Dorothy B. Hughes, le docteur Densmore et Iris en Arizona

En 1963, seize ans après Un homme dans la brume et onze ans après son précédent roman, non traduit en français, The Davidian Report, la dernière fiction signée Dorothy B. Hughes est publiée. Son titre original en est The Expendable Man. Elle traverse rapidement l’Atlantique et est traduite par Raoul Holz dès l’année suivante sous le titre A jeter aux chiens.

Hugh Densmore est en route pour Phœnix. Faisant une halte à Indio, il redoute un moment d’être importuné et pris à partie par une bande de jeunes qu’il a croisée deux ou trois fois au cours de sa traversée de la ville. Ceux-ci repartis, il peut se restaurer en toute A jeter aux chiens (Gallimard, 1963)quiétude. Quand il reprend la route, il aperçoit une jeune fille faisant du stop en plein milieu de nul part. Il décide de la prendre même si cela ne l’enchante absolument pas.
I l apprend qu’elle se rend à Phœnix également mais lui propose seulement d’aller jusqu’à Blythe où il la déposera à la gare routière. Il a décidé de faire étape dans cette ville et ne veut pas s’embarrasser d’une fille qui lui paraît très jeune. Apprenant qu’elle n’a pas un sou en poche, il lui paie son billet pour Phœnix et lui laisse un peu d’argent pour qu’elle puisse manger.
Il l’aperçoit de nouveau, le lendemain, juste après le poste frontière suivant. De nouveau gagné pas la pitié, il la prend à bord et finit par l’amener jusqu’à sa destination finale. Il la dépose de nouveau à la gare routière d’où elle pourra facilement se rendre chez la tante qu’elle lui a dit venir voir.
Après une soirée en famille, pour célébrer le mariage de sa nièce, Densmore regagne son hôtel, non sans avoir hésité toute la soirée à engager la conversation avec Ellen Hamilton, une jeune femme particulièrement séduisante, fille d’un juge fédéral. Alors qu’il s’apprête à se coucher, quelques coups sont frappés à la porte et Iris, la jeune fille prise en stop, lui avoue sur le pas de la porte qu’elle est en fait venue rejoindre son petit ami mais qu’apprenant qu’il est marié, elle a décidé de renoncer à le mettre devant ses responsabilités. Elle veut avorter. Hugh refuse catégoriquement de procéder à cette intervention illégale.
Le lendemain, après le mariage, il apprend par la une des journaux qu’une jeune fille a été retrouvée morte dans la rivière. Comprenant qu’il s’agit d’Iris, il se confie à Ellen Hamilton, dont il s’est rapproché, après que la police soit venue le chercher pour l’interroger.
Un élément nous est dévoilé alors, insidieusement, qui change complètement notre point de vue sur l’histoire et nous fait comprendre la hantise de Densmore.

Une seule information, distillée comme en passant, fait basculer l’intrigue. Là où nous aurions pu lire l’histoire d’un homme accusé à tort, nous nous trouvons en présence de cette accusation possible pour des raisons radicalement différentes de ce que nous aurions pu imaginer jusque là.
En allant de Los Angeles à Phœnix, à la suite de Densmore, c’est d’un monde à l’autre que nous sommes passés. En franchissant la frontière de l’Arizona, le jeune interne d’un hôpital californien est arrivé dans un sud où les réminiscences d’un temps pas si ancien et pas vraiment révolu sont toujours prégnantes. Où les hommes n’ont pas la même valeur, où certains peuvent être sacrifiés sans remord, presque naturellement.
Dorothy Hughes, pour son ultime roman, affronte un sujet beaucoup plus social que ceux qu’elle a abordés jusqu’ici. Un thème qui est encore d’actualité de nos jours, qui fait encore la une des journaux et pour lesquels des hommes s’affrontent encore. Un sujet qui corrompt certains esprits et qui fait toujours des victimes.
L’intrigue est forte, racontée avec économie, sans fioriture. Et elle touche.

Décidément, l’œuvre de Dorothy B. Hughes est d’un intérêt indéniable. Quelques romans s’en détachent, comme Chute libre ou Un Homme dans la brume, mais l’ensemble garde une grande cohérence avec une volonté d’évoluer permanente qui ajoute encore à son intérêt. Elle a malheureusement abandonné la fiction après A jeter aux chiens pour se consacrer à sa famille puis à la critique ou la chronique d’un genre auquel elle a contribué. C’est cet aspect de son travail d’écrivain, l’étude du genre, qui lui vaudra plus tard la reconnaissance. Il serait juste de se souvenir également d’elle en tant que romancière.

James Sallis et le retour du Chauffeur

En 2012, Poisoned Press publie la suite des aventures du Chauffeur, celui de Drive, ça s’intitule Driven et c’est toujours écrit par James Sallis. Le roman paraît de ce côté-ci de la planète en 2013, traduit par Hubert Tézenas aux éditions Rivages.

Six ans ont passé depuis les événements précédents. Six ans d’une autre vie, aux côtés d’Elsa. Et cette vie est soudain anéantie. Deux hommes attaquent le Chauffeur et c’est Elsa qui meurt. Sans avoir le temps de s’attarder, il doit se Driven (Rivages, 2012)planquer pour ne pas subir le même sort, des hommes le poursuivent et quand ils tombent, d’autres apparaissent. Il n’a plus le choix, il doit comprendre.

Nous descendons de gens qui ont fui – et de gens qui se sont battu. Le tout est de savoir quand faire quoi.

Epaulé par Felix, l’ancien marine, conseillé par Manny, le scénariste, il reprend certaines habitudes. Se rendre invisible. Mais ça n’est pas si simple. Trouver l’outil qui lui convient, le seul qu’il maîtrise parfaitement. Ce sera une Fairlane. Elle n’a l’air de rien et c’est ce qu’il veut, il la prépare comme il veut dans un garage où il rencontre Billie, une étudiante en droit, aussi douée que lui pour la mécanique.

Il est temps de remonter la piste…

Et il arpente les rues de Phoenix et des environs, des endroits que nous avons l’impression de connaître après la lecture du Tueur se meurt, par exemple, surtout quand certains chapitres s’éloignent un moment du Chauffeur pour s’intéresser à un homme, Bill, vivant dans une maison de retraite. Une alternance qui en rappelle d’autres.

La familiarité ressentie alors n’est peut-être pas dans les lieux en eux-mêmes mais dans cet univers, cette atmosphère, que Sallis a su créer au fil de ses romans. Un univers qui cherche à capter le nôtre.

Les grandes idées, voilà ce qu’on nous apprend à l’école. Que ce sont les grandes idées qui font avancer l’humanité. En vieillissant, tu te rends compte qu’aucune nation n’a été formée, ni aucune guerre livrée au nom de grandes idées, tout ça n’arrive que parce que les gens ne veulent pas que les choses changent.

Comme pour la première aventure du Chauffeur, c’est un roman court qu’a commis James Sallis. Un roman court et rythmé de chapitres qui le sont tout autant.

Le Chauffeur, qui avait comme nom Paul West avec Elsa, devient Huit pour Billie. Et ce qui lui tombe dessus l’oblige à avancer. Après s’être posé la question de la grâce, cette fois, c’est celle du choix qui prédomine. Manny a son avis sur la question :

Libre-arbitre, mon cul. Ce en quoi on croit, les livres qu’on porte aux nues – même la musique qu’on écoute, putain -, tout ça est programmé, mon gars, marqué au fer de l’hérédité, de l’environnement, de ce à quoi on a été longtemps exposé. On s’imagine qu’on fait des choix. Mais la réalité, c’est que les choix nous rattrapent, se plantent sous notre nez et nous fusillent du regard.

Le Chauffeur n’a pas fait beaucoup de choix, il n’en fait toujours que très peu, volant juste sous les radars, se laissant porter par les courants d’air ascendants. Ou descendants. Et pour l’heure, ils sont surtout descendants. Aucune planque n’est sûre, la moindre voiture peut être en train de le filer, les lieux déserts ne le sont pas.

Et James Sallis ne nous laisse pas le temps de réfléchir, les chapitres s’enchainent, le style est toujours aussi prenant, si agréable qu’il pourrait peut-être nous raconter n’importe quelle histoire. Le Chauffeur ne se contente pas de subir mais même quand il ne subit pas se pose la question du choix.

Quelle est la part de choix dans ce que nous faisons dans la vie, dans ce que nous pensons, et celle de ce qui nous tombe simplement dessus ?

On aurait pu redouter cette suite. La question se posait de savoir ce qui la motivait, ce qui la justifiait. Mais le doute est bien vite effacé, oublié. Pour un moment de lecture savoureux, quelques instants trop brefs pour patienter jusqu’au prochain roman de James Sallis.

James Sallis, solitudes et disparitions

En 2011, paraît aux Etats-Unis The killer is dying de James Sallis. Il est publié quatre ans après le précédent, Salt River et nous arrive deux ans plus tard, l’année dernière, traduit par Christophe Mercier et Jeanne Guyon sous le titre, somme toute logique, Le tueur se meurt. Venant enrichir une bibliographie plus importante que celle que son éditeur cite, Sallis n’ayant pas été édité seulement chez Rivages mais également par Gallimard.

Le roman s’ouvre sur le réveil d’un personnage. Il lui faut un peu de temps pour savoir où il est, lui qui a dormi dans Le tueur se meurt (Rivages, 2011)tant d’endroits différents, qui a tant écumé. Il lui faut du temps pour se retrouver, savoir où il est et quand il est, une recherche du temps perdu au XXIème siècle. Chrétien est dans un motel bas de gamme à Phoenix, Arizona. Il guette un homme depuis quelques jours. Chrétien est sous contrat. Mais il est également vieillissant, sous cachets, et ses souvenirs affluent, occupant son esprit autant que ce contrat sur lequel il devrait fixer toute son attention.

Pendant si longtemps, le temps n’avait eu pour lui aucune signification, un jour était comme un autre, les années à peine plus qu’un chaos de saisons qui passent. Maintenant, le temps se solidifiait autour de lui.

Jimmie se réveille en pleine nuit. Pour ne pas perdre ces minutes d’éveil, il règle quelques factures. Jimmie est seul dans sa maison, sans son père ni sa mère, un enfant tentant de survivre grâce aux moyens qui lui sont offerts et qui lui permettent de donner le change, Internet et son commerce notamment.

Sayles est flic. Sa femme n’est pas au mieux mais il n’en parle pas, même pas avec son coéquipier, Graves. Il travaille, passe ses journées à enquêter, rentre chez lui pour prendre soin de cette épouse qui ne parvient plus à s’adapter au monde…

Trois solitudes à Phoenix, Arizona.

Trois solitudes naviguant entre rêve et réalité. Les songes des trois personnages les accompagnent, les troublent, nécessitent un réajustement permanent pour ne pas les éloigner de la réalité. Les songes les relient, proposant la réalité des autres parfois, comme une passerelle entre eux.

La Toile, celle sur laquelle nous naviguons, celle qui vous permet de lire cette chronique, est également un élément important. Pour le commerce de Jimmie et celui de Chrétien, pour les recherches de Sayles et de Graves. Un lien qui devrait exister également dans la réalité…

James Sallis nous décrit ses personnages, leur réalité, leurs pensées, dans un style ciselé, précis, fluide et simple. Il nous captive, nous tient, avec des petits riens, dans des vies finalement banales, même si les trois personnages sont en marge. Chacun à sa manière. En marge pour mieux souligner la réalité d’une société dans laquelle il est difficile de s’y retrouver. De s’intégrer. Une société qui crée ces solitudes. Et les souffrances qui vont avec.

… pour bien des gens, la souffrance est comme la faim, […] on en parle souvent, mais […] on la ressent rarement, si même on la ressent jamais.

James Sallis nous décrit ces personnages en marge en insistant sur leur humanité, leurs questionnements, en cherchant comment nous en sommes arrivés là. Faisant parler une blogueuse et glissant sous ces doigts quelques maximes ou sentences obsédant ses personnages.

Vous êtes coincés, prisonniers de votre langage, otages de votre obsession de comprendre.

Les théories mènent votre monde, et elles vont le détruire.

C’est un roman marquant, d’une grande qualité, dans lequel on retrouve les thèmes chers au romancier, ceux qui avaient notamment parcouru la série ayant Lew Griffin comme personnage prépondérant. Notre rapport au temps, notre rapport au monde…

La même année, un peu plus tard, James Sallis renoue avec son héro sans nom, le Chauffeur de Drive.

James Sallis avec Chauffeur, entre Phoenix et Los Angeles

En 2005, paraît Drive de James Sallis. Un roman fort, prenant. Un roman dans la lignée de ce que l’auteur nous avait proposé jusque là, un roman que l’on pourrait qualifier de magistral. Ou de chef d’œuvre si on se laissait aller. Un roman, en tout cas, à la hauteur de l’œuvre du romancier. Après la “série noire”, une autre collection prestigieuse s’empare d’un des romans de Sallis, “Rivages / Noir”, laissant à Isabelle Maillet le soin de la traduction.

C’est une histoire difficile à résumer. Difficile parce que non linéaire.

Tout commence dans un motel. Une scène, figée, nous est décrite. Trois cadavres et un personnage abîmé gisent. Tout Drive (Rivages, 2005)commence dans ce motel, sans réellement y commencer. Pour en arriver là, il aura fallu une succession d’événements que le roman égraine. Dans le désordre.

Il les égraine en chapitres courts, dans une prose concise, ciselée. Il les égraine et revient à la scène initiale quand nous en savons plus, quand nous pouvons la comprendre différemment. Intéressant pour le lecteur de lire les mêmes lignes et de les percevoir autrement, la force de la première lecture fait place à un besoin de comprendre…

Le personnage principal, simplement appelé le Chauffeur, est un enfant placé devenu adulte, parti conquérir son monde au volant d’un automobile. Car il est doué pour être derrière un volant, pour regarder sous un capot. Il est doué pour les cascades puis pour convoyer les voleurs, braqueurs.

Le passé du Chauffeur se mêle à son présent, venant l’éclairer, revenant à la charge, et nous ne savons pas à chaque fois quand nous sommes. Une des interrogations de prédilection de Sallis. Le temps n’étant qu’une illusion, il en joue pour nous offrir cette histoire marquante où le Chauffeur semble suivre son instinct, lui obéir sans réfléchir. Où le Chauffeur visite aussi les lieux de son passé, de la même manière qu’il le fait pour les faits.

Tout cela nous embarque, nous emmène dans une histoire prenante, dont nous ne perdons jamais le fil. Une histoire où il est question de grâce comme pour le roman précédent. Une histoire qui nous amène à douter… A percevoir les événements sous un angle différent. Même si la narration se fait à la troisième personne pour la première fois chez Sallis, l’empathie est toujours présente. Et l’existence apparaît ainsi que le Chauffeur la perçoit.

Il comprenait trop bien que la vie était par définition trouble, mouvement, agitation.

Une vie dans laquelle le choix se fait difficilement une place, une vie qu’il s’agit d’accepter.

On ne demande rien, en général, mais ça nous tombe dessus quand même. Après, ce qui compte, c’est ce qu’on en fait.

Comme je l’ai dit c’est un livre d’une grande qualité, prenant. Un livre que James Sallis ne peut renier tant il ne semble exister que parce que les précédents lui ont ouvert la voie.

Une nouvelle tendance se confirme, une tendance qui n’était pas explicite dans la série autour de Lew Griffin, cette notion de grâce et de paix intérieure qui paraît être le but de tous.

C’est un livre prenant qui nous amène jusqu’à une rencontre finale particulièrement réussie.

Avant de revenir vers son Chauffeur, Sallis a poursuivi sa trilogie sur John Turner et commit un one-shot.