Keigo Higashino, du lapin de la lune au chiot qui doute dans le bazar Namiya

Le huitième des romans traduits en français de Keigo Higashino paraît au Japon en 2012. Sa traduction par Sophie Refle débarque chez nous en 2020. Un an après le troisième opus des enquêtes du professeur Yukawa dans notre langue, L’Equation de plein été, c’est un roman indépendant qui nous arrive cette fois. Intitulé Namiya zakkaten no kiseki dans la langue de Mishima, il devient Les Miracles du bazar Namiya ici.

Trois jeunes voleurs sont tombés en rade, la voiture qu’ils ont volée pour accomplir leur méfait est en panne, plus de batterie. Connaissant très peu l’endroit où ils sont et après une brève dispute sur savoir qui est responsable de leurs déboires, ils décident de se réfugier pour la nuit dans un bazar repéré par Shota lorsqu’il a reconnu le coin.
Une fois à l’intérieur, les sensations qu’ils éprouvent sont étranges. Impossible à définir clairement mais étranges. Alors qu’ils font le tour de l’endroit, un bruit attire leur attention, une lettre vient d’être glissée sous le rideau de fer. Après quelques hésitations et comme l’endroit semble abandonné, ils décident de l’ouvrir. Il s’agit d’une lettre signée « le lapin de la lune » et qui est une demande de conseil. En effet, elle se trouve dans une situation difficile, tiraillée. Sportive de haut niveau, elle doit mettre toutes les chances de son côté pour accomplir son rêve, celui de participer aux Jeux Olympiques dans sa discipline, mais dans le même temps, l’homme qu’elle aime va bientôt mourir et elle voudrait à ses côtés. Les trois amis, Shota, Kohei et Atsuya discutent, se disputent sur la meilleure réponse à faire à cette demande. Ils ne prennent pas de gant pour donner leur avis et vont glisser leur réponse dans la boite à lait du magasin, juste à l’extérieur. Alors qu’ils viennent juste de refermer la porte, une nouvelle missive tombe du rideau de fer.
Petit à petit, ils comprennent que « lapin de la lune » ne vit pas à la même époque qu’eux mais quelques trente ans plus tôt, ils réalisent également que le temps ne passe quasiment pas quand ils sont enfermés dans le bazar, quand ils ouvrent la porte, l’écoulement des minutes et des heures redevient normal.
Après leurs échanges passionnés avec le lapin, nous suivons cette fois une musicien qui se produit dans des fêtes organisées pour un public en particulier, souvent des enfants puisqu’il s’est fait une spécialité et un répertoire de chanson qui leur sont destinées. Pour cette fois, il s’agit de la fête de Noël d’un orphelinat, le foyer Marukoen.
Un retour en arrière nous apprend qu’il a connu une période de doute, devait-il persévérer dans sa volonté de vivre de la musique. Et que lors d’un de ses retours auprès de sa famille, il a confié ses doutes au bazar Namiya…

On peut croire, dans les premières parties de ce roman, que nous sommes devant des histoires ayant pour seul point commun le bazar Namiya. Les points de vue changent d’une partie à l’autre, d’un échange épistolaire à l’autre. Nous comprenons qu’il s’agit invariablement d’une correspondance à travers le temps jusqu’à ce que nous croisions celui qui a initié ce service de conseil qui a fait la réputation du bazar Namiya.
Higashino, sortant un temps du roman noir, nous propose une histoire en forme de conte, avec une pointe de fantastique. Relations à travers le temps, dilatation des minutes et des heures, les perceptions sont mises à l’épreuve. Et permettent au trois protagonistes du début de prodiguer quelques conseils éclairés. Ils apprennent également à réviser leurs jugements sur leur correspondants, après avoir été bien souvent sans merci à la première lettre.
Nous suivons également des personnes qui n’attendent des conseils que pour renforcer ce qu’elles pensaient dès le départ, ce qu’elles n’osaient se dire ou dont elles n’avaient pas conscience et qui prennent des décisions sans forcément tenir compte de ce que le bazar Namiya leur proposait, sans suivre ses suggestions. Elles se construisent grâce à la réflexion que suscitent les échanges épistolaires, dialogues détachés de l’instant.
C’est un roman singulier. Et particulièrement réussi, de mon point de vue. Elégant. Un roman qui joue sur le temps pour nous aussi, le temps de l’intrigue se déroulant sur une nuit, trente ans ou le temps de notre lecture, selon les sensibilités.

Après ce roman, cette échappée belle et fantastique, Keigo Higashino revient à un univers qui n’en est jamais vraiment loin et qu’il a déjà arpenté maintes fois et toujours pour notre plus grand plaisir. Il y retrouve ses thèmes de prédilection, l’enfance ou l’adolescence et son importance pour ceux qui la vivent et pour les âges qui la suivent. Ça s’appelle La Fleur de l’illusion.

Andrée A. Michaud aux prises avec ses personnages

Trois ou quatre ans après son roman précédent, Bondrée, les dates diffèrent selon les sources, Andrée A. Michaud publie un nouveau bouquin, Routes secondaires. Il n’a les honneurs que d’une édition outre-Atlantique mais est accessible numériquement par chez nous.

Je dois m’appeler Heather. Elle doit s’appeler Heather.

Alors qu’elle marche sur le gravier d’une route qu’elle connaît depuis son enfance, le long d’un ruisseau, Andrée A. Michaud sent ces deux phrases surgir dans son esprit. Une injonction ou une supposition, ça n’est pas clair. Toujours est-il qu’alors que ces mots lui trottent dans la tête, une voiture apparaît derrière elle, ralentit à sa hauteur avec, au volant, une femme qui lui ressemble à s’y méprendre. Heather, c’est sûr. L’étonnement qui saisit les deux femmes abrège l’instant, la voiture reprend de la vitesse…
De retour chez elle, la romancière observe l’histoire se dérouler. Heather, après leur fugitive rencontre, a vu sa voiture quitter la route et emboutir un arbre. La Buick rouge est immobilisée, impossible qu’elle reparte. Heather Thorne est perdue dans ces bois. Une scène apparaît puis disparaît, celle d’une agression par deux motoneigistes. La femme explore son environnement et pourrait rencontrer un homme au fusil. Mais elle a elle-même une hache. Un homme qui lui dit qu’elle n’est pas celle qu’elle croit.
Le visage de l’homme au fusil l’intrigant, la romancière part à sa recherche. Pour en savoir plus sur Heather, elle contacte un ami qu’elle n’a plus revu depuis longtemps, V. Pendant ce temps, la vie suit son cours pour l’écrivaine, les saisons s’enchaînent alors que l’automne reste celle de son intrigue. Entre ses chats, son compagnon, P., et les diverses activités qu’elle peut avoir, elle mène l’enquête sur Heather et les personnages qui apparaissent au fur et à mesure qu’elle progresse dans l’intrigue. Elle en apprend plus sur son personnage principal et cherche à vérifier si ce qu’elle apprend est dans le roman ou dans la vie réelle, une vie réelle qui n’est qu’une autre fiction.
Andrée A. Michaud est petit à petit habitée par son histoire, assiégée par ses personnages, au point qu’elle vit aussi au cœur de celle-ci.

Vous l’aurez compris, c’est un roman très particulier que nous offre l’auteure québecoise. On ne sait plus, au bout de plusieurs pages, si ce qu’elle nous raconte d’elle et de ses interrogations fait partie de l’intrigue ou s’il s’agit du témoignage d’une romancière en pleine création.
Des personnages qu’elle cherche à comprendre en les rencontrant, en les cherchant ou en essayant de revivre ce qu’ils ont vécus, elle en apprend plus à chaque instant. Ils passent d’une simple initiale à un prénom puis une dénomination complète, nom prénom et même initiale entre les deux. En parallèle, le temps se déploie à un rythme différent de celui de l’intrigue, elle répare la clôture avec P., prend soin des chats, part faire une lecture ailleurs, s’aère autant que possible, malgré cette histoire qui l’envahit, envahit sa vie, s’immisce dans les différents moments de son existence. La pousse à la paranoïa ou à l’obsession, au point d’emprunter le moindre bout de réalité pour l’intégrer à son intrigue, la nourrir.
Jusqu’à ce que l’histoire devenant trop prenante, elle se décide à la vivre, à mener l’enquête jusqu’au bout, se substituant aux personnages, les affrontant, approfondissant chaque point de vue, poussant le drame à sa conclusion, essayant de l’infléchir, revenant vers le passé, un passé qui pourrait se confondre avec le sien, au risque de s’y perdre.

L’écrivaine doit revenir sur les lieux de ses drames, quitte à se geler les doigts, quitte à passer pour folle, quitte à être accusée de crimes qu’elle n’a pas inventés.

C’est un retour à une forme de narration et d’intrigue que l’on avait pu lire dans les romans de l’écrivaine avant qu’elle ne se lance franchement dans le roman noir, avant Mirror Lake. On retrouve des thèmes très proches de son premier livre, La femme de Sath. L’auteure est comme nous, lecteurs, elle fouille sa fiction, la laisse prendre sa place dans sa vie. Tiraillée entre son existence et l’échappatoire de son imagination.

Je veux m’écrouler seule et les mains libres, près d’un homme, P., qui me laissera m’enfoncer dans la lenteur de la terre.

On est proche du métaroman, ou peut-être est-on pleinement dedans. Une histoire qui pose des questions sur l’histoire en train de s’écrire. Sur son lien avec l’histoire de l’auteure.

Mon passé a pris une dimension surpassant de loin ce qu’il me reste d’avenir, et c’est vers lui que je me tourne, vers cette longue route poussiéreuse où mes pas s’enfoncent à l’ombre des arbres, lorsque la clarté, certains matins, ne parvient à susciter en moi aucune joie, aucune émotion, aucun espoir.

C’est un roman plaisant, intrigant, original. Peut-être s’agit-il d’une soupape pour l’auteure après Bondrée, roman prenant s’étant aventuré de manière claire dans son passé. Peut-être s’agit-il d’une étape supplémentaire dans le rapport à la fiction pour une écrivaine, son rapport à la création, sa relation avec ses personnages en gestation, ses œuvres, certains personnages ou éléments d’autres romans, un hibou échappé de Rivière tremblante, les jeunes victimes de Bondrée. Michaud explore tout cela à fond, interrogeant le pouvoir réel de l’auteure sur son intrigue, frôlant la folie, ce qui semble être une condition inhérente, inévitable, à toute création.

Pour mieux repartir dans un nouveau roman ? On le verra avec Tempêtes, paru en 2019 au Canada et cette année en France.

Andrée A. Michaud, retour à Trempes

En 2004, dix-sept ans après le premier, La Femme de Sath, et trois ans après le précédent, Le Ravissement, bien difficile à trouver de ce côté-ci du globe, paraît le sixième roman d’Andrée A. Michaud, Le Pendu de Trempes. Pour l’occasion c’est un retour à l’éditeur de son premier livre, les Editions Québec Amérique, ce qui explique peut-être la plus grande facilité à se le procurer pour nous Européens.

Un animal au sommet d’une colline veille sur un village en contrebas. Il ne sait pas pourquoi il le fait mais cette mission lui semble assignée. Alors qu’il observe encore et toujours ces maisons comme pétrifiées, il aperçoit un homme arrivant au volant d’une voiture. Il s’arrête d’abord au bord d’un lac puis reprend sa route jusqu’à la rivière. L’animal comprend alors qu’il doit descendre pour le guider.
Après ce prologue, le narrateur prend la parole. Ou la plume. Depuis soixante-douze heures à Trempes, après vingt-cinq ans d’absence, il mesure les heures grâce à l’ombre du pendu, dans la clairière où il est venu retrouver ses souvenirs. Il est arrivé trop tard de quelques heures, Paul Faber s’est pendu juste avant son retour. Peut-être le narrateur aurait-il pu l’en empêcher s’il avait pu le voir juste avant qu’il mette à exécution son projet. Mais Paul Faber est là, au bout de la corde. Le narrateur décide de ne le dire à personne, venu retrouver le village de son enfance et quelques vérités sur lui et cette époque, il entame une introspection, aidé par cet ami pendu et la faune et la flore de cette forêt qu’il a autrefois parcourue.
Faber était comme un frère et pourtant, il ne l’a plus revu depuis son départ de Trempes. Imprégné de questionnements sur la foi et la religion, il le sait devenu prêtre du village. Il l’a découvert grâce aux corneilles qui volaient au-dessus de lui, en cercle. Et d’un coyote qu’il a trouvé là, une patte en moins, sûrement rongée pour se sortir d’un piège.
Au milieu de cette nature et de ce village presque oublié, la folie guette.

je m’interroge seulement sur le prix de la vie au regard de son poids

Le narrateur est venu à Trempes pour retrouver son passé. Le comprendre, en cerner les incidences sur sa vie depuis. Il était inséparable de Paul Faber et, du jour au lendemain, ils se sont trouvés séparés. De puis, le narrateur, qui finira par avoir un nom, n’a plus voulu s’attacher, éprouver de sentiments. Ou n’a plus su le faire.
Dans une langue riche et précise, Andrée A. Michaud développe son histoire. Chaque phrase est en équilibre, oscillant entre l’affirmation et le questionnement, entre le doute et la certitude, passant du constat à son analyse et une prise de distance teintée d’ironie.
La faune est bien présente, les oiseaux, naturalisés par un habitant du village qui accepte d’héberger l’homme de retour à Trempes, le ou les coyotes protégeant la forêt. La clairière abrite certains souvenirs. L’amitié passée refait surface, entre Paul et le narrateur, leur passion commune pour une fille, Anna. Dans cette forêt, traversée par la rivière des arbres morts, certains événements se sont produits, qu’il faut affronter. Dans toute leur violence, leur tragique.
Proche de la recherche de la mémoire de son premier roman, la romancière s’appuie cette fois sur celui qui détient ces souvenirs et qui doit les faire émerger. Celui qui doit les accepter pour les faire véritablement siens alors qu’il les a jusqu’ici maintenus au dehors. Cela suffisait-il vraiment à l’en préserver ?

Nous nous racontons nos histoires en scrutant l’horizon, comme si nous y cherchions de quoi apaiser le souvenir de nos drames, ou en regardant les branchages amassés sur le sable, les dessins qu’ils y forment, impuissants devant l’infini de l’horizon.

On trouve dans ce roman ce qui avait fait tout l’intérêt de la découverte de son auteure. Ce style qui se développe cette fois autour d’un seul point de vue. Dans un premier temps. Ce flou, ce doute, qui peuvent préserver ou détruire.
Les souvenirs sont une nouvelle fois le siège d’une incertitude engendrant l’appréhension, de l’interprétation et d’une réinvention permanente selon l’heure, l’humeur et la progression de la pensée du narrateur.
Ce que l’on voit n’est jamais certain, sans cesse réinventé par l’esprit.

C’était cela, la réalité, une dimension où la conformité de l’objet au modèle idéal n’existait pas, une forme de chaos, où l’imperfection luttait pour sa survie.

En deux parties encadrées par un prologue et un épilogue, le tout complété, en début de chapitre, de citations d’autres auteurs, Pascal Quignard ou Fred Vargas, par exemple, ou certains que nous ne connaissons pas, Anthony Hyde ou Chet Raymo, c’est un roman dérangeant, pour lequel il faut accepter de ne rien savoir avec précision et certitude. La vérité ne peut s’offrir d’emblée. Si jamais elle peut, à un moment, apparaître.

Deux ans après ce roman paraît le suivant, Mirror Lake.

Andrée A. Michaud, un homme et une femme à Sath et leur souvenir dans un cahier

Le premier roman d’Andrée A. Michaud paraît en 1987 au Canada. Il s’intitule La Fille de Sath et n’est pas édité de ce côté-ci de l’Atlantique mais peut facilement être trouvé, grâce notamment à sa réédition en 2012 dans une version revue et corrigée par l’auteur. C’est celle que j’ai lue.

Deux femmes et un homme descendent un soir du train qui dessert chaque semaine la gare de Sath. Ils sont ensuite aperçus ici et là, principalement aux abords de la plage ou de l’hôtel donnant sur celle-ci. Leur histoire perd de sa netteté au fur et à mesure. Y avait-il bien deux femmes ou une seule ? Quels étaient les liens entre eux ? Pourquoi ont-ils débarqué là, qu’y ont-ils fait ?
Il y a un soir plus marquant que les autres, autour du feu que les jeunes allument sur la plage durant la période estivale. On n’est pas sûr qu’ils se soient parlé. L’une des femmes était souvent aperçue à la fenêtre de sa chambre d’hôtel, attendant, comme l’homme, la nuit pour sortir. Et puis, ils sont sûrement repartis, sans que l’on sache vraiment quand.
C’est une histoire consignée dans un cahier qui nous raconte tout ça. Datée de 1939, elle parvient à une femme, la narratrice, en 1963, déposée devant sa porte.
Après l’avoir lue, des questions se posent à elle, auxquelles elle aimerait trouver des réponses.
Mais Sath n’existe plus. Elle formait un triangle avec deux autres villes, Noth et Euth, qui elles sont réapparues après le ras-de-marée qui avait tout emporté.
Quelques personnes subsistent de cette époque que la narratrice rencontre et dont elle nous livre les témoignages.

C’est une histoire et une atmosphère singulières qui règnent sur ce livre. Deux femmes et un homme dont on ne sait rien déambulent dans une ville sous les regards des habitants sans que rien ne soit clair. On doute même de leur présence, de leur nombre.
Les souvenirs sont flous et, en voulant les éclaircir, la narratrice se passionne, se perd un peu.
Les témoignages et les points de vue qu’elle accumule finissent par apporter un éclairage, par nous permettre de nous forger notre vérité sur ce qui s’est passé. Une vérité, peut-être différente pour chaque lecteur, qui peut avoir à voir avec nos propres expériences, notre propre histoire.

Avec ce premier roman, Andrée A. Michaud mène une enquête qui ne peut aboutir vraiment. Les souvenirs des uns et des autres s’emmêlent, se contredisent ou se complètent. Influencés par le regard de chacun.
Influencée par Duras, la romancière reconnaît la proximité de ce roman avec ceux de l’auteure. Il pourrait aussi y avoir quelque chose de modianesque dans cette quête d’une vérité impossible à établir.
Mais les comparaisons pourraient être nombreuses, un auteur est de toute façon influencé. Ce qui ressort de ce roman, c’est un univers, une écriture, uniques. A la recherche de la précision, cherchant à transcrire des points de vue différents, pour enrichir une intrigue qui tient tout au long des pages. Une écriture qui n’a pas peur des répétitions mais qui les utilisent quand même avec parcimonie pour décrire un été où les allers et retours se répètent malgré tout. Comme tous les étés.

Après ce premier roman, le suivant arrive quatre ans plus tard. Mais Portraits d’après modèles est difficile à se procurer dans notre pays, tout comme les trois suivants, Alias Charlie, Les derniers jours de Noah Eisenbaum et Le ravissement. En 2004, paraît Le Pendu de Trempes.

Virginie Despentes, Bruno découvre Nancy

Quatre ans après Les jolies choses, un nouveau roman de Virginie Despentes est publié, Teen Spirit. Comme lui, il est édité chez Grasset.

Bruno est un angoissé, il ne sort plus de chez lui depuis déjà plusieurs années. Chez lui, enfin, chez sa copine, Catherine. Il vivote au crochet de celle-ci, ayant essayé de gagner sa vie en traduisant des textes puis y ayant renoncé avec la vague ambition d’écrire un Teen Spirit (Grasset, 2002)roman. Ambition à laquelle il a renoncé aussi.

Alors qu’il mate J.Lo dans un de ses clips, un coup de fil vient tout chambouler. Alice, son amour d’adolescence, veut le voir. L’angoisse et les souvenirs remontent. L’angoisse de devoir sortir de l’appartement, les souvenirs d’une liaison marquante, l’éveil d’une sexualité qui continue de le hanter. Entre la peur de sortir et l’envie de voir celle qui a disparu soudainement, la curiosité l’emporte. Après un échange âpre avec Sandra, une copine confidente, la seule, rencontrée lors d’un concert de rock. Dans le café d’en bas, une nouvelle le remue. Alice veut qu’il rencontre la fille qu’elle a eu de lui et qui explique la fin précipitée de leur histoire. Elle s’appelle Nancy, treize ans, et commence à la pousser à bout. Elle veut connaître son père et Alice a fini par céder à la demande insistante de l’adolescente. La balle est dans le camp de Bruno, narrateur dépassé par l’événement. La claustrophobie est oubliée illico et l’hésitation le mine. Un changement qui a aussi des conséquences en dehors de son introspection forcée, il est virée par Catherine…

Nouvelle vie, donc nouvel appartement. Pour commencer, il squatte chez Sandra, autre forme de sensibilité. Et il commence à voir sa fille, Nancy. Père d’une adolescente du jour au lendemain, il apprend aussi à faire avec la mère de l’enfant. Une femme appartenant à un autre monde.

Ce qui faisait la légitimité de sa classe d’origine, odieuse, cruelle, discutable, mais légitimité quand même, c’était le plaisir. Le bon goût, le raffinement, le savoir-vivre… Une toute petite classe sociale privilégiée était le « point de convergence » fitzgéraldien du travail abrutissant la planète entière. Tout le monde trimait pour que ces quelques personnes puissent s’occuper de prendre du bon temps, d’avoir du goût et un bon style.

Dans ce quatrième roman, Virginie Despentes explore un autre pan de notre société, elle l’explore en décalant son point de vue, en choisissant un angle légèrement désaxé. La mère célibataire et son enfant sont vues du point de vue de l’homme, du père. Un père qui s’ignorait jusque là, qui se découvre et découvre ce que vit Alice. C’est lui le marginal, celui qui vivote de petits boulots alors qu’en face, il y a une femme parfaitement intégrée, active. Mais c’est aussi lui qui va permettre à cette dernière de souffler, de prendre du recul, qui va lui offrir une vision différente de leur fille et essayer de désamorcer les conflits… Dans un monde en fin de vie, ayant perdu toute distance, tout regard critique sur lui-même. Mais n’ayant rien perdu de son cynisme…

Leur vieux monde prenait l’eau depuis un long moment, ils savaient qu’ils allaient disparaître et, tant qu’à faire, comptaient se la jouer pharaonique : que tous les subalternes soient de la chute finale. Ils avaient réécrit l’histoire mais leur mémoire ne flanchait pas : ils avaient de vieux compte à régler avec la classe laborieuse. A plusieurs reprises, ils avaient failli perdre pied. Maintenant que leur vieil ordre ne tenait plus la route, ils sabordaient le plus large possible, pour ne rien laisser derrière eux.

L’introspection est fouillée, le ton léger. Comme toujours les personnages sont attachants, au sein d’une description de notre société sans fard… avec quelques morceaux d’humanité. Et une conclusion à l’aune de l’histoire.

C’est un Despentes réussi comme les précédents, peut-être moins profond, mais qui se lit sans effort. Moins noir. Mineur. Plaisant.

Deux ans plus tard, c’est une variation sur le même thème que nous propose la romancière avec Bye Bye Blondie, sur fond de punk.

James Sallis, Lamar Hale chronique sa ville

En 2016 paraît Willnot. Trois ans après le précédent roman de Sallis, Others of my kind, non encore traduit en France, et quatre après le dernier bénéficiant d’une version française, Driven. Willnot garde son titre en traversant l’Atlantique et en passant sous la plume traductrice d’Hubert Tézenas.

 

Le Dr Hale assiste à la découverte d’un charnier. Convié en tant que médecin, il est là parmi d’autres pour l’exhumation macabre.

Lors d’une promenade, un habitant de Willnot a d’abord senti une forte odeur qui avait attiré son chien. Le premier policier sur place a creusé et découvert des os. C’est Willnot (Payot & Rivages, 2016)seulement ensuite que Lamar Hale a été contacté, au même titre que le shérif Hobbes. Il a dû reporter une intervention chirurgicale pour se rendre disponible. Les aléas du métier.

De retour à son cabinet, notre narrateur-médecin, Lamar Hale, n’a pas le cœur à consulter et annonce à sa secrétaire qu’elle peut prendre le reste de sa journée. La porte n’étant pas fermée, un homme entre quelques minutes plus tard. C’est un ancien patient, Brandon, que l’on l’appelle désormais Bobby, un patient dont le praticien se souvient. Alors qu’il avait seize ans, il était tombé dans le coma.

Voilà un mardi bien chargé.

Le lendemain, au réveil, Lamar est interrogé par son compagnon, Richard, sur ce qui s’est passé la veille. Tout se sait vite dans une petite ville comme Willnot. Les nouvelles sont arrivées jusqu’au collège où Richard enseigne. La question est de savoir s’il y a eu assassinat avant l’ensevelissement des corps. Ce dont, bien sûr, Lamar ne peut avoir connaissance, l’enquête étant en cours.

Une équipe spécialisée arrive bientôt pour analyser le charnier. C’est ensuite une agent du FBI qui l’attend à son cabinet, à la fin d’une journée bien chargée, entre le suivi des patients à la clinique et les consultations. Elle est là pour parler avec Lamar de Brandon Lowndes désormais appelé Bobby. Il est recherché.

 

Deux enquêtes, deux affaires, constituent l’ouverture du roman. Elles ne vont pourtant pas occuper la place centrale de l’histoire. C’est la vie au jour le jour du narrateur qui constitue le cœur du livre de James Sallis. Une vie peuplée de souvenirs, les siens et ceux des autres.

Ceux de ses patients, comme celle dont il a dû annuler l’opération le jour de la découverte du charnier et qu’il va voir le lendemain. Elle lui confie que cela lui a rappelé des souvenirs, l’a fait réfléchir sur les gens qui disparaissent, notamment le couple qui l’a recueilli à la mort de ses parents.

Une de mes amies de l’époque, quand j’ai appris la mort des Waters, m’a dit : « Ils sont partis recevoir leur récompense, Ellie. » Je l’ai regardée un moment et j’ai répondu : « Tu penses vraiment ce que tu dis ou tu ouvres juste la bouche et les mots sortent tout seuls ? » Nell ne s’est plus trop intéressée à moi après ça. Mais la bêtise, on ne peut rien y faire. Et certainement pas la tuer. »

Ce sont ensuite les souvenirs du narrateur qui remontent. Son père, écrivain de science-fiction, désolé qu’il n’ait pas suivi son exemple, et tous ses amis, camarades dans le genre. Le coma qu’il a lui-même subi à douze ans et les curieux rêves qu’il y a vécu, dans la peau d’autres malades, visiteur d’autres vies que la sienne, et qui bientôt le rattrapent.

La réalité quotidienne et les échappées dans ses souvenirs poussent Lamar à relativiser l’importance de chacun, à commencer par lui.

… la plupart du temps nous n’aidons pas les gens à vivre plus longtemps, ni mieux, nous ne faisons que changer la façon dont ils meurent.

Lamar navigue entre réalité et fiction, celles imaginées par son père et ses semblables, gardant comme point de repère, comme ancrage, sa vie avec Richard. Se construisant de tout ça.

S’il nous manque quelque chose ? Sans aucun doute. Mais c’est pour ça qu’on lit, non ? Pour ça qu’on tisse des liens avec les autres. Ça nous permet de nous faire une idée des vies qu’on ne peut pas vivre.

 

C’est un livre de lecteur autant que d’écrivain. Le roman d’un auteur qui se rappelle à nous et qui nous rappelle qu’il est notamment celui qui a imaginé Lew Griffin ou John Turner.

Le choix de le publier dans une collection de polars peut intriguer mais ce genre est tellement protéiforme… On ne peut désormais que prendre son mal en patience pour attendre le prochain roman de cet auteur à la voix d’une rare qualité.

John King, Jimmy dans la prison de Seven Towers

En 2004, deux ans après le deuxième opus de la trilogie du “Satellite Cycle”, White Trash, paraît le sixième roman de John King, The Prison House. Il lui faut quatorze ans pour traverser la Manche et être traduit. Diniz Galhos s’en charge, prenant la suite de son traducteur habituel, Alain Defossé, disparu en 2017. Et c’est de nouveau Au Diable Vauvert, la maison d’édition camarguaise qui le publie sous le titre Prison House.

 

Le marchand de glaces colle son visage entre les barreaux et promet les derniers outrages au narrateur qui est dans une cellule du commissariat, attendant son transfert après un jugement dont il ne s’est pas encore remis. Etranger, vagabond, il observe ceux qui l’entourent. Imagine qui ils sont tandis que le marchand de glaces continue à l’invectiver. Certains souvenirs de son enfance lui reviennent. On l’emmène se faire recoudre le front et il goûte ces instants, l’attention des infirmières, dernières femmes qu’il croise avant longtemps.

Après plusieurs heures, il est transféré, sa détention au commissariat et le trajet sont des avant-goût de cette vie à laquelle on l’a condamné, les odeurs, la crasse.

C’est le moment que tout homme redoute, la revanche d’un système propre sur lui et pervers à tous les niveaux. J’ai été conditionné à m’y attendre sans jamais croire que cela m’arriverait un jour.

Il découvre la prison de Seven Towers en descendant du fourgon et suit le mouvement avec les autres prisonniers. Les policiers, dernière touche d’humanité, sont remplacés par les matons. C’est la peur et l’humiliation, fouille au corps et violence, qu’il découvre pour commencer, avant d’être dirigé vers le Bloc C. Il y trouve un lit dans le vaste dortoir, s’installe et sombre dans un demi-sommeil. Il apprend à connaître certains de ses codétenus, particulièrement Elvis et Franco, deux joueurs d’échecs qui enchaînent les parties. La barrière de la langue est en partie effacée et il peut se laisser envahir par les souvenirs et son imagination. Une manière de survivre, de s’évader.

 

La narration passe de la première personne à la troisième quand celui à travers qui nous vivons s’imagine ailleurs, un autre, sortant de prison et conduisant vers le sud des Etats-Unis, dans un univers fantasmé par ce qu’il a pu lire ou voir de ce pays. Il est au volant d’une puissante décapotable, s’arrête dans un diner entre l’archétype et la caricature. Son esprit oscille de la réalité à la fiction. La vie au Bloc C n’a rien d’idyllique mais il finit par s’y faire, y savourer les quelques plaisirs auxquels il a encore droit, les trois repas quotidiens et la douche hebdomadaire. S’habituant aux sanitaires non entretenus surnommés le safari, en raison de l’aventure qu’ils représentent à chaque fois qu’on y pénètre et des odeurs, des infections et autres rats qui y règnent.

Nous sommes dans un pays qui n’est pas nommé, dont nous savons seulement qu’il n’est pas anglophone. L’univers carcéral y est dur. Le directeur de la prison, comme d’autres matons ou personnages exerçant un petit pouvoir, est l’objet de rumeurs concourant à sa réputation, celle d’un homme sans pitié. Alors qu’il s’est imaginé prisonnier modèle transféré dans une ferme pour aider aux travaux des champs moyennant une remise de peine, alors qu’il s’est imaginé s’y mariant, Jimmy finit par demander à bénéficier de cet aménagement.

Mais nous ne sommes pas dans le fantasme et il est bien vite ramené à la réalité.

Quand on est enfant il y a un moment où l’on prend conscience que la vie n’est pas ce qu’on imaginait. L’idée de la mort vous emplit l’esprit et, parce qu’elle est absurde, refuse de vous quitter. Les temps est statique pour un enfant, jusqu’à ce qu’il entende parler de la mort. Ceux qui l’entourent en parlent, la craignent et sont obsédés par elle et soudain il y a un point de non retour qui marque la fin des bons moments. Une peur à lui broyer les os s’empare de lui et ne le quitte plus jusqu’à la fin de ses jours. […] La vie que l’enfant prenait pour un dû est perdue, pour toujours. Cette peur de la nuit ne quitte plus jamais les gens tels que moi.

 

La lutte est constante entre l’imagination, qui permet de vivre, d’accepter la réalité, de s’en évader, et la dure vie imposée aux criminels, isolés, constamment brimés, tendus. Que l’on cherche à détruire. L’imagination et la réalité se mêlent, évoluant selon les rencontres, Jimmy se rêve en rocker puis en occidental visitant l’Inde, passionné puis s’immergeant dans le bouddhisme. Il se revoit enfant vivant avec sa mère et sa grand-mère, se souvenant des moments marquants, des instants de bonheur.

La réalité et la fiction se mêlent à un tel point qu’on finit par se demander si tout n’est pas que fantasmé, où se trouve la réalité. John King joue sur la première ou la troisième personne, sur la présence ou l’absence de ponctuation, sur des échanges dans l’esprit du narrateur.

C’est une introspection que nous lisons grâce à laquelle Jimmy apprend à se comprendre, à accepter la culpabilité qui le ronge, nous le découvrons également au travers de ses relations avec les autres prisonniers, Franco, Elvis, Jésus, qui inspirent ses rêvent, les avatars dans lesquels ils se réincarne en songe, Débile Débile, le constructeur de maison en allumettes, les hommes-singent autour de Papa, le Boucher et bien d’autres…

Il faut apprendre à survivre même si tout paraît empirer au fur et à mesure, même si le sommeil ne peut jamais en être un véritable.

L’expert qui a inventé le paradis et l’enfer était sous l’empire des drogues, il s’est emmêlé les pinceaux dans l’iconographie. L’enfer ne peut décemment pas être bondé de saunas et de piscines thermales, le bloc du châtiment éternel ne peut pas être un paysage lunaire avec çà et là du charbon qui brûle et des cratères carbonisés, des coupables si tourmentés que quand une diablesse défile en bas résille et talons aiguilles ils ont trop honte ne serait-ce que pour jeter un œil. Suant sang et eau de tous leurs pores ils préfèrent implorer le pardon, prier pour un transfert au paradis, pays des merveilles hivernal du célibat frigide. Ils doivent être bien atteints pour vouloir quitter la chaleur de l’enfer et passer l’éternité dans une unité de réfrigération, complexe aux lignes sévères où des hommes saints, assis dans un silence inflexible, révisent pour leur diplôme d’études de commerce.

 

En exergue du livre, une citation du Rôdeur ou du Vagabond des étoiles de Jack London nous est proposée. C’est dans la lignée de ce roman que se situe résolument celui que King nous offre, un prisonnier qui, pour échapper à son enfermement, se réfugie dans ses rêves ou ses souvenirs. On peut également penser au Peter Ibbetson de George Du Maurier. Mais il y a bien une dimension sociale, dénonciatrice de notre société, qui le rapproche davantage de London.

C’est un livre qui demande un effort, il faut s’accrocher devant l’aspect répétitif de la vie derrière les barreaux, les pensées de Jimmy tantôt fantasmes, tantôt souvenirs. La volonté de se situer dans un environnement isolé. La construction, la progression apparaissent petit à petit et renforcent la dénonciation d’une société qui incarcère sans qu’elle constitue elle-même un rempart ou un objectif à atteindre. La violence ne se situe pas seulement du côté de ceux sur lesquels on a collé cette étiquette.

Un livre qui dénote dans l’œuvre du romancier, se situant loin de l’Angleterre qu’il a décrite jusqu’ici, même si, au final, il rejoint cette vision qui est la sienne d’une société qui laisse peu de chances à ceux qui vivent ou sont nés en marge.

 

Quatre ans plus tard, John King clôt sa trilogie du “Satellite Cycle” avec Skinheads.

Horace McCoy, Tom Owen de retour d’Europe

Quatre ans après être parvenu à faire publier son roman précédent, Adieu la vie, adieu l’amour…, Horace McCoy voit son cinquième roman édité. Il s’intitule Scalpel. Il est traduit en français par Maurice Beerblock trois ans plus tard sous le titre Le scalpel.

 

Un homme attend à un passage à niveau. Il descend de sa voiture pour regarder le train qui passe, un train de marchandise particulièrement long. Il lit le nom des compagnies dont le charbon est transporté ainsi, une industrie qu’il connaît bien. Alors qu’il voit passer le cinquantième wagon de l’interminable convoi, c’est justement celle de sa ville, Houilleville, qui apparaît, “le compagnie houillère Reasonover”. Les souvenirs qui remontaient prennent de l’ampleur, un ancrage. Tom Owen est de retour dans sa ville, dans cette Pennsylvanie qui l’a vu grandir, il n’y avait plus mis les pieds depuis une dizaine d’années. Thomas Owen, fils et petit-fils de mineurs, est maintenant le colonel Owen, médecin dans l’armée des Etats-Unis.

A peine traverse-t-il le hall de l’hôtel de Pittsburgh où il a réservé une chambre qu’il est interpelé par une femme élégante. Se méprenant d’abord sur ses intentions, il comprend rapidement qui elle est, Hélène Curtis, la fille de Reasonover. Celui-ci l’a aperçu et veut discuter avec lui de son frère Lloyd. C’est en effet Lloyd qui est la raison du retour de Tom. Ingénieur dans la compagnie de Reasonover, il vient de mourir avec cinq mineurs dans l’écroulement d’une galerie. Owen veut comprendre ce qui s’est passé et voir dans quel état se trouve sa mère, elle qui ne jurait que par son frère.

Rapidement, Lloyd passe de victime à coupable quand le rapport de la commission de sécurité est connu. Tom parvient à arracher sa mère à la vindicte populaire et à l’installer à Pittsburgh. Il décide de rester et d’ouvrir une clinique grâce à Hélène Curtis qui l’aide à la financer. Le succès arrive très vite, aussi vite que sa popularité auprès de la haute société de la ville. C’est que Tom apprécie la compagnie de ces personnes et est bien décidé à profiter de l’engouement qu’il suscite pour assurer ses arrières… il devient riche et reconnu, sachant très bien que sa bonne étoile peut bien vite s’étioler pour une autre nouvelle tocade.

 

L’histoire est racontée par Owen lui-même, à la première personne, comme pour les précédents romans de McCoy, à l’exception d’Un Linceul n’a pas de poches. Nous suivons l’ascension de Thomas Owen en même temps que ses pensées sans illusion. Il veut faire fructifier la bonne passe dans laquelle il se trouve, sachant qu’elle ne doit rien à ses qualités de chirurgien mais bien à l’opportunité qui lui a été donnée d’intégrer la haute bourgeoisie grâce à Hélène Curtis, avec laquelle il entretient une liaison sans illusion non plus, revenus qu’ils sont tous deux de certains sentiments.

Les affaires vont bien, Owen a un superbe appartement, son seul souci est l’envie qu’a sa mère de retourner à Houilleville, malgré le saccage de sa maison et des tombes des siens.

Tom Owen est un homme qui savoure les instants, conscient de sa chance, qui se remémore son passé, notamment cette guerre au cours de laquelle il a vécu son métier intensément. D’autres sont d’ailleurs là pour lui rappeler ses exploits, un général dont il a sauvé le pied et la jambe au cours d’une opération particulièrement délicate et couronnée de succès, un ancien assistant devenu chirurgien après l’avoir côtoyé et ayant fait de lui un dieu, les pistolets offerts par Patton en personne, son grade de colonel et les décorations obtenues pour sa bravoure à opérer au plus près des combats.

Petit à petit, Owen se demande ce qui le fait avancer, ce qui le motive, l’argent ou ce métier qui lui a permis de sortir de la mine, de ne pas aller au fond comme les siens avant lui. Une nouvelle assistante, la fiancée de Crowley, son ancien aide, lui offre une toute autre vision de lui-même.

 

Ce n’est pas un roman noir que commet là McCoy mais le roman d’une époque, de celle qui a vu éclore ce genre dans lequel il s’est illustré. Un héro de retour de guerre dans une société qu’il juge de manière quelque peu acerbe, Owen parvenant, lui, à s’y insérer quand d’autres avaient eu bien du mal, à l’instar du Vanning de David Goodis et de bien des premiers personnages du genre. La difficulté à revenir dans cette société pour un soldat, à comprendre qu’elle pourrait y être sa place peut également faire penser à un film réalisé quelques vingt-cinq ans plus tard et se situant également en Pennsylvanie, dans une ville de fonderies, évoquant quant à lui la guerre du Viet Nam, le chef-d’œuvre de Cimino, Voyage au bout de l’enfer.

Outre le héro, ancien combattant revenu de beaucoup de choses, un autre ingrédient du roman noir des origines constitue un élément important de l’intrigue, l’industrie minière ou autre. La mine est en effet le centre d’un roman précurseur du genre, à mon avis, Germinal. Plus récemment, on la retrouve également chez William McIlvanney dans Docherty et Big Man. L’industrie est également l’une des pierres angulaires du Moisson Rouge de Dashiell Hammett, les fonderies encore une fois.

 

Sans être un roman noir, il s’agit donc d’un roman qui lui doit beaucoup et qui ne s’en affranchit pas, bien au contraire, comme si McCoy avait voulu amener les thèmes du genre du côté de la littérature dite blanche. Il nous propose le portrait d’un homme beaucoup plus nuancé qu’on ne pourrait le penser en l’entamant, un homme qui hésite entre un accomplissement à travers sa place dans la société et un autre passant par l’assouvissement de sa passion.

McCoy ne peut d’ailleurs s’empêcher d’agrémenter son roman d’un regard particulièrement critique sur son monde, comme il l’avait déjà fait avec ses livres précédents, comme le roman noir le fait si souvent. Chassez le naturel…

Autrefois, au temps où ce pays était rude et fort, au temps où les Etats-Unis étaient en formation, un homme sortait de chez lui, tuait un ours, le ramenait à ses voisins, pour le plaisir : c’était un triomphe social. Maintenant que la formation du pays est complète, que le pays est plat, et mou, les arrière-arrière-petits-neveux du chasseur d’ours sortent de chez eux, attrapent un chroniqueur mondain, l’invitent à dîner. Ils ont remporté un triomphe !

 

Pour son roman suivant, le dernier, à l’histoire éditoriale toujours aussi mouvementée, McCoy revient au roman noir pur et dur, ce sera Pertes et fracas.

Horace McCoy, Ralph Carston et le rêve hollywoodien

En 1938, le troisième roman d’Horace McCoy est publié une année après le précédent, Un Linceul n’a pas de poches. Il s’agit de I Should Have Stayed Home. Il est traduit pour la “blanche” de Gallimard par Marcel Duhamel et Claude Simonnet en 1946 sous le titre J’aurai dû rester chez nous. C’est le deuxième roman, après On achève bien les chevaux, que le romancier consacre à Hollywood et à ce qu’il peut susciter comme rêve et comme déception. Ce côté obscure mis en lumière gène une nouvelle fois aux entournures ses contemporains, adeptes du rêve qu’on leur vendait, de cette réussite dont on oubliait de signaler qu’elle en laissait plus d’un sur le bas-côté.

 

Un homme erre dans les rues de Hollywood à la nuit tombée. C’est l’heure où elles ressemblent le plus à l’image qu’il s’en est fait, celle qui l’a fait venir là pour y trouver la célébrité. Pour le moment, il est seul, figurant quand la chance lui sourit, et loin de cette renommée qu’il jalouse tant chez les autres. Il est seul dans le bungalow de Mona qui vient d’être condamnée à une peine de prison pour avoir trop vertement réagi à la condamnation de Dorothy, l’une de leurs voisines, pour vol. Une victime de miroir aux alouettes qu’est Hollywood pour Mona, cette citée tant vantée dans les magazines de cinéma.

A son retour, Ralph Carston voit un homme assis sur les marches de son bungalow. C’est le juge Boggess, celui qui a condamné Mona et qui est prêt à revenir sur sa condamnation si elle fait amende honorable… Ralph accepte de signer à sa place une lettre d’excuse.

Ralph et Mona sont deux célibataires qui se soutiennent dans leur rêve. Ils tirent le diable par la queue. Mais la réaction de Mona lui permet de sortir de l’anonymat pour quelques heures. Ils sont invités chez une riche veuve parmi une foule de célébrités. Lors de la réception, au milieu des vedettes du moment, ceux qu’ils aspirent à rejoindre, Ralph tape dans l’œil de Mme Smithers, la riche veuve. Elle a déjà un protégé mais se laisse guider par ses envies. Elle en a les moyens.

Mona et Ralph n’éprouvent finalement pas de plaisir à côtoyer des personnes dont les mérites ne sont pas si évidents et qui vivent si loin de leur monde.

Je me promenais dans les rues du voisinage : Fountain, Linvingston et Cahuenga, parce qu’elles étaient sombres et solitaires, contemplant les petites maisons en me disant que Swanson, Pickford, Chaplin, Arbuckle et les autres habitaient là dans le bon vieux temps, quand faire des films était encore un plaisir et pas une affaire.

 

C’est une nouvelle charge contre Hollywood à laquelle s’adonne McCoy, décrivant la vie de ceux qui sont en marge, qui ne parviennent pas à franchir la barrière qui les mènerait à la gloire et à leur rêve. Pour cela, il nous décrit deux personnages principaux qui ne sont pas prêt à tout pour y arriver, gardant une certaine morale, ou ayant des idées bien arrêtées sur les compromissions et ce qu’elles ont de peu attirant.

C’est une nouvelle charge et dans le même temps une description des Etats-Unis du point de vue de ceux que l’on ne voit pas habituellement parce qu’ils ne font pas rêver, parce qu’ils rappellent à leur semblables qu’il n’y a pas que du succès et du glamour au cinéma ou dans les studios.

Je montrerai ce que sont les studios. Je ferai un film là-dessus, et il passera, bon Dieu, même si je dois le colporter sur mon dos à travers tout le pays. Ça ou bien un roman.

Ralph est venu à Hollywood, invité par un agent qui désormais l’évite, mais il comprend petit à petit qu’il a un sérieux handicap, son accent du sud. Il se met à douter, lui qui se croyait fait pour ça, qui voyait son avenir à Beverley Hills ou sur Sunset Boulevard.

Mona, quant à elle, ne supporte pas qu’il y ait une telle différence, un tel gouffre, entre ce que racontent les magazines consacrés au cinéma, ce monde de rêve, et une réalité beaucoup moins enviable.

 

Ce n’est peut-être pas le meilleur de ses trois premiers romans, peut-être est-il un peu en-dessous des deux précédents, restant dans un entre-deux, Ralph ne parvenant pas à être complètement dégoûté pas cet univers qui l’attire toujours. Mais ça reste un roman âpre et n’épargnant pas les vedettes, les tenants de ce rêve que l’on a tenté de vendre pendant des décennies, venu d’Amérique. Mona étant celle qui a la tête sur les épaules et qui voit la réalité telle qu’elle est.

 

Son roman suivant, Adieu la vie, adieu l’amour… paraît onze ans plus tard, connaissant de nouveau de nombreuses difficultés à être édité.

William McIlvanney, les Docherty à Graithnock

En 1975, alors qu’il est publié depuis neuf ans, William McIlvanney voit son quatrième roman paraître aux éditions Allen & Unwin. Cinq ans après le précédent, c’est un roman ambitieux qui lui apporte la reconnaissance. Il est traduit en français vingt-quatre ans plus tard par Freddy Michalski aux éditions Rivages, dans la collection « écrits noirs », cinq ans après une première traduction de Christian Civardi pour les Presses Universitaires de Grenoble, et alors que la série des Laidlaw lui a amené une certaine notoriété.

 

Nous sommes en 1903 et l’agitation qu’observe Mlle Gilfillan par sa fenêtre, en proie à l’insomnie, ne peut tromper, Jenny Docherty est sur le point de donner naissance à son quatrième enfant. Son mari revient avec le médecin, signe que tout ne se passe pas tout à EPSON MFP imagefait bien. Mais après des efforts, une césarienne, et l’attente de tous, Mlle Gilfillan à sa fenêtre, Tam, le père, dans l’appartement des voisins, un garçon naît, le troisième. Après Mick et Angus, celui-ci est prénommé Conn, diminutif de Cornelius, leur sœur, l’aînée, s’appelant Kathleen.

Nous sommes en Ecosse, à Graithnock, ville imaginaire, dans High Street, une rue populaire, peuplée d’ouvrier. Tam Docherty est l’un d’eux. Un mineur à la volonté de fer et aux principes du même métal. Un homme qui élève ses enfants dans une certaine exigence et la plus grande droiture possible. Jenny, sa femme, se consacre pleinement à sa famille. Tout cela permet aux enfants de vivre dans un certain cocon. D’avoir accès à l’école jusqu’à leurs 14 ans. Après l’école catholique pour les deux premiers, ce sera l’école protestante pour les deux autres. Tam est catholique et Jenny protestante, et la foi de Tam n’est pas si forte, un homme en proie au doute sur bien des sujets. Et sûr qu’un jour les ouvriers gagneront les droits qu’ils devraient avoir. Plutôt que de croire en Dieu, Tam croit dans ses semblables.

On vous racontait ce que votre vie pouvait signifier, en vous demandant d’y croire, alors que ça n’avait rien à voir avec ce qui vous arrivait au quotidien, dans votre maison comme dans votre tête. Pendant que votre épouse se tuait à un labeur d’esclave et que vos tiots grandissaient avec pour seule perspective de se retrouver au fond, comme les bidets, que vos camarades s’aigrissaient de jour en jour, les patrons vous achetaient votre sueur par berlines entières, et le gouvernement ne savait même pas que vous existiez. Et Dieu parlait latin. Les règles n’avaient aucun rapport avec le jeu qui se jouait. Vous sortiez sur votre pas de porte pour griller une cigarette et un homme s’avançait jusqu’à vous pour vous frapper de son bâton.

Les enfants grandissent. Kathleen se marie, Mick va à la mine puis c’est au tour d’Angus. Pour Conn, Tam a d’autres ambitions. Il veut le voir étudier…

Et puis, il y a la réalité, celle de tous les jours.

 

C’est une fresque désabusée. Un morceau d’histoire vue à hauteur d’homme.

McIlvanney nous la dépeint dans un style d’une grande richesse, d’une grande qualité. Il témoigne d’une époque et d’un pays. Une époque où la difficulté financière ne se disait pas, où elle était une réalité avec laquelle il fallait vivre, que l’on acceptait. Même si Tam se pose des questions, s’intéresse aux questions syndicales, à certaines revendications. Et est prêt à lutter. Il sait que pour continuer, que pour être respecté, il faut se battre.

Les Docherty forment une famille ordinaire, courbant l’échine et acceptant sa condition. Les enfants grandissent en observant, apprennent en regardant leur père. Au gré des événements, ils se forgent leur caractère, leur volonté.

… enterrés sous les épaisseurs de plusieurs automnes comme autant de reliefs de pique-niques lointains, gisaient des espoirs d’une impossibilité telle que seul un cœur de garçon est capable de les contenir, des ambitions absurdes, des rêves fragiles.

Katleen, bien que mariée, continue à venir souvent, Mick, impressionnant physiquement, est pétri de compassion, Angus aime l’affrontement, avancer en luttant, Conn, élève d’un bon niveau, veut vivre comme les siens, aller à la mine dès 14 ans. Les opinions se confrontent, se frottent les unes aux autres pour se renforcer, s’étoffer, s’opposer parfois. Tout cela sous le regard de Jenny et de Conn l’Ancien, le père de Tam, nouveau membre de la maison quand il devient veuf, parce que son fils ne peut l’imaginer dans un hospice, au contraire de ses frères et sœurs pourtant bons croyants et pratiquants.

La mystique de leurs habitudes allait au-delà des réflexes conditionnés par l’oppression capitaliste, et se rapprochait de rites primitifs destinés à exorciser le pouvoir de ce dieu scélérat, l’économie, née d’une impulsion d’avant les Factory Acts. Pareils aux adeptes d’une foi persécutée, ils avaient subi et enduré assez longtemps pour acquérir le sens, non pas simplement des privilèges immérités des autres, mais aussi de leur propre inutilité fondamentale. […] Leur servitude leur donnait accès à une vérité dont leurs maîtres se cachaient, car la seule liberté véritable, c’est de vivre avec la nécessité.

Les événements sont là pour ponctuer la vie de la famille. La première guerre mondiale l’affectant tout particulièrement. Ouvrant des cicatrices qui ne pourront se refermer, poussant certains à basculer, à céder. Et puis les générations se succèdent, l’une abandonnant la place à l’autre, non sans heurt.

 

C’est un roman prenant, où le travail à la mine n’est pas décrit en détail, comme il l’était dans Germinal par Zola, ce qui importe ici, ce sont bien les individus, leurs idées, leur évolution. Les moments importants, qui ne sont pas les mêmes pour les uns et les autres, sont mis en exergue, les points de vue alternant.

Le seul petit bémol qu’il peut y avoir à cette lecture est dû à la volonté de retranscrire la manière de parler des personnages. Un accent irlandais dû à leurs origines. Dans la traduction française, pour faire couleur locale, cet accent devient celui du nord. Il faut parfois s’accrocher pour comprendre, être bien concentré, ce qui ralentit parfois la fluidité de la lecture. Dommage.

McIlvanney signe malgré tout un grand roman, affirmant l’identité de certains de ses semblables, de son pays. Le roman d’un grand romancier.

 

Deux ans plus tard, c’est un roman noir qui va confirmer l’importance de l’auteur, son talent et son ancrage local. Laidlaw marque l’entrée en scène du flic du même nom, un personnage récurrent, à Glasgow. Le romancier n’abandonne pas pour autant Graithnock, cette ville imaginaire qu’il a créée, y revenant, en 1985, avec Big Man, d’autres suivront.