Gil Scott-Heron, la mort de John Lee

En 1970, après quelques rebondissements, comme souvent pour les premiers romans, paraît celui de Gil Scott-Heron, The Vulture. Il faut attendre quelques années pour lire sa traduction par Jean-François Ménard. Il devient, en 1998, Le Vautour, aux éditions de l’Olivier dans la collection « soul fiction » dirigée par Samuel Blumenfeld.

12 juillet 1969, derrière un immeuble de la 27ème rue, entre la 9ème et la 10ème avenue, un photographe prend des clichés d’un corps étendu. Il s’agit du cadavre de John Lee dont une autopsie va être nécessaire puisque s’il est là, c’est à cause d’une balle. Les ambulanciers attendent, les policiers le pressent, les badauds sont nombreux malgré l’heure avancée, les têtes se penchent aux fenêtres.
Un an plus tôt, Spade est recruté par un des patrons du trafic de drogue du Bronx. Alors qu’il prend du temps pour y réfléchir, et qu’il regarde sans le voir un match de basket entre gamins du quartier, Lee l’aborde pour lui proposer plusieurs joints et lui rappeler sa soirée prévue quelques heures plus tard. A la première personne, Spade nous raconte l’année passée. Comment les choses se sont passées pour lui, comment sa relation avec Lee a changé.
Junior Jones est un petit voyou, chef d’une bande du quartier. Il se rappelle à son tour l’année passée, l’évolution de ses relations avec John Lee mais pas que. L’évolution de sa vie, de sa relation avec sa bande, les luttes de pouvoir.
Frère Tommy Hall dit Afro s’apprête à prendre en main l’éducation des gamins du quartier, à leur apprendre la culture noire du pays et ne plus se contenter de ce qu’en disent les blancs, ne plus se conformer à ce qui est attendu, ne plus se cantonner à ce point de vue qu’ils imposent. Il est l’un des membres de l’association Bambu qui veut créer cette culture qui leur manque tant.
Q.I., quant à lui, suit des études dans les universités classiques, celles de la majorité au pouvoir, celle des blancs. Il passe de l’un à l’autre. Il reste un gamin de son quartier mais pour les autres ce n’est plus tout à fait pareil.

Les points de vue n’alternent pas, ils se succèdent et s’enrichissent au long des pages. Ce sont bien des points de vue sur une communauté du Bronx et le meilleur moyen de s’affirmer, voire de s’émanciper, fait l’objet d’avis divers. Il y a les pragmatiques comme Spade, les purs et durs comme Afro, ceux qui voit l’intégration par le compromis. Tous sont des témoins d’un quartier, des jeunes qui s’interrogent.
Les convictions divergent et, dans le même temps, nous offrent un témoignage sur une année, avec toujours comme point central, auquel on revient, on s’accroche, l’évolution de John Lee, ses ambitions, les risques qu’il décide de courir.
Il a décidé de s’affirmer à travers le trafic, d’en remontrer à Spade, de gagner une certaine indépendance mais ça n’est pas si simple. La peur, les luttes d’influence, les compromissions, gangrènent tout. Ceux qui paraissent les plus intègres ne le sont pas forcément, ceux qui semblent naviguer à vue font preuve d’une certaine intransigeance. Tout n’est pas blanc ou noir, bon ou mauvais.

C’est un roman particulièrement réussi que nous offre Gil Scott-Heron. Un roman témoignage qui balaie les points de vue d’une époque, celle de la lutte affirmée pour les droits civiques, celle d’après l’assassinat de Martin Luther King et d’une communauté qui cherche comment s’affirmer quand elle ne peut encore le faire que dans l’espace qui lui est dévolu, qu’on lui a gentiment octroyé. Un espace clos d’où il s’avère difficile de sortir. Où il faut déjà faire sa place.
La volonté du romancier d’être le plus honnête possible aboutit à une représentation sans apprêt de la nature humaine. Un humanisme sans idéalisme, au plus prêt de la réalité. Il n’y a pas de cynisme mais une vision réaliste.
C’est un roman noir qui s’intéresse énormément au contexte, au quotidien, et à une jeunesse constatant qu’un chemin immense reste à parcourir avant une réelle égalité.

Deux ans après ce premier roman et la publication d’un recueil de poème, la deuxième fiction de Gil Scott-Heron paraît. Elle s’intitule The Nigger Factory et n’a toujours pas été traduite en français. Le récit publié ensuite est posthume, il s’agit de La Dernière fête.

Gil Scott-Heron, ce qu’on peut en apprendre sur la Toile

Auteur de plusieurs romans, Gil Scott-Heron est davantage connu pour sa musique que pour ses livres. L’un d’entre eux, Le Vautour, a été traduit en français et il mérite qu’on en parle. Ses mémoires ont également bénéficié d’une traversée de l’Atlantique, ce qui fait une deuxième raison de parler de lui en tant qu’écrivain.

Pour mieux le connaître, un petit tour sur la Toile peut se faire.
C’est du côté des sites musicaux qu’on peut en apprendre plus sur le bonhomme. Pour une première approche, Jazz Radio nous offre une biographie rapide.En approfondissant un peu, Metalorgie propose un article, agrémenté d’une biographie, rédigé par Craipo, à l’occasion de la sortie de son dernier album, I’m New Here. Pour des infos plus détaillées, on peut bien sûr aller voir du côté de Wikipédia dont l’article qu’elle lui consacre est assez fourni. Le Monde, sous la plume de Véronique Mortaigne, s’est fendu également d’un papier au moment de sa venue pour quelques concerts en France, nous resituant pour l’occasion l’artiste et son parcours.
Pour s’approcher davantage de Scott-Heron, on peut aller voir du côté d’un entretien qu’il avait accordé à Télérama à l’occasion d’une tournée finalement annulée. Un article d’Alec Wilkinson dans le New Yorker nous en apprend également également un peu plus sur le romancier, poète, musicien, pour peu que l’on parle anglais, of course.

Enfin, puisque je vais parler bientôt de ses bouquins, on peut terminer ce rapide tour d’horizon par une étude d’Axel Bodin parue dans Backpackerz sur l’influence de Gil Scott-Heron sur les rappeurs actuels à travers leurs emprunts à son œuvre.

Benjamin Whitmer, Sam à Denver apprend à lutter contre les Crânes de Nœud

Il y a quelques semaines est paru le nouveau roman de Benjamin Whitmer, Les Dynamiteurs. Comme le précédent deux ans plus tôt, Evasion, il est pour l’instant seulement publié en France.

Les nuits sans sommeil, Sam se souvient de Denver. Ces nuits où il est descendu d’un wagon de marchandise sans en trouver un autre, où il lui a été impossible de se dégotter un endroit suffisamment confortable pour dormir. Il se souvient du Denver qu’il a connu des années plus tôt quand il n’était qu’un enfant, l’adolescence n’ayant pas encore été inventée. De Capitol Hill aux Bottoms, il revoit cette ville, celle de Cora.
Puisqu’il faut bien qu’il y ait un début, c’est l’arrivée de John Henry Goodnight qui a marqué le moment où son histoire l’a détaché des autres, où les événements se sont enchaînés jusqu’à ce qu’il quitte la ville. Goodnight est arrivé alors que des clochards tentaient une fois de plus de prendre possession de l’Usine, vaste hangar désaffecté que Cora, Sam et leur bande occupaient. Alors que les assaillants étaient aux prises avec les pièges posés par les enfants, ils ont entendu les bruits d’une bagarre virant à la correction et ont découvert les corps des clochards bien abîmés par un seul homme, un monstre dans un drôle d’état. Comme d’habitude, Cora a voulu prendre soin du blessé, au corps et au visage à moitié brûlé. Alors qu’ils prennent soin de lui, un autre Crâne de Nœuds, nom qu’ils donnent aux adultes, débarque. Il s’appelle Cole et est venu chercher Goodnight, ainsi que se nomme le géant défiguré. Il revient quelques heures plus tard proposer à Sam de travailler pour lui, Goodnight ne sachant plus parler, il a besoin de quelqu’un pour lire ce qu’il écrit dans son carnet, son seul moyen de communication. Dix dollars par semaine, ça ne se refuse pas, il y a les gamins recueillis par Cora à nourrir. Malgré les réticences de celle qui le subjugue, qu’il aimerait tenir contre lui constamment, il accepte. Et c’est le début d’un apprentissage de la violence duquel Sam ne pourra plus s’enfuir.

C’est un Denver crasseux que nous décrit Whitmer, un Denver d’avant l’automobile, dans un état du Colorado dont le gouverneur veut éradiquer le vice, du jeu à la prostitution en passant par l’alcool.
Cole tient une maison de jeu et est décidé à lutter pour ne pas faire les frais des lubies d’un gouverneur dont la principale cible est la population pauvre. Les nantis semblant au-dessus de toute considération morale, les lieux de débauche leur étant destiné échappent à l’acharnement de la police.

“On est censés travailler pour eux, et puis mourir pendant qu’ils jouent à leurs putains de jeux.

Au milieu de cette lutte, Sam apprend petit à petit qui est réellement Goodnight. Un dynamiteur, de ceux qui utilisent les explosifs pour s’enrichir ou faire valoir leurs revendications, politiques principalement. Le géant est surtout marqué, pas seulement dans sa chair, voulant oublier dans le laudanum le souvenir de l’accident qui l’a détruit.

Le monde tordait les corps aussi salement qu’il tordait les esprits.

C’est un roman violent. Les meurtres répondent aux agressions, des agressions particulièrement cruelles, des meurtres précédés de tortures. Cole et Goodnight viennent des Bottoms, comme Sam, et sont décidés à défendre leur place, à la faire, quels que soient les moyens. En face, on trouve un pasteur qui veut sauver les laissés-pour-compte de manière plus pacifique mais les concessions demandées ne conviennent pas aux enfants, encore pétris d’intransigeances.
Les hommes ne se font pas de cadeaux, la police use et abuse de son pouvoir et les Pinkerton, les employés de la célèbre agence, ne sont pas en reste. Cole est décidé à lutter même si la partie semble bien compromise, Goodnight n’a plus d’illusion et finit par accepter de prendre part aux plans et souhaits de Cole, transmettant à Sam une vision bien peu reluisante du monde.

La violence sous la plume de Whitmer est extrême. Elle peut être dérangeante, paraître excessive. Sa description d’une époque en rappelle d’autres mais il s’agit d’un pays qui ne connaît que la loi du plus fort, du plus cruel.

Il y a des gens qui aiment penser que le monde est devenu meilleur pour telle ou telle raison, mais ça ne vous renseigne pas sur le monde, ça vous renseigne seulement sur eux. La somme des souffrance dans le monde ne varie pas. Je ne pense pas qu’elle connaisse de marées. Rien ne change sinon les circonstances.

C’est un roman qui pose question, qui ne dérange pas forcément dans ses descriptions, Whitmer ayant un certain talent pour ça, mais dans le choix qu’il fait pour raconter une époque, l’angle choisi.
A-t-on besoin d’autant de précisions pour comprendre la cruauté à l’œuvre, l’absence de pitié ? Vus à travers les yeux de Sam, dont les titres de chapitres nous rappellent que c’est bien lui qui évolue, qui apprend, les événements n’ont pas toujours de justification.
Ce n’est pas le roman de Whitmer que j’ai préféré mais il ne dépare pas dans son œuvre. Les marginaux, les bas-fonds, la violence sont là. Il n’y a pourtant pas cette profondeur dans la description des personnages qui faisait tout l’intérêt des précédents, concernant des personnages qui auraient fait tout l’intérêt de celui-ci, comme John Henry Goodnight, trop peu mis en avant à mon goût, ou Cora, abandonnée petit à petit pour finir en simple figurante. La violence semble parfois gratuite, moins ancrée dans l’esprit des personnages, moins héritée de leur vécu, d’une histoire, moins inévitable, davantage issue d’un choix raisonné. Davantage superficielle. Et puis, on ne voit qu’un côté du problème quand les romans précédents mettaient en scène les personnages se faisant face, s’intéressant aux uns comme aux autres… ce qui amplifie cette sensation de rester en surface.

Benjamin Whitmer évolue. Il ne reste plus qu’à attendre son prochain bouquin pour confirmer ou infirmer le sens de cette évolution.

Andrée A. Michaud, à la lisière du pays de Pierre Landry

En 2014, trois ans après le précédent, Rivière tremblante, Andrée A. Michaud voit son dixième roman prendre place sur les gondoles, Bondrée. C’est le deuxième à traverser l’Atlantique en étant publié par une maison d’édition française, en l’occurrence, Payot & Rivages, et la collection « Rivages / Noir ». C’est le dernier volet de sa trilogie états-unienne commencée avec Mirror Lake et poursuivie avec Lazy Bird.

La Bondrée porte ce nom en référence au mot anglais Boundary, la frontière. Une frontière invisible qui marque le territoire dans lequel s’est autrefois retiré Pierre Landry, fuyant la société et la guerre à laquelle il aurait pu participer en Europe. L’endroit en a attiré d’autres par la suite, poussant le marginal volontaire à s’enfoncer davantage dans les bois. Ce qui pourrait s’apparenter à une légende s’est forgé à sa mort à la suite de sa passion pour une femme parmi les nouveaux arrivants.
En cet été 1967, Lucy in the Sky with Diamonds est sur toutes les ondes, sur toutes les lèvres, tout comme A Whiter Shade of Pale. Ce sont les chansons que fredonnent Zaza Mulligan et Sissy Morgan, les deux adolescentes qui affolent l’endroit et les mâles qui y séjournent, comme elles, pour la période estivale. Elles arpentent le bord du lac, entre le camping et le chalet familial, de leurs longues jambes bronzées et dans leurs tenues légères. Andrée, une fille plus jeune, les observe, tentant de gagner leur amitié tout en continuant de vivre sa vie d’exploratrice du coin, entre forêt et plage.
Ce monde éphémère de parenthèse estivale vole en éclat quand Zaza Mulligan disparaît puis que son corps est retrouvé pris dans un piège à ours lui ayant amputé la jambe. L’enquête est confiée à la police du Maine en la personne de l’inspecteur Stan Michaud. Elle conclut à un accident, le piège rouillé ayant tué la malheureuse étant sûrement un vestige oublié du temps où Landry vivait là. Une fois la police partie, les pères organisent une battue dans les bois pour en faire disparaître tous les pièges oubliés. L’atmosphère qui s’était faite plus lourde retrouve fugitivement une certaine insouciance avant de devenir définitivement insoutenable.
Michaud et Cusak n’en ont pas fini avec ce microcosme bilingue, Larue leur servant d’interprète quand il s’agit d’interroger les francophones…

Andrée A. Michaud prend le temps de nous raconter son histoire. Elle en installe l’ambiance, celle de cette période que les familles passent ailleurs, un moment où les enfants peuvent aller de la plage à la maison sans réel souci, où ils peuvent s’aventurer dans la forêt pour découvrir, explorer… jusqu’à ce que…
Il y a un réel talent chez la romancière pour installer cet univers, décrire cette communauté et nous faire toucher du doigt les sentiments des uns et des autres dans ce temps particulier. Pour cela, elle passe du « je » de Andrée Duchamp, narratrice épisodique, à une narration omnisciente, issue de la même plume juste différée dans le temps, écrite bien des années plus tard par une Andrée devenue adulte. Les maris continuent de retourner à la ville la semaine pour travailler pendant que les femmes restent avec les enfants.
L’ambiance installée perdure, entre en collision avec la mort et évolue. Les parents ne peuvent plus être les mêmes, les enfants ne peuvent plus laisser s’épanouir leur légèreté. Malgré le soleil alternant avec les orages, l’intrigue s’assombrit et les caractères apparaissent sous un jour différent. Pourtant la vie continue et les préoccupations des uns et des autres persistent, Andrée notamment est dans cette période de découverte et c’est avec une nouvelle amie qu’elle traverse la tempête, Emma, la fille de Larue. Une découverte qui va au-delà de ce seul coin de verdure puisqu’elle fraie avec la vie et la mort et ce qu’elle suscite comme réaction chez les adultes, ce qu’elle provoque comme évolution chez les plus jeunes.
L’adolescence dans toute son ambiguïté, ses difficultés, nous est décrite de manière particulièrement sensible, délicate. Tout comme cette nature entre deux pays, deux langues.

A travers ce roman, Michaud paie une nouvelle fois son tribut au genre, affublant de patronymes explicites certains personnages secondaires, McBain ou Westlake, comme dans les opus précédents et particulièrement le premier, Mirror Lake, tout en donnant son propre nom au personnage principal. Aux personnages principaux, inspecteur ou narratrice et témoin privilégiée, marquée. C’est un roman noir assumé, qui emprunte les passages obligés du genre tout en leur donnant la saveur unique de ce roman.
Pour ce qui est de son lien avec la trilogie et comme pour Lazy Bird, on a l’impression qu’il se situe là ou s’achevait le précédent, au bord d’un lac qui pourrait être celui du premier opus. Que Landry pourrait être un avatar de Charlie the Wild Parker.
Il y a aussi cette question d’une culture qui traverse la frontière entre le Québec et les Etats-Unis, le Maine en l’occurrence. Cette question est cette fois celle d’une pré-adolescente se demandant comment elle pourrait maîtriser les deux, séjournant juste entre elles
Et l’eau, toujours l’eau, affectant les esprits, celle du lac ou celle venue du ciel dans un déferlement ou plus doucement.

Une très belle conclusion pour une trilogie marquante. Un roman qui vaut à son auteure, et pour la deuxième fois, après Le Ravissement, le prix du Gouverneur. Deuxième récompense pour cette trilogie avec le prix Ringuet pour Mirror Lake.
Le roman suivant d’Andrée A. Michaud, Routes secondaires, paraît quatre ans plus tard.

Andrée A. Michaud, Bob Richard rejoue Misty au pied de Solitary Mountain

Le deuxième opus de la trilogie états-unienne d’Andrée A. Michaud paraît en 2009, trois ans après le premier, Mirror Lake. Il s’intitule Lazy Bird et c’est le premier à bénéficier d’une édition française en plus de la canadienne, en 2010 aux éditions du Seuil.

Alors qu’il végète depuis plusieurs mois dans une petite ville du sud-est québecois, Bob Richard reçoit un appel qu’il aurait pu louper si Jeff n’avait pas réagi pour lui. Jeff est le chien de ses voisins et le seul être auquel il s’est vraiment lié depuis son arrivée. L’appel est celui du directeur d’une radio, WZCZ, qui lui propose, suite au départ inopiné de son animateur pour la tranche de nuit, de le remplacer. Une telle opportunité ne se refuse pas et Bob ne se précipite pas juste pour ne pas couper trop brusquement les ponts avec Jeff. Mais il doit les couper quoi qu’il en soit et le voilà parti pour Solitary Mountain dans le Vermont, de l’autre côté de la frontière. L’amateur de blues qu’il est va pouvoir partager sa passion, en la parsemant occasionnellement de rock pour faire bonne mesure.
Installé dans un motel en attendant mieux, il prend son job rapidement et reçoit tout aussi vite l’appel d’une femme lui demandant de jouer Misty pour elle… le voilà plongé dans l’un des cauchemars qu’il redoutait, revivre ce que Dave, alias Clint Eastwood, vit dans Play Misty for me (Un frisson dans la nuit), premier long métrage du même Clint.
Il continue pourtant à prendre ses marques, déménageant du motel dans une maison, Blossom Cottage, appartenant à une certaine Rita Hayworth, rien à voir avec celle qu’Orson Welles a immortalisée, rencontrant quelques autochtones. Georgia, la serveuse du Dinah’s Dinner, June Fischer, la secrétaire de la radio et bientôt Cassidy, le chef de la police locale. Mais trois rencontres sont plus marquantes, une adolescente prise en stop et qu’il décide d’appeler Lazy Bird, du nom du morceau de Coltrane, librement inspiré du Lady Bird de Tadd Dameron, faute de connaître son véritable nom, Charlie the Wild Parker, à ne pas confondre avec l’autre, rencontré au Dinah’s Diner, et un cerf albinos comme lui. Bob est albinos et, passée la première surprise en le voyant, ceux qu’il croise ne s’y attardent pas.

Alors que, dans un premier temps, on pourrait croire que Bob s’est laissé envahir par la fiction, comme Robert Moreau dans le précédent opus de la trilogie, on cesse rapidement de douter. Les femmes deviennent des victimes potentielles ou des coupables probables. La voisine qui voit en Bob la réincarnation de son fils, la collègue qui le confond avec celui qu’il remplace, Georgia qui finit par se cloîtrer après être devenue l’objet de menaces.
La police commence par ne pas croire aux élucubrations de cet albinos, nouveau venu dans la ville, puis la réalité la rattrape, transformant Bob en suspect ou victime, selon le moment, le dernier rebondissement…

Les pires horreurs n’avaient jamais empêché les gens non concernés de cirer leurs chaussures, de bailler devant le journal télévisé ou de se mijoter un ragoût de pattes en sifflotant.

Le lien avec Mirror Lake est là dès le début au travers de ce chien, Jeff, que Bob laisse derrière lui, puis d’un clin d’œil un peu plus tard, quand Lazy Bird ne comprend pas pourquoi des chips ont la marque Humpty Dumpty alors que ce personnage est un œuf et non une pomme de terre.
Le lien avec le reste de l’œuvre de la romancière est là également, même si, comme le précédent, il est raconté à la première personne. La nature prend une part importante dans l’intrigue, la nature et les intempéries, on a beau être en été, la pluie tombe. Même si l’histoire ne se déroule pas au bord de l’eau, il y a bien une rivière ici ou là, mais il y a surtout un souvenir ancrée dans la mémoire de Bob, un drame se déroulant dans un chalet au bord d’un lac. Ça pourrait être celui de Mirror Lake.

Plus sérieux que le premier opus de la trilogie, ce deuxième épisode se situe pourtant dans sa droite lignée, un homme s’effondre petit à petit, au même titre que ce qui l’entoure et les souvenirs qui le hantent. La nature reste belle, les maisons hantées et la fiction permet de comprendre la réalité, passant de Play Misty for Me à une Mortelle randonnée revue par Spielberg. Les codes du roman noir sont là et l’auteure en joue pour nous gratifier encore de son ton original dans un univers unique.

J’ai attrapé mes clés et j’ai ordonné à Lazy Bird de verrouiller derrière moi, de n’ouvrir à personne, de ne pas répondre au téléphone, de ne pas se montrer aux fenêtres et de se nettoyer le visage. Ma dernière recommandation était de trop, mais elle était venue toute seule, de même que le livre que m’a lancé Lazy, dont j’ai réussi à esquiver la tranche en refermant rapidement la porte derrière moi. Je n’ai pas eu le temps de voir le titre, mais c’était sûrement un bon livre, les mauvais, je les cache au fond du bac à recyclage, pour être sûr qu’ils n’abrutissent ni ne contaminent personne, le taux de crétinisme étant déjà assez élevé. En général, ça ne donne rien, la plupart de ces livres circulant à une vitesse effarante, regroupés en rangs serrés telle une armée de Wisigoths, mais en abattre un de temps en temps ne peut nuire à personne.

Et, tout cela est ponctué de morceaux de musique particulièrement marquants, des Doors à Coltrane, de Billie Holiday à Gene Kelly ou George Thorogood, et de meurtres d’oiseaux, de femmes au majeur gauche cassé…

On a beau vivre seul depuis à peu près toujours, on ne parvient jamais à s’habituer à ce silence qu’aucune voix ne traverse, qu’aucun bruit de casserole ou de cafetière venant de la cuisine, en bas, ne perturbe. C’est peut-être la raison pour laquelle je parle aux objets et m’entoure d’une musique remplaçant en quelque sorte les bruits familiers de l’autre, pour oublier que personne n’ouvrira le robinet de la douche pendant que je paresse dans la blancheur des draps.

Andrée A. Michaud nous offre une nouvelle fois un roman réussi, prenant, que l’on aimerait bien ne pas finir, garder sous le coude, pour sa prose, cet univers qu’elle explore entre Québec et Etats-Unis, commençant par une partie intitulée « Premiers virages », concluant avec « Dangerous curves ». On passe de l’anglais au français, d’un dialogue traduit à un en version originale, à la recherche de cette culture nord-américaine commune aux deux côté de la frontière dans un style d’une grande justesse et d’une profonde sensibilité.

Depuis des années, je traduisais ma vie du français à l’anglais, et inversement, de même que celle des gens croisés au hasard de mes allées et venues. Plus souvent qu’autrement, j’avais l’impression d’être né dans un roman américain traduit au Québec.

Avant de conclure sa trilogie avec Bondrée, Michaud s’en échappe le temps d’un livre, Rivière tremblante.

Andrée A. Michaud, Robert Moreau et Jeff au bord d’un lac

En 2006, deux ans après Le Pendu de Trempes, paraît Mirror Lake. Il est, comme le précédent, édité par les éditions Québec Amérique. C’est le premier opus de ce que l’auteure appelle sa trilogie états-unienne.

En exergue, une citation de Thoreau nous prévient :

Aussi longtemps que les hommes croiront à l’infini, on croira que quelques étangs sont sans fond.

Robert Moreau se souvient de ce projet, optimiste, qui était le sien quand il s’est installé sur les rives de Mirror Lake. Il avait trouvé cet endroit idéal dans le Maine, loin des hommes. Son chalet était isolé, seul un autre chalet lui faisait face, de l’autre côté de l’eau calme entourée de montagnes. Son chien, Jeff, et lui allaient pouvoir vivre sans plus avoir à subir les autres.
Avant de nous raconter son installation et la découverte de la vanité de son projet, il constate qu’il ne se regarde plus dans l’eau du lac, dont le nom provient pourtant du fait qu’il a la réputation de vous renvoyer votre image, de vous confronter à vous-même et de vous faire découvrir qui vous êtes.
A son arrivée, coupant les ponts avec le Québec où il avait toujours vécu, il avait cru avoir déniché l’endroit idyllique. Quelques minutes, il avait même pensé vivre enfin loin des hommes et de leur propension à tout gâcher, détruire, pourrir. Mais son voisin d’en face avait tiré sa barque dans l’eau pour venir le voir, lui souhaiter la bienvenue et lui offrir quelques petits cadeaux.

Mirror Lake ne se trouvait malheureusement pas assez loin. Au lieu de m’accorder cette paix de l’âme et de l’esprit n’existant que dans la naïveté de l’espoir, il se chargea de me révéler peu à peu ma sottise, et si je crois encore qu’il existe des hommes qui peuvent habiter un lieu sans l’avilir, je ne crois pas que cela soit vrai des paradis.

D’emblée Robert a éprouvé de l’antipathie pour ce Bob Winslow qui s’imposait comme ça sans tenir compte de ses envies… Mais, on ne choisit pas ses voisins et, outre le fait que celui-ci avait quelque choses de lui-même, il a eu tendance à s’imposer, s’incruster. Faisant s’envoler les rêves de Moreau dans ce paysage de rêve sur fond des musiques qu’il aime, Ry Cooder, Brel, Arvo Pärt, …
Au détour d’une discussion, il découvre même que Winslow a les mêmes goûts littéraires que lui, King, régional de l’étape, et portant aux nues Cornell Woolrich alias William Irish, ce qui a le don d’ajouter à son antipathie. Mais, à force d’échanges autour d’une bière ou d’un whisky, entre anglais et français, il finit par éprouver de la sympathie pour cet homme de sa génération, un semblable anglophone, qui est allé jusqu’à acheter un chien comme le sien. Bill et Jeff s’entendent aussi bien que leurs maîtres finissent par le faire. Winslow, en plus de Stephen King, lui a offert le roman d’un autre écrivain du coin, Victor Morgan.
Un jour, un homme est aperçu par Winslow, prenant la barque de Moreau, il chavire et se noie. La police débarque en la personne d’un inspecteur ressemblant furieusement à Tim Robbins, à tel point que Moreau décide de l’appeler ainsi. Le noyé reste introuvable mais Robbins vient d’entrer dans l’hsitoire. Au même titre qu’une prostituée prénommée Lola, pour les clients, mais que Moreau rebaptise Anita Swanson, en référence aux deux actrices auxquelles elle lui fait penser…

C’est un roman qui part dans tous les sens. La fiction s’invite à chaque instant dans la vie de Moreau. Ses lectures, les films qu’il a vus, constituent des filtres à travers lesquels il perçoit sa vie et celle des autres. Et, comme en plus, le bouquin qu’il découvre, The Maine Attraction, commence à parasiter sa vie, il ne sait plus très bien où il en est.
Truffé de pensées liées à ce qu’il voit, à ce qu’il a lu, ce qu’il a vu et ce qui lui passe par la tête, car il lui en passe par la tête, Moreau digresse et digresse encore. Il dérive au gré de ses pensées et nous emporte dans un humour incessant, grinçant, désabusé. On sourit et on rit.

Si j’avais vécu dans un autre siècle, j’aurais écrit des lettres larmoyantes dans lesquelles j’aurais gémi à propose des tourments qu’apporte à l’homme orgueilleux son insensé désir de retrouver une pureté originelle dont sa vanité est indigne. Ça m’aurait soulagé de me lamenter dans un style qui n’était pas le mien et de savoir que quelqu’un , outre-mer ou frontière, attendait l’enveloppe flétrie où se consumait ma peine. Mais j’étais né à la mauvaise époque, celle des messages codés, laconiques, expéditifs et bourrés de fautes qui voyageaient à la vitesse de l’éclair, sans laisser le temps au désir de se morfondre.

Il y avait jusqu’ici du Duras dans ses romans, ou Michaud s’en réclamait, j’ai trouvé cette fois de forts relents de Djian mais pas seulement. Les personnages et les situations se multiplient pour notre plus grand plaisir, les morts refont surface, les livres deviennent réalité et les films ou les romans sont les références sur lesquelles s’appuyer. Les animaux sont de véritables personnages et l’eau occupe toujours une place importante dans l’univers de la romancière comme un endroit où l’on pourrait se retrouver.

Je respirais enfin, rien de moins, trois pieds sous la surface, porté par cette masse sombre et liquide que j’avais toujours considérée comme l’élément d’entre les éléments, libérateur et purificateur, qui assure votre joie autant que votre rédemption.

Andrée A. Michaud ne nous avait pas habitué à ça. Ce livre ne dépare pas dans la liste de ses romans, il adopte un ton que nous ne connaissions pas à son auteure même si Le Pendu de Trempes frôlait parfois l’humour dans les digressions de la pensée de son personnage central. Cette fois, c’est résolument que l’écrivaine le fait. Et, encore une fois pour notre plus grand plaisir, réchauffant nos zygomatiques.

Dans la version de poche (je ne sais pas si cela existait déjà dans l’édition originale), nous avons droit a des annexes qui prolongent l’agréable moment. Des scènes coupées à l’imprimerie, des témoignages d’écriture, comme il existe des commentaires pour les films.

Difficile à trouver de ce côté-ci du globe, moins que certains sur lesquels j’aimerais mettre la main, un peu plus à chaque fois que je referme l’un des bouquins de l’écrivaine, ce roman est à lire. Un vrai roman noir plein d’humour, avec quelques morceaux de fantastiques, Maine oblige.

Le roman suivant de la romancière, deuxième opus de sa trilogie états-unienne, paraît trois ans plus tard et il est le premier à avoir une édition française en plus de la canadienne. Il s’intitule Lazy Bird.

Dorothy B. Hughes, le docteur Densmore et Iris en Arizona

En 1963, seize ans après Un homme dans la brume et onze ans après son précédent roman, non traduit en français, The Davidian Report, la dernière fiction signée Dorothy B. Hughes est publiée. Son titre original en est The Expendable Man. Elle traverse rapidement l’Atlantique et est traduite par Raoul Holz dès l’année suivante sous le titre A jeter aux chiens.

Hugh Densmore est en route pour Phœnix. Faisant une halte à Indio, il redoute un moment d’être importuné et pris à partie par une bande de jeunes qu’il a croisée deux ou trois fois au cours de sa traversée de la ville. Ceux-ci repartis, il peut se restaurer en toute A jeter aux chiens (Gallimard, 1963)quiétude. Quand il reprend la route, il aperçoit une jeune fille faisant du stop en plein milieu de nul part. Il décide de la prendre même si cela ne l’enchante absolument pas.
I l apprend qu’elle se rend à Phœnix également mais lui propose seulement d’aller jusqu’à Blythe où il la déposera à la gare routière. Il a décidé de faire étape dans cette ville et ne veut pas s’embarrasser d’une fille qui lui paraît très jeune. Apprenant qu’elle n’a pas un sou en poche, il lui paie son billet pour Phœnix et lui laisse un peu d’argent pour qu’elle puisse manger.
Il l’aperçoit de nouveau, le lendemain, juste après le poste frontière suivant. De nouveau gagné pas la pitié, il la prend à bord et finit par l’amener jusqu’à sa destination finale. Il la dépose de nouveau à la gare routière d’où elle pourra facilement se rendre chez la tante qu’elle lui a dit venir voir.
Après une soirée en famille, pour célébrer le mariage de sa nièce, Densmore regagne son hôtel, non sans avoir hésité toute la soirée à engager la conversation avec Ellen Hamilton, une jeune femme particulièrement séduisante, fille d’un juge fédéral. Alors qu’il s’apprête à se coucher, quelques coups sont frappés à la porte et Iris, la jeune fille prise en stop, lui avoue sur le pas de la porte qu’elle est en fait venue rejoindre son petit ami mais qu’apprenant qu’il est marié, elle a décidé de renoncer à le mettre devant ses responsabilités. Elle veut avorter. Hugh refuse catégoriquement de procéder à cette intervention illégale.
Le lendemain, après le mariage, il apprend par la une des journaux qu’une jeune fille a été retrouvée morte dans la rivière. Comprenant qu’il s’agit d’Iris, il se confie à Ellen Hamilton, dont il s’est rapproché, après que la police soit venue le chercher pour l’interroger.
Un élément nous est dévoilé alors, insidieusement, qui change complètement notre point de vue sur l’histoire et nous fait comprendre la hantise de Densmore.

Une seule information, distillée comme en passant, fait basculer l’intrigue. Là où nous aurions pu lire l’histoire d’un homme accusé à tort, nous nous trouvons en présence de cette accusation possible pour des raisons radicalement différentes de ce que nous aurions pu imaginer jusque là.
En allant de Los Angeles à Phœnix, à la suite de Densmore, c’est d’un monde à l’autre que nous sommes passés. En franchissant la frontière de l’Arizona, le jeune interne d’un hôpital californien est arrivé dans un sud où les réminiscences d’un temps pas si ancien et pas vraiment révolu sont toujours prégnantes. Où les hommes n’ont pas la même valeur, où certains peuvent être sacrifiés sans remord, presque naturellement.
Dorothy Hughes, pour son ultime roman, affronte un sujet beaucoup plus social que ceux qu’elle a abordés jusqu’ici. Un thème qui est encore d’actualité de nos jours, qui fait encore la une des journaux et pour lesquels des hommes s’affrontent encore. Un sujet qui corrompt certains esprits et qui fait toujours des victimes.
L’intrigue est forte, racontée avec économie, sans fioriture. Et elle touche.

Décidément, l’œuvre de Dorothy B. Hughes est d’un intérêt indéniable. Quelques romans s’en détachent, comme Chute libre ou Un Homme dans la brume, mais l’ensemble garde une grande cohérence avec une volonté d’évoluer permanente qui ajoute encore à son intérêt. Elle a malheureusement abandonné la fiction après A jeter aux chiens pour se consacrer à sa famille puis à la critique ou la chronique d’un genre auquel elle a contribué. C’est cet aspect de son travail d’écrivain, l’étude du genre, qui lui vaudra plus tard la reconnaissance. Il serait juste de se souvenir également d’elle en tant que romancière.

Dorothy B. Hughes, Dixon Steele et la brume de Los Angeles

Le onzième roman de Dorothy B. Hughes paraît en 1947, l’année suivant les deux précédents. L’un traduit, Et tournent les chevaux de bois, l’autre pas encore, Kiss for a Killer. Ce onzième roman s’intitule In a Lonely Place et il est d’abord traduit pas Jean Sendy sous le titre Tuer ma solitude pour la collection “Mystères” des Presses de la Cité en 1951. Il connaît un nouveau titre, Un Homme dans la brume, et une nouvelle traduction en 2019 par Simon Baril pour la collection “Rivages/Noir”. C’est sûrement le plus connu des romans de l’auteure.

Un homme se tient sur un promontoire, regardant le brouillard se lever, se laissant emporter ailleurs comme quand il volait de nuit pendant cette guerre qui vient de s’achever. Le difficile retour à la vie civile lui pèse. Il était quelqu’un quand il pilotait son Un Homme dans la brume (Payot & Rivages, 1947)zinc. Maintenant, il est dans la cité des anges et la nuit tombe. Alors qu’il se laisse aller dans ce coin qu’il ne connaissait pas, un bus passe et répend sa nuisance sonore. Une femme en descend. Il décide de la suivre. Dans ces rues sombres, à peine éclairées par quelques lampadaires, la femme avance. Un peu plus loin, un autre bus s’arrête et comme, après avoir joué à faire peur à celle qu’il suit, il n’a aucune raison de continuer sa filature, il monte dedans, sans savoir où il va.
Descendu un peu plus loin, il entre dans un café. Tandis qu’il sirote sa boisson, une conversation lui rappelle un nom, Brub, celui d’un de ses proches amis pendant la guerre, en Angleterre. Celui-ci est revenu en Californie, il cherche son numéro dans l’annuaire, l’appel et tous deux constatent qu’il n’est qu’à quelques rues des Nicolai… Brub l’accueille avec plaisir, lui présente sa femme. Sylvia a le regard perçant, semble vouloir ou pouvoir lire en lui. Brub est devenu policier. La soirée est agréable, Dix explique qu’il est venu à Los Angeles pour écrire un roman, que c’est pour cette raison qu’il n’a pas contacté immédiatement Brub. Mais maintenant qu’ils se sont retrouvés…
A sa sortie, Dix attrape un bus, observe et aperçoit une fille seule à un arrêt. Le lendemain, l’étrangleur a fait une nouvelle victime, c’est ce que disent les journaux que Dix a pris l’habitude de lire à son réveil.

Dorothy B. Hughes nous captive d’entrée. Nous sommes et nous allons rester dans la tête de Dixon Steele. En suivant ses pensées, nous découvrons petit à petit qui il est, tous ces secrets qu’ils tentent de cacher. C’est que l’ancien soldat vit dans le paraître, essaie en permanence d’anticiper ce que les autres pourraient penser de lui, agit en conséquence.
Alors qu’il fréquente et découvre les Nicolai, il s’intéresse à l’enquête sur l’étrangleur dont Brub est chargé, parmi d’autres. Dans le même temps, il tente de comprendre Sylvia, de s’en préserver et croise une belle femme dans la résidence où il occupe un appartement, celui d’un de ses anciens camarades de fac parti au Brésil.
Tout cela pourrait ne rien avoir d’inquiétant. Il y a pourtant cette gêne, ce doute, qui s’installent. L’angoisse monte au fur et à mesure qu’une certaine folie, d’abord indicible, se précise.

C’est un roman particulièrement réussi, effrayant, que nous propose Dorothy B. Hughes. Comme à son habitude. Les femmes y ont cette force que l’on croise rarement dans les romans noirs de l’époque, cette capacité à comprendre, cette intelligence.
Comme pour ses romans précédents, on retrouve la peur qui s’instille à chaque page, entre chaque ligne. Nous sommes une nouvelle fois à la suite d’un personnage, dont certaines pensées tournent et suscitent en lui l’angoisse. Un sentiment qu’il nous transmet. Même si cette fois, l’empathie que l’on ressentait dans les meilleures intrigues de la romancière, va à certains personnages secondaires, principalement les deux femmes qui gravitent dans l’entourage de Dix, Sylvia Nicolai et Laurel Gray. Deux femmes fortes qui tentent de vivre avec leurs doutes et leur peur.
Ce sont les ingrédients que l’on connaît, leur dosage est le bon pour que nous soyons pris du début à la fin.

Le roman a eu la chance d’être adapté au cinéma. Le personnage central y était incarné par Humphrey Bogart, un gage de qualité, de notoriété. Malheureusement, l’adaptation a complètement dévoyé l’intrigue originale, les femmes y étant remises en place selon les critères du film noir, pour ne pas dire les clichés. Le violent, puisqu’il s’agit de ce film, est peut-être un bon film noir mais il constitue une véritable trahison et ne peut que décevoir ceux qui ont lu le bouquin. Dorothy B. Hughes méritait beaucoup mieux que ça.

Trois romans non encore traduits séparent Un homme dans la brume de l’ultime fiction de la romancière, A jeter aux chiens. Elle ira ensuite voir ailleurs, trop occupée par sa famille pour continuer la fiction, et deviendra une critique reconnue du genre… dommage que la reconnaissance ne lui soit pas venue de son œuvre romanesque qui le mérite pourtant tellement.

Dorothy B. Hughes, Sailor au beau milieu de la Fiesta

En 1946, l’année suivant la parution de Voyage sans fin, un nouveau roman de Dorothy B. Hughes est publié. Il s’intitule Ride the Pink Horse. Il est traduit presque quarante ans plus tard par Claude Gilbert sous le titre Et tournent les chevaux de bois pour les éditions Christian Bourgois.

Après plusieurs heures de voyage, un homme descend du car qui l’a amené, depuis Chicago, dans cette ville inconnue.
En traversant la gare routière, il découvre un monde qu’il ne connaît pas. Les mexicains, les espagnols et les indiens s’y côtoient sans toutefois se mélanger véritablement. Et c’est Et tournent les chevaux de bois (Christian Bourgois, 1946)pareil dans toutes les rues où la foule se p resse. La première étape de son séjour se révèle plutôt difficile et vite désespérée, aucune chambre d’hôtel de libre. Sailor n’avait pas idée, en venant dans cette ville loin de chez lui, de l’événement qui l’animait. C’est la Fiesta. Les gens se bousculent jusqu’à la Plaza. Après avoir vainement fait le tour des hôtels et laissé sa valise dans l’un d’eux, il observe la foule et les réjouissances. Pour comprendre exactement de quoi il retourne, il échange avec le patron d’un manège, le Tio Vivo, qui l’informe que le premier événement important de la Fiesta est sur le point de prendre place. Il s’agit de brûler Zozobra.
Sailor se rend là où le flot semble converger et assiste à l’immolation d’un géant de papier et de carton-pâte. Parmi les personnes ayant accès au carré des privilégiés, il repère le Sen. Celui qu’il est venu voir. Il savait qu’il était là et la présence de McIntyre, le flic, chef de la criminelle de Chicago, aperçu alors qu’il faisait le tour de la cité, le lui avait confirmé. Il va pouvoir faire ce qu’il a prévu. Il lui faut maintenant s’approcher de son ancien patron, ancien sénateur, pour lui réclamer son dû. Il doit le faire discrètement.
Y parvenir ne sera pas simple, ceux de son rang logeant dans l’hôtel de luxe inaccessible aux simples mortels.

Sailor, en même temps qu’il tente d’atteindre son but, découvre un nouvel environnement. Il se lie avec le patron du manège, Don José qu’il surnomme Pancho, prend sous son aile une jeune indienne, Pila, lui rappelant une statue qui l’avait subjuguée bien des années plus tôt. Un des rares moments où il s’était senti petit.
Sailor arpente les rues, pour se nourrir, pour dormir et pour mener à bien son but. Un but qui le ramène vers son ancien employeur, celui dont il a été le secrétaire personnel, l’ancien sénateur Douglass surnommé le Sen. L’homme qui l’a amené là où il en est arrivé, qui lui a permis de faire des études et de se sortir de sa situation de départ. Celui qui l’a finalement laissé tomber il y a peu. Et Sailor veut toucher sa part.
L’action est lente, un rythme qui semble correspondre à cette ville du sud des Etats-Unis, à ce coin du Nouveau-Mexique. Tout au long des pages, Sailor oscille entre son plan, son désir de partir pour Mexico et sa fascination pour la Fiesta et ses participants, pour cette ville si différente de celles qu’il connaît. Il tourne en rond, accepte de dormir par terre, pris sous l’aile du patron du Tio Vivo. Il échange avec Mac, qui a essayé de l’aider à s’en sortir quand il était encore un adolescent. Mias Le Sen doit payer, au sens propre. Et alors, Sailor s’en ira.
Arpenter les rues ajoute à son indécision. Comme s’il évoluait dans un piège, cette fiesta dont il ne sait s’il pourra s’échapper. Trois jours, trois parties, c’est un drame qui se joue sous la chaleur de la fête.

Il faut s’accrocher pour apprécier ce roman au rythme vraiment différent des précédents. Dorothy B. Hughes nous décrit sa ville d’adoption sous un jour particulier, celui de cette fête annuelle qui anime ses rues. Elle nous décrit Santa Fe sans oublier d’où elle vient. Le restaurant où Sailor se requinque s’appelant le Kansas City.
Une fois de plus, l’écrivaine ose évoluer, tenter de nouvelles choses. Elle y réussit au long de certaines pages, fait peut-être un peu trop durer les choses à d’autres moments. Mais c’est un roman très personnel qu’elle nous livre et qui confirme cette voix unique qui est la sienne.

Un autre roman, Kiss for a Killer, paraît la même année que celui-ci. Il n’est toujours pas traduit en français. L’année suivante arrive celui qui est considéré comme le meilleur de ses livres, Un homme dans la brume.

Dorothy B. Hughes, Baby Agnew à bord du Chief

Trois ans après Chute libre, mais seulement un an après Johnnie, son précédent roman non traduit en français, paraît le huitième roman de Dorothy B. Hughes, Dread Journey. Ce voyage de la peur devient chez nous, après la traduction de Jean Benoït, Voyage sans fin.

Dans le train de super-luxe reliant Los Angeles à Chicago, James Cobbett veille sur un wagon. Il en est le contrôleur, l’équivalent d’un domestique ou d’un majordome, chargé du confort des voyageurs enfermés pour le moment dans leur compartiment. E n dehors Voyage sans fin (Ditis, 1945)de deux couples, il y a là un producteur célèbre, puissant, Vivien Spender, un compositeur, Leslie Augustin, une actrice travaillant pour la compagnie de Spender, Baby Agnew. Ils ne gardent pas pour eux le confort de leur espace privé, Baby Agnew a ainsi accepté d’accueillir une jeune femme qu’elle ne connaît pas, Gracia Shawn, et Leslie Augustin vient d’inviter dans son compartiment un vieil ami croisé par hasard, Hank Cavanaugh. Quant à Viv Spender, il reçoit la visite régulière de Mick, sa secrétaire, logée dans le wagon suivant. Tout ce petit monde est parti pour trois jours de traversée du pays. Trois jours de doutes et de peur.
Baby Agnew sait qu’on ne veut plus d’elle à New Essany, la compagnie de Spender. Ce dernier cherche même à l’évincer de sa prochaine production alors qu’elle a signé un contrat. Mais elle ne veut pas capituler, elle est prête à lutter et ce sera le film ou le mariage avec Spender. Pourtant, depuis qu’elle est montée dans le train, c’est la peur qui l’assaille. Elle connaît le magnat, elle sait qu’il est prêt à tout pour parvenir à ses fins et c’est sa vie qui est en jeu. Mick, la dévouée secrétaire, lui a confié qu’elle soupçonnait son patron d’avoir tué sa première femme… Baby décide de ne jamais être seule, elle partage son voyage avec Cavanaugh et Augustin, Gracia leur emboîtant le pas. La peur qu’elle cherche à cacher finit par transpirer et devenir le souci de ses compagnons de voyage.

La peur, comme vous l’avez compris, habite ce roman. Contrairement aux précédents opus parvenus jusqu’à nous, elle n’est pas accompagné du doute. Nous sommes sûrs, davantage que les protagonistes.
Les personnages sont fouillés, de la future jeune première qui ne sait pas dans quel monde elle débarque au scénariste dont le rêve hollywoodien s’est évanoui en passant par le compositeur incontournable du moment, le magnat sans pitié, le journaliste intègre en ayant beaucoup vu en Europe, tous les ingrédients y sont.
Ce n’est pas le premier roman de Dorothy Hughes que je trouve moins convaincant, il y a eu avant lui La Blonde du Bar Bambou. Les défauts ne sont pas les mêmes. Dans celui-ci, le rythme est moins soutenu, il faut du temps pour décrire chacun. Le suspens l’imprègne moins tant nous connaissons les pensées de chacun, défaut opposé de La Blonde… Il faut s’accrocher un peu pour que finalement, dans les derniers chapitres, l’intrigue nous saisisse.

C’est un roman qui n’est pas sans qualités, il se laisse lire avec un certain intérêt, mais il est en dessous du précédent et des deux premiers. Un bon roman au ton moins singulier que ce que nous avons connu jusqu’ici. La faute peut-être à la multiplicité des personnages sans que l’un ou l’autre ne prenne le dessus. L’empathie n’y est pas, ne peut pas y être.

L’année suivante paraît un nouveau roman de l’écrivaine, Et tournent les chevaux de bois.