il parvient enfin à destination, entre chien et loup, ses pensées s’envolent de plus belle. Il se rêve en maître des lieux, de cette vaste propriétéun-amant-naif-et-sentimental-robert-laffont-1971 et de cette demeure imposante. Il est bientôt surpris de constater que l’endroit est encore habité. Les héritiers n’ont pas complètement déserté la bâtisse. C’est d’abord un homme qui vient à sa rencontre puis qui l’invite à entrer. A l’intérieur, une femme lui apparaît dans le plus simple appareil avant de disparaître. Le couple excentrique le fascine. Il l’imagine modelé par des années de noblesse puis comprend que ce sont des occupants sans autorisation. Des squatteurs avant l’heure.

Ils partent pour une soirée de beuverie. Cassidy découvre un peu plus Helen et Shamus. Lui auteur ayant commis un livre marquant quelques années plus tôt, elle l’ayant épousé. Ils ont renoncé aux possessions et se sont effacés du monde, allant jusqu’à passer pour mort. Après leur virée, Cassidy reprend le cours de son existence. Une existence réussie, professionnellement parlant. Mais il ne voit plus sa vie du même œil, un grain de sable est entré dans la mécanique bien huilée de son existence. Un grain de sable qui amplifie son insatisfaction quant à sa vie privée.

Coincée dans une vie conjugale peu réjouissante, Cassidy se prend à rêver. Il finit, lors d’un déplacement à Paris, par reprendre contact avec Shamus et l’y inviter. Ils se rapprochent alors l’un de l’autre et partent à l’aventure.

C’est un roman décomplexé que nous offre Le Carré, celui d’une époque qui va bientôt mettre en avant l’amour libre et celui de la liberté. Cassidy se débarrasse des chaînes qui le maintiennent prisonnier d’un train-train devenu ennuyeux depuis qu’il n’invente plus comme il a pu le faire précédemment.

C’est un roman déroutant, auquel il faut s’accrocher tellement il offre peu de prise, se laissant vagabonder comme ses personnages. Une histoire qui pourrait nous perdre en chemin… et qui m’a perdu. J’en reprendrai peut-être la lecture plus tard mais je l’ai mis de côté, ne parvenant à y trouver un intérêt.

Décidément, quand Le Carré s’éloigne de l’espionnage, il ne réussit pas à me convaincre.

Heureusement pour le lecteur que je suis, deux ans plus tard il revient du côté de ce genre qui semble lui convenir à merveille, avec une nouvelle réussite, La taupe, une intrigue brodant de nouveau autour d’un épisode de la vie du romancier.