En 2014, trois ans après le précédent, Rivière tremblante, Andrée A. Michaud voit son dixième roman prendre place sur les gondoles, Bondrée. C’est le deuxième à traverser l’Atlantique en étant publié par une maison d’édition française, en l’occurrence, Payot & Rivages, et la collection « Rivages / Noir ». C’est le dernier volet de sa trilogie états-unienne commencée avec Mirror Lake et poursuivie avec Lazy Bird.
La Bondrée porte ce nom en référence au mot anglais Boundary, la frontière. Une frontière invisible qui marque le territoire dans lequel s’est autrefois retiré Pierre Landry, fuyant la société et la guerre à laquelle il aurait pu participer en Europe. L’endroit en a attiré d’autres par la suite, poussant le marginal volontaire à s’enfoncer davantage dans les bois. Ce qui pourrait s’apparenter à une légende s’est forgé à sa mort à la suite de sa passion pour une femme parmi les nouveaux arrivants.
En cet été 1967, Lucy in the Sky with Diamonds est sur toutes les ondes, sur toutes les lèvres, tout comme A Whiter Shade of Pale. Ce sont les chansons que fredonnent Zaza Mulligan et Sissy Morgan, les deux adolescentes qui affolent l’endroit et les mâles qui y séjournent, comme elles, pour la période estivale. Elles arpentent le bord du lac, entre le camping et le chalet familial, de leurs longues jambes bronzées et dans leurs tenues légères. Andrée, une fille plus jeune, les observe, tentant de gagner leur amitié tout en continuant de vivre sa vie d’exploratrice du coin, entre forêt et plage.
Ce monde éphémère de parenthèse estivale vole en éclat quand Zaza Mulligan disparaît puis que son corps est retrouvé pris dans un piège à ours lui ayant amputé la jambe. L’enquête est confiée à la police du Maine en la personne de l’inspecteur Stan Michaud. Elle conclut à un accident, le piège rouillé ayant tué la malheureuse étant sûrement un vestige oublié du temps où Landry vivait là. Une fois la police partie, les pères organisent une battue dans les bois pour en faire disparaître tous les pièges oubliés. L’atmosphère qui s’était faite plus lourde retrouve fugitivement une certaine insouciance avant de devenir définitivement insoutenable.
Michaud et Cusak n’en ont pas fini avec ce microcosme bilingue, Larue leur servant d’interprète quand il s’agit d’interroger les francophones…
Andrée A. Michaud prend le temps de nous raconter son histoire. Elle en installe l’ambiance, celle de cette période que les familles passent ailleurs, un moment où les enfants peuvent aller de la plage à la maison sans réel souci, où ils peuvent s’aventurer dans la forêt pour découvrir, explorer… jusqu’à ce que…
Il y a un réel talent chez la romancière pour installer cet univers, décrire cette communauté et nous faire toucher du doigt les sentiments des uns et des autres dans ce temps particulier. Pour cela, elle passe du « je » de Andrée Duchamp, narratrice épisodique, à une narration omnisciente, issue de la même plume juste différée dans le temps, écrite bien des années plus tard par une Andrée devenue adulte. Les maris continuent de retourner à la ville la semaine pour travailler pendant que les femmes restent avec les enfants.
L’ambiance installée perdure, entre en collision avec la mort et évolue. Les parents ne peuvent plus être les mêmes, les enfants ne peuvent plus laisser s’épanouir leur légèreté. Malgré le soleil alternant avec les orages, l’intrigue s’assombrit et les caractères apparaissent sous un jour différent. Pourtant la vie continue et les préoccupations des uns et des autres persistent, Andrée notamment est dans cette période de découverte et c’est avec une nouvelle amie qu’elle traverse la tempête, Emma, la fille de Larue. Une découverte qui va au-delà de ce seul coin de verdure puisqu’elle fraie avec la vie et la mort et ce qu’elle suscite comme réaction chez les adultes, ce qu’elle provoque comme évolution chez les plus jeunes.
L’adolescence dans toute son ambiguïté, ses difficultés, nous est décrite de manière particulièrement sensible, délicate. Tout comme cette nature entre deux pays, deux langues.
A travers ce roman, Michaud paie une nouvelle fois son tribut au genre, affublant de patronymes explicites certains personnages secondaires, McBain ou Westlake, comme dans les opus précédents et particulièrement le premier, Mirror Lake, tout en donnant son propre nom au personnage principal. Aux personnages principaux, inspecteur ou narratrice et témoin privilégiée, marquée. C’est un roman noir assumé, qui emprunte les passages obligés du genre tout en leur donnant la saveur unique de ce roman.
Pour ce qui est de son lien avec la trilogie et comme pour Lazy Bird, on a l’impression qu’il se situe là ou s’achevait le précédent, au bord d’un lac qui pourrait être celui du premier opus. Que Landry pourrait être un avatar de Charlie the Wild Parker.
Il y a aussi cette question d’une culture qui traverse la frontière entre le Québec et les Etats-Unis, le Maine en l’occurrence. Cette question est cette fois celle d’une pré-adolescente se demandant comment elle pourrait maîtriser les deux, séjournant juste entre elles
Et l’eau, toujours l’eau, affectant les esprits, celle du lac ou celle venue du ciel dans un déferlement ou plus doucement.
Une très belle conclusion pour une trilogie marquante. Un roman qui vaut à son auteure, et pour la deuxième fois, après Le Ravissement, le prix du Gouverneur. Deuxième récompense pour cette trilogie avec le prix Ringuet pour Mirror Lake.
Le roman suivant d’Andrée A. Michaud, Routes secondaires, paraît quatre ans plus tard.