L’année dernière, en 2013, est paru, au Japon, un roman de Murakami. Il nous est parvenu il y a quelques semaines, au milieu de la publication pléthorique des romans de la rentrée. Une nouvelle fois, la dernière histoire du romancier nous parvient précédée d’un succès énorme dans son pays. Les précommandes et les commandes ont de nouveau été exceptionnelles… mais, pourtant, l’auteur semble parcourir son chemin sans s’en préoccuper. Sans être atteint. Comme d’autres, il y voit peut-être l’assurance d’une liberté de création. Il parcourt donc ces chemins qui nous sont familiers… Hélène Morita en est la traductrice et le roman s’intitule L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage.
Ce nouveau livre prend place après la trilogie 1Q84. Une succession pas évidente. Et, comme souvent chez Murakami, à une fiction totale, comme il les appelle lui-même, succède une œuvre plus modeste, ne serait-ce que par le nombre de pages. Une fiction plus modeste, au parfum familier…
Tsukuru Tazaki a connu quelques mois aux portes de la mort. Quelques mois où l’idée de la mort l’a hanté, au point de devenir une hypothèse envisageable, voire attirante. Quelques mois alors qu’il avait vingt ans et qu’il était étudiant. Une période d’errements qui fut déclenchée par un événement particulièrement traumatisant…
Il avait vingt ans, était en deuxième année à l’université technologique de Tokyo et faisait partie d’une bande de cinq, formée par des camarades de lycée. Il était le seul d’entre eux à avoir quitté Nagoya pour poursuivre ses études mais ils se retrouvaient dès que possible… Et puis, lors des congés d’été, alors qu’il était de retour, l’un d’entre eux lui a signifié, abruptement, sans explication, qu’ils ne voulaient plus le revoir. Le vide et la mort l’ont alors habité.
“Que ç’aurait été bien s’il était mort alors, pensait fréquemment Tsukuru Tazaki. Du coup, ce monde-ci n’existerait pas. C’était pour lui quelque chose de fascinant : que le monde d’ici n’ait plus d’existence, que ce qui était considéré comme la réalité n’en soit finalement plus. Qu’il n’ait plus d’existence dans ce monde, et que, pour la même raison, ce monde n’ait plus d’existence pour lui.”
Tsukuru raconte cette histoire vieille de seize ans à Sara, la femme qui depuis peu compte pour lui. Il raconte cette histoire vieille de seize ans pour la première fois. Cette histoire qui l’a profondément marqué, au point de le changer physiquement et mentalement… Cette histoire qui l’a empêché de s’attacher à qui que ce soit à une exception près.
Nous parcourons, dans un premier temps, les souvenirs de Tsukuru, devenu concepteur de gare, son rêve, puis nous le suivons ensuite dans sa recherche. Car Sara veut qu’il comprenne ce qu’il s’est passé, pourquoi il a été éjecté de la petite bande dont il faisait partie. Tsukuru part donc à la rencontre des autres membres du groupe… Il part à la rencontre de ceux qu’il n’a plus vu depuis ses vingt ans, comme pour savoir ce qu’ils sont devenus, ce qu’ils ont fait de cet avenir qu’ils portaient en eux.
Ces rencontres ne sont pas les années de pèlerinage de Tsukuru, celles du titre. Les années de pèlerinage dont il est question ont une toute autre origine. Il s’agit, comme souvent chez Murakami, d’un morceau de musique. Après Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil ou encore La ballade de l’impossible dont le titre original était une chanson des Beatles (Norwegian Wood), c’est cette fois Franz Liszt que Murakami cite. Il s’attarde plus précisément sur un morceau de Ses années de pèlerinage, à savoir Le mal du pays (en français dans le texte) et sur une interprétation du morceau, celle de Lazar Berman. Paradoxalement, alors qu’il citait parfois un grand nombre de morceaux, il ne parle que de la composition de l’autrichien et de l’interprétation du russe… Et se pose la question du talent, de ce qui fait qu’un livre, qu’un homme, qu’une œuvre, qu’une interprétation, marquent plus que d’autres.
“Le talent est sans doute quelque chose d’éphémère. Et certainement, peu d’hommes peuvent compter dessus jusqu’au bout. Pourtant, il permet parfois de donner naissance à des choses qui témoignent d’un magnifique bond spirituel. Qui transcendent l’individu, en tant que phénomène indépendant, universel.”
Pour en terminer avec le titre et sa signification, l’adjectif qui qualifie le personnage central a, bien sûr, une explication. Une explication qui constitue l’un des objets de la déprime du personnage, de son sentiment de vacuité. Les quatre autres membres de la petite bande de sa jeunesse avaient un prénom comprenant une couleur, ils en avaient hérités un surnom, il y avait Rouge et Bleu, les deux autres garçons, et Blanche et Noire, les filles. Les personnes que croise ensuite Tsukuru semblent toutes obéir à cette logique, une logique qui les colorie, leur donne une teinte, quand lui doit se contenter de son absence de couleur…
“Le talent est comme un récipient. Tu auras beau faire tous les efforts du monde, sa taille ne changera jamais. Et tu ne pourras pas y faire entrer plus d’eau que la quantité qu’il peut contenir.”
Nous sommes bien chez Murakami, où des détails insignifiant, juste des observations en passant, deviennent des pivots centraux de l’intrigue. Où certaines choses s’expliquent par ces détail.
Pas de doute, nous sommes bien chez Murakami, pas de surprise… et pourtant, même sans être l’un de ses romans les plus marquants, les plus déstabilisants, L’incolore Tskuru Tazaki… nous charme, une nouvelle fois. Avec plus de légèreté. Avec ces petites musiques, ces refrains familiers, cette vision du monde qui nous paraît en être un autre sans que l’auteur, pour cette fois, n’invite le fantastique dans son intrigue…
Un roman plaisant, léger. Une bonne façon de patienter avant la prochaine fiction synthèse, totale, de l’auteur.