John Harvey, Frank Elder dernière

En 2014 du côté de Nottingham, en 2015 par chez nous, nous avions vu arriver sur les étagères des librairies ce qui était annoncé comme le dernier roman de John Harvey, Ténèbres, ténèbres. C’est ce que le romancier avait confirmé ensuite. Il concluait alors sa série sur Charlie Resnick et annonçait qu’il allait voguer vers d’autres horizons littéraires.
Pourtant, en 2018 est paru un quatrième opus d’une autre série, celle consacrée à Frank Elder. Quatrième opus de ce que j’avais cru être une trilogie, les trois romans, De Chair et de sang, De Cendres et d’os et D’Ombre et de lumière,consacrés à ce flic à la retraite ayant été publiés à la suite, le fait qu’il s’en soit éloigné m’avait fait penser qu’il n’y reviendrait pas. Le titre de ce nouvel épisode, de l’autre côté de la Manche, est Body and Soul. Il vient d’arriver aux devantures des meilleures dealers de bouquins du pays sous le titre de Le Corps et l’âme, après être passé sous la plume traductrice de Fabienne Duvigneaux. On ne change pas les bonnes habitudes avec un titre qui fleure bon le jazz si prisé par Resnick, moins par Elder, et le standard des années 30 que les amateurs connaissent sans doute à travers les versions qu’en ont donné Ella Fitzgerald ou Billie Holiday.

Dans sa Cornouailles d’adoption, Frank Elder accueille Katherine, sa fille. Ses visites ne sont pas si fréquentes pour qu’il ne savoure pas ce moment. Même si il ne peut s’empêcher de redouter la raison qui l’a poussé à venir chez lui pour quelques jours. En effet, des bandages à ses poignées ne le rassurent pas. Son caractère étant ce qu’il est, il ne peut s’empêcher de demander ce qu’il s’est passé… Il ne réussit pas à tirer les vers du nez de Katherine et elle repart pour Londres plus tôt que prévu.
Après une petite enquête, il réussit à comprendre qu’elle a vécu une liaison avec un peintre ayant une certaine renommée et que ça ne s’est pas bien fini.
Nous apprenons en parallèle comment la rencontre a eu lieu, Katherine devenue modèle pour des cours de dessins, repérée par Anthony Winter, sollicitée pour poser pour lui, des nus plus dérangeant. Après avoir refusé, elle finit par accepter.
Tentant de vivre sa vie habituelle, entre balades et concerts dans des pubs donnés par une bande dont il s’est rapproché de la chanteuse, entre soirée avec Vicki, la chanteuse justement, ou Cordon, flic du coin. Mais Elder ne peut pas ne pas se mêler de ce qui le chamboule et l’état de sa fille ne le rassure pas, tombée dans la surconsommation d’alcool puis la scarification, il voudrait se raisonner mais c’est plus fort que lui.
Réussissant à assister au vernissage de la dernière exposition de l’artiste, découvrant les tableaux qu’il a peint de sa fille, il ne peut se contenir et lui envoie son poing dans la figure tant qu’il le peut avant d’être lui-même molesté par le service de sécurité de l’exposition.

Nous sommes de retour dans la vie d’Elder et l’univers de Harvey. Cordon, le flic du coin, nous est familier, croisé dans Le Deuil et l’oubli puis Lignes de fuite. Comme toujours Elder ne supporte pas l’inaction et il s’emporte facilement, les nerfs à fleur de peau, plus sanguin que Resnick. Quand, à travers les tableaux de Winter, il revoit le calvaire subi par sa fille sept ans auparavant, toutes les souffrances qu’il n’a jamais réellement surmontées affleurent de nouveau. Pour elle aussi.
Quand le peintre est retrouvé mort dans son atelier, l’histoire prend une autre tournure. L’enquête gravitant autour de sa fille le mobilise. Avant qu’une autre ne tombe, éprouvante, concernant une évasion et pour laquelle il est sollicité, Elder continuant de temps à autre à prêter main forte à ses anciens collègues. Comme Resnick.
L’univers d’Harvey est là, donnant toute sa place à l’enquête menée par Alex Hadley, une enquêtrice à la tête d’une équipe de la criminelle. Il laisse également toute sa place à son personnage récurrent difficilement maître de ses émotions, abîmé, faisant encore une fois des allers et retours entre la Cornouailles et Londres ou Nottingham.

Ce livre est une madeleine de Proust, nous rappelant ce que nous avons lu du romancier, cette œuvre qui nous a tellement émus, captivés. Dont nous attendions chaque nouveau bouquin avec une certaine impatience et que nous savourions en attendant le suivant.
Cette une madeleine savoureuse, avec tous les ingrédients que nous aimions et toujours cette empathie, cet intérêt pour les sentiments dans un monde âpre, sans douceur autre que celles que l’on apprend à découvrir soi-même. Avec une pointe d’art, la peinture qui a déjà occupée le premier plan d’autres fictions que sa plume a concoctées.
Elder reste un cousin de Resnick moins maître de ses émotions, moins convaincu de l’intérêt d’essayer d’être policier dans le monde que nous connaissons.

Je ne sais pas ce que nous pouvons souhaiter pour la suite. Harvey reviendra-t-il nous distiller l’un de ses romans que nous aimons tant ou en a-t-il fini avec son œuvre romanesque, ces romans noirs que nous aimons ? Le temps d’un livre, il nous a en tout cas redonné ce plaisir que nous avions à le lire, rappelé quel auteur il est, si pétri d’humanité.
En a-t-il fini avec Cordon, un autre de ses personnages attachants, ou avec Grayson et Walker ? Je ne suis plus sûr. Les adieux vont-ils se poursuivre ?

John Harvey, Charlie Resnick dernière

En 2014, deux ans après son précédent roman, Lignes de fuite, et six ans après la dernière apparition de Charlie Resnick dans Cold in hand, paraît Darkness, Darkness. C’est la douzième et dernière enquête du policier de Nottingham, comme nous l’annonce son auteur en postface. Le roman est traduit l’année suivante par Karine Lalechère sous le titre Ténèbres, ténèbres.

 

Il neige sur le cortège qui accompagne Peter Waites à sa dernière demeure. Charlie Resnick est du nombre, lui qui a rencontré le défunt lors des grèves de 1984, chacun d’un côté, le mineur et le flic. Ils ont sympathisé, se sont voué une certaine estime et Resnick est naturellement présent pour ses funérailles. Il se souvient de leur première conversation lors de ces événements qui ont marqué tout un pays et qui planent encore au dessus des anciens comme le souligne la présence du syndicat des mineurs au grand mécontentement des enfants du disparu. La plaie est présente et Resnick ne sait pas qu’elle va se rouvrir un peu plus dans les jours qui vont suivre.

L’ancien inspecteur principal est désormais à la retraite mais il n’a pas pu raccrocher complètement et il fréquente encore les commissariats dans le cadre de la réserve citoyenne. Il mène des interrogatoires, classe des papiers, met des dossiers en ordre et continue de côtoyer ses anciens collègues. Il faut dire qu’il n’a plus que ça, redevenu célibataire par la force des choses et n’ayant plus qu’un seul chat des quatre qu’il avait encore six ans plus tôt. Six ans se sont en effet écoulés depuis la tragédie qui l’a frappé et qui le hante encore, qui nous a bouleversés et qui hante encore cette maison où il continue malgré tout à vivre.

Lors de travaux destinés à raser définitivement les dernières maisons d’un village de mineurs, Bledwell Vale, un corps est retrouvé, enterré sous une extension. Il s’agit de celui de Jenny Hardwick, disparue en 1984, épouse d’un mineur non-gréviste et militante engagée du côté des grévistes. Une figure, jusqu’à sa mystérieuse disparition quelques jours avant Noël. L’autopsie confirme ce qui était évident, elle a été assassinée.

 

Une enquête est ouverte mais l’affaire semble périlleuse et elle est confiée à Catherine Njoroge, ses supérieurs redoutant de la prendre en charge eux-mêmes. On lui refile la patate chaude en lui conseillant de ne pas faire de zèle. Pour former son équipe, elle décide de faire appel à un policier qu’elle a croisé six ans plus tôt et qui était actif à l’époque du meurtre et dans le coin en question, Charlie Resnick.

Catherine et Charlie et leur équipe multiplient les déplacements entre Nottingham et le nord du comté, à la recherche des protagonistes de l’époque qui, depuis trente ans, ont vécu bien d’autres choses, sont partis ailleurs pour certains, ont disparu pour d’autres. L’enquête ne s’annonce pas simple.

La narration alterne entre Charlie et Catherine, entre le présent et le passé. Jenny Hardwick était une femme forte, pleine de convictions, passionnées. Les relations avec son mari n’étaient pas évidentes, chacun d’un côté, gréviste contre non-gréviste. Tout dans le mouvement l’attirait, l’engagement, monter sur l’estrade pour prendre la parole, et jusqu’à l’un de ceux envoyés là pour faire nombre dans les piquets de grève.

Les manifestants viennent de partout, comme les renforts de la police, les mêmes procédés d’un côté comme de l’autre mais avec un objectif différent, pour des motivations opposées.

 

Comme il l’a fait de plus en plus au fur et à mesure des opus de la série, John Harvey approfondit le portrait de la victime, une femme comme bien des fois. Il approfondit ses personnages féminins, Jenny et Catherine tout particulièrement. Charlie est comme auparavant un témoin, un observateur actif cherchant avant tout à comprendre ses contemporains, cette fois de manière plus évidente puisqu’il ne dirige pas l’enquête. Il erre le reste du temps, un peu désemparé, écoutant les morceaux de jazz qu’il aime, mangeant ses sandwiches si particuliers, mais on sent moins d’enthousiasme, moins d’implication. La vie l’a déserté, il n’est plus là que pour les autres, loin de cette communauté vers laquelle il se tournait quand il en avait besoin…

Catherine et Jenny sont deux femmes fortes mais en même temps sensibles et fragiles. C’est une nouvelle fois la condition féminine que le romancier met en avant. Le rôle des femmes pendant les grèves de 1984, une nouvelle étape dans leur long chemin vers l’égalité, celles d’aujourd’hui devant malgré tout composer encore avec un emploi et des responsabilité tout en étant toujours traitées en inférieures dans les relations privées. La violence guette toujours les femmes et Jenny et Catherine en font chacune l’amère expérience.

 

C’est une nouvelle fois un roman fort et sensible au style classique et précis que nous offre Harvey. Un roman où les victimes sont si nombreuses, jalonnant une intrigue qui hésite, avance puis revient en arrière, comme l’enquête qu’elle décrit. La vérité est si difficile à trouver, enfouie dans des strates de non-dits, d’oublis plus ou moins volontaires.

C’est un roman dont on tourne les pages avec plaisir, que l’on a du mal à refermer, tant il est emprunt de cette humanité dont Harvey à fait preuve depuis le début.

Resnick a été abîmé depuis Cœurs solitaires, il a souffert dans sa chair et son cœur, mais il continue à avancer même si ce monde n’est plus tout à fait le sien, même si sa vie n’a plus vraiment de sens, pas celui qu’il avait un temps imaginé, rêvé. Au détour d’un chapitre, on apprend la mort de Millington, son ancien second, et c’est comme si son ancienne équipe avait définitivement disparue.

On gardera en souvenir un policier touchant, émouvant, et tellement humain, l’un des plus marquants parmi tous ceux que nous avons croisés au détour des pages d’un polar. Avec l’envie de dire toute notre gratitude à son auteur, merci M. Harvey (et merci David Peace de lui avoir donné envie de parler après vous de ces événements marquants).

John Harvey, le retour de Charlie Resnick

En 2008, dix ans après sa dernière enquête, Charlie Resnick est de retour sous la plume de John Harvey. Il est de retour dans Cold in Hand qui nous arrive deux ans plus tard, traduit, pour cette fois, par Gérard de Chergé avec un titre inchangé. Un titre reprenant celui d’une chanson de Bessie Smith.

En ce 14 février, Lynn Kellogg est sur le chemin du retour. Un retour chez elle après une journée bien chargée, occupée notamment par une négociation avec un homme ayant pris en otage sa famille après avoir découvert l’infidélité de sa femme. Lynn est devenu négociatrice, entre autre, cold-in-hand-payot-rivages-2008depuis que nous l’avons quittée. Elle est également inspectrice principale, mais pour le moment, ce qui occupe ses pensées, c’est de rentrer chez elle et de pouvoir offrir le cadeau qu’elle a préparé pour la Saint Valentin, le DVD d’un concert de Thelonious Monk. Que pourrait-elle offrir d’autre que du jazz à celui qui partage sa vie, Charlie Resnick ? Alors qu’elle circule dans les rues envahies par les enfants sortant de l’école, elle répond à un appel concernant un affrontement entre deux bandes non loin de là où elle est… Une fois sur place, ne réussissant pas à attendre les secours, l’affrontement semblant s’envenimer, elle intervient et sépare deux filles qui se battent au milieu du cercle formé par les autres. Mais, alors qu’elle maîtrise celle qui est armée d’un couteau, elle reçoit une balle dans la poitrine et s’écroule tandis que la jeune fille qu’elle vient de désarmer en reçoit une dans le cou…

Heureusement, Lynn portait un gilet pare-balles, ce qui n’était pas le cas de l’autre victime…

C’est le début d’une intrigue qui mêle les enquêtes et voit s’entrecroiser Resnick et Kellogg. Ils partagent leurs vies, Lynn s’est installée dans la grande maison de Resnick, et leurs enquêtes ne sont jamais loin l’une de l’autre. D’autant que Resnick, qui opérait dans une nouvelle unité de répression des vols, se voit débauché pour enquêter sur le meurtre auquel s’est trouvé mêlée Lynn. Une enquête délicate puisque le père de Kelly Brent, la victime, est particulièrement vindicatif, reprochant notamment à Lynn de s’être servi de sa fille comme d’un bouclier… Dans le même temps, Lynn est préoccupés par une de ces anciennes enquêtes qui doit passer au tribunal. Elle a l’impression d’avoir mis en danger l’un des témoins, une roumaine employée dans un sauna proposant bien plus que des massages. Lorsqu’elle apprend que le procès est reporté du fait de la disparition de l’autre témoin important, Lynn se soucie de plus en plus d’Andreea et de Stuart Daines, un policier venu des douanes et mettant en place une opération destinée à démanteler un vaste réseau de trafic d’armes mais en qui elle n’a aucune confiance…

Resnick de son côté tente de mener l’enquête délicate dont il est chargé…

John Harvey entremêle les enquêtes et revient à son personnage récurrent en resserrant nettement la focale sur Lynn et Charlie, ceux qui avaient pris de plus en plus de poids au fur et à mesure. Lynn est devenue l’égale de Resnick et leur relation est empreinte d’une grande tendresse…

Après avoir chroniqué l’Angleterre de la fin du vingtième siècle au travers des enquêtes de Resnick, Harvey revient vers son inspecteur de la police de Nottingham pour chroniquer cet univers qu’il a créé. Il parcourt les précédents romans de la série au travers des souvenirs de Resnick ; les personnages disparus de la série, partis ailleurs, refont une apparition, juste de la figuration, parfois plus. Une chronique qui sombre dans une immense tristesse, cet univers subissant une violente secousse… Je ne sais pas si cette intrigue touche davantage les fidèles de la série mais elle aura été particulièrement émouvante, touchante, déprimante, pour l’habitué que je suis. J’ai été touché par le rebondissement intervenant au milieu du livre, l’arrivée de Karen Shields dans l’intrigue, celle-là même que nous avions déjà croisé dans le second opus de la trilogie ayant comme personnage central Frank Elder, De cendres et d’os. Ce n’est d’ailleurs pas le seul point commun avec ce roman, Resnick se rapprochant imperceptiblement de cet autre flic de Nottingham, comme si c’était à son tour de trinquer, d’en prendre plein la figure… et c’est un Resnick ébranlé que nous suivons puis que nous quittons… ébranlé mais toujours empreint de cette humanité qui le caractérise…

Harvey insuffle dans sa série un peu de ce qu’il avait apporté à son œuvre en s’en éloignant. Il y revient en impliquant beaucoup plus ses personnages dans les intrigues, en ne leur laissant pas la place de simple observateur. Une intrigue toujours teintée de blues et d’une cuisine élaborée, gourmande, sur fond de miaulements de chats… et d’un grand bouleversement. Une intrigue fouillant dans les doutes des uns et des autres, dans leurs certitudes pour mieux les bousculer, nous bousculer…

Avant de revenir une dernière fois à Resnick, Harvey va retrouver les deux policiers qu’il nous avait présenté dans Traquer les ombres en 2007, Grayson et Walker, avec Le deuil et l’oubli. Il y aura ensuite Lignes de fuite et, donc, l’ultime opus de la série Resnick, Ténèbres, ténèbres.

John Harvey, Grayson et Walker et le meurtre de Stephen Bryan

En 2007, un an après avoir refermé la trilogie Frank Elder, John Harvey publie un nouveau roman, Gone to Ground. Il y crée deux nouveaux personnages récurrents, Will Grayson et Helen Walker, flics à Cambridge. Leur première aventure est traduite un an plus tard en France, par Mathilde Martin, sous le beau titre de Traquer les ombres.

Après la scène d’ouverture d’un film, sous sa forme scénaristique, nous assistons au réveil de Will Grayson et de sa famille, sa femme et ses deux enfants en bas âge, dans le désordre. Une discussion sur la reprise de son boulot par Lorraine, son épouse, Traquer les ombres (Payot & Rivages, 2007)entraîne une dispute et Will part au travail. A son arrivée, Helen Walker, sa collègue, est déjà là. Ils sont alors appelés sur les lieux d’un homicide. Ils sont flics, pas tout à fait égaux hiérarchiquement, mais échangeant sur un quasi-pied d’égalité. Will est l’inspecteur principal de l’équipe…

Le crime a eu lieu dans une maison, le cadavre git dans la baignoire, défiguré, battu violemment. Certaines pièces ont été explorées sans ménagement, certains objets volés. La victime est Stephen Bryan, un universitaire, homosexuel, célibataire depuis qu’il a rompu avec Mark McKusik. Et Grayson et Walker vont suivre les pistes qui s’offrent à eux. Celle de l’amant éconduit qui aurait pu avoir une crise de jalousie, un désir de vengeance, du style violente ; celle de l’agression homophobe, loin d’être un phénomène isolé…

Alors que Helen et Will échangent et discutent sur les différents mobiles possibles, la sœur de la victime, Lesley Scarman, débarque. Celle que l’on croyait en Nouvelle-Zélande était en fait revenue depuis peu à Nottingham pour reprendre son poste de journaliste radiophonique. Elle ne croit pas à la piste privilégiée par les enquêteurs et se pose des questions sur la disparition du travail de son frère, le début d’un livre consacré à une actrice des années 50, Stella Leonard. Un livre qu’Howard Prince, riche promoteur immobilier et époux de la nièce de l’actrice ne voyait pas d’un bon œil… Lesley prend la suite de son frère et se rapproche de la famille, notamment de Natalie Prince, étoile montante et fille d’Howard…

Deux pistes sont explorées, puis la violence frappe les policiers.

C’est un roman riche qui s’attarde autant sur les enquêtes qui se multiplient, se recoupent, que sur la vie des uns et des autres, leurs pensées, leurs questionnements. La vie de famille de Will Grayson est savoureuse, tellement réelle, entre la volonté de permettre aux enfants de s’épanouir dans un environnement sain, calme, et celle de ne pas perdre pied pour les parents, avec les discussions que cela implique… et les répercussions sur la vie professionnelle, la difficulté à mener les deux de front. La vie d’Helen Walker est également bien décrite, celle d’une célibataire, ayant du mal à faire une croix sur une relation passée, luttant pour remonter une mauvaise pente. Il y a également Lesley s’intéressant de plus en plus au travail de son frère et se prenant au jeu de rencontrer ceux qui ont connu Stella Leonard…

Les extraits du scénario du fameux film lu en ouverture ponctuent régulièrement l’intrigue… finissant par lui donner un écho sépia.

C’est un roman que j’ai trouvé particulièrement réussi, prenant. Un roman qui allie avec subtilité les passages plus ou moins légers sur la vie des uns et des autres et les investigations entre Cambridge et Nottingham, Will Grayson croisant même à l’occasion une vieille connaissance en la personne de Lynn Kellogg.

C’est un roman qui sans avoir l’air d’y toucher évoque également la création artistique, dont la peinture une nouvelle fois, comme dans Couleur franche, ses difficultés et son ancrage dans la vie des uns des autres, ses origines dans le vécu… John Harvey n’hésitant pas nous faire un clin d’œil.

Paradoxalement, c’était le problème avec les artistes, se dit Lesley, les écrivains, les réalisateurs, les musiciens : ceux qui ne mouraient pas jeunes semblaient s’accrocher à la vie. La plupart continuaient à travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive. Que pouvaient-ils faire d’autre ? Certains paraissaient même bénéficier d’une seconde jeunesse, trouver une nouvelle voie, tandis que d’autres se répétaient à l’infini, ne sachant pas ou ne voulant pas voir qu’ils avaient perdu l’inspiration.

Je ne sais pas dans quelle catégorie Harvey se range mais s’il continue à écrire et à nous offrir des romans aussi savoureux, plaisants, prenants, il n’est pas nécessaire qu’il cherche une nouvelle voie… C’est un roman qui non seulement se lit avec plaisir mais qui suscite également un certain questionnement, qui donne à réfléchir…

L’année suivante, Resnick est de retour, dans Cold in hand, avant que Grayson et Walker ne reviennent dans Le deuil et l’oubli.

John Harvey à la conclusion de la trilogie Frank Elder

Le dernier volet des aventures de Frank Elder paraît en 2006 et s’intitule Darkness and light. Il deviendra D’ombre et de lumière en traversant la Manche et après la traduction de Jean-Paul Gratias, en 2008.

Frank Elder vit toujours en Cornouailles. La solitude lui convient. Il saute quand même sur l’opportunité que son ex-femme lui offre de revenir à Nottingham. Nottingham, la ville dont il s’est enfui, reste celle qui abrite sa fille, Katherine, peut-être la seule D'ombre et de lumières (Payot & Rivages, 2006)personne qui lui manque. Peut-être…

Joanne l’appelle pour lui demander s’il veut bien mener une recherche. Celle de Claire, la sœur disparue d’une de ses amies, Jennie. Elder mène l’enquête, une enquête mise de côté par la police, les personnes adultes ayant, après tout, le droit de disparaître. De partir refaire leur vie loin de ceux qu’ils connaissent. Alors qu’il fouille et piste, il découvre des aspects secrets de la vie de cette femme, veuve vivant seule. Mais, tandis qu’il déterre des vérités cachées, Claire est retrouvée là où elle n’était plus. Chez elle, dans son lit, sans vie… Et cette affaire, sa mise en scène, lui en rappelle une autre. Un échec survenu huit ans plus tôt alors qu’il arrivait à Nottingham. Une nouvelle fois, Elder collabore avec la police, avec son ancienne collègue, Maureen Prior.

Nous retrouvons le flic retraité avec plaisir, ses questionnements deviennent les nôtres.

Dans ce troisième opus, le champ se resserre sur la famille d’Elder et sur les quelques suspects qu’il avait déjà interrogés. Elder navigue des uns aux autres, se rapprochant pour mieux les connaître de l’entourage de ceux qui pourraient être impliqués dans les deux meurtres si semblables, se répondant comme en écho.

L’atmosphère s’installe, l’intrigue avance lentement, au gré des dialogues, des interrogations d’Elder et de Prior, son ancienne adjointe dont il se rapproche, cette adjointe qui a érigé des remparts autour de sa vie privée mais dont on sent la fragilité malgré tout.

Cette suite semble être isolée des deux précédentes aventures, certains personnages que l’on s’attendait à croiser ne sont pas là. Les deux enquêtes précédentes paraissent lointaines.

John Harvey s’est focalisé sur son personnage central, lui offrant une évolution plus importante. Le forçant presque à s’occuper de lui. Le forçant à regarder ses proches, à écouter ce qu’on lui en dit, alors que jusqu’ici, malgré les coups qu’il encaissait, il traversait les histoires en tentant de ne pas s’y impliquer plus que nécessaire.

John Harvey semble lorgner du côté de Charlie Resnik, croisé dans un bar par Elder, notamment au travers d’un de ceux avec qui il a collaboré plusieurs fois, Anil Khan, fraîchement débarqué dans l’équipe de Maureen Prior… Une nouvelle fois, ce sont plusieurs affaires qui vont être résolues. Une nouvelle fois, les intrigues s’imbriquent et John Harvey nous embarque à sa suite, nous poussant à tourner les pages. Il y a une certaine addiction dans la lecture de cette trilogie. Une addiction dont il nous faudra nous défaire… en revenant du côté de Charlie Resnik pourquoi pas, à la suite du romancier. Charlie Resnick dont il s’est d’ailleurs rapproché dans cet opus en nous offrant comme un écho de sa première apparition, Cœurs solitaires.

Avant de repartir, avec Cold in hand, du côté de Charlie Resnick, dont il ne s’est au final pas complètement démarqué avec Frank Elder, John Harvey se déplace jusqu’à Cambridge, à la suite de deux nouveaux personnages, Helen Walker et Will Grayson, pour Traquer les ombres.

John Harvey, Frank Elder sort de sa retraite

En 2004, John Harvey donne naissance à un nouveau héro récurrent, Frank Elder. Le premier roman dans lequel il apparaît s’intitule Flesh and blood. Il nous arrive en 2005, traduit par Jean-Paul Gratias, sous le titre de De chair et de sang.

Harvey n’y tourne pas le dos à ce qu’il a déjà écrit, Elder croisant même Charlie Resnik, nous en donnant des nouvelles, notamment sur sa relation avec Lynn Kellogg et ce choix professionnel qu’il s’apprêtait à faire. Harvey ne change pas radicalement d’univers mais de point de vue sur le monde qu’il décrivait jusque là.

Elder est un ancien flic. Un inspecteur ayant pris sa retraite dès qu’il le pouvait pour s’en aller loin de la ville où il vivait. Plusieurs raisons à son départ, la principale étant son divorce, sa femme, Joanne, vivant désormais avec l’amant qu’elle avait depuis des De chair et de sang (Payot & Rivages, 2004)années. Il voulait vivre loin du couple, s’éloignant ainsi à contrecœur de sa fille, dommage collatéral malheureusement inévitable. Elder est parti après son divorce, il a quitté la police, peu convaincu qu’elle ait encore besoin de ses services. Bien maigres services. Une affaire lui reste notamment en travers de la gorge, une affaire qu’il n’a pas su résoudre à l’époque, quelques quatorze ans plus tôt. La disparition d’une jeune fille, Susan Blacklock. Disparition attribuée à un duo de criminels mais le corps de la victime n’a jamais été retrouvé, contrairement à la promesse que Frank Elder avait fait à ses parents.

Exilé en Cornouailles, Elder vit en ermite et ressasse son impuissance. Il y accueille sa fille, Katherine, qui l’entend crier au milieu de son cauchemar récurrent, celui qui l’éveille si souvent… Sa fille repartie, une ancienne collègue, Maureen Prior, l’appelle pour l’informer de la libération de l’un des deux suspects dans la disparition de Susan Blacklock, Shane Donald. Elder fait des allers retours entre son nouveau lieu de vie et Nottingham, la ville où il vivait. Il fait des allers retours pour voir sa fille courir mais également pour rester informé de la libération de Donald. Il décide alors de repartir à la recherche de l’adolescente disparue. Elle avait l’âge qu’a maintenant sa fille, à peu de chose près. Et le livre est hanté par ces jeunes filles de quinze, seize ans, et leur vie. Leurs amours, leurs passions. Le théâtre pour Susan, l’athlétisme pour Katherine. Elder reprend le collier, croisant la mère de Susan, d’abord pour lui-même, puis officiellement quand Donald disparaît et qu’une autre adolescente ne donne plus signe de vie…

Le suspens est au rendez-vous, l’enquête, les enquêtes, touchent particulièrement Frank Elder. Il s’implique pour cette histoire qui l’amène à se poser des questions sur la vie des adolescentes de l’âge de sa fille. Ces adolescentes fréquentant parfois certains de leurs professeurs, plus libérées qu’il ne l’imagine, mais en même temps toujours fragiles. Il s’implique dans cette enquête qui en révèle d’autres. Plusieurs histoires qui s’entrecroisent, se répondent, cohabitent. Avec la violence inhérente à certaines d’entre elles… violence que subissent les adolescentes…

Sans en avoir l’air, John Harvey touche. Elder est un homme ordinaire, faisant au final bien son métier, mais un homme assailli par le doute, à l’instar d’un Charlie Resnick avant lui. Il doute, mais au contraire de cet ancien collègue emblématique, il souffre davantage, dans sa chair, dans son sang, sa vie privée prenant une place beaucoup plus importante. Il n’a pas le recul de Resnick, pas ce détachement qui était peut-être devenu un frein pour le romancier, pour donner plus de profondeur à sa personnalité. Cette humanité qui est l’une des particularités de l’écrivain s’applique ici en premier lieu à son personnage principal. Un personnage qui fait preuve d’empathie et pour lequel son créateur en montre également énormément. John Harvey touche, dans un style classique, une construction rigoureuse et Elder finira par être rattrapé par certaines de ses angoisses, malgré tous ses efforts. Cette faiblesse, cette sensibilité dont faisait déjà preuve son prédécesseur sont exacerbées chez lui, une souffrance que j’ai trouvée plus prégnante que pour Resnick. Une souffrance qui n’est pas vécue par procuration…

Un an après sa première aventure, une aventure particulièrement âpre, violente et destructrice pour Elder, l’ancien flic est de retour. De l’autre côté de la Manche, ça s’appelle Ash and Bone et, de ce côté-ci, De cendre et d’os, toujours traduit par Jean-Paul Gratias.

Nous commençons par suivre Maddy Birch, une ancienne collègue d’Elder, croisée dans le premier opus. Une collègue dont il ne se souvient pas uniquement pour des raisons professionnelles, un baiser poussé, sous un porche, au sortir d’une soirée arrosée continue de le poursuivre. Maddy Birch a été mutée à Londres et elle y participe à l’arrestation de James Grant, bandit notoire queDe cendre et d'os (Payot & Rivages, 2005) son chef, l’inspecteur divisionnaire Mallory, tue, devant ses yeux, après que le délinquant ait touché mortellement un jeune coéquipier. Grant avait-il encore une arme en main quand le flic a fait feu ? Birch n’en est pas sûre mais un revolver est trouvé près du cadavre. Une enquête est ouverte, comme il est habituel dans ces cas-là. Birch se confie à sa meilleure amie, Vanessa Taylor, une collègue rencontrée lors d’une formation et habitant à deux pas de son appartement.

Maddy Birch mène une vie sans relief, en l’absence d’une relation stable, d’une vie en dehors de son boulot, presqu’un double de Lynn Kellogg dans la série Resnick… En attente. Mallory et son adjoint la serrent de près au cours de la contre-enquête. Mais ils n’ont plus à le faire quand le corps de Maddy Birch est retrouvé, sans vie, dans un chemin en contrebas d’une rue.

L’enquête, confiée à Karen Shields et son équipe, ne progresse pas vite. Le renfort de Frank Elder est finalement accepté, lui qui faisait pression pour en être partie prenante. Il continue à vivre en ermite en Cornouailles mais s’installe à Londres le temps qu’il faudra. Ses relations avec sa fille sont plus difficiles après l’affaire qui a failli lui coûter la vie et qui a laissé des marques. Dans sa chair et dans son esprit. A l’instar de la fille de Skelton, le chef de Resnick, Katherine traîne avec des personnes pas forcément fréquentables, pas de celles qu’elle aurait côtoyées auparavant.

Une nouvelle fois, l’histoire effectue des allers retours, comme Elder, entre Londres et Nottingham. Entre son retour temporaire à sa profession et sa famille, brisée, en souffrance. Des deux côtés, une intrigue se déploie, une intrigue policière. Deux intrigues qui touchent Elder et qui touchent à sa profession. Après les adolescentes fragiles et en quête d’indépendance, se cherchant, cette fois, c’est la police et ses côtés inavouables, ses brebis galeuses qui sont mis en avant, rappelant en cela Derniers sacrements. A l’opposé d’hommes plus intègres exerçant également dans ses rangs, tel Charlie Resnik venant à l’occasion prêter mains forte, et tentant de contenir ces mauvais sujets…

Elder traverse les événements, arcbouté, encaissant sans chercher à s’épancher sur une épaule. Même si, comme dans le roman précédent, l’une d’entre elles se présente, l’accueille, le réconforte. Mais rien n’est sûr pour Frank, ses relations avec les femmes moins encore que les relations des humains entre eux.

Le suspens gagne en force au fur et à mesure des pages, nous prend. L’humanité du propos également, l’intime de la vie du personnage central…

Après ces deux opus, John Harvey n’en a pas fini avec Elder. Il va revenir dans D’ombre et de lumière.

John Harvey, Charlie Resnick s’efface

En 1998 paraît la dixième aventure de Charlie Resnick, Last Rites. Elle nous parvient six ans plus tard, traduite par Jean-Paul Gratias sous le titre de Derniers sacrements. Ce n’est plus un secret en France, il s’agit alors de la dernière enquête de l’inspecteur principal, puisqu’un peu plus tôt dans l’année, a été publiée la traduction du roman suivant de Harvey, Couleur franche… Resnick va donc se retirer, pour un temps au moins, ce qui nous est confirmé à la fin du livre avec une coda signé du romancier et remerciant tous ceux qui lui ont permis de donner vie à cette série, à cette équipe, au premier rang desquels apparaît Elmore Leonard… Mais il ne faut pas brûler les étapes, revenons à ces Derniers sacrements et une aventure plus rythmée qu’auparavant, s’engouffrant davantage dans une délinquance calibrée, que l’on rencontre sous bien des plumes.

Une femme regrette de n’avoir pas revu un homme depuis douze ans, nous allons bien vite comprendre de qui il s’agit. Resnick se réveille chez lui, au milieu de ses chats, Hannah et lui semblent s’éloigner irrémédiablement, reprendre leur vie de célibataire. En Derniers sacrements (Payot & Rivages, 1998)arrivant dans son équipe, il est informé d’une bagarre dans un bar entre ce qui pourrait ressembler à deux bandes rivales, une rixe à connotation raciale. Lorraine se lève chez elle, couvée par son mari Dexter, c’est le jour de l’enterrement de sa mère, qu’elle a veillée jusqu’à son dernier souffle. Cet enterrement soulève bien des sentiments, un mélange plein de contradiction qu’il faut supporter.

La bagarre va bien vite se révéler n’être que le point de départ de règlements de compte ayant à voir avec le trafic de drogue, deux bandes rivales régnant sur ce marché très lucratif. L’enterrement est l’occasion d’une sortie de prison pour Michael Preston, le frère de Lorraine, qui trouve là une opportunité pour s’évader malgré les deux matons qui lui collent aux basques et parce que la violence ne lui fait pas peur.

Les histoires sont multiples et se développent parallèlement, se télescopant à certains moments… Elles accaparent le temps de l’équipe de Resnick. Une équipe remaniée. Mark Divine a pris une retraite anticipée, Lynn Kellogg a été mutée dans l’opus précédent, Eau dormante, seuls restent Millington et Naylor. Mais leurs personnages ont perdu en épaisseur, quasiment relégués au rang de figurants, on ne les croise plus que sur leur lieu de travail, leur vie familiale n’est plus évoquée. Deux nouveaux sont venus renforcer l’équipe, en plus de Carl Vincent, arrivé depuis quelques temps déjà, il s’agit de Sharon Garnett et de Ben Fowles. Sharon dont nous avons suivi l’évolution et les mutations depuis Lumière froide grâce à son amitié avec Kellogg et ses collaborations occasionnelles avec Resnick et ses inspecteurs. Ben Fowles est le véritable petit nouveau mais nous ne saurons pas grand-chose de lui, en dehors du fait qu’il sévi dans un groupe rock et qu’il a des manières d’opérer à la limite de la légalité…

Les deux enquêtes sont menées en parallèle et vont voir une multitude de personnages secondaires passer. Il y aura Maureen, la belle-sœur de Lorraine, Finney, un flic des stups aux vies multiples, Sheena Snape, le dernier rejeton de la famille croisée dans Proie facile, tombée dans la dope, Raymond Cooke, au nom évoquant décidément un autre romancier anglais, celui d’Off Minor, gérant du magasin de son oncle et receleur et trafiquant à l’occasion. Mais le personnage qui gagne en poids et en intérêt au fur et à mesure des investigations et de la narration, c’est Lorraine, la sœur de l’évadé, en proie à une incapacité à affronter bien des aspects de notre société et de ses obligations sociales, une de ces victimes silencieuses que Harvey s’attache à mettre en avant… l’une des singularités de son univers, ce qui participe de son humanisme. Car ce sont bien, toujours, les petits, les sans-grades, que Resnick et Harvey persistent à défendre…

Mais, l’impasse que l’on ressentait dans l’opus précédent se fait plus évidente. L’équipe de Resnick est devenue secondaire, les personnages que la série persiste à faire évoluer se résumant à Resnick et Kellogg… ceux qui nous ont d’ailleurs toujours été les plus proches car plus intimes.

C’est un épisode avec de l’action, de la violence, de celle que l’on rencontre, comme je l’ai déjà dit, dans nombre de polars actuels, et la petite musique d’Harvey paraît y être mise en sourdine à certains moments… L’impression d’une certaine lassitude de la part de l’auteur, d’un besoin de se renouveler qui va se confirmer avec les romans suivants, abandonnant Resnick et explorant d’autres univers, pas si éloignés mais sous un angle différent.

Derniers sacrements reste un roman de qualité, un roman incontestablement signé Harvey, mais en refermant le livre on a surtout hâte de voir vers quoi l’auteur a décidé d’aller, vers quoi il a voulu évoluer, les nouveaux terrains qu’il a voulu explorer… Ça commence, trois ans plus tard, dans Couleur franche, avec un enquêteur amateur déjà croisé chez Resnick…

John Harvey, Charlie Resnick, des femmes et des tableaux qui disparaissent

En 1997, paraît Outre-manche le neuvième opus de la série ayant pour personnage central l’inspecteur principal Charlie Resnick. Il s’intitule Still Water et nous parvient cinq ans plus tard, traduit par Jean-Paul Gratias, sous le titre d’Eau dormante. Respectant le rythme de la série, il est publié un an après Proie facile, épisode qui avait vu l’équipe de Resnick une nouvelle fois ébranlée par la violence qu’elle tente d’enrayer.

L’affaire a commencé un soir où Resnick espérait assister au concert de Milt Jackson. Il était assis dans la salle au moment où le musicien s’apprêtait à jouer ses premières notes quand son bipeur a sonné, retardant de quelques secondes l’entrée en matière du jazzman mais obligeant le policier à renoncer à ce plaisir. Une femme inconnue venait d’être repêchée dans un canal de Nottingham. La victime n’ayant pu être identifiée, l’affaire se vit vite mise en attente…

Quelques mois plus tard, Resnick se souvient de cette affaire alors qu’il partage de plus en plus son existence entre sa maison et celle d’Hannah, l’enseignante rencontrée dans l’opus précédent. Ils partagent de plus en plus de choses, à commencer par les dîners Eau dormante (Payot & Rivages, 1997)avec des amis et nous retrouvons le couple alors qu’il reçoit une collègue d’Hannah et son mari, un dentiste. Les Peterson pourraient être de bonne compagnie si le mari, Alex, n’accaparait pas la parole et n’avait pas besoin de démontrer qu’il maîtrise un grand nombre de sujets d’une manière n’appelant pas la discussion. Il paraît tenter en permanence de dominer son épouse, Jane, dans tous les domaines, acceptant difficilement la contradiction… Mais Resnick reste en retrait, ses préoccupations vont d’avantage vers son équipe dont il sent qu’elle vit une mauvaise passe, mauvaise passe qui pourrait la voir voler en éclat.

Mark Divine est en arrêt depuis l’affaire racontée dans Proie facile. Il est arrêté et fait des siennes, provoquant des esclandres partout où il passe, dans tous les bars où il s’alcoolise, sortant à l’occasion un cutter quand il n’utilise pas les choppes qu’il a sous la main pour agresser les clients. Resnick tente de l’épauler mais ça n’est pas simple. Lynn Kellog, quant à elle, a réussi le concours d’inspecteur et elle veut être mutée… L’équipe est dans une phase difficile et Resnick se demande s’il n’aurait pas mieux fait de postuler pour diriger la nouvelle unité qui se monte, celle qui aura pour attribution les crimes majeurs…

Les interrogations sont légions et pourtant, il faut continuer à assurer ce pour quoi ils sont là.

Alors que le cadavre d’une autre femme est repêché dans une autre agglomération, un personnage fait son retour dans l’univers de John Harvey. Un autre personnage d’origine polonaise mais qui a choisi d’agir de l’autre côté de la loi. Il s’agit de Grabianski, le cambrioleur croisé dans Les étrangers dans la maison. Un cambrioleur érudit dont la spécialité est surtout l’art, le vol d’œuvres d’art. Et justement, deux tableaux d’un impressionniste anglais viennent de disparaître de chez leur propriétaire alors que Grabianski avait récemment été aperçu fouinant dans les parages…

Resnick dirige de front les différentes enquêtes, confiant celle sur les tableaux au nouveau venu de l’équipe, Carl Vincent, et collaborant pour l’occasion avec Scotland Yard. Il collabore également avec la toute nouvelle équipe chargée des crimes majeurs sur la première affaire confiée à celle-ci. Cette première affaire est la série de meurtres de femmes retrouvées dans des canaux ou des rivières, Resnick est concernée plus particulièrement par le dernier d’entre eux, celui de Jane Peterson, retrouvée morte une semaine après avoir disparu du domicile conjugal… Pour l’occasion, Resnick collabore avec Helen Siddons, croisée dans Lumière froide, l’inspectrice en charge de la toute nouvelle unité, et se voit attribué comme collaborateurs de cette unité deux familiers, Lynn Kellog, fraîchement mutée, et Anil Kahn, croisé dans Proie facile.

Les deux affaires alternent, celle concernant Jane Peterson et celle concernant le vol de tableaux et un trafic beaucoup plus lucratif d’œuvres d’art que Scotland veut démanteler. Les deux affaires alternent tandis que Resnick vit entre sa maison et celle d’Hannah…

Pour la première fois de manière aussi évidente, de mon point de vue, le roman est centré sur la victime, Jane Peterson. Une femme que l’on apprend à connaître et dont les zones d’ombre sont difficiles à éclaircir mais Resnick s’y emploie, plongé plus que jamais dans l’investigation. La vie des membres de l’équipe n’est pas détaillée, à peine effleurée. Laissée en plan. Lynn s’entend toujours aussi bien avec Sharon Garnett, l’inspectrice adjointe croisée régulièrement depuis Lumière froide. Resnick laisse avancer sa relation avec Hannah. C’est tout ce que nous apprenons des uns et des autres… Au fur et à mesure que l’on perçoit mieux Jane, les interrogations se multiplient et notamment celle sur cette femme restée avec un homme qui ne semblait pas lui convenir, qui la maltraitait, une enseignante restée avec un homme qui la rabaissait, comme un écho à un autre roman, postérieur à celui-ci, français, celui d’Eric Reinhardt, L’amour et les forêts, lui-même lointain écho d’une certaine Madame Bovary… Au fur et à mesure que l’on perçoit mieux Jane et son entourage, les suspicions se précisent et permettent à cette intrigue singulière de gagner en suspens, la conclusion restant indécises jusqu’aux toutes dernières pages…

C’est un roman singulier qui, pour un temps, a laissé l’équipe de Resnick presque en surplace, en retrait… Laissant de côté ce qui fait le sel de la série, ce qui en fait le moteur et son originalité, mais conservant malgré tout de l’attrait… Comme si John Harvey cherchait ailleurs, comme si ses personnages récurrents n’étaient plus son centre d’intérêt et, il est vrai, qu’il fouille particulièrement les personnages apparaissant dans ce roman et dans ce roman seulement, il maîtrise leur description qui nous les rend proches, familiers, en quelques lignes. C’est une évolution importante dans sa narration, dans la construction de son intrigue, donnant l’impression qu’il tente de s’échapper de la série, de s’en démarquer…

L’année suivante paraît malgré tout le dixième volume des enquêtes de Resnick et son équipe, Derniers sacrements.

John Harvey, Charlie Resnick entre romance et violence

L’aventure annuelle de Charlie Resnick en 1996 s’intitule Easy Meat. Jean-Paul Gratias la traduit cinq ans plus tard sous le titre de Proie facile. Après Preuve vivante, le quotidien habituel reprend le dessus à Nottingham.

Norma Snape se remémore la dernière phrase qu’elle a dite à son fils, Nicky, 14 ans, avant qu’il ne parte à l’école ce jour-là. Une école qu’il ne fréquente plus que très occasionnellement et où sa prof d’anglais, Hannah Campbell, est toute surprise de le croiser… Le cours à peine fini et après l’avoir quelque peu perturbé, Nicky disparait avec le portefeuille d’Hannah qui décide de porter Proie facile (Payot & Rivages, 1996)plainte. Dans le même temps, Lynn Kellogg est à la recherche d’un ado, Martin Hodgson, ayant fugué du foyer où il a été placé.

Nicky est le troisième enfant d’une famille monoparentale dont les deux autres rejetons, Shane et Sheena, donnent également du fil à retordre à leur mère. Une famille que Resnick a déjà croisée.

Nicky poursuit sa journée, à la recherche d’argent pour s’acheter une nouvelle paire de chaussures. Après avoir négocié les cartes de crédit de son enseignante et grâce à l’argent volé à sa mère, il peut satisfaire son envie. Il croise ensuite Martin, ils partent en virée… au retour, sur le chemin vers sa maison, Nicky est attiré par une maison, toutes lumières éteintes et il s’y introduit. Seulement les propriétaires sont là et la rencontre est violente, barre de fer contre jeunesse. Au matin, Resnick est informé de l’affaire. Elle est rondement menée et Nicky est embarqué rapidement, enfermé dans un centre pour mineur. On l’y retrouve, quelques jours plus tard, pendu…

Nous suivons en parallèle, comme d’habitude, l’enquête et la vie des différents membres de l’équipe de Charlie Resnick… Une équipe qui, après avoir mené l’enquête qui a conduit à l’arrestation de Nicky Snape, doit collaborer à celle sur sa mort puis à la mort d’un policier… Une enquête qui mobilise différents services de la police de Nottingham. Une enquête qui ébranle quelques peu les policiers que nous connaissons, eux qui n’en ont pas forcément besoin.

Lynn Kellogg se débat toujours, aux prises avec les séquelles psychologiques de Lumière froide et les questionnements qu’elles entraînent, notamment sur sa relation avec Resnick… Pendant ce temps, Resnick s’éprend d’Hannah Campbell et apprend de nouveau à vivre une relation suivie, ce qu’il n’avait pas vécu depuis Rachel Chaplin dans Cœurs solitaires, le premier opus de la série. Cette relation semble raviver son intérêt pour la gente féminine, et l’intérêt que celle-ci lui porte, d’Hannah à Lynn en passant par la fille d’un collègue. Une relation qui ravive ses intérêts et ses doutes.

Dans le même temps, les affaires se succèdent, reliées les unes aux autres, des agressions sexuelles sur des hommes…

Dans l’équipe, outre la romance de Resnick et les doutes de Lynn, Naylor et sa femme essaient d’avoir un deuxième enfant et Divine continue à tenir des propos plus que déplacés, les agressions qui semblent homophobes lui en donnant de nouvelles occasions. Deux nouveaux venus collaborent, Khan et Carl Vincent, un indien et un noir, ajoutant richesse et professionnalisme à l’équipe…

Et, comme un fil rouge, la famille de Norma Snape est au centre de l’intrigue, le lien entre les affaires, de Nicky, cambrioleur violent au suicide énigmatique, à Sheena, laissant tomber son boulot pour fréquenter une bande de filles infréquentable, en passant par Shane, l’aîné, pris entre ses paris sur les courses de chevaux et ses amitiés plutôt extrémistes…

C’est un épisode riche, pour les personnages récurrents comme pour ceux qui ne font que passer. Un épisode riche, passant de la délinquance et de la violence, lot quotidien des forces de l’ordre, aux interrogations sur les relations dans les couples. Riche pour nous, lecteurs, nous poussant à vivre tout cela à la fois. Et cette violence qui entraîne la violence. Ces êtres qui auraient besoin d’être protégés et que l’on livre aux prédateurs. Ce mal subit qui pousse à le faire subir à d’autres… et qui, une nouvelle fois, n’épargne pas l’équipe de Resnick.

Malgré la multiplicité des intrigues, ce roman est d’une grande unité, chaque nouveau rebondissement influençant les pensées de chacun.

Harvey est décidément un chroniqueur d’une grande finesse, le chroniqueur d’une Angleterre de la fin du deuxième millénaire si proche de nous. Un romancier particulièrement humain, ne jugeant pas ses personnages et nous offrant avec Charlie Resnick un homme d’une grande profondeur, un personnage marquant du monde du polar…

Le roman suivant paraît un an plus tard, respectant ainsi le rythme de la série, et s’intitule Eau dormante.

John Harvey, Charlie Resnick parmi les auteurs de polar

Toujours avec la même régularité, l’aventure annuelle, la septième, de Resnick s’intitule en 1995 Living Proof. Toujours dans le même délai, elle nous parvient cinq ans plus tard, traduite par Jean-Paul Gratias sous le titre Preuve vivante.

Un homme court au milieu de la rue, complètement nu à l’exception d’une chaussette. Il court, comme en fuite, presque par automatisme. Tombe, se relève. Un dimanche, au petit matin. Lorsque Resnick en est informé, l’homme a été hospitalisé, sa vie Preuve vivante (Payot & Rivages, 1995)n’est pas en danger, malgré les plaies qu’il a sur le corps, a priori dues à des coups de couteaux. Une affaire qui pourrait n’être que fait divers, mais pour la police de Nottingham, elle a une autre importance, puisque ça n’est pas le premier homme à être trouvé dans cet état. Pour que l’opinion ne s’emballe pas, il faut que le ou les coupables de ses agressions sur des clients de prostituées soient arrêtés.

Dans le même temps, Charlie Resnick est convoqué par son supérieur, le commissaire Skelton, pour une mission particulière. Le festival du roman policier de la ville qui va débuter a besoin de l’aide de la police. En effet, des lettres de menace ont été envoyées à Cathy Jordan, l’auteure à succès, la principale invitée. Resnick approche un milieu qu’il ne connaît pas…

Alors que les enquêtes se déroulent, prenant de l’ampleur, connaissant quelques rebondissements, la vie de l’équipe de l’inspecteur Resnick, à la police criminelle, poursuit son chemin. Millington apparaît davantage comme le second de l’inspecteur. Divine, Naylor et Kellogg, sont sur le terrain. Contrairement au premier drame qui avait frappé l’équipe dans Off Minor, celui qui a pris place dans le précédent, Lumière froide, continue de peser sur ses différents membres. Et plus particulièrement sur Kellogg et Resnick. Cette intrigue secondaire prend de l’importance au fur et à mesure que les questions se font plus prégnantes… à travers les rendez-vous chez la psychiatre, les remarques d’une amie perdue de vue et retrouvée. Le malaise grandit, un malaise dû principalement aux non-dits.

Mais le boulot accapare, un meurtre et des agressions à répétitions prennent le dessus.

Harvey poursuit sa description d’un groupe de personnes, enrichit les relations de l’équipe que nous suivons depuis quelques temps maintenant. Il continue de recentrer les questionnements sur Resnick, son inspecteur principal, si adroit à comprendre les ressorts des motivations humaines quand il ne s’agit pas de lui. Si incapable d’accepter ce qui le concerne, si emprunt d’incertitudes…

Le romancier s’amuse aussi à confronter son univers romanesque à celui qu’il connaît, celui des auteurs de romans policiers. Qu’il ne dénigre pas. Il ne s’amuse pas, comme d’autres l’on fait avant lui, à insister sur les libertés que prennent les écrivains avec la réalité de terrain, celle de la vraie vie. Au contraire, on suit un Resnick curieux de découvrir cet univers. Intéressé par la lecture même des romans de celle qu’il doit protéger. Quelques invités apparaissent, dont Ian Rankin, l’écossais, le créateur de John Rebus… Harvey s’amuse principalement à opposer deux figures de la littérature policière, Cathy Jordan, la romancière états-unienne aux intrigues violentes, et Dorothy Birdwell, tenante d’une certaine tradition anglaise où le crime n’est là que pour permettre de titiller les cellules grises.

Les “preuves vivantes” se multiplient sous nos yeux, celles qui concernent Cathy Jordan, comme celles qui concernent la série en cours contre les clients de prostituées.

C’est à la fois riche et léger. Et Resnick prend, pour moi, résolument le rôle principal, les membres de son équipe confirmant qu’ils sont des personnages secondaires… Mais nous n’en avons pas fini avec eux…

L’année suivante, toujours au même rythme, donc, paraît Proie facile.