David Peace, Bill Shankly et le Liverpool Football Club

En 2013 outre-Manche, il y a quelques semaines de ce côté-ci du Channel, est paru le nouveau roman de David Peace, Red or Dead. Traduit par Jean-Paul Gratias, il est devenu pour nous, assez fidèlement, Rouge ou mort. Le roman prend racine à Liverpool, s’en échappe régulièrement et tourne autour du football… Sport déjà abordé par Peace dans 44 jours, il s’agissait alors de Brian Clough et son expérience malheureuse à Leeds. Cette fois, Bill Shankly est le centre de l’intrigue, Bill Shankly et son passage sur le banc du Liverpool Football Club. Un passage qui s’est prolongé pendant quatorze ans.

Après avoir marqué son univers romanesque du sceau de l’échec, celui d’hommes gravitant autour de l’affaire de l’éventreur du Yorkshire, celui des mineurs contre le gouvernement Thatcher, celui de Brian Clough donc, celui d’hommes au lendemain de la deuxième guerre mondiale dans un Japon à l’agonie, David Peace aborde une période particulièrement réussie de la vie d’un homme, Bill Shankly, manager ayant hissé son club sur le devant de la scène européenne.

Le roman est en deux parties, en deux mi-temps. La première consacrée aux années de Bill Shankly comme manager du club de Liverpool, la deuxième à l’après, la retraite.

Tout débute en décembre 1959 lorsque Shankly est approché par les dirigeants de Liverpool alors en deuxième division anglaise. Shankly hésite, consulte son épouse qui ne se voit pas Rouge ou mort (Rivages, 2013)changer d’endroit, qui ne se voit pas quitter Huddersfield, leurs filles y sont bien, leur vie y est bien établie. Mais Shankly ne peut refuser l’offre. Même s’il n’a plus rien gagné depuis 1947, Liverpool a été un grand club. Shankly ne peut refuser, pensant qu’il est fait pour cette équipe. Et il s’installe à Liverpool, il s’y installe avec sa famille et y installe sa façon de faire, ses idées. S’adaptant aux habitudes de l’équipe quand cela lui paraît intéressant, adoptant les habitudes quand elles vont dans le sens de ce qu’il veut faire de son équipe. Commençant par recruter les joueurs qu’ils jugent indispensables à la progression du club. Ian St John, Ron Yeats, vont notamment constituer des apports importants… Et Bill Shankly installe ses méthodes, un entrainement exigeant devenant une routine, une intense routine… Une exigence qu’il s’impose également. Les joueurs et les entraineurs sont au service d’un club et de ses supporters, ceux qui en venant les voir paient leur salaire.

Et les jours se succèdent, les matches s’enchaînent. David Peace égraine les matches à domicile, à l’extérieur, les scores, les buts marqués, les entraînements, les préparations d’avant-saison, les négociations avec les dirigeants pour le recrutement des joueurs. Il les égraine, insistant sur la répétition, cette routine qui s’installe, et dans laquelle Shankly s’installe, dans laquelle il installe son équipe. Peace commence par insister sur la préparation du terrain d’entraînement que Shankly et ses adjoints transforment, ramassant les pierres, les détritus, l’aplanissant… Recommençant encore et encore pendant que les joueurs s’entraînent. Et les jours s’enchaînent, les matches se succèdent, les préparations d’avant-saison reviennent. La routine encore et toujours. Une routine jamais lassante alors que rien ne semble changer. Une routine qui existe jusque dans la vie privée du manager, une vie privée réduite, famélique… Une routine poussée loin, à son paroxysme. Une routine qui semble finalement être la clé de la réussite, une routine dont il est difficile de sortir… Alors, l’équipe gagne, monte en première division, pas de secret, c’est une histoire vraie, pas de surprise. L’essentiel réside dans ce choix de narration si particulier, si propre à David Peace. Ce style simple, radical, ces répétitions systématiques. Et à travers ces répétitions systématiques, ce qui devient prenant, c’est tout ce qui sort de la routine, ce qui la change, ce qui change en dehors du club et qui finit par y entrer. Le prix des joueurs, en inflation, le comportement de certains, moins collectifs, plus individualistes, et l’énergie que Shankly met à maintenir la routine qu’il a mise en place… Et puis, il y a l’après carrière, la retraite et la difficulté à se situer, à changer…

David Peace reste intense tout au long du livre. Nous offrant, plutôt que la description des matches, réduits à leur portion congrue, les émotions d’un homme pris dans sa passion, d’une volonté impressionnante, et aux idées bien arrêtées. Un homme acceptant les évolutions parce qu’il ne peut rien y faire, dressant la table pour quatre puis pour deux. Les détails indiquent les changements. La litanie répétitive des joueurs nous informe sur l’équipe imaginée par Shankly, son évolution, une équipe accédant au devant de la scène nationale, puis internationale, puis vieillissante, puis renouvelée… Et rien n’est simple, construire, reconstruire, chaque jour est un éternel recommencement et Shankly s’accroche à sa routine. S’accroche pour ne pas perdre, pour ne pas retomber…

“… l’heure de la plus grande victoire est aussi l’heure du plus grand danger. Ces heures où les graines sont semées, ces jours où les graines sont plantées. Les graines de la suffisance, les graines de l’oisiveté. Arrosées de chansons, noyées de vin. Les graines de la défaite. Sous des déluges de louanges. Qui hypnotisaient les hommes, qui enivraient les hommes. Et qui aveuglaient les hommes. En leur crevant les yeux, en leur cousant les paupières. Des hommes finis, des hommes oubliés.

Comme un clin d’œil, Liverpool et Shankly croisent Brian Clough, d’abord comme recrue potentielle puis comme manager d’une équipe adverse, Derby County puis Leeds et cette fameuse période de 44 jours. Et sans clin d’œil, Peace évoque deux décennies qui rappellent quelques souvenirs à ceux qui suivaient le foot à l’époque, ou qui l’on suivi plus tard, l’arrivée de Keegan est un moment marquant, la victoire en coupe de l’UEFA… Mais je le répète, l’essentiel est finalement ailleurs, avec cette équipe dévouée à une ville, cette équipe privilégiant le collectif, cette équipe qui semble passer au travers d’une violence envahissant les stades… qui sera rattrapée par le phénomène des années plus tard et de la manière la plus marquante qui soit…

Shankly est devenu un symbole, il peut également en être un quant à l’œuvre de Peace, écossais, ancien mineur, passé par le Yorkshire et finalement manager d’une équipe de football… Un homme qui, malgré sa réussite, ne dépare pas dans la galerie des personnages de l’écrivain.

Un homme qui mène jusqu’au bout sa croisade, son dévouement à un club, à une ville, à ses supporters. En devenant un lui-même. Et cette période est aussi intéressante, car on sait ce qui se passe du côté des joueurs, leurs habitudes, leur travail, et cette fois on assiste en spectateur au résultat de ces entraînements. Aux succès qui continuent… A cette lutte perpétuelle contre le temps.

Et puis, il y a le tic-tac. Le tic-tac de l’horloge. Quoi que vous sachiez. Quelles que soient vos convictions. Quoi que vous fassiez. L’horloge fait tic-tac, toujours tic-tac. Elle vous enchaîne, elle vous poignarde, elle vous enterre. Dans le désert, dans l’immensité. Quoi que vous sachiez. Quelles que soient vos convictions. Quoi que vous fassiez. Il y a toujours, il y a le désert. Il y a toujours, il y a déjà l’immensité. Le désert et l’immensité de l’horloge. L’horloge qui fait tic-tac, toujours tic-tac.

On aurait pu redouter ce passage de Peace à une vision plus idyllique même s’il ne nous épargne pas la vision d’une société en crise, économique, morale… On pouvait d’autant plus le redouter que sa première incursion dans le sport national britannique n’avait pas donné un roman aussi convaincant que les précédents. Brian Clough et son échec, bref, ramassé, n’avait pas été aussi captivant que la tétralogie du Yorkshire ou même la description des grèves de 1984. Mais le style, la vision de Peace, se prête parfaitement à l’épopée de cet homme, l’épopée de Bill Shankly, loin d’être parfait, et que l’on se prend à mieux connaître, à aimer…

Nous n’en avons décidément pas fini avec cet écrivain remarquable.

Peace et deux tiers de trilogie japonaise

Après l’Angleterre de ses origines vue à travers un fait divers, à travers une grande grève puis le sport national, Peace est allé vers d’autres horizons. Vers ce pays qui fut le sien pendant une quinzaine d’années.

Pour se pencher sur le Japon, Peace, fidèle à lui-même, le scrute au travers de faits divers, d’événements authentiques. Il scrute le Japon pour mieux nous en faire découvrir une époque marquante, celle de l’après-guerre, de ce pays défait.

En 2007 paraît Tokyo année zéro, premier opus de ce qui est déjà annoncé comme une trilogie. Et Peace passe au tamis un autre endroit de son existence, de son histoire. Il remonte dans le temps et nous propose de débarquer dans le Tokyo année zéro (2007)Japon ravagé de l’après-guerre. Un Japon anéanti, vaincu. Un Japon qui tente de survivre avant de se relever… Un Japon rampant.

Mais tout détruit qu’il est, ce Japon, alors que l’Empereur s’apprête à annoncer la capitulation, reste un pays aux prises avec la noirceur des hommes, des âmes. Avec le crime.

Minami, inspecteur de police, va faire comme le Japon, il va s’accrocher. S’accrocher pour survivre. Et ce à quoi il va s’accrocher, c’est cette enquête, celle qui débute le jour du discours de l’Empereur. Cette enquête qui se révèle comme non résolue un an plus tard quand d’autres cadavres de femmes nues émergent, refont surface. Minami, pour ne pas sombrer dans le déshonneur, celui qu’apprennent à affronter ses congénères, celui qu’apprend à affronter une nation entière, Minami donc va aller loin, très loin, pour résoudre cette affaire. Il va parcourir un pays détruit, laminé. A la limite de l’insalubrité.

Pour nous présenter le pays qu’il avait adopté pendant une quinzaine d’années, Peace n’hésite pas à plonger, à remuer la fange, à nous en offrir une image nauséabonde. Il adopte pour ce faire certains codes d’une certaine culture que le pays du soleil levant a exporté, ceux du manga entre autre, avec des onomatopées, des sons qui se répètent, comme toujours chez lui. Les sons, les pensées, sont ressassés, répétés jusqu’à l’écœurement, jusqu’à l’overdose.

Nous sommes bien dans l’univers de Peace même si nous avons changé de continent, de culture, à l’orée d’une mondialisation qui s’en emparera également, de cette culture, de ces cultures. J’en ai parlé par ici.

Deux ans plus tard, Peace nous offre une nouvelle vision de son pays d’adoption. C’est Tokyo, ville occupée. Il convoque de nouveau la culture de cette nation pour nous exposer l’histoire d’un cambriolage qui s’est transformé en meurtre de masse. L’histoire d’un cambriolage qui a marqué l’opinion publique d’un pays encore chancelant mais à l’aube d’une Tokyo ville occupée (2009)renaissance.

Pour nous raconter ce cambriolage, Peace décide de faire de nous un écrivain et de nous faire approcher, toucher du doigt, les affres de la création, les difficultés qu’il y a à vouloir ressusciter des morts, à vouloir de nouveau faire vivre les protagonistes d’une telle histoire. Une histoire déjà racontée par d’autres évoqués à la fin de l’ouvrage, comme Romain Slocombe notamment. Pour construire son roman, il emprunte la structure de deux nouvelles d’Atugawa Ryunosuke dont Rashomon.

Ce sont douze témoignages que nous allons lire. Douze témoignages pour faire la lumière sur cette affaire. Douze témoignages de personnages réunis à la porte noire, réunis pour que l’écrivain puisse faire son œuvre. Douze témoignages pour douze chandelles, en cercle, qui vont s’éteindre au fur et à mesure et de l’obscurité naissante, envahissante, naitra peut-être la lumière.

Au travers de ces douze chandelles et de l’histoire qui les accompagnent, nous n’approchons pas seulement la réalité d’un fait divers mais également la réalité d’un pays… Les victimes, deux inspecteurs, une survivante, deux enquêteurs sur les armes biologiques japonaises, un journaliste, un exorciste, un homme d’affaire mafieux, un condamné, un meurtrier et celle qui reste pour pleurer, vont nous offrir leur vision de l’affaire, leur vision de leur vie pendant l’affaire, nous donnant ainsi à voir un tableau, une fresque et nous indiquant les différents angles sous lesquels nous pouvons l’appréhender. Le fait divers et ses conséquences.

C’est un David Peace jusqu’au-boutiste qui a écrit ce livre. Autant, sinon plus, qu’il l’avait déjà été dans ses œuvres précédentes. Rien n’est passé sous silence, rien ne nous est épargné, pas même les élucubrations, les fantasmes de l’écrivain au travail.

Un David Peace qui nous propose une vision noire du Japon, une vision qui bouscule et il faut nous accrocher, nous aussi, pour ne pas chanceler, ne pas tomber, k.o. au bout du compte.

Avant de clore cette trilogie, Peace est revenu vers son pays et le football.

Peace au coup par coup

Après sa tétralogie, David Peace a pris du temps pour continuer son exploration de l’Angleterre. L’Angleterre et le Yorkshire, ou le Yorkshire comme partie prenante de l’histoire du pays. Mais avant, il s’est un peu aéré.

Pour se reposer, aller voir ailleurs, il nous offre tout d’abord deux textes réunis dans un bouquin, M comme menace, l’un M comme menace (2001, 2003)écrit pendant sa tétralogie (2001), en marge, et l’autre commis juste après en être venu à bout (2003). Deux nouvelles qui nous offrent comme un peu d’air, un dépaysement. Nous ne sommes plus dans le Yorkshire, Peace nous donne un aperçu de son existence du moment. A sa manière. Pas de regard vers son pays, nous sommes cette fois au Japon. Le Japon, son pays d’adoption, à l’époque. Juste un coup d’œil, il en reparlera plus tard.

Les deux courtes nouvelles nous offrent tout le talent de l’auteur, ce talent à faire monter la peur, la terreur. Il écrit ces deux nouvelles comme deux récréations, presque plus légères. Plus courtes que les romans précédents, elles n’en atteignent pas l’ampleur mais donnent assurément un aperçu de son talent. Son talent à habiter des personnages notamment. J’ai évoqué ces deux textes ici.

Il retourne ensuite vers son pays, vers son passé.

Une année dans la vie de l’Angleterre. Une année pas prise au hasard… L’Année des années quatre-vingt, 1984. Celle des grandes grèves, des grands mouvements… Peace n’a pas intégré ce roman à la série précédente bien qu’il la suive chronologiquement. Cette fois, il n’est plus question de l’étrangleur du Yorkshire, on aborde un fait qui a marqué le pays. Un fait social. Peace continue de régler ses comptes avec sa jeunesse. Il revient sur un autre événement qui a GB 84 (2004)marqué son adolescence. Thatcher contre les ouvriers… Un pays en plein chamboulement et qui ne sera plus le même après cette année. Cassé.

De mars 1984 à mars 1985, Peace nous conte les événements à travers le destin de plusieurs personnages. Il nous offre encore un récit plein, prenant et déstabilisant. On le serait à moins avec ce qui secoue le comté et le reste du pays. Chaque chapitre est précédé d’un extrait de journal, un journal qui nous est livré comme ça, sans aération, en continu, brut.

Brut, comme le style de Peace, un style sans fioriture, direct. Mais un style qui finit, comme dans le Red Riding Quartet, par nous offrir une description de personnages particulièrement fouillée. Nous sommes une nouvelle fois dans leurs pensées, dans ces préoccupations qui parfois parasitent ce qu’ils vivent. Les chamboulements qui maltraitent l’Angleterre sont aussi vécus par chacun, vécus dans leur chair. GB 84 (2004) est particulièrement éprouvant, un roman noir, social, un roman qui nous offre de suivre l’intrigue de tous les points de vue, grévistes, politiques, casseurs de grève… Rien n’est laissé à l’écart et ça vous frappe, vous met k.o.

Avec ce roman, Peace confirme tout ce qu’il avait montré précédemment…

Pour continuer à nous décrire, à disséquer son Yorkshire natal, David Peace explore ensuite un nouveau pan de la culture populaire du coin. De ce qui peut marquer de manière indélébile une époque, le championnat anglais. Le championnat de foot.

Après le fait divers, les mouvements sociaux, nous voici au cœur du sport qui fait vibrer la nation tout au long de 44 jours (2006)l’année. Il se retourne vers une année, enfin, beaucoup moins qu’une année, quelques jours, quarante-quatre exactement, où le Yorkshire a vibré pour son équipe de Leeds, l’année qui a suivi sa victoire en championnat, celle qui a vu arriver Brian Clough pour la diriger.

Les personnages n’étaient déjà pas tous fictifs dans les romans précédents, cette fois, dans 44 jours (2006), aucun ne l’est. Et plutôt que de suivre tout un public, Peace décide de suivre un homme, un homme qui va tenter de se faire accepter dans ce coin où il ne fait visiblement pas si bon vivre. Où l’acclimatation n’est pas si simple. Et cet homme n’est pas n’importe lequel, considéré comme l’un des plus grands entraîneurs anglais, il suit pas à pas Brian Clough dans ce qui aura été l’un de ses plus cuisants échecs… Car la constante de Peace est bien de décortiquer, de s’attarder sur l’échec. Après les atermoiements d’une police dépassée par une série de meurtres, ceux d’une nation dépassée, détruite par les nouveaux rapports économiques, il nous montre la difficulté à bien mener un boulot qui pourrait demander du temps mais qui n’en laisse pas… Il faut être efficace tout de suite, pas le temps de s’installer. Le public ne fait pas de cadeau.

Brian Clough se rattrapera ensuite avec Nottingham Forest.

Après avoir sondé, autopsié, sa région, Peace a décidé de s’intéresser à ce pays où il a vécu une quinzaine d’années, le Japon. La trilogie est en cours, j’y reviendrai.

David Peace et son quartet

David Peace a fait une entrée fracassante, à la fin du siècle dernier, dans le petit monde du roman noir… Un petit monde qui ronronnait tranquillement, ou, en tout cas, est-ce l’impression qu’ont donné les sorties des quatre opus du Red Riding Quartet. Il a remué cet univers dans lequel chacun se sentait bien, il l’a remué comme personne n’avait dû le faire depuis Ellroy et sa montée en puissance dans les années 80.

David Peace est arrivé et a jeté à la face de tous ses angoisses et ses obsessions, il a fallu encaisser et se dire que nous avions là quelqu’un qui ne nous laisserait plus tranquille.

Peace arrive donc, en 1999, avec un roman au titre improbable, juste une année, mais une année qui représente beaucoup pour les habitants du Yorkshire, l’année où tout a commencé…

1974 est un roman à la première personne, un récit halluciné, habité. Un journaliste en devenir, Edward Dunford, un 1974 (1999)plumitif qui veut dépasser Jack Whitehead, le journaliste criminel de l’année, se lance sur l’affaire de l’étrangleur du Yorkshire. Il s’y lance à corps perdu, comme on se jette dans le vide. Et Dunford va s’enfoncer comme tout un comté s’enfonce à la suite des meurtres de fillettes qui s’additionnent. C’est un récit prenant, haletant, où l’on revit une époque.

Peace nous offre une peinture des personnes de ce temps-là au plus près, sans faire de cadeau, sans rien nous épargner. C’est une région avec ses qualités et ses défauts, avec une certaine culture, une certaine façon de vivre et Peace va nous l’asséner en long en large et en travers. Il colle à ses personnages, s’attachent à leurs pensées hallucinées, à ces obsessions que chacun ressasse comme des mantras. Et il nous les ressasse. Car Peace ne se contente pas de nous raconter une histoire déjà horrible par elle-même, il nous la raconte en y mettant les formes. Ses formes, son style.

Le style de Peace est tout sauf consensuel, tout sauf facile, il faut s’accrocher à ses répétitions, ses boucles de récit, ses allers et retours…

Il entre par la grande porte dans le roman noir et ne va pas se contenter d’y rester, la tétralogie n’est pas finie et il va encore nous embarquer. Plus loin.

Nous retrouvons le Yorkshire trois ans après. Cette fois, c’est 1977, l’année du jubilé d’argent, l’année du cauchemar qui continue pour toute une région.

Les mêmes personnages hantés viennent détruire le peu d’espoir qu’il pouvait nous rester. Les mêmes personnages reviennent pour affronter l’effroi qui a tenu éveillé une partie de l’Angleterre. Peace nous offre encore une tranche de1977 (2000) ce fait divers devenu fait de société, histoire du Yorkshire. Il nous fait suivre le parcours d’individus paumés, en déchéance, en même temps que la décadence s’accentue dans les environs de Leeds. Les points de vue se multiplient, ajoutant une descente à une autre…

Décidément Peace continue de nous bousculer. Il évolue, scande son histoire, l’entrecoupe d’extraits d’émission de radio. Son style, sa façon de raconter une histoire s’enrichit.

Nous n’en sommes qu’au deuxième, nous ne sommes qu’en 2000 et déjà Peace peut rendre accroc, il nous faut le suivant, même si on le redoute, on l’attend. Sans savoir jusqu’où il va aller, on veut le suivre… J’en ai parlé plus longuement ici.

On le redoute et il arrive. Le troisième opus, 1980, sort un an plus tard au Royaume d’Angleterre. Dans ce royaume où il y a décidément quelque chose de nauséabond…

Cette fois, ce ne sont plus des émissions radiophoniques qui viennent ponctuer l’intrigue sans que l’on puisse qualifier ça d’aération. Cette fois, ce sont les extraits d’un journal, écrit d’une traite, sans ponctuation, paragraphe, sans 1980 (2001)aération… Des mots jetés comme ça, à la suite, à la file.

L’affaire de l’étrangleur du Yorkshire avance si peu et gêne tellement aux entournures tout un tas de personnes que l’on finit par enquêter sur l’enquête. Mais comme avant, comme dans les opus précédents, cette enquête semble maudite. Pas de rédemption possible une fois qu’on y a mis un doigt…

Après Dunford, Fraser, Whitehead, c’est au tour de Peter Hunter de s’y coller. De se coller à la narration et de subir la malédiction, le mauvais sort qui s’acharne sur chacun. Il ne faisait pas bon vivre dans le Yorkshire des années 70 et 80, dans la corruption et les malversations, il ne faisait pas bon y vivre mais David Peace est un enfant de cette époque. Il en a subi le traumatisme et nous le transmet avec un style, une force, incroyables.

Il ne lui reste plus qu’à conclure, et nous ne savons si nous pourrons supporter le sevrage.

Quatre ans après la sortie du premier volume, la tétralogie atteint le bout du tunnel, sans s’extraire de la noirceur, sans en sortir. Mais vit-on ailleurs ?

1983 conclut le Red Riding Quartet, et cette conclusion confirme s’il en était besoin l’importance de la série et de son auteur. David Peace est entré en littérature, dans le roman noir, par la grande porte, s’installant d’emblée au côté des 1983 (2002)plus grands. Les comparaisons se sont multipliées, Peace en a revendiqué certaines comme Ellroy auquel son style peut faire penser… Mais, de mon point de vue, les comparaisons sont inutiles, Peace est Peace, un point c’est tout. Et il nous le rappelle avec ce dernier opus, nous bousculant encore, jouant avec nos tripes, notre folie. Allant encore plus loin.

Le roman est à la première, à la deuxième et à la troisième personne. Mais jamais l’on ne s’y perd, jamais on ne perd le fil, jamais on oublie que nous sombrons dans la folie. Qu’il n’y a pas de rédemption. Il boucle la boucle, suis encore des personnages hallucinés, observe le lent effondrement. J’en ai aussi parlé par .

C’est une série marquante, majeure, que Peace nous a offerte pour commencer mais il ne s’est pas arrêté là. Le Yorkshire et l’Angleterre ont subi de nouveau son regard acerbe… avant qu’il aille voir ailleurs.

David Peace dans mes rayonnages

Ellis m’était arrivé par la télévision (j’en reste persuadé), Peace, quant à lui, a débarqué dans mon univers, ma galaxie (ma maison, quoi !) par le biais d’un autre média… J’en suis sûr aussi. Un média dont les origines, les racines, sont bien plus anciennes, puisqu’il s’agit d’un périodique, un hebdomadaire qui se veut culturel et qui balaie large, Télérama. La télévision n’est pas bien loin. Pour survivre, les médias écrits ont adopté ce nouveau venu et l’ont intégré à leurs sujets de préoccupation, s’y consacrant même exclusivement pour certains d’entre eux…

Je me souviens de cet article consacré à la sortie du dernier opus de sa série, le Red Riding Quartet. Il était sûrement signé par Michel Abescat, l’homme qui nous gratifie désormais, concurrence et évolution médiatique galopante obligent, de la savoureuse émission en ligne, le Cercle Polar. L’un des derniers numéros, à l’heure où j’écris, est d’ailleurs consacré au bonhomme qui nous occupe pour le moment, monsieur David Peace.

Je me souviens donc avoir lu cet article. Je ne parcourais alors pas autant la Toile pour connaître des avis sur les dernières sorties et je ne voulais pas encore découvrir le roman noir que j’avais jusque là picoré au gré de mes envies et sans réelle organisation. J’aimais pourtant Ellroy et d’autres, Manchette ou Daeninckx… Mais le goût de m’y consacrer de manière presque exclusive ne m’était pas encore venu.

Le petit problème que je rencontre pour vous en parler, c’est que la mémoire  que j’ai de cet événement (et je vous assure qu’elle ne flanche pas, je me souviens très bien !) se heurte de nouveau à un autre souci de mémoire… numérique, celle-là. En ligne. Malgré l’existence d’archives sur le site de l’hebdomadaire, l’article en question n’est plus accessible, leurs archives ne remontent pas aussi loin. On nous vante l’accès à une mémoire extraordinaire, sans limite, et voilà qu’à la première petite recherche, on se cogne à ses limites ! Gardez votre bibliothèque ! Ne mettez pas tout dans les lecteurs numériques ou les mémoires en ligne !

Bref. Je me souviens de cet article et de l’achat qui a suivi, l’achat du premier opus de la série, 1974. Ce fut une révélation… J’ai enchaîné ensuite comme j’ai pu avec la fin de la série et les romans suivants du monsieur.

Je vais revenir sur l’ensemble de son œuvre dans pas si longtemps.

David Peace agrippé par la Toile

Je m’attaque aujourd’hui, de nouveau, à un monument. Un monument du roman noir, un de ces romanciers qui font avancer la littérature tout simplement… par delà tout carcan. Vous avez lu le titre, vous le savez, je vais évoquer David Peace. En commençant par sa présence sur notre vaste toile francophone et un peu (un tout petit peu) au-delà.

Un tel auteur ne peut être que présent, très présent, en ligne. Un tel auteur devenu culte, lu, lu et relu, disséqué par plus d’un… Mais un tel auteur reste un auteur récent, jeune, même pour notre réseau qui nous paraît parfois avancer plus vite que tout. Qui nous semble parfois défier le temps. Il faudra peut-être attendre encore un peu pour que Peace soit aussi présent qu’on pourrait s’y attendre. Il a une reconnaissance, un article à son nom dans Wikipédia, aussi bien en anglais qu’en français. Mais cette reconnaissance s’arrête là, les articles sont courts, fautes d’avoir pu accéder à des informations fouillées, fautes d’avoir été rédigés par des gens qui avaient le temps. Ils ne l’ont même pas pris pour s’attarder sur son œuvre. Mais je suis sûr que ça viendra, David Peace est un jeune auteur, un auteur récemment apparu, comme je le disais.

Pour en savoir un peu plus, il faut aller du côté de A l’ombre du polar, qui nous en parle plus longuement. Ça date de 2004 mais c’est déjà plus proche du bonhomme, je trouve. Pour nous en rapprocher un peu plus, il faut aller voir du côté des gens qui ont eu la chance, les veinards, d’approcher l’auteur et de lui poser quelques questions. Jean-Marc Laherrère fait partie de ceux-là et il nous le fait partager, sur son blog, et sur Bibliosurf. D’autres entretiens sont disséminés çà et là sur la Toile, façon puzzle, on finit par avoir une vision plus nette du monsieur et de ses intentions, de sa vision de l’écriture. Il y a notamment Libé et 20 minutes. Avec Libé, les questions ne sont pas toujours très pointues, elles permettent de remettre l’auteur dans son contexte.

Enfin, pour en finir avec ce tour de la Toile, deux sites nous offrent une approche de l’écrivain particulièrement intéressante. Sur Mollat.com, Olivier et Karine signent une présentation de l’œuvre claire et rapide. Ils font le tour de ce qu’on peut dire sur l’auteur… Mais l’article incontournable, le plus fouillé et peut-être le mieux écrit est l’œuvre de Stéphanie Benson, sur Europolar. A travers sa lecture de GB 84, elle nous propose une analyse de son style qui vaut le détour. A lire absolument.

Je reviendrai très bientôt sur ma rencontre avec les bouquins du monsieur et sur cette œuvre, justement, qu’il nous offre depuis quelques années déjà.