Franz Bartelt, Gamelle et une série de meurtres qui dure

En mai est paru un nouveau roman de Franz Bartelt, policier comme il se doit, original comme souvent. Poursuivant dans la veine de ses deux derniers livres, Ah, les braves gens ! et Hôtel du Grand Cerf, et de son passage aux éditions du Seuil, il nous propose une enquête policière qui, sous des allures classiques et respectueuses du genre, nous offre une nouvelle fois une relecture du polar et un subtil mélange entre les codes inhérents à celui-ci et le regard sur les hommes et les femmes, l’humanité, de cet auteur décidément singulier.

Un incident a été rapporté de manière approximative par la presse. Les premières lignes nous le présentent tel qu’il s’est effectivement déroulé. Un homme coiffé d’un bonnet de plongée a agressé un aveugle dans un bus de l a ligne 17. L’agresseur n’est autre que Wilfried Gamelle, un policier en charge d’une enquête sur un tueur en série et ayant eu, pour l’occasion, une réaction épidermique qu’il regrette. D’autant qu’en donnant un coup de poing dans le ventre de celui qui le serrait d’un peu près, il a provoqué le bris de ses lunettes.
Parallèlement à l’enquête qui l’occupe depuis plusieurs années, il décide de rechercher sa victime et de réparer son erreur intempestive. C’est par les lunettes, au prix prohibitif, qu’il parvient à retrouver l’homme, Fernand Ladouce. Ce dernier se révèle très intéressé par le travail de la police, une curiosité qui remonte à très longtemps et qu’il voit l’occasion de satisfaire.
En mal d’idée, Gamelle écoute Ladouce et décide par exemple de convoquer tous les hommes de la ville de la taille de l’assassin, établie grâce aux différentes analyses scientifiques à partir des coups portés aux différentes victimes. Et il y a de quoi faire, plus d’une quarantaine. L’idée de mesurer tous les individus de la ville et de les répertorier pour scruter leur alibi plaît particulièrement à l’adjoint de Gamelle, un cul-de-jatte surnommé le bourrin et ne se déplaçant plus qu’en chaise à porteur depuis qu’il a touché un héritage lui permettant cette excentricité. Le reste du temps, il trace des lignes sur des feuilles blanches, se situant ainsi parfaitement dans les préceptes du commissaire pensant qu’un meurtrier finit toujours par être arrêté, il suffit que la police s’arme de patience pour cela.
L’emprunt que nécessite l’achat de la paire de lunettes de l’aveugle provoque une évolution dans le vie de l’inspecteur Gamelle, ses émoluments de la fonction publique ne lui permettant pas d’y prétendre (à l’emprunt), il prend un congé sabbatique et devient le chauffeur du nouveau mari de son ex-femme.

Les rebondissements ne sont pas pléthores mais les différentes scénettes proposées par le romancier ont, comme toujours, une singularité réjouissante, tout comme les pensées et réflexions de chacun des personnages. Le style est également toujours au rendez-vous, plaisant, prêtant à sourire à lui seul. Bartelt croque toujours ses semblables avec une telle gourmandise qu’on en redemande.
Cette troisième fiction publiée par sa nouvelle maison d’édition n’est peut-être pas la plus savoureuse, la plus aboutie, elle propose une expérience étrange. On prend du plaisir à sa lecture et il ne faut pas le bouder mais une impression bizarre s’empare du lecteur, de moi en tout cas, au fur et à mesure qu’il avance dans l’intrigue, le véritable intérêt semble se situer entre les lignes, dans ce que l’auteur ne dit pas, ce qu’il suggère simplement. L’exemple le plus parlant de cette sensation, de cette place que le romancier laisse à l’imagination du lecture, qu’il provoque, est sûrement la fin dont on se dit que tout cela fait un excellent début de roman.
C’est ça, en refermant le livre, on peut penser que nous avons lu une bonne introduction à la situation finale et que celle-ci pourrait parfaitement donner une histoire savoureuse. Une histoire à la Bartelt… presque comme l’impression d’être passé à côté du véritable roman.

On reste donc sur notre faim tout en ayant passé un bon moment de lecture. Rien d’étonnant à cela, l’écrivain manie si bien le paradoxe.
On attend déjà de le lire de nouveau.

Virginie Despentes, Bruno découvre Nancy

Quatre ans après Les jolies choses, un nouveau roman de Virginie Despentes est publié, Teen Spirit. Comme lui, il est édité chez Grasset.

Bruno est un angoissé, il ne sort plus de chez lui depuis déjà plusieurs années. Chez lui, enfin, chez sa copine, Catherine. Il vivote au crochet de celle-ci, ayant essayé de gagner sa vie en traduisant des textes puis y ayant renoncé avec la vague ambition d’écrire un Teen Spirit (Grasset, 2002)roman. Ambition à laquelle il a renoncé aussi.

Alors qu’il mate J.Lo dans un de ses clips, un coup de fil vient tout chambouler. Alice, son amour d’adolescence, veut le voir. L’angoisse et les souvenirs remontent. L’angoisse de devoir sortir de l’appartement, les souvenirs d’une liaison marquante, l’éveil d’une sexualité qui continue de le hanter. Entre la peur de sortir et l’envie de voir celle qui a disparu soudainement, la curiosité l’emporte. Après un échange âpre avec Sandra, une copine confidente, la seule, rencontrée lors d’un concert de rock. Dans le café d’en bas, une nouvelle le remue. Alice veut qu’il rencontre la fille qu’elle a eu de lui et qui explique la fin précipitée de leur histoire. Elle s’appelle Nancy, treize ans, et commence à la pousser à bout. Elle veut connaître son père et Alice a fini par céder à la demande insistante de l’adolescente. La balle est dans le camp de Bruno, narrateur dépassé par l’événement. La claustrophobie est oubliée illico et l’hésitation le mine. Un changement qui a aussi des conséquences en dehors de son introspection forcée, il est virée par Catherine…

Nouvelle vie, donc nouvel appartement. Pour commencer, il squatte chez Sandra, autre forme de sensibilité. Et il commence à voir sa fille, Nancy. Père d’une adolescente du jour au lendemain, il apprend aussi à faire avec la mère de l’enfant. Une femme appartenant à un autre monde.

Ce qui faisait la légitimité de sa classe d’origine, odieuse, cruelle, discutable, mais légitimité quand même, c’était le plaisir. Le bon goût, le raffinement, le savoir-vivre… Une toute petite classe sociale privilégiée était le « point de convergence » fitzgéraldien du travail abrutissant la planète entière. Tout le monde trimait pour que ces quelques personnes puissent s’occuper de prendre du bon temps, d’avoir du goût et un bon style.

Dans ce quatrième roman, Virginie Despentes explore un autre pan de notre société, elle l’explore en décalant son point de vue, en choisissant un angle légèrement désaxé. La mère célibataire et son enfant sont vues du point de vue de l’homme, du père. Un père qui s’ignorait jusque là, qui se découvre et découvre ce que vit Alice. C’est lui le marginal, celui qui vivote de petits boulots alors qu’en face, il y a une femme parfaitement intégrée, active. Mais c’est aussi lui qui va permettre à cette dernière de souffler, de prendre du recul, qui va lui offrir une vision différente de leur fille et essayer de désamorcer les conflits… Dans un monde en fin de vie, ayant perdu toute distance, tout regard critique sur lui-même. Mais n’ayant rien perdu de son cynisme…

Leur vieux monde prenait l’eau depuis un long moment, ils savaient qu’ils allaient disparaître et, tant qu’à faire, comptaient se la jouer pharaonique : que tous les subalternes soient de la chute finale. Ils avaient réécrit l’histoire mais leur mémoire ne flanchait pas : ils avaient de vieux compte à régler avec la classe laborieuse. A plusieurs reprises, ils avaient failli perdre pied. Maintenant que leur vieil ordre ne tenait plus la route, ils sabordaient le plus large possible, pour ne rien laisser derrière eux.

L’introspection est fouillée, le ton léger. Comme toujours les personnages sont attachants, au sein d’une description de notre société sans fard… avec quelques morceaux d’humanité. Et une conclusion à l’aune de l’histoire.

C’est un Despentes réussi comme les précédents, peut-être moins profond, mais qui se lit sans effort. Moins noir. Mineur. Plaisant.

Deux ans plus tard, c’est une variation sur le même thème que nous propose la romancière avec Bye Bye Blondie, sur fond de punk.

Virginie Despentes, de Pauline à Claudine

En 1998, deux ans après Les Chiennes savantes, Virginie Despentes voit son troisième roman publié. Il s’intitule Les Jolies choses et marque un changement de maison d’édition pour l’écrivaine, après Florent Massot, la voici chez Grasset.

 

Un couple en terrasse, Claudine et Nicolas. Elle, pas dans son assiette, lui, dans le doute. Il lui répète qu’il n’est pas convaincu par son plan. Sa sœur ne lui ressemble pas tant que ça.

Les Jolies Choses (Grasset & Fasquelle, 1998)Ces deux-là se connaissent depuis quelques temps, un peu après l’arrivée à Paris de Claudine, venue dans la capitale sur un coup de tête. Ils se connaissent et vivent un peu de la même manière, de coups, petits trafics. Claudine a su jouer de ses charmes et jouer avec les sentiments, sachant donner aux hommes ce qu’ils voulaient pour les convaincre de leur charme ou de leurs capacités sexuelles. Sachant aussi passer de l’un à l’autre. Nicolas a échappé à ça, ils sont devenus amis sans avoir éprouvé une quelconque attirance l’un pour l’autre.

Pour le moment, Claudine veut profiter d’une opportunité. Elle a convaincu un producteur grâce aux compositions de Nicolas et a dégotté la parfaite interprète en la personne de Pauline, sa sœur jumelle. Elle sera la voix et Claudine sera le corps. Incapable de chanter, elle fera du play-back sur les enregistrements de l’autre, qui ne tient absolument pas à être sur le devant de la scène.

Elle doit pourtant accepter de l’être pour la première puisque la chanson n’est pas encore enregistrée et qu’elle la chante pour convaincre les producteurs, en première partie d’un groupe. Et ça marche… malgré sa tenue sans glamour, plutôt grunge.

A leur retour du lancement de leur idée, dans la nuit parisienne, les voilà contraints à accepter d’aller plus loin. Pauline à se rapprocher de l’univers de sa sœur et Nicolas à faire la tournée des maisons de production, celle qui les ont relancés à peine leur première sortie effectuée.

Comme l’a perçu Claudine, il ne suffit pas d’avoir du talent pour réussir. La compromission paraît indispensable même si on veut jouer au plus malin et se contenter d’une avance… qui peut être substantielle comme Pauline l’a entendu juste avant son concert.

 

Virginie Despentes se penche de nouveau sur des êtres vivant en marge. Cette fois, plutôt que se venger de la société ou tout faire pour rester dans la marge, ils veulent en profiter, l’arnaquer… mais est-il si simple d’accepter ce qu’elle demande et de se retirer ensuite ? De s’en défaire quand on a plongé dedans ?

Pauline plonge et replonge après avoir découvert que même ceux qu’elles considéraient comme imperméables au superficiel ne le sont pas.

C’est une exploration que nous propose Despentes, celle d’un milieu qui joue avec ou récupère les marges mais reste à l’aune d’une société dont le but n’est pas l’épanouissement de chacun mais le profit maximum. Jusqu’à l’épuisement des individus, leur mise en danger, pourvu que ça rapporte, la compromission morale et sexuelle jusqu’au dégoût, on prend puis on jette. On trahit…

C’est une misère de soi, un malheur de ne pas se préserver. Pour n’avoir rien, en plus, qu’un ramassis de mauvais souvenirs qu’on se trimbale comme une âme perdue.

Même en ayant conscience de cette réalité, il peut s’avérer difficile de ne pas se prendre au jeu et de se croire plus malin en oubliant d’être raisonnable, d’en rester aux objectifs initiaux… Difficile de ne pas se griser devant certains miroirs aux alouettes… La domination et le pouvoir peuvent prendre tellement de formes différentes.

A sept huit ans, on croyait que ça leur passerait, cette manie de faire « pouet-pouet camion », mais que dalle, cinquante balais après c’est toujours aussi con qu’un môme, un mec.

 

Virginie Despentes affirme son style, son univers. Elle explore les failles, les faiblesses de l’être humain. Elle décrit aussi les travers de la société, ses aspects les moins reluisants et même les plus abjects, le tout en nous offrant un roman d’une réelle qualité avec un style qui la distingue des autres et des personnages particulièrement réussis, décrits avec une grande sensibilité. Elle observe aussi une ville, une rue, depuis une fenêtre ou en bas, ajoutant un aspect intéressant à son histoire, l’inscrivant dans cette époque qu’elle chronique avant qu’on ne l’oublie.

Métro Barbès, les pigeons roucoulent et chient sur les colonnes, deux types vendent des melons, beaucoup de monde, à côté d’elle une femme chante doucement, belle voix grave, un homme distribue des cartons roses, le sol en est jonché, cartes vertes, bleues ou jaunes.

Décidément, Despentes est à lire.

 

Le roman suivant paraît quatre ans plus tard, il a pour titre Teen Spirit et est, pour la première fois dans l’œuvre de l’auteure, centré sur un homme.

Franz Bartelt, Julius Dump, Puffigny et une paire de chaussures rouges

Le roman de Franz Bartelt qui vient de paraître s’intitule Ah, les braves gens ! Il nous arrive plus de deux ans après le précédent, ce qui semble correspondre au rythme adopté depuis quelques romans par l’écrivain. Comme le précédent, Hôtel du Grand Cerf, il est publié dans la collection “cadre noir” aux éditions du Seuil, confirmant le changement d’éditeur pour le romancier.

Julius Dump, plus ou moins écrivain, vient de perdre son oncle Georges et de découvrir, le jour même de l’enterrement de celui-ci, que son père a mené une carrière de tueur avant de mourir tranquillement dans son lit. Il a très peu connu ce père mais les papiers Ah, les braves gens ! (Seuil, 2019)qu’il a laissés et que son oncle a recueilli lui ont permis d’en savoir plus. Et de découvrir une énigme, concernant une affaire dans laquelle ce paternel a été impliqué. Un vol de tableau plutôt violent, la disparition de l’œuvre et l’identité cachée de l’autre rescapé de la bande ayant accompli le méfait. Seul indice, un nom, Nadereau, et un village, Puffigny. Le premier s’avérant introuvable, l’improbable écrivaillon décide de se rendre dans la commune en question. Perdue en pleine plaine, près d’un canal.

Il tombe d’abord sur un autochtone, Polnabébé, qui joue les guides tout en lui décrivant l’endroit où il arrive. Un endroit où les gens vivent d’histoires, en autarcie complète, les inventant quand il n’y en a plus, les enjolivant ou les pimentant quand elles ne présentent pas assez d’intérêt. Polnabébé, motard dont la moto est tombé en panne, lui indique où se trouve le café de la Gare, dont le patron, Gromard, est aussi le propriétaire de la maison que Dump a louée au bord du canal.

Alors qu’il parcourt les rues et les histoires de Puffigny, nous apprenons à mieux connaître ce tout imbriqué étroitement, tandis qu’un personnage mystérieux espionne notre narrateur-pseudo écrivain.

Une fille disparaît, un tableau est passé par là mais reste introuvable, les enquêtes et les intrigues alternent. Pour la première fois, la gendarmerie du village d’à côté, Gournay, investigue. D’habitude les histoires ne sortent pas de Puffigny, elles se règlent en vase clos.

Transformé en gloire locale, parce qu’il va écrire un livre sur la commune, notre gratte-papier passe des uns aux autres, un couple de rockers vieillissant, le gardien des archives intimes compromettantes locales, le compositeur original, l’éclusier, le maire, un détective d’opérette.

That is the question, comme le disait notre maître à tous, Sherlock Holmes.”

La richesse du patelin ne se limite pas à ses habitants, le histoires qui s’y sont construites en font aussi tout le sel, un curé exprimant ses fantasmes de manière scatologique, des jeunes filles séduisant un retraité ou le contraire, photos à l’appui, une femme prodiguant des soins très particuliers et la bière qui arrose le tout. Quand on passe à une autre boisson, vin blanc ou champagne, c’est qu’il y a de l’étranger dans le coin… et des conséquences, adultères ou autres.

“Le vin blanc, je ne dis pas que ça donne de mauvaises idées, mais je suis sûr que ça favorise celles qui existent et qui attendent leur heure.”

En six chapitres constituant autant de parties, Bartelt nous balade dans une intrigue qui pourrait faire penser à celle de l’Hôtel du Grand Cerf. Un étranger et la marée-chaussée s’insinuent dans la vie d’un village reculé, où le réseau n’est accessible que dans le rond central du terrain de foot d’un village voisin, et tout bascule. Pourtant tout cela ne trouble pas vraiment les habitants, les enquêtes étant absorbées dans les légendes ou histoires, on ne sait plus trop bien lesquelles sont d’un genre ou de l’autre.

C’est réjouissant, le romancier jouant même à nous prendre à témoin des ingrédients qu’il glisse dans l’intrigue pour la rendre plus proche des canons de l’édition et du succès, du sexe, de la romance, du sang, des nazis, des moines, du boudin et de la bière. C’est savoureux, même si, encore une fois, on a l’impression que l’auteur utilise une recette qui est la sienne depuis quelques temps et qui pourrait parfaitement s’inscrire dans la série des Poulpe, à laquelle il a d’ailleurs contribué avec un opus. Un inconnu qui débarque dans un endroit reculé…

Mais ça reste du Bartelt, avec tout ce qui fait qu’on aime le lire. On apprécie la description d’une communauté qui a ses propres habitudes et qui n’est, finalement, pas tellement différente de la société dans son ensemble. Les mensonges se mêlent à la vérité pour créer ce qui constituera l’histoire locale, comme celle des nations, après tout. Ce rapport à la vérité et à ce qu’on brode autour est d’ailleurs l’un des éléments intéressants du roman, incarné notamment par les enfants qui se nourrissent de tout ce qu’ils voient, de tout ce qui se passe, pour en enrichir leurs rédactions, leurs dessins, et autres productions scolaires. Inquiétant ?

“Les habitants se tiennent tous par la barbichette. Ils se nuisent et se protègent mutuellement. Ils n’existent que dans les embrouilles. Ils mentent sans arrêt. Ils inventent. On s’y perd. On a l’impression qu’ils vivent dans un faux conte de fées.”

En nous offrant sans en avoir l’air un miroir de notre monde et de la nature humaine, sur un ton, parfois cru, et dans un style particulièrement personnel, léger et avec un sourire en coin, fait de recul, de gentilles vacheries et d’un regard bien aiguisé, Franz Bartelt, prenant plaisir à jouer avec les mots, nous propose de nouveau un roman original, nous offrant une littérature qui lui est propre, loin des sentiers battus.

Comme à chaque fois qu’on referme son dernier roman, on se prend à espérer que le suivant ne tardera pas trop.

Virginie Despentes, Louise entre dépendance et Orga

Le deuxième roman de Virginie Despentes est publié deux ans après le premier, toujours par Florent Massot. Après Baise-moi, voici Les Chiennes savantes.

 

Mercredi 6 décembre, entre Macéo, un chien affalé sous sa chaise, Cathy, une collègue tuant le temps en dessinant et la voix de Roberta dans la cabine voisine, Louise roule un Les Chiennes savantes (Florent Massot, 1995)joint. Stef et Lola arrivent alors que Cathy vient de partir en piste. Le train-train. La voix de Gino résonne régulièrement dans les haut-parleurs pour appeler une fille en cabine ou sur la piste, le client est roi à l’Endo, il n’attend pas. C’est un peep-show lyonnais et les filles échangent entre deux exhibitions, entre un verre et un splif.

Stef et Lola sont les deux nouvelles, parisiennes fraîchement débarquées dans la capitale des Gaules. Avant le boulot, tout le monde se croise dans les cafés du coin, surtout à l’Arcade Zen. Après avoir rendu Macéo à sa propriétaire, Laure, c’est là que débarque Louise accompagnée de Roberta. Celle-ci vient de lui rapporter les derniers potins, Saïd, le petit ami de Laure aurait été vu sortant de chez Stef et Lola. Mais la vie s’écoule et en dehors de ses huit heures de travail, Louise, narratrice, partage son temps entre son appart, qu’elle habite avec son frère, et les bistrots du coin. Allant de temps en temps voir la Reine-Mère, cheffe de l’Orga qui a la mainmise sur pas mal d’activités, notamment celle de l’Endo.

Deux jours plus tard, Louise apprend que celui-ci est exceptionnellement fermé. Convoquée par la Reine-Mère, elle y découvre les photos d’un carnage, les corps de Stef et Lola démembrés, charcutés. Sa patronne lui demande de s’intéresser à l’histoire, de comprendre ce qui a pu leur arriver.

En fouinant discrètement, elle découvre ce qu’elle savait déjà plus ou moins, les deux femmes ont débarqué à Lyon pour retrouver Victor, un type qui travaillait dans un peep-show de la capitale.

 

Tandis qu’elle cherche, se faisant curieuse, Louise découvre quelques secrets et voit sa petite vie de quartier s’écrouler. Règlements de compte et violences. Concurrence pour avoir le pouvoir sur certaines activités. Le petit monde qu’elle connaissait est chamboulé, seule son frère et leur appart constituent des repères, jusqu’au jour où elle apprend qu’il va partir de l’autre côté de la terre…

Il y a encore Mireille, lesbienne qui s’assume et serveuse récemment arrivée de Paris aussi, qui semble garder la tête froide jusqu’à ce que… la raison pour laquelle elle est là lui revienne en pleine face.

 

Ce n’est pas une enquête classique que propose Virginie Despentes. C’est celle d’une strip-teaseuse atypique, refusant de se laisser toucher par les hommes, sensible au charme féminin, qui fouille sans conviction, juste pour comprendre. Mais ce besoin de comprendre l’amène bien loin. Dans des recoins et vers des sentiments qu’elle n’imaginait pas ressentir un jour, se laissant guider par eux, renonçant à toute décision froide, refusant toute réflexion.

C’est une nouvelle fois un roman fort, avec des personnages profonds et un univers bien à lui. C’est un monde qui vit en marge, se situant délibérément à côté de la société que l’on connaît, que l’on nous décrit partout, occultant le reste. Despentes écrit dans un style proche du langage parlé mais rendu simple, direct, rappelant parfois la particularité d’un Philippe Djian dans son approche de la littérature, d’autant qu’il n’évite pas la crudité de certaines descriptions, de certaines scènes souvent édulcorées ou passées sous silence dans les romans main stream.

 

Un roman fort et noir pour une romancière que l’on ne classe pourtant pas dans le genre alors qu’elle s’y inscrit pleinement, peut-être parce que celui-ci est trop balisé comme étant avant tout masculin. Mais ses deux premiers bouquins l’inscrivent sans discuter au minimum dans son orbite.

 

Le troisième livre de l’auteure paraît deux ans plus tard et s’intitule Les jolies choses.

Virginie Despentes, la balade sauvage de Manu et Nadine

En 1992, Virginie Despentes écrit Baise-moi en un mois. Le manuscrit est tout d’abord refusé par plusieurs maisons d’éditions jusqu’à ce qu’il arrive entre les mains de Florent Massot. Publié en 1994, il connait le succès grâce au bouche-à-oreille qu’il suscite.

 

Nadine regarde un porno quand Séverine, sa colocataire, rentre pour manger, contrairement à ce qu’elle avait annoncé. Après un début de dispute, Nadine éteint la Baise-moi (Florent Massot, 1994)télé et Séverine se plaint d’avoir cédé trop rapidement à son dernier amant en date. Une fois Séverine repartie, Nadine met son casque de walkman sur les oreilles et enclenche Get Whacked des Suicidal Tendencies tout en remettant le porno qu’elle regardait.

Un gamin est venu tanner Manu à son appart pour qu’elle réagisse à la mort en prison de Camel, retrouvé pendu dans sa cellule alors qu’il n’avait pas de tendances suicidaires. Mais Manu se contente d’écouter le môme et de constater une fois de plus son absence de motivation pour toute action. Elle ne pense qu’à ce qu’elle consomme et boit.

Deux femmes aux prises avec la société. L’une trafique, l’autre tapine. Certains hommes les protègent pour mieux tirer partie des services qu’elles peuvent rendre, des hommes qui considèrent qu’elles doivent accepter leur sort. Qui profitent de leur emprise, des sentiments qu’elles nourrissent. De la force dont ils abusent, allant jusqu’au viol sans culpabiliser plus que ça. Mais la violence subie pour ne pas se faire complètement fracasser fait remonter le dégoût de la soumission. Jusqu’à ne plus être supportable.

Et les cadavres surgissent. Témoin ou coupable, Manu et Nadine ne se laissent plus faire et c’est toute la société qui trinque sans exception, sans épargner personne. A commencer par ceux qui les traitent comme des moins que rien, qui traitent tout le monde comme des moins que rien.

Puis ça continue.

 

Une rencontre entre deux femmes qui survivent et qui décident de s’épauler après avoir déguerpi en Bretagne. Argent et voiture volés ne constituent que le début d’une folle trajectoire. Entre drogue et alcool, sexe et meurtres. Entre deux hôtels.

Sur leur chemin, elles croisent des individus pas plus à la fête et canardent à tout va.

Pour son premier roman, Virginie Despentes va jusqu’au bout, ne nous épargne rien, dans cette épopée au bout du noir, nihiliste et violente. Pas vraiment de questions posées par les deux personnages principaux, pas de revendications, juste une balade guidée par l’instinct, la satisfaction de l’envie présente, le besoin de ne plus subir. De vivre sans entrave leur condition.

Manu et Nadine partagent tout, s’entrainent.

 

C’est un premier roman coup de poing comme on dit si souvent, mais celui-là l’est vraiment. Aucune intention de nous caresser dans le sens du poil, uppercuts et directs s’enchainent, jusqu’au dégoût, à la subjugation. Lecture bouche bée, en apnée, éberluée.

Un roman qui dérange, qui ne cherchent pas à plaire et qui parvient pourtant à s’imprimer dans notre cerveau, à ne pas en sortir et à marquer.

 

Dès le début de son parcours littéraire, Despentes marque son territoire, s’installe et nous déstabilise. Nous décrivant un monde sans espoir, loin de vies rêvées.

Elle poursuit dans cette veine avec son roman suivant, Les Chiennes savantes, une histoire de règlements de compte dans le monde de la prostitution et du sexe tarifé.

Virginie Despentes et la Toile

Lorsqu’elle arrive dans le paysage littéraire français, Virginie Despentes est aussi surprise que ceux qui vont la lire. C’est un manuscrit qu’elle croyait perdu, écrit deux ans auparavant, qui est publié par Florent Massot. Une arrivée qui marque. Qui aura provoqué des réactions particulièrement contrastées.

Pour faire le tour de l’auteure, pas sûr qu’Internet soit le bon endroit, pas sûr d’ailleurs qu’elle ait déjà dévoilé autant que ça d’elle. Après tout, une écrivaine donne à voir son œuvre, pas forcément autre chose… et c’est bien les romans qui intéressent les lecteurs, pour la vie et tous ses petits secrets, il y a les abonnements à certains magazines. Despentes ne se cache pas vraiment, elle est engagée, profite de sa notoriété pour certains combats et c’est sûrement ce qui lui importe le plus.

Si vous souhaitez la cerner un peu mieux, voici quand même quelques sites, quelques pages qui nous permettent de la connaître davantage.

Son éditeur nous parle d’elle et de son actualité, comme il se doit. L’encyclopédie collaborative désormais incontournable nous offre dans un article une synthèse de ce qu’on sait d’elle, de ce qu’on dit de son œuvre. Brut se fend d’une présentation rapide à travers une vidéo de 3 minutes. France Culture nous propose également une courte biographie de la romancière et passe en revue son actualité, sur son antenne ou ailleurs. Sens Critique parcourt ses publications (il n’y a pas que des romans).

Enfin, pour mesurer le chemin parcouru par l’auteure depuis ses débuts et la place qu’elle occupe désormais dans le paysage littéraire (peut-être que le chemin effectué par le milieu germanopratin est aussi à prendre en compte), il y a cet article du Figaro qui rend compte du prix qu’à reçu Virginie Despentes cette année, il s’agit de celui décerné par la BNF. On n’oubliera pas qu’elle fait désormais partie du jury du prestigieux prix Goncourt.

Je vais me contenter, pour ma part, de vous parler de ses romans très bientôt. Ils ont leur place dans le genre privilégié sur Mœurs Noires même si il est rare qu’une femme soit considérée comme auteure de roman noir…

Léo Malet, Nestor Burma de la petite ceinture au paradis

Le quatrième et dernier épisode des Nouveaux mystères de Paris à paraître en 1955 se déroule dans le 14ème arrondissement. Il s’intitule Les rats de Montsouris et prend place dans l’un des arrondissements voisins du 6ème précédemment visité dans La nuit de Saint Germain des Près.

 

Burma affronte de nouveau l’été. Celui qui avait débuté son exploration des quartiers de Paris en janvier débarque dans un bistrot minable, à la hauteur de son allure dépenaillée. C’est qu’il est en service commandé le Nestor et que pour une fois, son Les rats de Montsouris (Robert Laffont, 1955)client, avec lequel une première approche a été mise au point, d’où ses frusques, son client donc n’est pas passé à l’état de macchabée. Il s’agit de Ferrand, un ancien compagnon de stalag, tout juste sorti de prison et qui a besoin de l’aide du détective privé. Après une première approche codée, juste pour le rassurer, les deux hommes vont jusqu’à la chambre où loge le repris de justice.

Quelques heures plus tard, Burma se rend chez un autre client, autrement plus solvable, ancien avocat général. M. Gaudebert l’a contacté parce qu’il est victime d’un chantage de la part de Ferrand, justement. C’est la raison pour laquelle le détective de l’Agence Fiat Lux a accepté de voir le délinquant. Deux affaires qui n’en font bientôt plus qu’une quand Ferrand est retrouvé mort, égorgé dans sa chambre. Une enquête de Burma sans cadavres n’étant pas imaginable, voilà que les choses rentrent dans l’ordre. Il va pouvoir arpenter le 14ème en long et en large, principalement les abords du parc Montsouris, le long de l’ancienne ligne de chemin de fer de la petite ceinture.

Outre la très jeune femme du vieillissant Gaudebert, une autre rousse croise le chemin de l’enquêteur narrateur, l’épouse d’un peintre habitant Villa des Camélias et aimant s’encanailler avec le premier homme qui passe. Quelques anciennes connaissances se rappellent également au bon souvenir de Burma, un sculpteur surréaliste notamment, l’occasion de se rapprocher de l’auteur du roman et de sa vie passée.

 

Une nouvelle fois, les cadavres tombent à la pelle et Burma doute, suppose et se trompe tout en nous gratifiant de bons mots et d’un cynisme qui font sa singularité.

Epaulé par la toujours charmante Hélène, secrétaire dont on finit par se dire qu’elle est bien proche de son patron tout en lui passant bien des choses, le détective va et vient dans ce quartier où une bande organisée de voleurs sévit, où la ligne de la petite ceinture s’avère être encore en service pour les usines du coin et où l’orage finit par éclater.

Personne n’est ce qu’il paraît être, en dehors des artistes croisés. Et l’avocat général, qui se faisait un devoir d’envoyer sur l’échafaud tous ceux qui passaient devant lui, est lui-même revenu de tout, après cette prison où il a été enfermé à la libération comme tant d’autres.

 

Après des rebondissements en pagaille, la fin vaut son pesant de cacahuètes et clôt une aventure rondement menée pour le privé. Comme toujours il n’est pas le dernier à prendre des coups ou à en donner et tout cela se retrouve dans le final, lorsque les masques tombent enfin.

Un opus sympathique des nouveaux mystères de Paris.

 

 

La série se poursuit en 1956, traversant la Seine, elle s’installe dans le 10ème. C’est M’as-tu vu en cadavre ?

 

Alors que l’été s’est achevé, laissant la place à octobre et un automne naissant, Nestor Burma reçoit, à l’agence Fiat Lux, la visite de Nicolss, un acteur sur le retour. Celui-ci ne vient pas précisément le voir, c’est Hélène, la fidèle secrétaire du détective privé, qu’il veut rencontrer. Mais elle n’est pas là et il devra repasser. Ce qu’il fait en l’absence de notre M'as-tu vu en cadavre (Robert Laffont, 1956)narrateur et enquêteur.

En tant que comédien vieillissant, sa démarche n’a rien de surprenant, il vient la taper de quelques billets. Les cachets ne tombent plus si facilement et il est un peu dans la dèche, ayant besoin de se renflouer pour obtenir de nouveaux engagements. Il s’adresse à Hélène parce qu’elle est la fille d’un ancien ami et celle-ci ne peut refuser. Comme elle n’avait pas de liquide sur elle, son patron lui propose d’être le prêteur, il est en fond, il faut en profiter. Ils se rendent donc tous les deux au rendez-vous fixé par l’artiste au Batifol pour n’y trouver qu’un lapin posé par ce dernier…

Ne réussissant pas à le retrouver, ils renoncent à l’aider. Quelques jours plus tard, une impresario demeurant rue du Paradis, Madeleine Souldre, contacte Burma pour qu’il enquête sur l’un de ses protégés, la vedette du moment, Gil Andréa. Il n’est plus le même depuis quelques jours et elle s’inquiète.

Décidément, le 10ème pousse le détective du côté du music-hall. Accompagné d’Hélène, il mène l’enquête, de la série de concerts donnée par le bellâtre à son club d’admiratrices en passant par les victimes de son charme, il en sait bientôt beaucoup sur le chanteur sans pour autant découvrir le lourd secret qui pourrait expliquer sa nervosité nouvelle.

 

De suppositions approximatives en déductions psychologiques à deux centimes, notre privé ne progresse guère. Comme d’habitude. Pourtant, les coups sont là, le laissant sur le pavé à quelques centimètres de son auto, une Dugat 12. Les cadavres eux manquent, là où ils tombent par grappe habituellement les voilà qui se font attendre…

C’est Hélène qui impulse une nouvelle fois une avancée décisive à l’intrigue. Et, originalité de l’opus, elle prend même la place de narratrice le temps de deux chapitres.

C’est, comme toujours bien écrit, que ce soit sous la dictée de Burma ou de sa secrétaire, les bons mots fusent et le créateur de l’agence Fiat Lux en prend, encore une fois, pour son grade. On croise de nouveau les artistes qui peuplent Paris, après ceux du quartier latin, plutôt portés sur la littérature, puis ceux de la villa des Camélias s’adonnant à la peinture ou la sculpture, vous l’aurez compris, on est, cette fois, du côté des saltimbanques, ceux des salles de spectacle parisiennes, différents des acrobates de cirque déjà rencontrés également.

Ce n’est pourtant pas mon épisode favori des Nouveaux mystères de Paris. Un peu trop alambiqué pour moi, trop “résolu dans les dernières lignes”. Mais la prose de Léo Malet nous tenant toujours, on a malgré tout envie d’ouvrir le suivant et de nous diriger en compagnie du détective qui met le mystère k.o. vers le 8ème arrondissement avec Corrida aux Champs-Elysées.

Léo Malet, Nestor Burma entre ours en peluche et sapin

Léo Malet poursuit l’exploration de Paris par Nestor Burma avec les troisième et sixième arrondissements. Les nouveaux mystères de Paris explorent cette fois les quartiers du Marais puis de Saint Germain des Près. Il s’agit de L’ours et la culotte et Le sapin pousse dans les caves, deux romans qui seront retitrés au début des années 70.

Après le premier et le deuxième arrondissements, Burma, détective privé qui met le mystère K.O., se trouve cette fois dans l’un des appartements d’une vieille demeure de la rue des Francs-Bourgeois. S’il est immobile, c’est qu’il vient de renouer avec l’une de ses L'ours et la culotte ou Fièvre au marais (Robert Laffont, 1955)sales manies, débarquer là où se trouve un cadavre. Un coupe-papier planté dans le cœur, l’homme a rendu son dernier souffle.

Pour une fois, ce n’est pas une enquête qui l’a amené dans cet endroit, ni un rendez-vous avec un client potentiel. Non. Il est là en tant que client,justement parce que les enquêtes se font rares. Après avoir longuement tergiversé, il s’est décidé à aller gager quelques bijoux de famille pour surmonter la mauvaise passe qui est la sienne et qui retombe aussi sur les employés de l’agence Fiat Lux. Seulement voilà, lorsqu’il s’est décidé, le Crédit Municipal était fermé, il a donc traversé la rue pour aller chez un prêteur privé, Samuel Cabirol. Qui gît dans son appartement, faisant office d’office dans la journée.

Burma est à l’affût d’un moyen de se renflouer, mais fouiller dans le portefeuille du mort pourrait ne pas être une si bonne idée. D’autant qu’il se fait assommer alors qu’il examine les lieux après le contenu du porte-monnaie, apercevant dans l’état de demi conscience subséquent une paire de hauts talons assez caractéristiques. Lorsqu’il revient à lui, il n’a plus qu’un souci, repartir.

Il quitte l’appartement aussi discrètement que possible en espérant être passé inaperçu. Pas la peine de se vanter de cette découverte et de ce qu’elle lui a rapporté. Sa curiosité est quand même attisée, même s’il ne portait pas la victime dans son cœur, la vue d’un ours en peluche dans les objets engagés n’ayant pas contribué à améliorer l’image qu’il en avait. Plusieurs détails titillent son envie d’en savoir plus, un parfum, la trace de rouge à lèvres sur la bouche de la victime et cette paire de talons hauts… Cherchant à raser les murs, Burma évite Faroux sans y parvenir complètement, celui-ci finissant parle joindre.

Quelques jours plus tard, remis du coup pris sur la tête et d’une filature infructueuse devant l’immeuble du prêteur sur gage, Burma se retrouve nez à nez, pour ainsi dire, avec la fameuse paire d’escarpins.

Pris entre deux feux, obtenir une enquête bien payée et satisfaire sa curiosité, Burma effectue quelques allers-retours entre son bureau et le quartier du Marais. Pris entre une enquête consistant à retrouver un mari volage et les retombées redoutées de sa découverte macabre, le détective est en plus livré à lui-même, étant dans l’impossibilité de rémunérer ses habituels collaborateurs. Seule Hélène, la fidèle secrétaire, est là.

Il hésite alors, comme à son habitude, entre une théorie et une autre, s’intéressant tout à tour à un étudiant adepte de vieilles pierres et passant son temps aux archives nationales voisines, quelques truands, des acrobates de cirque, des fondeurs et la jeune fille particulièrement séduisante dans les bras de laquelle il ne lui faudrait pas grand-chose pour tomber… Faroux continue à vouloir éloigner Burma de l’enquête sans que cela anéantisse la poisse qui colle aux basques du détective dès qu’il s’intéresse de près à une affaire…

… Nestor Burma, l’homme qui, sous ses pas, fait se lever les macchabées comme sauterelles en près fleuris…

Ça tire, ça fait le coup de poing, ça intrigue et ça joue avec différentes armes.

Un Burma rythmé, qui plonge dans un Paris entre artisanat et petits commerces, entre histoire et présent, d’Isabeau de Bavière à un bandit récemment évadé.

Le style de Malet est toujours savoureux, jouant des mots, entre calembours et réparties bien senties, dans une langue particulièrement riche et ciselée.

En 1972, L’ours et la culotte sera retitré Fièvre au Marais, peut-être pour permettre de mieux situer l’aventure.

 

Quelques mois plus tard, dans Le sapin pousse dans les caves, c’est à Saint Germain des Près que Burma traîne ses guêtres.

En ce mois de juin, il fait chaud sur la capitale. Burma, à peine sorti du métro, longe le Mabillon pour gagner le calme et l’ombre de l’Echaudé. Il échange avec le patron, le serveur et le barman en attendant celle avec qui il a rendez-vous. Deux vieilles connaissances qu’il n’a plus revues depuis longtemps sont également là. Tintin, ancien Le sapin pousse dans les caves ou La nuit de Saint Germain des Près (Robert Laffont, 1955)amant d’une comédienne devenue actrice qui monte quand lui connait la trajectoire inverse, et Bergougnoux, venant de signer sous le pseudonyme de Germain St Germain un best-seller. Marcelle, son rendez-vous,arrive enfin. Ils se rendent tous deux à l’hôtel, le Diderot-Hôtel. C’est pour affaire que le détective est là, la jeune femme lui servant de couverture pour qu’il puisse rencontrer discrètement un autre client du lieu. Il se rend dans la chambre de Charlie Mac Gee mais il est déjà trop tard. Etendu sur son lit, tenant dans sa main un revolver avec silencieux, il a rendu son dernier souffle. Burma fouille pas acquis de conscience. Ce qu’il cherche n’est bien sûr pas là.

Le patron de l’agence Fiat Lux a été engagé pour remettre la main sur des bijoux volés, une affaire qui a défrayé la chronique quelques mois plus tôt. La compagnie d’assurance préférant mettre la main par des moyens détournés sur le butin plutôt que de dédommager la victime. Burma agit en étroite collaboration avec l’assureur, Jérôme Grandier, tout en arpentant le quartier.

Même s’ils travaillent parfois ensemble les buts d’un détective et d’un assureur sont rarement les mêmes, la vérité important peu aux seconds. Et essayer de doubler la police dans une enquête n’a pas les mêmes conséquences pour l’un ou pour l’autre.

Je ne suis pas un ancien bourre qui fait dans le privé, moi, et qui peut espérer l’indulgence de ses ex-collègues. Je me suis établi détective, un peu comme je me serai installé poète. Sauf que j’ai une plaque à ma porte, au lieu d’avoir une plaquette dans mon tiroir. Je suis un franc-tireur. Je gagne mon bœuf au jour le jour, sans l’aide de personne ou presque, semblable à celui qui s’enfonce dans la jungle, un fusil aux pognes, pour chasser ses deux repas et son paquet de gris quotidien.

Certaines envolées de Burma peuvent friser le lyrisme.

Entre le Flore et l’Echaudé, l’appartement de St Germain, fréquenté par toute une clique hétéroclite, et l’élection de Miss Poubelle dans une cave abritant une boîte de nuit, le privé suit les nombreuses pistes qui s’offrent à lui, butant plus souvent qu’à son tour dans des cadavres. Bizarrement, il n’y a pas que les bijoux qui expliquent l’augmentation de la mortalité entre le jardin du Luxembourg et la rue Dauphine.

Malet porte un regard cynique sur ce quartier qu’il semble pourtant connaître, y faisant croiser des personnes réelles à son personnage de fiction. Les écrivains,poètes ou autres artistes et les caves, café, n’y sont pas toujours fréquentables. L’inspiration vient de partout, de la Chasse du comte Zaroff de Schoedsack et Pichel, projeté régulièrement, à La tête d’un homme de Simenon.

Après de multiples fausses pistes et rebondissements, tout cela se termine par un violent règlement de compte, entre vengeance, haine et recherche de l’idée pour un roman.

La vie est certainement plus compliquée et fertile en péripéties que tout ce que vous pouvez accumuler dans vos livres […]. Mais elle est aussi plus secrète. […] Vous, avec votre imagination, vous concluez. La vie ne conclut pas.

Comme le précédent, c’est un Burma rythmé, agréable, qui sera retitré en 1973 à l’occasion d’une réédition, devenant La nuit de Saint Germain des près. Le titre original n’était pourtant pas si mal…

 

Avant de s’éloigner un peu de la Seine et de gagner le 14èmearrondissement voisin avec Les rats de Montsouris, Burma s’échappe de Paris les temps d’une nouvelle, Faux-Frères, publiées dans “Mystères Magazine”. Une brève histoire de sosies et de règlement de compte un premier avril après une rencontre avec Faroux. Léger et distrayant.

Léo Malet, Nestor Burma du 1er au 2ème arrondissement

En 1954, Léo Malet se lance dans sa grande idée, celle de situer les enquêtes de son détective dans différents quartiers de Paris, l’occasion d’une description de la capitale, de son exploration. Cette idée qui lui est venue alors qu’il observait la ville depuis le pont Bir Hakeim lors d’une promenade avec son fils et qui s’appellera “les nouveaux mystères de Paris, comme une résurgence, une actualisation, de l’œuvre d’Eugène Sue.

Pour commencer, il procède assez logiquement en s’intéressant au premier arrondissement, c’est Le soleil naît derrière le Louvre.

 

Nestor Burma arpente les rues du centre de la capitale. Il est rue des Lavandières-Sainte-Opportune puis rue Jean Lantier, à la recherche d’un client, Louis Lheureux. Il sait à quel hôtel il est descendu, le même que les fois précédentes, l’hôtel de Province, rue de Le soleil naît derrière le Louvre (Robert Laffont, 1954)Valois. Mais il aime les rues de Paris même dans le froid de janvier. A force de persévérance, il le déniche dans un restaurant, la Riche-Bourriche, non loin de la fontaine des Innocents. A peine ont-ils échangé quelques mots et dégusté leur repas que celui qu’il est engagé pour retrouver et renvoyer dans ses pénates lui fausse compagnie. C’est la première en deux ans qu’il lui fait le coup. Non seulement l’habituelle escapade parisienne est plus précoce que les deux années précédentes mais, en plus, voilà que Lheureux ne semble pas enchanté de le voir !

En sortant seul du restaurant, Burma tombe sur un attroupement rue Pierre Lescot. Le commissaire Florimond Faroux en l’apercevant l’invite à le suivre dans une cave. Comme il y a un cadavre et que Burma est là le policier a pensé qu’il devait le connaître ou que cela avait un rapport avec une enquête en cours, mais il s’agit d’un certain Etienne Larpent dont le privé n’a jamais entendu parler.

 

Comme d’habitude, on démarre sur les chapeaux de roues. Deux chapitres et déjà un mort et un client qui s’est volatilisé. A cela vont venir s’ajouter un autre client qui accoste au port du Louvre, le client retrouvé envoyé à l’hôpital, un tableau de Raphaël volé dont une copie était sur le mort, une mannequin en perte de vitesse logeant dans un palace, un gigolo groupie de la vedette, un grec dilettante, une clocharde se prétendant ancienne duchesse, un oiseleur… et tout ça dans le secteur du Louvre derrière lequel Burma voit naître le soleil depuis un balcon.

Il est en terrain de connaissance, son agence, Fiat Lux, ayant ses bureaux rue des Petits-Champs. Il va donc rester dans le secteur. Cette fois, effectivement, en plus des ingrédients auxquels nous a habitué l’écrivain, femme séduisante, coups de feu et de poing, déductions approximatives et égarements du détective, il y a Paris que l’on visite entre deux rebondissements. Un Paris des années 50, où l’on fait encore mûrir des fruits dans les caves, où les abords du Palais Royal sont déserts en hiver.

 

L’intrigue est également l’occasion d’une évolution, les deux employés de l’agence Fiat Lux, que nous avions croisés occasionnellement jusqu’ici, sont parties prenantes de l’enquête. Zavater protège le client arrivé en bateau au port du Louvre et Reboul surveille Lheureux durant son séjour à l’hôpital. Il y a toujours les relations savoureuses d’Hélène, elle aussi mise à contribution, et de son patron et celle de qu’il a avec Faroux. Marc Covet, le journaliste-éponge du Crépuscule, est un peu en retrait cette fois, ne contribuant pas vraiment à la résolution du mystère que Burma cherche, comme le slogan de son agence le claironne, à mettre k.o.

 

C’est un roman qui se lit avec plaisir, le style de Malet est bien là et les saillies du détective narrateur ne gâtent pas l’ensemble, nous poussant bien souvent à sourire. Il n’a pas peur du ridicule, sûr de lui, s’engouffrant dans la gueule du loup sans s’en rendre compte, croyant toujours devancer ses adversaires. Les seules prédictions qui se réalisent sont celles des autres…

 

 

Quelques mois plus tard, en 1955, c’est au tour du deuxième arrondissement d’accueillir notre détective dans Des kilomètres de linceul.

Tout commence porte Saint Denis pour Burma, sous le signe de la famille. Il est là sur les conseils de Florimond Faroux, à la recherche d’une mineure ayant fugué et d’un homme qui pourrait lui apporter des informations. Après avoir enfin dégotté celui qui ne lui a finalement pas été d’une grande aide, il s’offre un verre dans un bistrot de la rue Blondel. Et se trouve pris entre deux feux. Il se réfugie derrière une voiture et attend que çDes kilomètres de linceuls (Robert Laffont, 1955)a se calme en compagnie de deux autres voulant aussi éviter de devenir des victimes collatérales. Burma est tout de même repéré par la marée-chaussée et Faroux. Il apprend ainsi que ce sont des corses qui sont venus faire le coup de feu sur d’autres bandits. Quatre victimes au final… et ça ne fait que commencer !

Une vieille connaissance appelle ensuite l’agence Fiat Lux, voulant renouer avec son patron. Une femme qu’il a connu dans les années 30, Esther qui se prénommait alors Alice. Une juive amoureuse alors d’un de ses amis, Moreno, dont elle croit qu’il est de retour. De l’eau a coulé sous les ponts, Esther est défigurée et se cache derrière un voile ou ses cheveux. Elle vit dans l’immeuble qui abrite également l’entreprise familiale dirigée par son frère, qui en son temps avait coupé court aux volontés d’émancipation de sa sœur. Une Levyberg ne pouvait frayer avec un anarchiste.

Burma accepte tout d’abord l’affaire, retrouver Moreno, bien qu’il sache que celui-ci est mort lors de la guerre d’Espagne, fusillé par les franquistes. Il veut comprendre la famille et ce René Levyberg qu’il a toujours détesté. Comprenant que celui-ci est victime d’un maître-chanteur, il cherche de ce côté et les victimes continuent de tomber… surtout quand Burma s’y intéresse d’un peu près…

 

Le détective privé se fourvoie encore dans mille et une pistes. Passant d’un journal ne servant qu’à abriter les activités d’un maître-chanteur à des journaux ayant davantage pignon sur rue, dont le Crépuscule où sévit Marc Covet. Le suspects se multiplient avant de tomber ou de disparaître au moment où Faroux et la police judiciaire sont sur les dents à la recherche d’un dangereux gazier en fuite depuis des années.

Le luxueux immeuble abritant l’entreprise des Levyberg constitue le centre vers lequel Burma revient, à l’affût des allers et venues de ceux qui le fréquentent. Hélène paraît toujours avoir bien plus la tête sur les épaules que son patron qui continue à se laisser mener par ses déductions bien trop rapides. Heureusement, la secrétaire est souvent là pour sauver la mise à un Burma qui sans cela pourrait facilement être accusé de bien des choses.

Toutes ces aventures, au long des rues d’un arrondissement pas mal loti mais pouvant se transformer en coupe-gorge une fois la nuit venue, nous font avancer à la suite du créateur de l’agence Fiat Lux qui frôle bien souvent le pire. Entre clandé, feuille de chou et beaux draps. Prostituées, bandits, journalistes, policiers, arrivistes…

Reboul et Zavater confirment leur retour au premier plan tandis que le journaliste éponge Covet reste de nouveau en retrait.

 

Un final en feu d’artifice révèle un pot-aux-roses assez éloigné de ce qu’imaginait Burma… comme souvent.

 

La même année, à la suite de son personnage récurrent, Léo Malet poursuit son exploration des arrondissements de la capitale de manière plus aléatoire, passant du troisième au sixième avec deux romans qui changeront de titre quelques années plus tard.