Franz Bartelt amène le Poulpe en Ardenne

En septembre 2013, un an après Facultatif bar, deux romans de Bartelt paraissent coup sur coup pour ne pas dire simultanément. Le premier d’entre eux, celui dont je parlerai d’abord, La bonne a tout fait, prend place dans la série du Poulpe aux éditions Baleine. Après bien d’autres écrivains tels que Jean-Bernard Pouy, son créateur, Didier Daeninckx ou Marcus Malte plus récemment, Bartelt s’y colle, se prend au jeu. Gabriel Lecouvreur entre ainsi dans l’univers si remarquable de l’auteur, style unique et dépaysement ardennais incontournables.

La bonne a tout fait (Baleine, 2013)Depuis un an le Poulpe reçoit des lettres de Versus Bellum, un ami anar de Pedro. Anar et ardennais. Ce Versus Bellum tient à la venue de Gabriel pour éclaircir le meurtre de Madame Bermont par son mari, il en est sûr. Il doit venir pour faire toute la lumière et permettre à l’enquête bâclée de la maréchaussée d’aboutir. Justice sera alors rendue. Les missives ardennaises coïncident avec une série de disparitions qui intriguent Gérard, le patron du Pied de porc à la sainte Scolasse. Devant cette conjonction de sollicitations, le Poulpe cède et prend le chemin des Ardennes. En train puis en bus. Il passe devant des étendues de champs comme il n’en a jamais vues, devant des étendues de forêt à l’avenant et des tas de bois tout aussi nombreux et impressionnants.

Gabriel débarque au fin fond de nulle part pour écouter Versus Bellum, lutin surprenant, persuadé de la culpabilité de Bermont et de la complicité forcée de sa bonne, cette dernière ayant témoigné en faveur de son patron pour ne pas perdre son emploi. Telles sont les théories de l’anar ardennais. Anar ardennais qui a également échafaudé tout un stratagème pour piéger le meurtrier. Et faire avouer la bonne. Pour cela, le Poulpe, à la personnalité déjà double, va devoir endosser le costume d’une troisième identité, celle d’Amadéo Pozzi, émissaire de malfrats luxembourgeois imaginaires près à acheter les immenses étendues forestières dont Bermont a hérité à la mort de son épouse.

Les aventures du Poulpe sont, comme toujours, rocambolesques, et l’histoire dans laquelle il plonge est cocasse comme souvent sous la plume de Bartelt. C’est que les observations et autres aphorismes de l’écrivain sont savoureux. Et la série a le don de libérer les auteurs. Ce qui pour l’écrivain ardennais est déjà dans les gènes.

Les Ardennes, les humains et le Poulpe en prennent ainsi pour leur grade. “Qui aime bien châtie bien” et le romancier aime de toute évidence son pays et ses contemporains… et, bien sûr, l’écriture. Pour notre plus grand plaisir.

Le Poulpe est ainsi mis au parfum sur les autochtones par Versus Bellum :

Par ici, tu sais, c’est tous des littéraires. Ils ne ratent jamais une occasion de placer une parole historique. Ni de dire une connerie, d’ailleurs. Enfin, quand on y regarde de près, c’est pareil.

Il est mis au parfum à la descente de son voyage en autocar. Un voyage qui, ainsi que je l’ai dit plus haut, lui a fait voir des quantités de champs, de forêts ou de bois, qu’il n’aurait jamais imaginées embrasser en un seul coup d’œil. Voyage qui lui a également permis de découvrir l’aménagement routier du coin, un aménagement routier ô combien original.

Les Ardennes, c’est le pays des virages. Les historiens affirment même que c’est les ardennais qui ont inventé le virage. Avant eux, personne n’en avait eu l’idée. Regarde les voies romaines ! C’est de la route sans surprise, sans fantaisie, sans mystère.

Et voilà que Gabriel Lecouvreur, le Poulpe, alias Amadéo Pozzi, se lance à son tour dans une description bien sentie du coin où il a mis les pieds.

Ce pays où seul le cochon sauvage survit aux rigueurs du climat.

Malgré toutes ces descriptions et avertissements, Gabriel se laisse submerger par la personnalité qu’il incarne, Amadéo Pozzi, et en oublie les plus élémentaires précautions. Il se laisse submerger et s’imagine être arrivé dans un pays où il peut en remontrer à tous. Les trouvant par trop théâtraux, mauvais acteurs, et facilement cernables. Mais il faut se méfier des endroits et des mœurs que l’on ne connaît pas. Ne pas les juger à l’aune de ses habitudes… Et ne pas se laisser enivrer par la bière d’abbaye que l’on y boit comme du petit lait. L’inflexibilité recommandée pourrait bien vite se noyer.

C’est un roman savoureux. Un roman original, décalé, par rapport à la série du Poulpe.

La vérité finira par éclater, tant en ce qui concerne l’épouse de Bermont que les disparitions en série survenues dans le coin. Bartelt évoquant au passage une page de l’histoire du coin, une communauté anarchiste en parfaite adéquation avec le héro de la série dans laquelle il s’est glissée.

Dans le même temps, un autre roman est paru aux éditions Gallimard, Le fémur de Rimbaud.

Marcus Malte à la marge

Avec ses deux romans suivants, entrecoupés par une récréation, Malte resserre la focale. Il resserre son histoire sur deux personnages et sa fiction se déroule sous leurs yeux.

Carnage, constellation poursuit l’œuvre de l’écrivain sur le même rythme qu’avant, un roman par an. Il paraît au Fleuve Noir en 1998.

Avec celui-ci, un cap est franchi. Ce que l’on avait entrevu, notamment avec le précédent, Le lac des singes, se confirme, Carnage, constellation (Fleuve Noir, 1998)Malte évolue à la marge. Il poursuit des personnages qui gravitent à la limite. A la limite de notre société. Comme nous le voudrions tous plus ou moins, mais ceux-ci en sont des archétypes. Malte les poursuit en les suivant au gré d’une intrigue resserrée sur eux. Contrairement à ses deux premiers livres, les personnages ne gravitent plus autour d’une intrigue comme dans la plupart des romans que nous ouvrons mais c’est bien une intrigue autour de personnages. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre mais c’est la sensation que m’a donné la lecture de ce roman… Elle s’est confirmé ensuite. Nous suivons des personnages et leur trajectoire.

Cette évolution est marquée également par ce choix de prendre des individus en marge. Au risque de nous proposer des sujets sur le fil. A la limite du casse-gueule. Jugez plutôt.

Nous avons d’un côté Césaria. Orphelin à 14 ans, il a choisi (mais était-ce un choix ?) de vivre sa vie autrement. De changer, de devenir Césaria. Ça ne s’est pas fait en un jour. Elle a d’abord croisé Casper avant de réussir à vivre seule, à s’auto-suffire. Césaria se prostitue et en vit. De l’autre côté, il y a Clovis, qui sort tout juste de prison et a une revanche à prendre, une vengeance à assouvir…

Des personnages à la limite. En marge. A la limite de la caricature, aussi. Marcus malte les rend vivant, ne tombe jamais dans l’exagération, dans le bien pensant. Il veut voir vivre ses personnages et c’est ce qu’ils font, sous nos yeux.

La trajectoire de ces deux-là va se croiser, se confondre. Fusionner. Sans perdre d’élan… Tout en ne devenant qu’une et prenant la force que ça peut donner, elle fonce inéluctablement vers son explosion.

C’est un roman cru, un roman fort qu’a écrit Marcus Malte, même si la fin m’a moins emporté. Même si quelques à-côtés m’ont moins plu, comme cette araignée qui parasite parfois la progression de l’intrigue. Un roman tragique, heureux jusqu’au malheur ultime. Un roman qui embarque ses personnages et ceux qu’ils croisent vers une fin sombre, sanglante.

Un roman à l’univers plus personnel, moins convenu que les précédents. Si tant est qu’ils étaient convenus. Un roman au style plus affirmé, plus poétique.

Après ses années Fleuve Noir, Malte va voir ailleurs. Il s’offre une récréation en faisant étape chez Baleine. Le vrai con maltais paraît en 1999 et constitue une aventure de la série du Poulpe. C’est un roman clin d’œil à toute une imagerie du polar.

Un roman clin d’œil qui s’offre quelques invités prestigieux dans les seconds rôles, Hammett, Malet, Burma, Bogart et les chevaliers de l’ordre de… Malte ! C’est une respiration dans l’œuvre de l’écrivain, une respiration qui affirme son Le vrai con maltais (Baleine, 1999)humour, son amour des certains anciens, de certaines fictions devenues légendes pour les afficionados.

Ça commence chez un milliardaire ou au moins multimillionaire, ça continue à Paris en étant passé par Hollywood, et ça embarque le Poulpe au passage. Pourtant Gabriel Lecouvreur n’aspire qu’au repos, à un repos bien mérité dans les bras de sa Cheryl de coiffeuse. Mais, c’est sans compter sur sa manie d’attirer les histoires les plus rocambolesques.

Le faucon de Malte, celui de Hammett, refait surface et va provoquer quelques morts violentes, quelques poursuites et luttes entre bons et méchants. Le poulpe n’en croit pas ses yeux quand il croise les personnages évoqués plus hauts et nous prenons plaisir à cette histoire invraisemblable et, au final, joyeuse.

Après son escale chez Baleine, Malte s’installe du côté des éditions Zulma. C’est en 2001 qu’est publié Et tous les autres crèveront. C’est de nouveau un roman noir mais d’une noirceur différente. Un roman qui s’attache à deux personnages aux trajectoires parallèles et sécantes.

Les points de vue alternent dans ce roman, point de vue de Tony et de Sylvie. Points de vue au présent et retour sur le Et tous les autres crèveront (Zulma, 2001passé, de chacun, alternativement aussi. On suit l’intrigue tout en comprenant petit à petit comment tout en est arrivé là.

Ça commence violemment et ça se poursuit au long de la trajectoire de chacun. Des histoires de vie qui pourraient paraître simples, classiques et qui se révèlent sordides par moment, heureuses à d’autres… Oui, finalement, des histoires classiques car pas si éloignés des nôtres, même si les deux individus choisis sont une nouvelle fois en marge. Par choix ou non. Ce sont des individus aux prises avec leur malaise, leur inadaptation à la société, à son évolution, à son inhumanité. Des personnages si humains…

Et tous les autres crèveront est un roman simple, sans fioritures. Un roman d’une grande profondeur, un roman qui prend, qui touche, sans que tout soit expliqué… Sans que les trajectoires qui avaient commencé avant ne s’achèvent avec la lecture. Ça peut être frustrant pour certains mais, pour d’autres, comme moi, se dire qu’on a suivi un temps le chemin des deux protagonistes, qu’on les a accompagnés, peut être suffisant.

Le style de Marcus Malte est une fois de plus à la hauteur, un style singulier, proche du réel. Précis, simple et poétique… Un style qui vous pousse à le lire encore