Après une escapade longue de trois romans, Dennis Lehane a décidé de venir voir où en étaient ses deux héros, ceux avec qui il avait passé plusieurs années. Ceux avec qui il avait traversé les années quatre-vingt-dix.
Douze ans depuis que les deux héros sont passés à autre chose, depuis qu’ils ont disparu de notre paysage. Douze années, ça fait un bail. En douze ans, bien des choses ont changé. A commencer par leur créateur. Il a exploré d’autres contrées, s’est penché sur d’autres aspects de son art, a décortiqué la mécanique qui fait les histoires réussies. Il l’a décortiquée au travers de ses explorations et l’a remontée de bien des manières différentes. C’est un Lehane différent qui revient vers ses premières amours. Un Lehane enrichi.
Pour ne pas nous perdre et pour ne pas se perdre lui-même peut-être, il revient sur une affaire marquante. Une affaire qui avait laissé un drôle de goût dans notre bouche. Quelque chose qui avait un peu détruit le duo…
Amanda a de nouveau disparu. Amanda McCready, celle de Gone, baby, gone. Les deux héros vont donc devoir affronter une histoire qui les avait particulièrement affectés, au point de presque les détruire. Détruire leur relation.
C’est de nouveau Kenzie qui prend la parole, qui nous raconte l’intrigue telle qu’elle va les reprendre. Tous les ingrédients sont donc réunis pour nous remuer encore, nous bouleverser, nous malmener. Ils sont tous là. Ou peut-être pas tout à fait.
Après tant d’années sans Kenzie et Gennaro, on les entendait, je les attendais avec impatience. J’avais hâte de les retrouver, de savoir ce qu’ils étaient devenus. J’avais une hâte peut-être un peu sadique de les voir se déchirer, douter, comme avant… J’avais hâte de ne pas toujours être d’accord avec eux et éprouver avec eux des sentiments proche de la discussion, la contradiction, d’éprouver combien faire des choix est difficile. Et faire le meilleur encore plus. J’avais hâte d’évoluer dans un univers où rien n’est franchement tranché, franchement noir ou franchement blanc… Et j’avais envie d’en rire ou d’en sourire quand il ne reste plus que ça.
Peut-être que je ne me souvenais plus très bien de ce que j’avais éprouvé en les rencontrant les premières fois, peut-être que j’avais fini par imaginer, fantasmer, les sentiments qu’ils m’avaient fait éprouver… Allez savoir.
Toujours est-il que je me suis trouvé un peu démuni, un peu déçu, de les voir moins casse-cou, moins belliqueux. De les voir un peu plus politiquement corrects, un peu plus rangés des camions. Et malgré tout moins désabusés. Moins désespérés… Le temps a dû passer sur eux comme sur moi. Ils m’ont semblé moins impliqués, comme cherchant juste à régler des comptes avec leurs regrets, cherchant à gommer ce qui les avait une fois séparés. Cherchant à effacer certains remords.
Je ne sais pas ce que Lehane a voulu en écrivant cette nouvelle aventure d’un de notre duo préféré. L’histoire si forte qu’il a reprise s’était tellement inscrite en moi que j’ai eu l’impression qu’il la trahissait un peu. Ce n’était pas seulement son histoire, plus seulement son histoire, mais un peu la mienne aussi… Un écrivain ne possède pas les histoires qu’il écrit, il les transmet et c’est ensuite au public, aux lecteurs qu’elles appartiennent.
Malgré ces sentiments de ne plus avoir à faire tout à fait aux mêmes personnages, j’ai lu Moonlight Mile sans difficulté, sans me forcer et avec un certain plaisir. Ce n’est pas le meilleur Lehane ; l’humanisme, l’humanité dont il faisait preuve jusque là ont disparu, l’humour de Kenzie n’est plus aussi désabusé, irrésistible. Mais Lehane s’y entend toujours pour raconter une histoire.
Je redoute un peu la suite, le prochain roman. Ce romancier qui a été si proche, qui a provoqué tant de choses en moi, s’éloigne peut-être… mais je le dis et le redis, je le relirai, même s’il fait preuve désormais de plus de délicatesse. Le monde est plus manichéen sous sa plume, le lecteur est moins bousculé. Il y a quelque chose de plus consensuel… de moins surprenant. Ces petits quelques choses qui me font dire qu’il a changé mais n’est-ce pas aussi ce qu’on espère d’un auteur, qu’il évolue au risque de ne plus nous toucher autant.
Ça reviendra. Il me bousculera encore, j’en suis sûr.