Gil Scott-Heron, la mort de John Lee

En 1970, après quelques rebondissements, comme souvent pour les premiers romans, paraît celui de Gil Scott-Heron, The Vulture. Il faut attendre quelques années pour lire sa traduction par Jean-François Ménard. Il devient, en 1998, Le Vautour, aux éditions de l’Olivier dans la collection « soul fiction » dirigée par Samuel Blumenfeld.

12 juillet 1969, derrière un immeuble de la 27ème rue, entre la 9ème et la 10ème avenue, un photographe prend des clichés d’un corps étendu. Il s’agit du cadavre de John Lee dont une autopsie va être nécessaire puisque s’il est là, c’est à cause d’une balle. Les ambulanciers attendent, les policiers le pressent, les badauds sont nombreux malgré l’heure avancée, les têtes se penchent aux fenêtres.
Un an plus tôt, Spade est recruté par un des patrons du trafic de drogue du Bronx. Alors qu’il prend du temps pour y réfléchir, et qu’il regarde sans le voir un match de basket entre gamins du quartier, Lee l’aborde pour lui proposer plusieurs joints et lui rappeler sa soirée prévue quelques heures plus tard. A la première personne, Spade nous raconte l’année passée. Comment les choses se sont passées pour lui, comment sa relation avec Lee a changé.
Junior Jones est un petit voyou, chef d’une bande du quartier. Il se rappelle à son tour l’année passée, l’évolution de ses relations avec John Lee mais pas que. L’évolution de sa vie, de sa relation avec sa bande, les luttes de pouvoir.
Frère Tommy Hall dit Afro s’apprête à prendre en main l’éducation des gamins du quartier, à leur apprendre la culture noire du pays et ne plus se contenter de ce qu’en disent les blancs, ne plus se conformer à ce qui est attendu, ne plus se cantonner à ce point de vue qu’ils imposent. Il est l’un des membres de l’association Bambu qui veut créer cette culture qui leur manque tant.
Q.I., quant à lui, suit des études dans les universités classiques, celles de la majorité au pouvoir, celle des blancs. Il passe de l’un à l’autre. Il reste un gamin de son quartier mais pour les autres ce n’est plus tout à fait pareil.

Les points de vue n’alternent pas, ils se succèdent et s’enrichissent au long des pages. Ce sont bien des points de vue sur une communauté du Bronx et le meilleur moyen de s’affirmer, voire de s’émanciper, fait l’objet d’avis divers. Il y a les pragmatiques comme Spade, les purs et durs comme Afro, ceux qui voit l’intégration par le compromis. Tous sont des témoins d’un quartier, des jeunes qui s’interrogent.
Les convictions divergent et, dans le même temps, nous offrent un témoignage sur une année, avec toujours comme point central, auquel on revient, on s’accroche, l’évolution de John Lee, ses ambitions, les risques qu’il décide de courir.
Il a décidé de s’affirmer à travers le trafic, d’en remontrer à Spade, de gagner une certaine indépendance mais ça n’est pas si simple. La peur, les luttes d’influence, les compromissions, gangrènent tout. Ceux qui paraissent les plus intègres ne le sont pas forcément, ceux qui semblent naviguer à vue font preuve d’une certaine intransigeance. Tout n’est pas blanc ou noir, bon ou mauvais.

C’est un roman particulièrement réussi que nous offre Gil Scott-Heron. Un roman témoignage qui balaie les points de vue d’une époque, celle de la lutte affirmée pour les droits civiques, celle d’après l’assassinat de Martin Luther King et d’une communauté qui cherche comment s’affirmer quand elle ne peut encore le faire que dans l’espace qui lui est dévolu, qu’on lui a gentiment octroyé. Un espace clos d’où il s’avère difficile de sortir. Où il faut déjà faire sa place.
La volonté du romancier d’être le plus honnête possible aboutit à une représentation sans apprêt de la nature humaine. Un humanisme sans idéalisme, au plus prêt de la réalité. Il n’y a pas de cynisme mais une vision réaliste.
C’est un roman noir qui s’intéresse énormément au contexte, au quotidien, et à une jeunesse constatant qu’un chemin immense reste à parcourir avant une réelle égalité.

Deux ans après ce premier roman et la publication d’un recueil de poème, la deuxième fiction de Gil Scott-Heron paraît. Elle s’intitule The Nigger Factory et n’a toujours pas été traduite en français. Le récit publié ensuite est posthume, il s’agit de La Dernière fête.

Dorothy B. Hughes, Kit McKittrick, la mort de Louie et les coupes de Babylone

En 1942 paraît le quatrième roman de Dorothy B. Hughes, The Fallen Sparrow. La romancière poursuit son rythme soutenu de publication, celui-ci paraissant l’année suivant le précédent, La Blonde du Bar Bambou. Il est traduit par Emmanuelle de Lesseps en 1970 pour les éditions Christian Bourgois sous le titre Chute libre.

Un homme lutte pour survivre dans une geôle où personne ne sait qu’il est. Il compte les jours, non pour savoir depuis combien de temps il est là, mais pour connaître le moment du retour de son tortionnaire, un homme dont il reconnaît la claudication quand il Chute libre (Christian Bourgois, 1942)approche. Il oscille entre l’envie de succomber et de ne plus souffrir et celle de continuer à lutter. Il sait que s’il avoue ce que ceux qui le retiennent veulent savoir, ils le tueront. Le seul moyen de survivre est de résister à la torture, de ne rien avouer, tant qu’ils n’auront pas l ’information que lui seul détient, il leur sera utile. Après un morceau de papier, il a réussi à subtiliser un crayon à l’un des gardes, il ne lui reste plus qu’à espérer que celui à qui il va adresser son appel à l’aide le recevra et pourra le sauver.
Après ce prologue, nous retrouvons Kit McKittrick dans un train arrivant à New York. Il revient d’un ranch dans l’ouest où il a récupéré, a repris des forces, après son retour d’Espagne, son combat dans les Brigades Internationales et son évasion d’une prison. Kit est de retour plus tôt que prévu, cela fait seulement six mois qu’il tente de se retaper au grand air, moins que ce que sa mère voulait qu’il consacre à sa convalescence. Mais il a une bonne raison de revoir New York, Louie vient de mourir. Il s’est suicidé et Kit ne peut pas le croire. Louie n’aurait jamais pu faire ça. Celui qui lui a permis de s’évader et qui travaillait pour la police de la ville ne peut avoir mis fin à ses jours en se jetant du cinquième étage d’un immeuble, cela ne lui ressemble pas. Kit qui le connaît depuis l’enfance le sait.
Sa première étape en ville est au commissariat central de la dix-septième circonscription, il sait qu’il y trouvera l’inspecteur Tobin, chef de la brigade criminelle. Il veut savoir où en est l’enquête et il apprend avec surprise qu’elle est close et que le suicide est avéré. Il mènera ses propres investigations si la police ne veut rien savoir et ce malgré les avertissements de l’inspecteur et de son second, le sergent Moore. Que nous retrouvons après les avoir croisés dans les deux premiers ouvrages de la romancière, La Bloule bleue et L’Ours a fait un testament.

Kit s’installe chez sa mère et son beau-père, les Wilhite, dans leur appartement de grand luxe, eux ne sont pas là, partis en Floride comme chaque année. C’est une nouvelle bonne qui l’accueille, Elise, elles sont interchangeables chez son beau-père. Par contre, Kit est surpris de ne pas retrouver Lotte la cuisinière, là depuis si longtemps. Pour mener à bien ses recherches, Kit compte entrer en contact avec tout ceux qui pourraient l’aider, ses connaissances d’enfance. Mais avant ça, il lui faut voir Barbara Taviton, l’une des raisons qui l’ont poussées à résister pendant sa captivité, il veut lui faire sa demande. Il découvre alors qu’elle s’est entichée d’un nouveau venu, incapable de l’attendre. Le nouveau venu fait parti de cette nouvelle mode chez les riches, l’accueil de réfugiés, ceux qui ont fui la guerre qui sévit en Europe.

C’est un roman étrange que nous offre Hughes, celui d’un milieu et d’une époque que l’on croise peu dans le roman noir. Un roman étrange qui ne dépare pas dans l’œuvre de la romancière tout en marquant une nouvelle évolution. La police est récalcitrante quand il s’agit d’écouter Kit. Le bruit de la démarche du boiteux, celui qui le torturait en Espagne, résonne dans les rues de New York et la paranoïa le gagne. Il ne fait plus confiance à personne, imagine un complot contre lui, tous les événements qui jalonnent son enquête, même s’ils paraissent sans rapport avec celle-ci, le conforte dans cette folie. Les ennemis sont partout, les nazis sont à New York et Kit voit les uns et les autres comme des complices de ses ennemis. Il s’enfonce, ne parvient plus à dormir.
Une fois de plus, Dorothy B. Hughes nous entraîne à la suite d’un personnage subjugué par ce qu’il voit et ce qu’il soupçonne. Il s’agit cette fois-ci d’un homme et sa folie nous laisse dans le doute. A-t-il raison ? Son imagination n’est-elle pas trop débordante ? Même si ceux qu’il soupçonne sont louches, sont-ils vraiment des espions ourdissant un plan contre lui ? Peut-on aller aussi loin pour les coupes de Babylone, objets que Kit pense que tout le monde convoite ?

La folie n’est pas seulement extérieure cette fois-ci, elle est aussi la conséquence de ce que Kit a vécu en Espagne. Il lutte à la fois contre lui-même et cette folie qu’il domine difficilement et contre des ennemis venus de l’extérieur, imaginaires ou réels. Cette fois, nous sommes ceux qui doutent.
Hughes fait évoluer son univers, elle ne nous donne pas tous les éléments qui nous permettraient de nous ranger derrière Kit les yeux fermés. Elle nous offre malgré tout un cauchemar éveillé, assaisonné d’un nouveau McGuffin, désigné, clair, inexistant dans le précédent, et nous laisse nous accrocher.
La romancière a tiré les enseignements du ratage précédent. Abordant de nouveau une intrigue teintée d’espionnage, elle nous met dans la confidence. Comme pour ses deux premiers romans, nous connaissons les pensées du personnage principal, nous connaissons ses doutes et l’intrigue s’appuie sur ces informations que nous avons. Nous faisant douter dans un premier temps tout en nous poussant à l’empathie pour McKittrick. Le suspens, l’angoisse, nous saisissent parce que nous en savons suffisamment. C’est ce qui avait manqué à La Blonde du Bar Bambou.

D.B. Hughes commet un de ses romans les plus réussis jusque là.

Un nouveau livre paraît l’année suivante, The Blackbirder, toujours non traduit dans notre langue comme les deux suivants. C’est son huitième roman qui est accessible chez nous, Voyage sans fin, paru en 1945, dans lequel elle explore de nouveau, évolue.

Dorothy B. Hughes, Lizanne et l’héritage de l’Ours qui louche

Quelques mois après un premier roman, La Boule bleue, en paraît un deuxième signé Dorothy B. Hughes. Publié par le même éditeur outre-Atlantique, Duell, et intitulé The Cross-Eyed Bear, il arrive de ce côté-ci de l’océan, traduit par Renée Vally sous le titre L’Ours a fait un testament, aux éditions des Deux Mondes, dans la collection “La main rouge”.

Une jeune femme décide de tenter sa chance. Elle est à la recherche d’un homme et essaie de le croiser à l’occasion d’une pièce de théâtre. Cela fait a priori plusieurs fois qu’elle se livre à cette enquête et celle-ci est la bonne, elle le voit. Ils sont deux et ne sont pas du même milieu qu’elle. Alors qu’elle a obtenu une place debout, ils ont les L'Ours a fait un testament (Deux Mondes, 1940)meilleures. Elle les aperçoit tout de même à la fin de la représentation, ils la frôlent sans la voir, assaillis par plusieurs jeunes femmes de leur rang.
Ce qu’elle a vu et entendu la rassure, elle se sent prête pour aller plus loin et répondre à l’annonce dont elle sait que l’un des deux est l’auteur. Ils en ont même discuté devant elle quand elle faisait la queue pour acheter son billet. C’est pour cette annonce qu’elle voulait les approcher. Secrétaire vivant plus que chichement et dont le remplacement qu’elle assure est sur le point de prendre fin, elle veut une nouvelle situation et celle-ci l’attire particulièrement. L’entretien a lieu dans un hôtel de luxe où Bill Folker a son bureau. Elle y apprend que la place lui vaudra cent dollars par semaine quand elle en gagnait sept jusqu’ici, une aubaine, et que sa mission concerne l’héritage de Knut Viljas, surnommé l’Ours-qui-louche, mort quelques années auparavant. Ses trois fils, Stefan, Lans et Dene, ont chacun reçu une partie d’un chèque qu’ils doivent réunir pour obtenir la somme substantielle qu’il représente. Un sceau doit, de plus, confirmer l’authenticité du document. L’un des trois fils le détient mais lequel ? Les frères se détestant, ils ont disparu, changé d’identité pour ne pas risquer les violences des autres. Il faut les retrouver et retrouver le sceau, le job proposé l’est au nom de Stefan, pour lequel Folker travaille.
Bien qu’on lui ait dit que beaucoup de femmes, jeunes et jolies, s’étaient présentées et qu’aucune n’avaient donné satisfaction, elle est acceptée alors qu’elle ne se pense pas particulièrement belle. Elle devra en plus assurer le secrétariat, celle qui occupe le poste le quittant dans la semaine.
Elle emménage donc au Lorenzo et fait connaissance avec tout un lot de personnages gravitant autour de l’affaire. Nous découvrons bien vite qu’elle ne s’embarque pas vraiment dans l’inconnu comme elle veut le laisser croire. Puis, dans les jours qui suivent, l’ancienne secrétaire qui avait averti Lizanne de la dangerosité du boulot, est assassinée.

Comme pour son premier roman, Hughes nous décrit une femme prise dans une intrigue violente, où les sentiments n’ont pas vraiment leur place et où seul l’appât du gain semble motiver les protagonistes. Lizanne ne sait pas à qui se fier et si elle doit se fier à quelqu’un. Chacun paraissant jouer son propre jeu. La fortune de Viljas attire d’autant plus les convoitises qu’elle consiste aussi dans la propriété de mines en Finlande devenues très convoitées dans ses temps troubles de conflit mondial. Stefan, l’aîné, semblant notamment prêt à écouter les offres des Trois, une alliance imaginaire entre des pays qui ne seront jamais nommés mais qui sont les ennemis des Etats-Unis. Les services secrets puis la police sont en conséquence de la partie. En ce qui concerne la police, nous retrouvons l’inspecteur Tobin et l’agent Moore aux commandes de l’enquête sur l’assassinat de l’ancienne secrétaire.
C’est de nouveau un cauchemar où même les lieux qui semblent les plus sûrs ne le sont pas et où il faut jouer avec les uns et les autres un jeu dangereux. Lizanne, chargé de retrouver l’un de frères, se conforme à sa mission tout en ne se fiant qu’à elle-même. La peur est chez tout le monde mais certains s’en accommode mieux que d’autres. L’héroïne, personnage central, se révèle, comme je le disais plus haut, être partie prenante dans l’intrigue, pas seulement là par hasard.
La peur domine tout en n’étant pas suffisante pour renoncer. Les motivations des personnages se dévoilent au fur et à mesure, en dehors de celle de Lizanne, persistant dans un certain flou.

C’est prenant et Hughes semble avoir trouvé là un ton, une ambiance qui lui conviennent. La peur et une complicité avec le personnage central qui s’établit pour le lecteur. Nous en savons plus que la plupart des personnages et nous percevons d’autant mieux les dangers encourus par l’héroïne.
La romancière va pourtant faire évoluer cette univers dans son roman suivant, La blonde du Bar Bambou, tout en retournant vers le personnage central de son premier roman, Griselda.

Dorothy B. Hugues, Griselda, les frères Montefierrow et une bille bleue

En 1940 paraît le premier roman signé Dorothy B. Hugues, neuf ans après la sortie d’un recueil de poèmes. Il s’intitule The So Blue Marble et est publié par un éditeur New Yorkais, Duell. Sept ans plus tard, il est traduit par Jean Benoît pour paraître dans la collection « Detective Club » des éditions suisses Ditis sous le titre La boule bleue.

Alors qu’elle regagne l’appartement qu’elle occupe durant son séjour à New York, Griselda est accostée par deux jeunes hommes bien mis juste à l’entrée de son immeuble. Ils semblent la connaître quand elle n’a aucune idée de qui ils peuvent être. Ils ne se La Boule bleue (Deux Mondes, 1940)présentent que par leur prénom, David et Danny, et se ressemblent comme deux gouttes d’eau si ce n’était leur chevelure, l’un est aussi blond que l’autre est brun. Haut de forme, canne et frac, ils sont habillés comme au sortir d’une soirée mondaine. Malgré ses réticences, elle n’a d’autre choix que de les laisser monter avec elle, leurs cannes ont quelque chose d’inquiétant. Ils sont à la recherche d’une boule bleue et Ron (Con dans la version originale), l’ex-mari de Griselda, propriétaire de l’appartement qu’elle occupe, en est, d’après eux, le possesseur. Heureusement, Gig, voisin et ami de Ron, pointe le bout de son nez… Les jumeaux s’esquivent. Mais ils sont tenaces.
Ce n’est que le début d’une intrigue tendue. Griselda se trouve emportée dans une aventure sur laquelle elle n’a aucune prise. Elle subit et les événements qui s’enchaînent sont de plus en plus inquiétants, s’enfonçant dans le crime un peu plus à chaque fois. Elle est témoin des exactions provoquées par l’attrait de cette boule bleue et n’envisage rien d’autre qu’accepter les événements. Ses sœurs se retrouvent également impliquées, d’un côté et de l’autre, au même titre que cette classe qu’elle côtoie habituellement, acteurs, banquiers, journalistes, producteurs.
C’est une histoire glaçante, prenante, que nous lisons en nous demandant jusqu’où tout cela ira. La police, en la personne de l’inspecteur Tobin et du sergent Moore, finit par glisser son nez dans l’affaire mais celle-ci est bien délicate et nécessite de prendre des gants pour ne pas commettre d’impair, d’où une certaine lenteur et l’impression renforcée que Griselda n’a d’autre alternative que subir. D’autant qu’elle est obnubilée par l’idée de n’entraîner personne dans sa lente descente.

Avec ce premier roman, Dorothy B. Hughes introduit dans la haute société new yorkaise les mœurs que l’on ne prête qu’au crime organisé. L’envie de pouvoir et de domination n’épargne pas les hautes sphères, au contraire, c’est même ce qui la caractérise. Cette envie peut mener particulièrement loin. Et la sensibilité humaine est cruellement absente. Pas de sentiment quand il s’agit de l’appât du gain. Les seuls qui en éprouvent deviennent des victimes ou, au mieux, sont abusés.
Le McGuffin cher à Hitchcock prend ici la forme d’une bille bleue, un artefact qui renferme un secret pour dominer la terre et ses habitants, et permet à la romancière de décrire sous un jour particulièrement sombre et inquiétant une micro-société que l’on devrait envier ou admirer. Griselda y évolue sans bien comprendre, elle connaît les codes mais tout lui échappe. Elle perd le contrôle et se trouve spectatrice forcée, comme dans un cauchemar, dans un monde qu’elle ne reconnaît qu’à peine. Elle sait ce qui se passe, est complètement effrayée par le peu de considération que les jumeaux et sa jeune sœur portent aux autres et à leur vie, tout en étant des membres à part entière, bien installés, reconnus, recherchés, du microcosme qui est également le sien. Elle est comme en état de léthargie, sans prise sur sa propre volonté, doutant de tout et de tous. Le roman noir étend son champ d’action, s’étend à l’ensemble des strates qui constituent l’organisation humaine. La beauté et le mal font bon ménage, fascinent, séduisent.
Le style est efficace, simple, ciselé. Il l’est d’autant plus que son éditeur a obligé la romancière à élaguer une bonne part de son manuscrit, peut-être pour en éliminer certaines scories, peut-être pour n’en garder que le cœur et s’épargner d’éventuelles digressions inutiles.

Après cette première incursion plutôt plaisante, on se dit que lire Dorothy Belle Hughes est une bonne idée. On est curieux de savoir comment peut évoluer cette œuvre dont le ton s’annonce singulier.
Les policiers croisés dans ce premier roman apparaissent également dans le deuxième, L’Ours a fait un testament, qui paraît quelques mois plus tard. Quant à Griselda, il faudra attendre le troisième, La Blonde du Bar Bambou, pour la voir réapparaître.

James Salter, Philip Bowman, les livres, les femmes

En 2013 paraît l’ultime roman de James Salter chez Knopf, il s’intitule All that is. Trente-quatre ans se sont écoulés depuis le précédent, L’homme des hautes solitudes, seize depuis ses mémoires, Une vie à brûler. Il est traduit l’année suivante par Marc Amfreville pour les éditions de l’Olivier sous le titre de Et rien d’autre. C’est son dernier roman mais il reste alors à traduire en France son tout premier, Pour la gloire, ce sera fait en 2015.

Un bateau vogue vers Okinawa avec à son bord des centaines d’hommes. Parmi eux, sur le pont, faisant le guet, Bowman. Kimmel le rejoint bientôt, un séducteur, qui finit par se jeter à l’eau lors d’une attaque d’avions japonais. Le bateau est en route pour Okinawa pour vaincre les japonais et Et rien d'autre (L'Olivier, 2013)donner un épilogue à la guerre. Après la victoire, Bowman rentre chez lui, dans le restaurant de son oncle et sa tante, on le fête en héro. Sa mère s’interroge sur l’avenir de son fils.

Il décide de reprendre les études et envisage de devenir journaliste. Malheureusement, sa première tentative s’avère infructueuse et il se tourne finalement vers l’édition, il est embauché par Baum, éditeur exigeant. Maintenant qu’il est établit, qu’il peut s’assumer, Bowman veut se lancer dans l’aventure suivante, celle qui lui tend les bras, les relations avec les femmes. Il en rencontre une, Vivian Amussen, belle et séduisante, fille d’une famille aisée du sud, qu’il épouse…

Je n’ai raconté là que le factuel mais ce n’est pas ce que fait Salter. Il s’attache à décrire des épisodes du parcours de Bowman, pas les plus marquants mais ceux qui se gravent dans sa mémoire. Pas ceux qui pourraient résumer sa vie mais ceux qui le construise.

Il découvre, en même temps que la vie à deux, tout un environnement qu’il ne connaissait pas. Celui des riches propriétaires du sud, vivant dans des maisons de maîtres et aimant boire et monter à cheval. Pourtant, alors que sa carrière s’affirme, sa femme le quitte… Il se consacre alors à sa relation avec Enid, une femme mariée devenue sa maîtresse lors d’un séjour à Londres.

Bowman aime les femmes et ce qui se déroule sous nos yeux, ce qui va constituer sa mémoire, ses souvenirs, tourne principalement autour d’elles. Et au fur et à mesure que nous avançons, les souvenirs se construisent.

Salter construit, quant à lui, son histoire par digressions et ellipses. Lorsque nous croisons un personnage sur lequel il s’attarde, nous découvrons sa vie, son parcours, et certaines de ses histoires. Nous avançons et quand nous nous trouvons à une certaine étape de la vie de Bowman, d’autres épisodes reviennent à la surface. Episodes qui ne nous avaient pas été racontés jusque là. Le temps est malléable, plusieurs années passant comme un souffle, quelques minutes prenant des allures d’éternité.

Dans les accouplements, nous retrouvons la crudité des scènes de sexe d’Un sport et un passe-temps. Une crudité qui s’attarde sur les détails et magnifie ces passages. Il y a également un peu d’Un bonheur parfait dans les relations qui durent, les maisons qui sont achetées ou louées dans la campagne proche de New York. Une recherche constante de l’endroit idéal, comme des moments de bonheur, qui se renouvelle sans cesse, les uns et les autres s’enfuyant, s’échappant sans que rien ne puisse y changer.

Les livres et les écrivains sont des repères dans ce roman, des repères auxquels s’accrocher, et les femmes sont d’une incroyable beauté, séduisantes, charnelles. Et prêtes à se laisser séduire, un étonnement sans cesse renouvelé.

C’est un grand roman que j’ai aimé, qui happe à chaque fois qu’on en reprend la lecture. Jamais l’auteur ne nous perd et sa prose, précise, finement ciselée, nous entraîne sans qu’on puisse y résister… mais quel serait l’intérêt d’y résister ?

Salter signe un grand roman où l’amour se transforme parfois en colère, où les uns et les autres ont parfois des comportements loin de l’exemplarité. Un roman qui semble avoir saisi ce qui peut parfois définir l’humain. Avec cette incertitude qui l’accompagne sans cesse.

Un très grand roman, à l’aune de l’œuvre de cet écrivain rare que fut James Salter. De ce grand écrivain.

James Salter, une famille d’Amaganssett

En 1975, paraît Light Years chez Random House. C’est le quatrième roman de James Salter, publié huit ans après le précédent, Un sport et un passe-temps, après une parenthèse cinématographique de deux scénarios et une réalisation. Il est traduit dans la langue de Le Clézio en 1997 par Lisa Rosenbaum et Anne Rabinovitch, sous le titre Un bonheur parfait. Titre moins convaincant me semble-t-il que l’original…

Le roman s’ouvre en longeant un fleuve, ou ce qui pourrait y ressembler, un endroit où les eaux salées et douces se rencontrent. En remontant ces eaux, nous parvenons jusqu’à une maison construite non loin de la rive ou du rivage, c’est selon. Une maison simple et spacieuse, la maison de Nedra Un bonheur parfait (L'Olivier, 1975)et Viri et de leurs deux filles, Franca et Danny.

La famille vit là une vie simple, calme. Entre un poney et un chien, entre la plage et New York, entourée d’amis venant profiter de cette famille unie, enviée, aimée. Viri est architecte, Nedra fait vivre la maison, s’occupe des filles et aime recevoir, lire. La vie simple et calme d’une famille aisée. Les filles grandissent, Nedra mène une vie relativement indépendante, entre son amant et son mari, Viri connait une aventure qui ne dure pas et leurs amis continuent de leur rendre visite. Les saisons passent, les petits moments d’une vie ponctuée par les fêtes et autres petits événements.

Il n’existe pas de vie complète, seulement des fragments. Nous sommes nés pour ne rien avoir, pour que tout file entre nos doigts. Pourtant, cette fuite, ce flux de rencontres, ces luttes, ces rêves… Il faut être une créature non pensante, comme la tortue. Etre résolu, aveugle. Car, tout ce que nous entreprenons, et même ce que nous ne faisons pas, nous empêche d’agir à l’opposé. Les actes détruisent leurs alternatives, c’est cela, le paradoxe. De sorte que la vie est une question de choix – chacun est définitif et sans grandes conséquences, comme le geste des galets dans la mer.

Tel que je le présente, cela pourrait paraître insipide, mais ça ne l’est pas. Absolument pas. Salter s’attache en effet à décrire ces moments qui feront la mémoire de la famille, ces souvenirs qu’ils partageront. Des souvenirs d’hiver quand on aime se blottir dans la chaleur d’une maison accueillante, des souvenirs d’été quand la chaleur pousse aux baignades… des Noëls et des anniversaires… Les envies de chacun pas toujours assouvies.

Il procède par petites touches passant d’un moment à l’autre, s’attardant là sur quelques années, ailleurs sur quelques semaines, quelques jours, quelques heures. Les personnes passent, se confient, impriment l’air du temps, amènent l’extérieur dans cet intérieur que l’on pourrait envier. Que les autres envient. Nedra est belle, passionnée, Viri a de la chance et un métier intéressant. Il lit des histoires aux filles, elle va de la ville à la maison, fait vivre des moments rares.

Il veut que ses enfants aient une vie ancienne et une vie nouvelle, une vie inséparable de toutes les vies passées, qui en découle, les dépasse, et une autre, originale, pure, libre, située au-delà des préjugés qui nous protègent, de l’habitude qui nous façonne. Il veut qu’elles connaissent à la fois l’avilissement et la sainteté, mais sans humiliation, sans ignorance. Il les prépare pour ce voyage. Comme s’il ne restait qu’une seule heure pour rassembler tous les vivres nécessaires, donner tous les conseils possibles. Il désire leur transmettre une direction unique, dont elles se souviendront toujours, qui englobe tout, montre le chemin, mais il ne parvient pas à la trouver, ni à la reconnaître. Il sait que c’est le bien le plus précieux qu’elles pourront jamais posséder, mais il ne le détient pas. De sa voix égale et sensuelle, il leur décrit plutôt les mythes étriqués de l’Europe, de la Russie enneigée, de l’Orient. Il suffit de connaître un seul livre pour avoir une bonne éducation […]. On acquiert ainsi la pureté, un sens des proportions, et le réconfort d’avoir toujours un exemple sous la main.

Les questions que se pose le couple sont celles de toutes les familles, l’éducation des enfants, le mariage, les autres…

Un savoir concret n’a rien à voir avec l’éducation. Ce qui compte, c’est d’apprendre comment vivre et sur quel mode. Et si on ne fait pas ça, tout le reste ne sert à rien.

Salter procède par petites touches et par ellipses, non-dits. Il nous laisse deviner ce qu’il advient après un dîner, un nouveau personnage rencontré…

Les filles grandissent et s’embellissent, se rapprochent de l’indépendance et les questions du couple deviennent plus prégnantes, moins faciles à étouffer, à oublier. Moins contournables… Il devient impossible de les éviter.

Viri et Nedra y répondent et une nouvelle vie commence.

On voit le temps passer, on sent les jours s’écouler, s’emparer des corps sans que les esprits cèdent, sans qu’ils renoncent à ce qui les a toujours accaparé.

C’est superbe parce que subtil, léger tout en étant profond…

Un roman qui se savoure, à lire et relire, dans la continuité, semble-t-il, de Un sport et un passe-temps. Un chef-d’œuvre ?

Le roman suivant, le cinquième, arrive quatre ans plus tard, et il est encore singulier et marquant, ce sera L’homme des Hautes Solitudes.

John Harvey, Sloane sur les traces de Connie

En 2001, trois ans après le dernier (momentanément) Resnick, Derniers sacrements, John Harvey revient avec un nouveau roman, In a true light. Il nous arrive trois ans plus tard, sous la plume d’une nouvelle traductrice, Mathilde Marin. Il nous arrive peu de temps avant la traduction du dernier (momentanément) opus de la série Resnick, les aléas de l’édition, et s’intitule Couleur franche. Harvey ne rompt pas complètement avec la série précédente en donnant le rôle central à un personnage croisé auparavant, il s’agit de Sloane, brillant faussaire de toiles de maîtres peu renommés, rencontré dans Eau dormante.

Sloane, la soixantaine, sort de deux ans d’incarcération, condamné pour escroquerie, il s’est toujours refusé à accuser son commanditaire, Parsons, celui que la police voulait faire tomber en l’arrêtant. Sloane sort de prison et traverse Londres, passant de Couleur franche (Payot & Rivages, 2001)sud au nord, du quartier qu’il avait adopté à celui où il avait grandi et qu’il avait regagné finalement. A son retour, il constate que son appartement et atelier a été saccagé, squatté… Avec l’aide du nouveau patron du bistrot du coin, il remet en état son chez lui et tombe, dans le courrier qui s’est accumulé pendant son absence, sur une lettre de Jane Graham, son amour de jeunesse, son grand amour, celui dont il se souvient encore et qu’il se remémore à l’occasion. Jane est mourante et veut le voir pour lui confier quelque chose. Artiste peintre reconnue, elle s’est installée en Toscane avec sa compagne, Valentina, une sculptrice. Après un face-à-face avec Parsons, à qui il a demandé de payer ses dettes, Sloane s’envole pour l’Italie.

Dans le même temps, à New York, une chanteuse de bar sort de celui-ci pour s’engouffrer dans une limousine sous les yeux de son compagnon, Vincent Delaney. La chanteuse, Diane, rejoint son amant, Kenneth Baldry, puis rentre à l’appartement de Delaney, qui l’attend alors qu’il était censé être en déplacement et lui fait comprendre qu’il sait son infidélité avant de la battre violemment.

En Italie, Sloane apprend que peu de temps après leur séparation, il n’avait que dix-neuf ans, Diane est partie pour Paris dans l’idée d’avorter. Elle était enceinte. Ayant renoncé à son projet, elle a donné naissance à une fille qu’elle a élevée seule… Sloane découvre sa paternité alors que son premier amour agonise. Il promet à Jane de tenter de retrouver Connie, cette fille de quarante-deux ans, qui a coupé les ponts avec sa mère et chante aux Etats-Unis, une chanteuse de bar…

Après un rapide passage par Londres, le temps de croiser deux flics qui aimeraient le voir dénoncer son commanditaire, Sloane s’envole pour New York alors que le corps de Diane vient d’être découvert sur le bord d’une autoroute, l’enquête devenant celle de Catherine Vargas, bientôt associées à John Cherry.

Le décor est planté, deux histoires, deux progressions en parallèle. Deux histoires, deux intrigues qui vont bientôt ne plus l’être, parallèles, puisque deux chanteuses de bar y sont impliquées et que Delaney représente un lien entre elles…

Mais l’intérêt du roman ne réside pas que dans ces deux enquêtes, elle se niche aussi dans les souvenirs de Sloane. En revenant à New York, lui, qui toute sa vie s’est partagé entre les deux côtés de l’Atlantique, arpente ses souvenirs. Il les arpente d’autant plus que ces souvenirs sont liés à Jane et qu’il recherche sa fille… Il repense à ces années où il s’est approché de la jeunesse artistique du pays, de cette jeunesse qui allait prendre sa place, s’affirmer, dans les courants artistiques en vogue et contribuer à leur évolution. Ses pensées le ramènent à ces années où il a vu la création en marche, lui qui n’a jamais su y trouver sa place, ces moments où il a vu Jane en plein travail, peignant, notamment cette toile désormais accrochée au MoMA, le musée d’art moderne de New York.

Il y a une grande liberté dans ce livre, une liberté qui s’étire au grès des pensées de Sloane de ses souvenirs, une liberté qui nous trimballe des années actuelles à celles qui ont vu l’école de New York en plein essor, l’expressionnisme abstrait…

Dans le même temps, le suspens monte nous tient aussi en haleine. En effet, en mêlant deux intrigues, celle d’une enquête policière où tous les soupçons se portent sur Delaney et celle d’une recherche filiale où cette fille, Connie, est entre les mains de ce même Delaney que l’ont sait violent et que l’on soupçonne d’avoir tué au moins une autre chanteuse, Harvey maintient notre attention. Il la maintient d’autant plus qu’il nous permet d’en savoir bien plus que les uns et les autres… Le principe du suspens, en fait…

En changeant d’univers, d’atmosphère, John Harvey ne change pas complètement, ses thèmes de prédilections restent les mêmes. Jane et Connie sont des femmes qui souffrent en silence. Connie en particulier fait partie de ces femmes que la société ne bannit pas mais qu’elle laisse sur le bas-côté, sur le sort desquels elle ferme les yeux, ne leur permettant de ne connaître que la violence qu’elle engendre… Avec de nouveau un personnage central bien décidé à garder ses distances avec le monde extérieur…

Cela lui semblait si facile, assis là avec son expresso, rassasié, les yeux attirés de temps en temps par le charme fragile et vivifiant d’une passante, de décider qu’il ne se mêlerait pas aux autres, qu’il garderait ses distances, son intégrité, et resterait séparé du monde, même si ce n’était que par l’épaisseur d’une vitre.

C’est un roman particulièrement agréable et prenant. Un roman dont la liberté qu’a prise l’auteur, s’octroyant le droit à un rythme plus changeant, peut parfois être communicative. Un roman plaisant qui reprend toutefois, au final, son aspect de suspens et s’offre même un épilogue pas forcément utile dans le cadre d’un roman d’un seul tenant, en dehors d’une série…

Après cette récréation, Harvey crée un nouveau personnage récurrent, un inspecteur ayant sévi à Nottingham mais s’en étant éloigné… non, ce n’est pas Charlie Resnick mais un pendant plus exposé, plus en danger, Frank Elder. Le premier opus que l’écrivain lui consacre s’intitule De chair et de sang.

Dashiell Hammett, Nick Charles et l’homme mince

En 1934 paraît le dernier roman de Dashiell Hammett, L’introuvable. Il est publié trois ans après le précédent et marque la fin de l’œuvre romanesque de l’auteur partant exercer son talent sous d’autres cieux créatifs, Hollywood et les scénarii. Intitulé The thin man, il nous parvient la même année, d’abord traduit par Edmond Michel-Thyl, il le sera ensuite par Henri Robillot, en 1950, pour la “série noire” puis de nouveau et intégralement en 2009 par Nathalie Beunat et Pierre Bondil.

Nick Charles, de retour à New York pour les fêtes de fin d’année, croise une ancienne connaissance, Dorothy Wynant, dans un speakeasy. La jeune femme n’est plus l’enfant qu’il a connu quelques années plus tôt quand il était encore détective privé et un ami de son père, quand il lui racontait des L'introuvable (Gallimard, 1934)histoires qui la captivaient. Dorothy lui avoue qu’elle n’a plus vu son père depuis quelques années, depuis le divorce de ses parents, et qu’elle aimerait savoir ce qu’il devient… si Nick Charles voulait reprendre du service. Mais Nick, personnage central et narrateur, n’est plus détective, il vit à San Francisco et gère les affaires de Nora, sa femme. Ils sont là juste pour quelques jours, fuyant comme chaque année la côte ouest pendant la période des fêtes.

Le lendemain, Julia Wolf, l’assistante de Clyde Wynant, est retrouvée par Mimi, la mère de Dorothy, assassinée chez elle. Mimi n’ayant pas réussi à la sauver. Dès lors, l’affaire va coller aux basques de Nick bien malgré lui. Nora, quant à elle, est curieuse de le voir exercer son ancienne profession et la police, en la personne de Guild, toute heureuse de pouvoir compter sur son expertise… Il se laisse emporter, sous les yeux de sa femme et avec sa complicité, entre l’ex-femme, Mimi, sa fille, Dorothy, et Gilbert, le fils. Il se laisse emporter tout en continuant à mener la vie qu’ils s’étaient fixée pour les fêtes, allant de soirée en soirée, de salon en salon, se reposant de temps à autre dans leur luxueuse suite du Normandy, entre deux verres, deux cocktails.

L’enquête et ses rebondissements semblent échapper à tous, à la police, à Nick. Clyde Wynant, invisible, est celui qui mène le bal, orchestrant les nouvelles découvertes, orientant les recherches par ses seules lettres envoyées aux uns et aux autres. Nous ne le voyons pas mais il finit par occuper la place centrale, un homme qui échappe à toute description, qui réussit à rester dans l’ombre… Un homme décrit comme fou mais riche, un homme passionné par ses recherches scientifiques. Son argent, géré par son homme de confiance, est l’objet de toutes les convoitises, notamment de sa famille. Une famille particulièrement bizarre, difficile à comprendre. Sa fille, Dorothy, peu farouche mais perdue, ne s’entendant plus avec sa mère ; son fils, Gilbert, passionné par les autres, lisant tous les bouquins possibles pour comprendre ses prochains mais ne les fréquentant que très peu, ou mal ; Mimi, enfin, son ex-femme, remariée à un jeune beau, tirant sur la corde et enchaînant les mensonges…

Après La clé de verre et l’impression d’impasse qu’il donnait, l’écrivain a cherché à se renouveler mais… C’est un roman policier plutôt léger qui clôt son œuvre romanesque. Un policier se déroulant dans le beau monde… Presque paradoxal de la part d’un auteur dont Chandler disait qu’il avait sorti le meurtre des “palais vénitiens” pour le mettre dans la rue. Comme un boomerang.

Le style d’Hammett privilégie toujours l’action, décrivant les personnages par leurs actes plutôt que par leurs pensées, Nick Charles lui-même évitant de trop livrer ses cogitations. Il privilégie toujours l’action pour un roman qui, de ce fait, entre autre, reste à la surface, un roman qui nécessitait peut-être un autre traitement. Ce n’est plus du roman noir mais du roman policier de salon, brillant mais un peu vain…

D’autres romanciers s’engouffreront par la suite dans la brèche ouverte par Hammett et dont il s’est bizarrement extirpé.

Hammett tentera de nouveau de commettre des romans ou des nouvelles mais en vain. Nick Charles, dernier enquêteur qu’il a imaginé, dernier rejeton de papier, deviendra le personnage récurrent d’une série de films dont l’auteur contribuera à écrire les scénarii, un rejeton rentable…

Parallèlement à son activité d’écrivain, il s’engagera ensuite dans le militantisme communiste et pro-Etats-Unis, entre ses descentes aux enfers du fait de son alcoolisme…

Dashiell Hammett reste l’un des pères du roman noir, un romancier qui aura ouvert la voie à Chandler, Thompson, Goodis ou Malet, entre autres, qui approfondiront le sillon qu’il a tracé. Il restera également comme l’auteur de deux romans marquants : Moisson rouge et Le faucon maltais.

David Goodis, James Vanning, perte de mémoire

En 1947, année faste pour le romancier, paraît un deuxième roman de David Goodis, Nightfall, son quatrième. Il paraît un mois après le précédent, La garce. Il débarque en France en 1950 dans la série blême sous le titre, somme toute fidèle, de La nuit tombe. Une nouvelle traduction intégrale est publiée en 2009 par Rivages, sous la plume de Christophe Mercier, reprenant le titre original comme cela arrive de plus en plus souvent quand il ne peut être traduit sans perdre un de ses sens.

James Vanning est illustrateur. Il a une commande à finir, dans la chaleur de l’été New Yorkais. Une commande à finir, qui l’accapare, mais qui ne parvient pas complètement à lui faire Nightfall (Payot & Rivages, 1947)oublier les images qui le hantent. Des lieux, des couleurs, sans qu’il soit sûr que tout cela soit réel. Parmi ces souvenirs, ses cauchemars, un objet est plus inquiétant que les autres, un objet et sa couleur. Couleur que nous associons si souvent aux romans de Goodis et consorts.

… un grand nombre de ces couleurs étaient peut-être d’autres couleurs -, mais il y avait une couleur à propos de laquelle il n’existait aucun doute, c’était le noir. Parce que le noir était la couleur du pistolet, un noir mat, un noir absolu, et à travers la flaque des autres couleurs mêlées en un tourbillon de folie, le pistolet noir lui arriva entre les mains et il le tint pendant un temps impossible à mesurer, puis il pointa le pistolet noir sur la détente et il tua un homme.

En sortant prendre l’air, Vanning croise d’abord un homme, Fraser, qui lui demande du feu, avec lequel il échange des propos sur le mariage, puis il rencontre une femme dans un bar, Martha, et finalement se fait embarquer par trois hommes… trois hommes qui pourraient lui permettre de retrouver la mémoire. De savoir s’il imagine ou s’il a bien vécu ce qu’il revoit sans cesse.

Vanning a le profil de l’homme lambda, ancien combattant, ancien ingénieur devenu illustrateur par goût. Un homme qui n’aspire qu’à une vie rangée, avec femme et enfants. Seulement, les images qui le hantent et un épisode de sa vie, si extraordinaire, si inimaginable, l’empêchent de vivre tout cela. Il doit rechercher dans sa mémoire, savoir, démêler le vrai du faux…

Fraser, l’homme croisé par hasard dans la rue, peut l’y aider sans que Vanning s’en doute. Fraser est un flic collé à ses basques. Un flic dont le point de vue alterne avec celui de Vanning.

Pour retrouver la mémoire, Vanning est résigné à ce qui l’attend, la violence, l’impossibilité d’avoir confiance en qui que ce soit.

A-t-il réellement tué un homme ? Faisait-il réellement parti de la bande de malfrats qui le poursuit ? A-t-il participé à un braquage ?

Il faudra les coups, les conversations, les menaces, la peur, pour que la vérité fasse surface, petit à petit…

Ce quatrième roman de Goodis est, comme les deux premiers, un roman particulièrement prenant. Un roman qui passe de la violence à l’introspection, qui est avant tout cela d’ailleurs, une introspection. Un roman dont le personnage central, Vanning est comme les précédents, ceux de Retour à la vie ou de Cauchemar, un homme ordinaire confronté à certaines réalités de son époque… Un roman qui reprend cette série de personnages masculins centraux, après l’intermède de La garce et sa figure féminine peu recommandable. Un roman d’où les femmes restent à la périphérie, pour la première fois.

Les souvenirs vont revenir à Vanning et l’atmosphère n’en sera pas pour autant allégée… le fardeau à porter semble bien lourd et la violence l’unique porte de sortie. Goodis nous emmène encore, nous captive avec une histoire où la société semble étrangère à la vie des personnages, leur isolement ressemblant à une impasse. Où la frontière entre le rêve et la réalité paraît poreuse…

Le roman suivant de Goodis, La police est accusée, ne sort que trois ans plus tard, après la fin de l’intermède hollywoodien pas vraiment couronné de succès.

David Goodis première et une certaine vision de l’american way of life

En 1938, le premier roman de David Goodis est publié, il s’intitule Retreat from Oblivion. Il faudra attendre que la renommée et la réputation de l’auteur fassent leur effet, que son succès donne envie aux éditeurs, en l’occurrence les éditions Clancier-Guénaud, de fouiller un peu, pour qu’il soit traduit par Isabelle Reinharez en 1985 et devienne chez nous, Retour à la vie.

Herbert Hervey est publiciste. Il gagne bien sa vie, ce qui convient à sa femme, Jean, elle aime sortir, bien s’habiller, et ils Retour à la vie (Clancier-Guénaud, 1938)ont adopté un mode de vie fait de légèreté, d’alcool… Seulement, rien ne va dans leur couple, elle le trompe, sans qu’il s’en offusque, elle le quitte pour mieux revenir. Leur vie est liée à un autre couple, Paul et Wilda, qui vit comme eux… Et se déchire comme eux.

Nous sommes dans les années 30, la vie à New York se veut superficielle, en tout cas chez une certaine classe. Elle ne l’est pas pour tous. Hervey croise le chemin de Dorothy, une ouvrière qui doit subvenir elle-même à tous ses besoins puisque son mari est parti combattre en Espagne, engagé dans la guerre civile du côté des républicains. Dorothy est une militante de gauche, ce qui est compliqué aux Etats-Unis, une femme seule qui veut s’assumer. Une femme seule, séduisante. Tout cela attire Herb. Mais elle est mariée. Et il ne veut pas être celui qui sèmera la zizanie dans le couple. D’un autre côté, il y a Mlle Guillen, Helen, une secrétaire du bureau où travaille Hervey, une secrétaire prête à engager une liaison avec lui. Sans attache, elle possède cette liberté qu’Hervey recherche…

Evoluant entre ces trois femmes, Herbert est parfois perdu. Il sait quels sont ses sentiments, vers laquelle il voudrait aller mais la morale a la vie dure, elle pèse même sur ceux qui se veulent légers. Dans le même temps, Paul, Wilda et Jean font face à des dilemmes identiques. Une génération qui, ne sachant quoi faire, s’ennuyant, s’invente des aventures où les sentiments ont difficilement leur place… Certains vont les vivre pleinement, sans réussir à y trouver une quelconque satisfaction.

C’était l’histoire des gens dans les villes, les fermes, les collines et sur les champs de bataille. Ils étaient bons, ils étaient méchants, de nouveau ils étaient bons, et avant même de s’en rendre compte ils étaient déjà morts et peu importait ce qu’ils avaient été ou ce qu’ils avaient accompli. Ils avaient bien pu vivre toute leur vie sans dire un seul mensonge, ou avoir vécu vingt-trois ans et puis disparaître au cours d’un massacre ou avoir assassiné cinq femmes et avoir fini sur la chaise électrique. Mais ça n’avait pas d’importance une fois que le cœur avait cessé de battre. C’était terminé cette comédie et quelqu’un d’autre recommençait tout au début, ailleurs.

Des gens perdus qui se croisent, s’évitent ou s’attirent. Des gens subissant, vivant au jour le jour, faisant avec le temps qui leur est donné… puisqu’ils ne peuvent s’en affranchir.

Certains jours arrivent tout juste à passer clopin-clopant. Ils semblent même s’arrêter et souffler un instant, et puis poursuivre leur chemin, allant à l’aveuglette d’un air maussade pour enfin disparaître. Certains jours passent comme l’éclair. Certains mois passent comme l’éclair. Il n’y a pas de changement d’allure. Chaque jour file au poteau et se trouve réduit à l’état de souvenir, et chaque jour est rapide, trop rapide.

Contrairement à ses personnages, David Goodis n’oublie pas les événements qui secouent le monde. Il inscrit son intrigue dans l’époque et ses soubresauts, la guerre d’Espagne, celle opposant la Chine au Japon, et le militantisme de gauche dont la place est si ambigüe dans son pays. Il n’oublie pas son époque et y plonge ces personnages si détachés… vivant dans un oubli dont il leur faudra revenir.

Il ne s’agissait que de plonger et de remonter à la surface, de replonger et de remonter encore. Sauf que des fois on remontait mais on ne remontait pas assez haut pour réussir à replonger. Et puis des fois on ne remontait pas du tout.

C’est dans un style fluide, d’une grande qualité, élégant, que Goodis écrit. Un écrivain de son temps qui, sans grand discours, sans digression explicitant son propos, nous donne à voir une jeunesse désenchantée, perdue et égoïste.

Un roman qui annonce de belle manière une œuvre qui vaut le détour, une œuvre en prise avec ses contemporains, laissant peu de place à la concession. Une œuvre à redécouvrir.

Huit ans plus tard, le temps d’une guerre et de quelques pulps ou autres pièces radiophoniques, paraît le deuxième roman de Goodis, Cauchemar (Dark Passage), qui lancera définitivement son auteur.