C’est en 1869 que Monsieur Lecoq d’Emile Gaboriau paraît dans Le Petit Journal. Il s’agit du cinquième roman policier de l’écrivain, le troisième et demi mettant en scène Lecoq… Troisième et demi car, simple figurant dans le premier, L’affaire Lerouge, il n’apparaît que dans les dernières pages du précédent, Les esclaves de Paris.
L’univers de Gaboriau est en place, le cercle fermé de ses personnages forme un petit monde où s’ébattent les nouveaux venus. On croise la marquise d’Arlange, les Réthau de Commarin sont évoqués, dans ce roman partant d’un fait divers qui trouvera sa source dans les luttes de la noblesse du XIXème siècle. Gaboriau se penche sur ces privilèges qui, bien qu’abolis depuis une certaine nuit d’août, continuent d’être l’apanage d’une frange de la population de son époque. Au mépris du reste de la population et au gré des soubresauts de l’histoire et du pouvoir…
Tout commence par une nuit d’hiver à la limite de Paris. Dans un de ces quartiers où règnent les malfrats et autres repris de justice. Dans les premiers chapitres, le romancier nous décrit l’ambiance autour de la porte d’Italie à la suite d’une ronde des forces de l’ordre. Une atmosphère comme il sait si bien les décrire, une ronde que l’on a l’impression de vivre de l’intérieur. Cette ronde est commandée par une vieille connaissance, croisée dès le premier roman judiciaire de l’auteur, l’inspecteur de la Sûreté Gévrol. Alors qu’avec ses hommes, il effectue le circuit habituel, des cris puis des coups de feu sont entendus. La troupe se déplace jusqu’à l’origine des bruits et débarque sur une scène devenue scène de crime. Un forcené s’est fait un rempart d’une table renversée alors que trois corps sont étendus dans le bouge de la veuve Chupin appelé La poivrière. L’un des policiers accompagnant Gévrol fait alors preuve d’une grande capacité de réaction en contournant la maison pour prendre l’homme barricadé à revers, il prouve encore son intelligence et son esprit de déduction en mettant en doute les déductions tirées des évidences collectées par son chef et que ce dernier s’empresse d’entasser pour résoudre l’affaire en deux temps trois mouvements… Faisant sienne une maxime que ne démentira pas Sherlock Holmes quelques années plus tard :
« En matière d’information, se défier surtout de la vraisemblance. Commencer toujours par croire ce qui paraît incroyable.«
Le jeune policier demande à rester sur place tandis que le reste de la troupe emmène le suspect et part prévenir les autorités judiciaires. Nous assistons alors à la recherche d’indices et à l’épanouissement d’une grande intelligence qui n’est autre que celle de Lecoq. Un Lecoq d’avant celui que nous avons suivi jusqu’ici, un Lecoq devant encore faire ses preuves et qui voit dans cette affaire l’occasion de prouver ses grandes aptitudes de policier, à la manière de Fanferlot au début du Dossier 113.
Contrairement à Fanferlot, Lecoq, malgré sa jeunesse et son inexpérience, mène une enquête rigoureuse mais la partie n’est pas facile. Le coupable des meurtres, celui que grâce à lui la police a capturé, garde son identité secrète. Ou plutôt, celle qu’il donne comme sienne ne parvient pas à convaincre ni Lecoq ni Gévrol. Gévrol voit en lui un criminel chevronné quand Lecoq le soupçonne d’être d’une bien plus haute extraction que celle de saltimbanque qu’il affirme être la sienne… Et son nom, Mai n’est pas plus convaincant pour l’enquêteur de la Sûreté. Mais comment savoir qui il est ? Lecoq va imaginer bien des stratagèmes, avec l’assentiment du juge chargé de l’enquête, M. Segmuller, juge ayant pris la suite du premier, d’Escorval, malencontreusement blessé à la suite d’une chute.
Comme à son habitude, Gaboriau nous détaille l’enquête, les atermoiements des enquêteurs, leurs questionnements. Il nous présente un autre aspect des difficultés de la justice, l’identification d’un suspect…
Au final, Lecoq parvient à ses fins, l’identification, mais n’en est pas plus avancé, doutant même de ses déductions, au point de faire appel à celui qu’il considère comme son mentor, le père Tabaret dit Tirauclair, celui-là même qui menait les investigations dans L’affaire Lerouge. Tabaret pointe deux ou trois erreurs dans l’enquête mais, en même temps, adoube Lecoq…
Pour confondre son suspect, il lui faudra, il nous faudra, une nouvelle fois remonter aux racines du fait divers, comprendre ce qui a motivé le carnage en revenant dans le passé. Nous passons, en quelque sorte, du roman policier au roman noir, de l’histoire d’un crime et de l’enquête qui suit à celle d’un enchaînement d’événements qui font plonger certains personnages, qui mènent à une chute, un crime. Après une première partie intitulée L’enquête et formant originellement le premier tome d’un diptyque, nous voici plongés dans une histoire commençant en 1815 quand ceux qui ont soutenu l’Empereur voient revenir au pouvoir les tenants d’une monarchie sur le retour, un temps où deux noblesses s’affrontent. Et où les privilèges et le mépris du peuple sont toujours l’apanage de certains, ceux sur lesquels Gaboriau aiguise sa plume.
Le duc de Sairmeuse et son fils, le marquis donc, sont de retour pour reprendre possession d’un château qui a été vendu bien des années plus tôt par la république, comme bien national. M. Lacheneur, sous l’insistance de sa fille, lui rend les terres qui appartenaient à la famille de Sairmeuse et dont il était devenu le propriétaire légal… Lacheneur redevient du même coup un simple quidam, sa fortune n’existant plus. Maurice d’Escorval qui voulait épouser la fille de Lacheneur voit son rêve repoussé et les animosités, les ressentiments, naissent…
Après une certaine rigidité de la noblesse et sa maladresse face à des sentiments, après ses inconséquences conduisant à l’appauvrissement et la soif d’argent à tout prix, après le crime s’organisant autour des faiblesses et des secrets des anciens tenant du pouvoir, Gaboriau pointe une nouvelle tare de la noblesse. Mais il traite aussi et comme avant de tout ce qu’il avait déjà évoqué, reproché à ces héritiers de temps révolus.
Il le traite sous la forme d’un mélodrame, où les passions sont portées à un point d’incandescence, violentes, emportant les êtres les plus raisonnables dans des actes dépassant la raison…
Cette seconde partie qui, au fur et à mesure des romans, a pris de l’ampleur éclipsant presque la première, celle de l’investigation, tend, comme je l’ai dit plus haut, vers le mélodrame, le roman noir. Des événements entraînent les personnages toujours plus loin, exacerbent les ressentiments. On perçoit une évolution possible, naturelle, pour l’écrivain… Son personnage d’enquêteur n’a, dès lors, plus forcément lieu d’être, Lecoq s’éclipse sur une dernière enquête, la première, en fait. Celle qui lui vaudra d’être désormais appelé « monsieur ».
En cinq romans judiciaires, Gaboriau a exploré un genre naissant, il a exploré les passions qui peuvent pousser au crime en s’intéressant, dans un premier temps, à l’enquête puis à ce qui peut pousser un être humain au crime. Bien que faisant toujours parti du roman populaire, c’est un genre nouveau auquel l’écrivain a donné ses premières lettres de noblesses. Et comme pour devancer une évolution prévisible du genre, il va ensuite s’adonner à ce qui pourrait s’apparenter à du roman noir.
L’exploration de l’œuvre de cet écrivain au talent remarquable ne perd pas de son intérêt. Elle en est au contraire, si c’était nécessaire, relancée. Je la poursuivrai prochainement avec La vie infernale.