Dorothy B. Hughes, Dixon Steele et la brume de Los Angeles

Le onzième roman de Dorothy B. Hughes paraît en 1947, l’année suivant les deux précédents. L’un traduit, Et tournent les chevaux de bois, l’autre pas encore, Kiss for a Killer. Ce onzième roman s’intitule In a Lonely Place et il est d’abord traduit pas Jean Sendy sous le titre Tuer ma solitude pour la collection “Mystères” des Presses de la Cité en 1951. Il connaît un nouveau titre, Un Homme dans la brume, et une nouvelle traduction en 2019 par Simon Baril pour la collection “Rivages/Noir”. C’est sûrement le plus connu des romans de l’auteure.

Un homme se tient sur un promontoire, regardant le brouillard se lever, se laissant emporter ailleurs comme quand il volait de nuit pendant cette guerre qui vient de s’achever. Le difficile retour à la vie civile lui pèse. Il était quelqu’un quand il pilotait son Un Homme dans la brume (Payot & Rivages, 1947)zinc. Maintenant, il est dans la cité des anges et la nuit tombe. Alors qu’il se laisse aller dans ce coin qu’il ne connaissait pas, un bus passe et répend sa nuisance sonore. Une femme en descend. Il décide de la suivre. Dans ces rues sombres, à peine éclairées par quelques lampadaires, la femme avance. Un peu plus loin, un autre bus s’arrête et comme, après avoir joué à faire peur à celle qu’il suit, il n’a aucune raison de continuer sa filature, il monte dedans, sans savoir où il va.
Descendu un peu plus loin, il entre dans un café. Tandis qu’il sirote sa boisson, une conversation lui rappelle un nom, Brub, celui d’un de ses proches amis pendant la guerre, en Angleterre. Celui-ci est revenu en Californie, il cherche son numéro dans l’annuaire, l’appel et tous deux constatent qu’il n’est qu’à quelques rues des Nicolai… Brub l’accueille avec plaisir, lui présente sa femme. Sylvia a le regard perçant, semble vouloir ou pouvoir lire en lui. Brub est devenu policier. La soirée est agréable, Dix explique qu’il est venu à Los Angeles pour écrire un roman, que c’est pour cette raison qu’il n’a pas contacté immédiatement Brub. Mais maintenant qu’ils se sont retrouvés…
A sa sortie, Dix attrape un bus, observe et aperçoit une fille seule à un arrêt. Le lendemain, l’étrangleur a fait une nouvelle victime, c’est ce que disent les journaux que Dix a pris l’habitude de lire à son réveil.

Dorothy B. Hughes nous captive d’entrée. Nous sommes et nous allons rester dans la tête de Dixon Steele. En suivant ses pensées, nous découvrons petit à petit qui il est, tous ces secrets qu’ils tentent de cacher. C’est que l’ancien soldat vit dans le paraître, essaie en permanence d’anticiper ce que les autres pourraient penser de lui, agit en conséquence.
Alors qu’il fréquente et découvre les Nicolai, il s’intéresse à l’enquête sur l’étrangleur dont Brub est chargé, parmi d’autres. Dans le même temps, il tente de comprendre Sylvia, de s’en préserver et croise une belle femme dans la résidence où il occupe un appartement, celui d’un de ses anciens camarades de fac parti au Brésil.
Tout cela pourrait ne rien avoir d’inquiétant. Il y a pourtant cette gêne, ce doute, qui s’installent. L’angoisse monte au fur et à mesure qu’une certaine folie, d’abord indicible, se précise.

C’est un roman particulièrement réussi, effrayant, que nous propose Dorothy B. Hughes. Comme à son habitude. Les femmes y ont cette force que l’on croise rarement dans les romans noirs de l’époque, cette capacité à comprendre, cette intelligence.
Comme pour ses romans précédents, on retrouve la peur qui s’instille à chaque page, entre chaque ligne. Nous sommes une nouvelle fois à la suite d’un personnage, dont certaines pensées tournent et suscitent en lui l’angoisse. Un sentiment qu’il nous transmet. Même si cette fois, l’empathie que l’on ressentait dans les meilleures intrigues de la romancière, va à certains personnages secondaires, principalement les deux femmes qui gravitent dans l’entourage de Dix, Sylvia Nicolai et Laurel Gray. Deux femmes fortes qui tentent de vivre avec leurs doutes et leur peur.
Ce sont les ingrédients que l’on connaît, leur dosage est le bon pour que nous soyons pris du début à la fin.

Le roman a eu la chance d’être adapté au cinéma. Le personnage central y était incarné par Humphrey Bogart, un gage de qualité, de notoriété. Malheureusement, l’adaptation a complètement dévoyé l’intrigue originale, les femmes y étant remises en place selon les critères du film noir, pour ne pas dire les clichés. Le violent, puisqu’il s’agit de ce film, est peut-être un bon film noir mais il constitue une véritable trahison et ne peut que décevoir ceux qui ont lu le bouquin. Dorothy B. Hughes méritait beaucoup mieux que ça.

Trois romans non encore traduits séparent Un homme dans la brume de l’ultime fiction de la romancière, A jeter aux chiens. Elle ira ensuite voir ailleurs, trop occupée par sa famille pour continuer la fiction, et deviendra une critique reconnue du genre… dommage que la reconnaissance ne lui soit pas venue de son œuvre romanesque qui le mérite pourtant tellement.

Horace McCoy, Ralph Carston et le rêve hollywoodien

En 1938, le troisième roman d’Horace McCoy est publié une année après le précédent, Un Linceul n’a pas de poches. Il s’agit de I Should Have Stayed Home. Il est traduit pour la “blanche” de Gallimard par Marcel Duhamel et Claude Simonnet en 1946 sous le titre J’aurai dû rester chez nous. C’est le deuxième roman, après On achève bien les chevaux, que le romancier consacre à Hollywood et à ce qu’il peut susciter comme rêve et comme déception. Ce côté obscure mis en lumière gène une nouvelle fois aux entournures ses contemporains, adeptes du rêve qu’on leur vendait, de cette réussite dont on oubliait de signaler qu’elle en laissait plus d’un sur le bas-côté.

 

Un homme erre dans les rues de Hollywood à la nuit tombée. C’est l’heure où elles ressemblent le plus à l’image qu’il s’en est fait, celle qui l’a fait venir là pour y trouver la célébrité. Pour le moment, il est seul, figurant quand la chance lui sourit, et loin de cette renommée qu’il jalouse tant chez les autres. Il est seul dans le bungalow de Mona qui vient d’être condamnée à une peine de prison pour avoir trop vertement réagi à la condamnation de Dorothy, l’une de leurs voisines, pour vol. Une victime de miroir aux alouettes qu’est Hollywood pour Mona, cette citée tant vantée dans les magazines de cinéma.

A son retour, Ralph Carston voit un homme assis sur les marches de son bungalow. C’est le juge Boggess, celui qui a condamné Mona et qui est prêt à revenir sur sa condamnation si elle fait amende honorable… Ralph accepte de signer à sa place une lettre d’excuse.

Ralph et Mona sont deux célibataires qui se soutiennent dans leur rêve. Ils tirent le diable par la queue. Mais la réaction de Mona lui permet de sortir de l’anonymat pour quelques heures. Ils sont invités chez une riche veuve parmi une foule de célébrités. Lors de la réception, au milieu des vedettes du moment, ceux qu’ils aspirent à rejoindre, Ralph tape dans l’œil de Mme Smithers, la riche veuve. Elle a déjà un protégé mais se laisse guider par ses envies. Elle en a les moyens.

Mona et Ralph n’éprouvent finalement pas de plaisir à côtoyer des personnes dont les mérites ne sont pas si évidents et qui vivent si loin de leur monde.

Je me promenais dans les rues du voisinage : Fountain, Linvingston et Cahuenga, parce qu’elles étaient sombres et solitaires, contemplant les petites maisons en me disant que Swanson, Pickford, Chaplin, Arbuckle et les autres habitaient là dans le bon vieux temps, quand faire des films était encore un plaisir et pas une affaire.

 

C’est une nouvelle charge contre Hollywood à laquelle s’adonne McCoy, décrivant la vie de ceux qui sont en marge, qui ne parviennent pas à franchir la barrière qui les mènerait à la gloire et à leur rêve. Pour cela, il nous décrit deux personnages principaux qui ne sont pas prêt à tout pour y arriver, gardant une certaine morale, ou ayant des idées bien arrêtées sur les compromissions et ce qu’elles ont de peu attirant.

C’est une nouvelle charge et dans le même temps une description des Etats-Unis du point de vue de ceux que l’on ne voit pas habituellement parce qu’ils ne font pas rêver, parce qu’ils rappellent à leur semblables qu’il n’y a pas que du succès et du glamour au cinéma ou dans les studios.

Je montrerai ce que sont les studios. Je ferai un film là-dessus, et il passera, bon Dieu, même si je dois le colporter sur mon dos à travers tout le pays. Ça ou bien un roman.

Ralph est venu à Hollywood, invité par un agent qui désormais l’évite, mais il comprend petit à petit qu’il a un sérieux handicap, son accent du sud. Il se met à douter, lui qui se croyait fait pour ça, qui voyait son avenir à Beverley Hills ou sur Sunset Boulevard.

Mona, quant à elle, ne supporte pas qu’il y ait une telle différence, un tel gouffre, entre ce que racontent les magazines consacrés au cinéma, ce monde de rêve, et une réalité beaucoup moins enviable.

 

Ce n’est peut-être pas le meilleur de ses trois premiers romans, peut-être est-il un peu en-dessous des deux précédents, restant dans un entre-deux, Ralph ne parvenant pas à être complètement dégoûté pas cet univers qui l’attire toujours. Mais ça reste un roman âpre et n’épargnant pas les vedettes, les tenants de ce rêve que l’on a tenté de vendre pendant des décennies, venu d’Amérique. Mona étant celle qui a la tête sur les épaules et qui voit la réalité telle qu’elle est.

 

Son roman suivant, Adieu la vie, adieu l’amour… paraît onze ans plus tard, connaissant de nouveau de nombreuses difficultés à être édité.

Horace McCoy, Robert et Gloria dansent pour survivre

En 1935, après deux années de refus de nombreux éditeurs, le premier roman d’un scénariste hollywoodien de série B, Horace McCoy, est publié par la prestigieuse maison d’édition Simon & Schuster. Il s’intitule They Shoot Horses, Don’t They ? Il est traduit par Marcel Duhamel en 1946 pour Gallimard, dans la collection “Du monde entier”, sous le titre On achève bien les chevaux, traduction sans les caractéristiques ou les partis pris de la “série noire” puisque commise pour une collection moins sombre. McCoy marque son entrée en littérature, après quelques nouvelles publiées dans Black Mask notamment, il y décrit un pays bien loin de l’image qu’il voudrait donner.

 

Un homme est jugé. Il ne peut nier les faits, il a bien tué Gloria. Il revoit le moment fatidique dans un flash.

Alors que la sentence est prononcée après la délibération du jury, il se remémore leur rencontre et ce qui a mené à l’issue fatale.

A la sortie des studios Paramount où il a encore fait chou blanc, ne parvenant pas à se faire embaucher comme assistant, le narrateur est apostrophé par une femme. Du moins le croit-il jusqu’à ce qu’il comprenne qu’elle hélait juste le bus qui vient de le dépasser. Ils font connaissance et échangent sur leur sort commun, leur rêve de cinéma, le désespoir qui colle à la peau et à chaque pensée de la femme. Comme ils se revoient, Gloria réussit à convaincre Robert de s’inscrire à un marathon de danse qui va démarrer quelques jours plus tard. Le couple vainqueur se verra verser une récompense de mille dollars, une somme dans ces années post-dépression et pour des gens comme eux vivotant tant bien que mal.

Il faut tenir le plus longtemps possible, danser ou bouger sans s’arrêter. Leur seul temps de récupération consiste en une pause de dix minutes toutes les deux heures. Si l’un des deux partenaires est immobile, le couple est disqualifié. Pour donner du sel à l’épreuve et attirer les spectateurs, Socks le directeur et Rocky, son adjoint, ajoutent des épreuves au fur et à mesure, les petites périodes d’accélération ne suffisant pas. Ils imaginent le derby, une course entre les couples, l’homme marchant et la femme trottinant à son côté, accrochée à sa ceinture, les derniers arrivés sont irrémédiablement éliminés.

Les liens entre les couples se tissent. Avec les spectateurs également, certains pouvant obtenir l’appui de sponsors leur fournissant des tenues de rechange.

 

L’histoire est un long retour en arrière alors que la sentence que Robert connait déjà est prononcée. Elle vient s’intercaler entre chaque chapitre, soulignant l’inéluctable. Nous suivons les événements qui ont conduit cet homme à sa condamnation. Sans qu’il ait pu y faire grand-chose, victime d’une société qui est venue assister au procès comme elle était venue se repaitre du spectacle de ces couples luttant pour survivre.

Gloria et Robert ont bien sûr sympathisé avec une spectatrice mais la barrière est là entre eux, chacun d’un côté. Les idées noires de Gloria s’amplifiant au fur et à mesure, s’accentuant avec la fatigue. D’un côté ceux qui regardent, qui peuvent s’asseoir sur des fauteuils, observer les souffrances et la lutte de ceux qui ne veulent que survivre en se donnant quand même bonne conscience.

Regardez-moi ces gosses, mesdames et messieurs : au bout de 216 heures, ils sont frais comme des roses…, frais comme des roses les concurrents du marathon de la danse qui comptera pour les championnats du monde. Une épreuve d’endurance et de virtuosité. Ces gosses sont nourris sept fois par jour…, trois grands repas et quatre casse-croûte.

Horace McCoy dresse un portrait particulièrement noir, désespéré d’un monde dont les frontières sont celles de l’argent, du pouvoir. Les autres, les laissés-pour-compte, n’ayant d’autre choix que de se soumettre à la volonté de ceux-là, d’accepter des règles qui sont pour le moins faussées puisqu’elles n’ont rien de juste, ne servant qu’à transformer leur vie en spectacle. Un spectacle qui permet sûrement aux plus aisés de se rassurer sur leur propre existence, de la savourer d’autant plus qu’ils prennent conscience de leur chance tout en accentuant le calvaire des autres.

 

Avec ce premier roman, McCoy, à l’instar de Dashiell Hammett ou James M. Cain, s’inscrit dans une volonté de décrire une société malade. Il offre avec cette intrigue une matrice reprise par bien d’autres, souvent dans un cadre dystopique pour atténuer sans doute le malaise que pourrait susciter une trop grande proximité avec la réalité, de ces jeux où l’on en sacrifie quelques uns pour le plaisir des spectateurs. McCoy décrit la réalité, sans fard, et c’est sans doute ce qui crée un malaise, on ne peut se dire que c’est juste imaginaire, fictif. Il touche ses contemporains là où ça fait mal, loin des idéaux qu’ils se sont construits et auxquels ils veulent croire. C’est certainement ce qui explique pourquoi l’écrivain rencontrera bien des difficultés avec ses romans suivants, parvenant difficilement à les voir publiés par une société qui cherche avant tout à se voiler la face, à croire en un rêve tellement prégnant qu’il gomme, balaie sous le tapis, la réalité.

 

Le roman suivant d’Horace McCoy s’attaque à un monde qu’il a longtemps fréquenté, celui de la presse, ce sera Un Linceul n’a pas de poche et rencontrera toutes les difficultés à trouver un éditeur.

Paul Cain, Gerry Kells et les trafics en tout genre

En 1933, Paul Cain voit son seul et unique roman publié, Fast One. Il faut attendre 1949 pour qu’il soit traduit par Jacques-Laurent Bost et Marcel Duhamel, devenant de ce côté-ci de l’Atlantique A tombeau ouvert. C’est en s’inspirant de plusieurs de ses nouvelles, parues dans le pulp Black Mask, que l’écrivain a imaginé cette intrigue.

Kells se rend dans l’arrière-boutique d’un débit de tabac. Rosen l’y attend pour lui proposer de paraître sur son nouveau bateau-salon-de-jeu. Cela pourra permettre de lancer sa réouverture en éloignant les éventuels concurrents. Le soutien de Kells, proche de Fay, le propriétaire d’un autre bateau ayant la même activité, pourrait laisser penser à une certaine entente. Kells décline l’offre, il ne souhaite pas se trouver au milieu de ceux qui se disputent le pouvoir à Los Angeles. Il se contente de vivre de ses paris et ça lui suffit. Mais il va constater qu’il est déjà trop tard.

Lorsqu’il rentre à son hôtel, on lui signale que Dave Perry a cherché à le contacter à plusieurs reprises. Alors qu’il entre chez Perry, il assiste au meurtre de Doc Haardt, le nouvel associé de Rosen, anciennement proche de Fay. Et les rebondissements vont se multiplier, entraînant Kells au beau milieu de la guerre que se livrent plusieurs hommes pour dominer la ville, tant au niveau politique que du trafic. Devant cette réalité, il décide de ne plus subir passivement et tente de tirer profit des événements. Il y a de l’argent à se faire, et c’est tout ce qu’il sait faire.

D’associations éphémères en trahisons, de chantages en affrontements, l’intrigue avance sous la violence des luttes. Les balles et les coups pleuvent.

Paul Cain mène son roman dans un pur style descriptif, pas de place pour les pensées des personnages, seules leurs actions les définissent. C’est bien le style behavioriste poussé loin, presqu’à son extrême, faisant la part belle aux dialogues. Contemporain de Hammett, issu du Black Mask comme lui, il s’inscrit pleinement dans les débuts du roman noir aux Etats-Unis. Ça se passe à Los Angeles, ça va d’un règlement de compte à l’autre, entre des politiciens cherchant à s’associer au crime organisé et des caïds voulant faire main basse sur le pouvoir politique. Rien de reluisant. La collusion est à tous les niveaux, même la police ressemble à une girouette.

Au milieu de tout cela, Kells tente de rentabiliser les tensions, les luttes, avançant d’un meurtre à un autre, en réchappant souvent de justesse. Mais est-il vraiment de taille ?

Toi avec ton orgueil ! Ton goût du risque. Tes petits règlements de comptes à grand spectacle ! […] Le malheur, avec toi, c’est que t’as vu trop de films de gangsters…

C’est un bon roman qu’a commis Cain. Un roman qui possède son pesant de seconds couteaux, de femmes fatales, de flics intègres ou ripoux. Les flingues et bagnoles définissent aussi l’action. Les billets passent d’une main à une autre aussi facilement que ça…

C’est un roman parfaitement dans la tendance du roman noir naissant.

Quelques années plus tard paraîtra un recueil de quelques unes de ses nouvelles. Second livre de Paul Cain traduit pour nous, il s’intitule Sept tueurs.

James Ellroy de retour à Los Angeles

Après sa trilogie Underworld USA et son histoire revisitée du pays, James Ellroy revient vers sa ville pour un nouveau quatuor s’y déroulant. Perfidia en est le premier volet, paru en 2014 outre-Atlantique, il nous arrive ces jours-ci, traduit par celui qui a pris la succession de Freddy Michalski pour les œuvres du maître, Jean-Paul Gratias. Le titre reste le même, celui d’un morceau d’Alberto Dominguez, repris par Glenn Miller et son orchestre au début des années 40… Parmi les nombreuses versions de ce morceau, on en trouve une enregistrée récemment pour la série Dexter.

Pour nous aider à patienter, son dernier roman remontant à 2009 aux USA et 2010 chez nous, Ellroy nous avait offert un très court roman, plutôt une novella, intitulé Shakedown chez lui, en 2012, et Extorsion chez nous en 2014. Ellroy y revenait déjà vers sa ville, déjà sous un angle qu’il avait utilisé Extorsion (Rivages & Payot, 2012)pour nous la décrire, sa propension à générer le scandale et à recycler ce côté pervers en richesse. Pour ne pas nous perdre complètement et faire le lien entre la trilogie précédente et le quatuor annoncé, l’écrivain y reprend un personnage croisé dans American Death Trip et Underworld USA. Un personnage réel devenu personnage de roman comme aime à les transformer le romancier. Fred Otash était flic dans les années 50 à Los Angeles, devenu détective privé par la suite, il a surtout utilisé des méthodes plutôt répréhensibles pour glaner des informations sur ses contemporains. Des informations sur ceux qui comptaient dans son coin, principalement les stars hollywoodiennes. Des informations qu’il refourguait ensuite au tabloïds, ceux de son époque. Il est revenu il y a peu dans l’actualité quand furent révélées ses écoutes de Marylin Monroe notamment, il aurait reconnu, dans son journal, l’avoir entendu mourir. Fred Otash est donc un personnage comme les aime Ellroy. Un type sans morale, ou avec une morale plutôt tordue… Dans cette novella, Otash est au purgatoire, espérant pouvoir accéder au nuage supérieur s’il se confie à Ellroy par télépathie. Une demande de ses geôliers, si on peut les appeler ainsi. Alors, il se confie et nous offre quelques histoires croustillantes, mettant en scène Liz Taylor, Kennedy, Jimmy Dean, Liberace, Rock Hudson, Natalie Wood, Ingrid Bergman… Sexe et perversion…

La mémoire, c’est une rétrospection revue et corrigée.

Ellroy nous livre une approche rapide du bonhomme, on imagine ce que cela aurait pu donner sur la longueur, Otash ayant même livré quelques uns de ses secrets dans un livre. On imagine ce qu’Ellroy aurait pu faire de cet homme cherchant à collecter les secrets des uns et des autres pour en vivre… Il a rencontré le bonhomme et nous offre cette courte fiction pour nous appâter, le sujet faisant actuellement l’objet d’un travail pour en tirer une série qui intéresserait Fincher et HBO. Affaire à suivre, donc.

Nous avons patienté, une habitude avec Ellroy, et son nouveau roman arrive.

De retour à Los Angeles, Ellroy s’éloigne de notre époque. Il revient aux sources de la mythologie qu’il a créée, à travers les personnages qu’il a inventés, et dans la ville dont il s’est nourri et dont il a nourri l’histoire. Il revient aux sources de cette mythologie qu’il a créée en convoquant pas mal des protagonistes que nous connaissons pour les avoir croisés dans ses deux séries précédentes, le quatuor de Los Angeles et Underworld USA.

Nous sommes en 1941, les derniers jours de l’année, et les Etats-Unis se préparent à la guerre, les convois militaires traversent la ville pour rPerfidia (Rivages & Payot, 2014)ejoindre les endroits stratégiques, les bases le long de l’Atlantique. Les convois militaires traversent la ville et en bouleversent la circulation… et l’actualité. Lorsque l’intrigue débute, deux hommes sont à l’extérieur d’une épicerie et vérifient le bon fonctionnement de l’invention de l’un des deux, un appareil photographique à déclenchement automatique. Ray Pinker et Hideo Ashida ont installé la machine conçue par ce dernier juste à l’extérieur d’un commerce qui a fait l’objet de plusieurs vols récents… Ils l’ont installée pour photographier les plaques minéralogiques des automobiles qui s’arrêtent le long du trottoir. Et ils sont les témoins d’une nouvelle attaque, par un homme seul. Une attaque qui permet de confirmer l’intérêt de l’appareil imaginé par Ashida. Quelques heures plus tard, quatre corps sont découverts, ceux d’une famille japonaise, les Watanabe, dans leur maison. Une famille japonaise éventrée, comme après un seppuku. La communauté japonaise n’est pas en odeur de sainteté, même si les camps s’affrontent, entre partisans et opposants des nazis, de l’empereur et de leurs adversaires, les chinois notamment… La découverte des corps survient à un bien mauvais moment, un moment délicat, étant donné cette guerre en préparation, cette guerre soulignée par la présence des véhicules militaires dans la ville…

Les Etats-Unis préparent la guerre et nous sommes à la veille, littéralement, de Pearl Harbour, le 6 décembre 1941. Quatre protagonistes sont mis en avant, Bill Parker, capitaine de police, Dudley Smith, que l’on ne présente plus, lieutenant de police et déjà pourvus de toutes les “qualités” qu’on lui connaît, Hideo Ashida, scientifique au service de la police, sous les ordres de Ray Pinker, et Kay Lake, jeune femme par qui beaucoup de rebondissements et de questions arrivent… Ce ne sont pas des inconnus, nous les avons déjà croisés, Hideo Ashida, rapidement, dans Le Dahlia Noir, Bill Parker dans L.A. Confidential et White Jazz, Kay Lake dans Le Dahlia Noir et Dudley Smith, dans tout ceux-là et davantage encore, à commencer par Clandestins. Dudley Smith, qui complète, en quelque sorte, le trio habituel. Pas vraiment une promotion, plutôt la confirmation de son importance dans l’œuvre du romancier même si, on s’en souvient, il avait fait parti de ce trio dans White Jazz.

Nous suivons l’histoire à travers ces quatre personnages. Les points de vue n’alternent pas complètement pourtant, en fait de trio, cette trinité chère à Ellroy, trio accompagné de l’habituel Dudley Smith, nous sommes plutôt en présence de deux points de vue, celui de l’écrivain et celui de Kay Lake. L’écrivain racontant à la troisième personne les trois protagonistes masculins et Kay Lake se racontant à la première. Ellroy poursuit en ceci l’évolution qu’il avait amorcée dans son précédent roman, Underworld USA. Il triture encore cette narration qu’il avait installée dans ses romans depuis Le grand nulle part. Il poursuit cette évolution narrative et l’accompagne d’un style plus classique. Le staccato qu’on lui connaissait, ce rythme haché des phrases, laisse la place à une syntaxe plus apaisée. Mais il ne s’agit, bien sûr, que du rythme, les personnages eux sont toujours aussi torturés, à la recherche d’une morale personnelle bien loin de tout consensus.

L’intrigue du roman va en croiser trois, l’enquête autour du quadruple homicide, l’installation de l’état de guerre dans la ville et la chasse à un groupe d’opposants aux idées teintées de rouge. Pas de surprises de ce côté. En arrière plan, les luttes raciales provoquées par la guerre s’invitent, lutte entre chinois et japonais, notamment… Arrière-plan qui est un des propos du roman puisque les quatre parties qui le composent s’intitulent Les japs, Les chinetoques, La cinquième colonne et La chasseresse. Trois intrigues se croisent mais ce qui prend le dessus, ce qui se joue et dévoie la vérité, c’est la lutte de pouvoir entre Parker et Smith. Ce qui se joue, c’est l’appât du gain dont une société comme celle des Etats-Unis ne peut se défaire et la guerre apporte son lot de spéculations, de manœuvres pour transformer en argent les événements. Dudley Smith s’emploie donc à corrompre la vérité, à la déformer, l’inventer au besoin pour que les différents appétits puissent s’assouvir, comme à son habitude.

Il y a la lutte entre chinois et japonais, les chinois voulant se venger de l’histoire récente mais ressemblant tellement à leurs ennemis. Il y a la question des religions et notamment celle de Parker et Smith, tous deux catholiques. Un arbitrage religieux qui n’arrange rien puisque la “reine rouge” de ce volume pratique également la même…

Une intrigue riche, fournie, longue de plus de huit cent pages. Une intrigue qui fait la part belle à l’univers de l’écrivain, y invitant Bette Davis et d’autres, mais créant également des liens entre personnages fictifs et réels, des liens de plus en plus intimes…

C’est un roman énorme d’Ellroy, un roman qui peut parfois frôler le trop-plein, nous étouffer, mais qui finit par retrouver, par moments, un rythme plus habituel chez l’auteur, ce rythme syncopé si remarquable. Une fois que les personnages se sont bien enfoncés dans leurs différents travers, alcool, drogue, sexe, politique et volonté de survivre malgré tout. Tout y est. Même l’absence de réel dénouement, l’impossibilité de décider qui a véritablement gagné.

Au final, on a lu, essoufflés, un roman qui ne dépare pas dans la bibliographie de l’auteur, un roman qui m’a moins emporté que les précédents, moins bousculé, l’habitude peut-être. Un roman plus politiquement correct puisqu’il donne la parole à une femme et à un japonais, victime désignée du racisme ordinaire, exacerbé par le conflit en cours. Mais un roman qui peut se révéler, pour les aficionados de l’écrivain, passionnant par bien des aspects, pour voir éclore les duo ou trio des autres opus du romancier, Blanchard et Bleichert, Buzz Meeks et Ellis Loew, Ward Littell et Scotty Bennett ; pour voir comment la guerre, en quelques jours, peut transformer une ville et des hommes, comment elle peut les amener en un temps record, quelques semaines, à ce qu’ils seront le conflit terminé.

Une fois le livre refermé, on se dit qu’il va falloir prendre son mal en patience pour que le deuxième opus de ce nouveau quatuor ne paraisse, en espérant que les années ne seront pas trop nombreuses…

David Goodis, le capitaine Ballard et Jean Landis

En 1950 paraît le cinquième roman de David Goodis, Of missing persons. Il est traduit dès l’année suivante par Jean Rosenthal et édité en Suisse dans la collection Détective-club, sous le titre La police est accusée. Ces deux titres résument bien l’intrigue du roman, un roman qui n’est autre que l’adaptation d’un traitement que le scénariste avait commis lors de sa période hollywoodienne. Ce traitement n’ayant pas abouti, à l’image de la plupart de ses travaux pour le cinéma, l’auteur le reprend et marque ainsi son retour à Philadelphie, sa ville, après son échec hollywoodien.

Le capitaine Jack Ballard boucle une affaire. En tant que chef du service des personnes disparus, il achève son enquête sur John Nichols par la présentation de son cadavre à sa veuve. Pas réellement une réussite. Cette dernière lui reproche la lenteur de ses services et, du même coup, la mort de La police est accusée (Ditis, 1950)son mari. Il parvient à la convaincre de ne pas mettre fin à ses jours en se jetant de la corniche juste de l’autre côté de la fenêtre de son bureau, mais l’opinion a désormais l’attention tournée vers son service.

Et l’opinion prend deux formes. La première d’entre elles est la plus familière à nos yeux, il s’agit d’un journal à scandale, le Graphic, dirigé par Jorgenson. Le journaliste lui rend visite en lui demandant des explications sur l’affaire Nichols et sur les affirmations de la veuve ; d’après elle, son mari est toujours en vie… revirement d’opinion auquel elle ne peut apporter de preuve. La deuxième forme est celle des services de l’attorney general ; l’un de leurs employés, Matthew Carvin, est envoyé pour mener une enquête sur le service et les plaintes dont il fait l’objet de la part des usagers.

Jack Ballard aime son métier au point de ne pas être aussi disponible pour sa femme qu’il le souhaiterait, au point de ne pas compter ses heures et de compromettre sa santé. Les affaires se multiplient, la tension est sans cesse présente et Ballard tente de surnager… Mais il aime son métier et refuse même les propositions d’un ami pour rejoindre sa compagnie d’assurance, pour un poste aux émoluments autrement plus intéressants que ceux qu’il perçoit. Sa motivation semble inébranlable. Mais lorsque Carvin débarque, avec son regard extérieur, ses grands principes, son assurance, et précédé par les dégâts qu’il a fait dans les autres services de la police, s’en est trop pour Ballard. Plutôt que de subir la charge permanente de Carvin et l’issue inévitable de son passage dans ses bureaux, Ballard préfère démissionner et accepter enfin la proposition dont sa femme rêve…

Seulement, un rebondissement dans l’affaire Nichols le force à rester et à reprendre l’enquête. Myra Nichols a été assassinée et la principale suspecte est Jean Landis, l’ancienne infirmière de la victime, celle dont John Nichols était tombé amoureux… Les services de Ballard risquent de ne pas se relever d’un tel rebondissement et Ballard est convaincu de l’innocence de l’infirmière.

Nous assistons aux efforts de Ballard pour mener son enquête, pris entre deux feux, ceux de la presse et de l’envoyé des services du district attorney. Nous assistons à ses efforts et notre propre opinion vacille. N’a-t-on pas raison de le montrer du doigt, de douter de ses méthodes ? Mais il avance, sur la corde raide, prêt à sacrifier beaucoup…

Et on y trouve l’une des figures récurrentes de l’écrivain, l’un de ses thèmes de prédilection, un homme tentant de sauver une femme. Ici, il s’agit de Jack Ballard et de Jean Landis ; dans La garce, il y avait Barry et Evelyn ; dans Retour à la vie, c’était Herbert et Dorothy. Un homme tentant de sauver une femme, de se porter à son secours, pour se sauver lui-même… Cette figure s’inversant dans Cauchemar avec Irene et Vincent et dans Nightfall avec Martha et James…

Malgré tout, c’est un roman mineur de Goodis, un roman différent. Il nous offre une ode à la police, à l’abnégation de ceux qui mènent les enquêtes, qui croit dans un service publique. Un roman singulier qui s’attarde sur un homme, un policier qui plonge, s’enfonce, tente de remonter à la surface. Un homme qui en affronte d’autres tentant de lui maintenir la tête sous l’eau. C’est un roman mineur de Goodis car tout à coup la description psychologique perd en importance, le suspens prend le pas sur les personnages en semblant s’inviter de manière peut-être un peu forcée, détachée de l’intrigue. C’est malgré tout un roman que j’ai trouvé intéressant, un roman comme j’ai eu l’impression d’en avoir peu lu… Un roman qui flirte avec le roman noir, qui en est un par instant.

L’année suivant la publication de La police est accusée paraît un nouveau roman de Goodis, Cassidy’s Girl.

James Ellroy et Los Angeles, deuxième partie

Après deux romans qui marquent dans son œuvre, Ellroy poursuit son exploration de sa ville et de ses relents les plus nauséabonds. La police de la cité en est un résumé frappant, recélant tous les vices, tous les plus sombres desseins.

Le troisième opus du quartet paraît en 1990, l’année suivant le précédent, et s’intitule L.A. Confidential, dans la langue de Molière comme dans celle de Shakespeare. Il reprend la construction du Grand Nulle Part avec ses trois protagonistes principaux. Trois protagonistes ayant des ambitions, des motivations, qui remontent du passé, qui les hantent. Ayant L.A. Confidential (1990)des comptes à régler avec eux-mêmes…

Il y a Bud White (le même patronyme que chez Cimino), flic violent, s’acharnant à protéger les femmes, victimes éternelles, comme sa mère… Un passé que l’on a déjà croisé. Un passé que l’auteur ressasse. Il y a Jack Vincennes, dit “la Poubelle”, flic frayant avec les feuilles de choux à scandales qui font les beaux jours d’une certaine presse et qui émaillent de leurs articles le roman. Il y a Ed Exley, flic héritier d’une réussite familiale à laquelle il a du mal à se mesurer, à laquelle il veut se mesurer… Il y a ces trois flics que tout oppose, ces trois flics minés de l’intérieur, et des affaires de pornographie, de trafics, et de meurtres qui en rappellent d’autres.

Le passé hante le présent, il le pollue. Il pollue les enquêtes, détruit à petit feu la ville, cité aux anges bien ravagés, il pollue les esprits. Nous plongeons une nouvelle fois dans des âmes prises entre le bien et le mal, ces notions si floues, si proches. Nous plongeons une fois de plus dans ces rues où il ne fait pas bon vivre du Los Angeles des années cinquante.

Il y a des réminiscences pour les personnages, les affaires, mais aussi pour nous et l’œuvre d’Ellroy, nous croisons des situations étrangement similaires à d’autres, des femmes, des organisations qui pourraient rappeler Le Dahlia Noir avec ces prostituées aux visages célèbres… Nous croisons ce qui hante l’œuvre d’Ellroy et sûrement son esprit. Nous retrouvons également quelques personnages, Buzz Meeks et ce qui constitue la conclusion de l’opus du précédent roman, Ellis Loew et Dudley Smith comme de bien entendu.

Ellroy mêle les points de vue, les enquêtes, les retours en arrière. Il les entremêle et les ponctue de ce qui constitue l’une de ses marques de fabrique, les extraits de textes tirés de la presse de l’époque… Il nous concocte un roman prenant de son style qui s’affirme pleinement, une écriture hachée, un rythme de mitraillette, qui force l’attention, qui force à se plonger corps et âme dans ces pages d’une noirceur effrayante. Qui force sans nous perdre…

C’est un roman marquant. Parce qu’il confirme cette construction que le romancier adopte, ces trois personnages, ces différents supports et styles d’écriture. C’est un roman marquant parce qu’il confirme tout le talent de son auteur…

Un an plus tard, Ellroy pousse le bouchon, l’exigence, un cran plus loin. White Jazz poursuit l’évolution du style de l’écrivain, pousse ce rythme, cette écriture, très loin, dans leurs derniers retranchements. Et il faut s’accrocher. Il faut faire l’effort, un effort encore plus grand pour suivre Ed Exley, Dudley Smith et le narrateur, David Klein, lieutenant de police de son état. La lutte des pouvoirs s’imbrique dans les affaires, vol de fourrures, cambriolage chez des trafiquants White Jazz (1991)de drogue et meurtre à répétition de clochards… Les répétitions sont légion, les scènes semblent se reproduire à l’infinie… Le style emporte tout, nous, lecteurs, les premiers. Ellroy va très loin, se contentant de flashs, d’éclairs, pour décrire une scène, éclairant là, ici, et nous chargeant de relier le tout.

C’est un gros effort qui, pour moi, a atteint ses limites. Quand on aime un écrivain, on est prêt à le suivre n’importe où ou presque. On est prêt à accepter beaucoup de choses, à ne pas compter ses efforts pour savourer une nouvelle fois la profondeur de ses observations, la noirceur de sa vision. Mais là, je n’ai pas pu. Relire sans cesse certains passages, reprendre la lecture en ne sachant plus ce qu’il y avait juste avant parce que rien ne nous permet de nous y recoller et que le retour en arrière nous perd encore plus… Trop, trop de tout ça.

Vous l’aurez compris, je n’ai pas fini White Jazz. J’ai fini par y renoncer pour feuilleter d’autres pages moins épuisantes, moins déroutantes et prenant un peu plus soin du lecteur. J’en avais besoin…

Mais l’œuvre du romancier s’est poursuivie. Le quartet achevé, il s’est lancé dans une autre série et j’ai pu recoller, y revenir, avec plaisir. Ellroy n’en avait pas fini avec moi et je n’avais pas fini de l’apprécier…

James Ellroy et Los Angeles, première partie

Après un roman qui a pu en inspirer d’autres, un serial killer et son super saigneur, un peu comme le Dexter de Jeff Lindsay et son passager noir ou le Patrick Bateman de Brett Easton Ellis, le romancier retrouve sa ville et sa noirceur.

Il s’y installe pour quatre romans qui constitueront le fameux quartet de Los Angeles. Il s’y installe et s’attaque d’emblée à cette affaire qui le hante, qu’il a déjà évoqué ici ou là, notamment dans ses deux premiers romans, Brown’s requiem et Clandestin.

C’est en 1987 que paraît Le Dahlia Noir (The Black Dalhia). Avec cette histoire, Ellroy se plonge dans le Los Angeles de la fin des années quarante qu’il avait déjà évoqué dans Clandestin. Il brosse un portrait d’une police bouffée par la corruption, la soif de pouvoir de certains et la folie d’une société en pleine mutation.

Ellroy, en s’attaquant à cette affaire qui a nourri les journaux de son pays pendant si longtemps, au point d’en faire l’un des cas célèbres du XXème siècle aux Etats-Unis, s’inflige ce qu’il a jusqu’ici infligé à ces personnages… Un retour en Le Dalhia Noir (The Black Dalhia, 1987)arrière, la fouille méthodique d’un esprit, d’une âme obnubilée par ce meurtre, en écho à un autre. Il fouille cette obsession et en fait un de ses romans majeurs.

En 1947, le 15 janvier, le corps nu et coupé en deux d’Elizabeth Short est retrouvé dans un terrain vague. L’une des grandes énigmes judiciaires vient de naître. Elle avait vingt-deux ans, rêvait de percer à Hollywood et va marquer son pays. Les deux flics qu’Ellroy met sur l’affaire forment un duo de boxeurs, Bleichert et Blanchart. Un duo de flics qui s’enfonce pour exorciser certains souvenirs de leur auteur.

Elizabeth Short pourrait être l’archétype de toutes ces femmes, jeunes, qui viennent, au sortir de l’adolescence, tenter leur chance dans la ville du cinéma… Toutes ces jeunes femmes qui se fracassent à une réalité beaucoup moins brillante, moins dorée. Elle en est l’archétype jusqu’à sa fin prématurée. Bleichert et Blanchart prennent la suite et se fracassent à leur tour à une certaine réalité. Ils vont, comme d’autres personnages du romancier avant eux, être écartelés entre deux femmes, Betty et Kay… Deux femmes ou deux types de femmes.

Parallèlement, plusieurs personnages apparaissent, des personnages qui vont habiter l’œuvre d’Ellroy pour quelques temps, Buzz Meeks, Ellis Loew, Mickey Cohen…

Avec ce roman, Ellroy crée et délimite un univers qu’il va parcourir en long, en large et en travers pendant plusieurs années… Il évacue également des souvenirs, s’en débarrasse en leur offrant un épilogue imaginaire.

C’est une œuvre forte car peu de choses sont passées sous silence, peu de descriptions, peu de pensées, peu d’états d’âmes. Comme à son habitude, Ellroy va très loin, et nous emmène toujours plus loin, au bord de la nausée…

Deux ans plus tard paraît Le grand nulle part (The big nowhere). Une des œuvres particulièrement recommandables du romancier. Particulièrement recommandable à mes yeux. Peut-être parce que l’étalage, l’évocation d’une de ses lubies, dans le roman précédent, lui permettent cette fois d’écrire sans cette histoire en tête. Parce qu’il en est débarrassé, au niveau de l’écriture au moins. Et qu’il peut construire une intrigue, écrire, se pencher sur son style, sans arrière pensée.Le grand nulle part (The big nowhere, 1989)

On y voit l’apparition d’une de ses grandes figures narratives, le trio. Une trinité de personnages qui va parcourir l’histoire. L’ambitieux Mal Considine de la criminelle, Danny Upshaw obsédé par une série de meurtres et Buzz Meeks, voulant se servir d’un statut de flic retrouvé pour continuer ses trafics… Un trio torturé, qui se lance sur une affaire pour des raisons bien différentes, auquel s’ajoutent deux personnages croisés auparavant, Dudley Smith et le procureur adjoint Ellis Loew. Deux enquêtes se mêlent, une chasse aux rouges et la traque d’un assassin, et deux femmes chamboulent la donne…

C’est un roman qui marque une étape dans la carrière de l’écrivain, une structure se met en place et un sujet, une intrigue, sont exploités à fond pour faire ressortir la pourriture d’une société. Ellroy nous offre un roman foisonnant, dont on ne peu se défaire et qui hante le lecteur (au moins celui que je suis) des années après sa lecture. Les hommes vont se révéler dans l’épreuve bien différents de ce qu’ils croient, leurs motivations vont évoluer ou adopter leur véritable visage au cours des épreuves que chacun va traverser.

C’est un roman immense, l’un des plus marquants dans l’œuvre du romancier, l’un de ceux, vous l’aurez compris, que j’ai préférés. Ellroy réussit, de mon point de vue, si bien son tour de maître que dans les romans suivants, cette structure sera sa marque de fabrique. Il a trouvé avec ce livre une dimension nouvelle pour son œuvre et va l’explorer de fond en comble par la suite…

L’auteur talentueux qu’il était jusque là s’est mué en auteur incontournable. Rester à ce niveau sera dur, une épreuve, une lutte dont il ne sortira pas toujours vainqueur mais qu’il recommencera à chaque bouquin. Sans se lasser, un combat sans cesse renouvelé, qui ajoute du piment à chaque nouvelle fiction.

James Ellroy et Lloyd Hopkins

Après Fred Underhill et ses merveilles, sa recherche de moments qui font que la vie vaut la peine… de ces moments qui le poussent vers l’avant, Ellroy revient au présent et brosse le portrait d’un nouveau personnage central, Lloyd Hopkins.

Lloyd Hopkins est flic et il apparaît pour la première fois en 1984 dans Lune sanglante (Blood on the moon). Il apparaît pour la première fois lors des émeutes qui ont embrasé le quartier de Watts à Los Angeles en 1965. Il apparaît lors d’un Lune sanglante (Blood on the moon, 1984)épisode sanglant au milieu du chaos… Il n’est pas le premier à apparaître, un autre personnage l’a précédé, un poète, victime d’un viol un an auparavant.

Nous retrouvons ensuite Lloyd Hopkins au début des années 80, il est flic et sa réputation n’est pas forcément reluisante. Un bon flic mais inquiétant pour ses collègues, tellement épris de justice qu’il est prêt à dépasser certaines limites… Epris de justice et obsédé par les femmes. Lloyd Hopkins est un flic hors norme, capable de débusquer le crime là où d’autres n’avaient jusqu’ici rien vu… Un mano a mano va s’enclencher. Un mano a mano entre deux hommes étrangement semblables, étrangement proches, aux obsessions étrangement similaires. Ils ne concrétisent pas leur amour, leur obsession pour les femmes, de la même manière mais…

Ellroy avait privilégié un personnage dans ses deux premiers romans, nous décrivant leur itinéraire au travers de leur point de vue, faisant d’eux les narrateurs d’une intrigue à la première personne. Cette fois, l’écrivain se fait narrateur et observe de près deux individus, deux personnages passablement abîmés. Deux personnages dont l’origine d’un certain désordre psychologique est à chercher dans le passé. Un passé, encore une fois, si semblable.

D’où leur vient cette manière si différente de le conjurer ? De tenter de s’en affranchir ? Leur manière est-elle si différente ?

Ellroy nous offre un roman fort, très fort. Noir, très noir. Un roman qui marque, qui dérange, qui bouscule.

Le style d’Ellroy évolue, il gagne en précision, en concision, et s’adapte parfaitement à l’intrigue. Les personnages sont fouillés, leur côté sombre, inavouable est mis en lumière et l’âme humaine n’en sort pas forcément grandie.

C’est également une illustration de la société états-unienne, de la folie qu’elle engendre, de la paranoïa qui lui est inhérente…

La même année paraît le deuxième volet de ce qui sera une trilogie. Lloyd Hopkins revient et ses démons sont toujours présents même s’il en perçoit mieux l’origine et les conséquences en ayant accepté que certains souvenirs refassent surface.A cause de la nuit (Because of the night, 1984)

Dans A cause de la nuit (Because of the night), Lloyd Hopkins paie ses excès. Son intelligence au-dessus de la moyenne, ses capacités de déduction, de séduction, ne lui sont d’aucun secours. Au contraire. Sa femme et ses filles l’ont quitté et sa conception toute personnelle de la façon de mener une enquête l’isole. Sa passion excessive pour les femmes et son boulot s’est retourné contre lui.

Il doit avancer, se plonger dans le travail pour peut-être trouver une issue. Son boulot, ses méthodes, lui ont bien permis d’aller de l’avant, de purifier un peu le monde lors de son enquête précédente, même si elle lui a aussi apporté son lot de douleurs.

Alors Hopkins se plonge dans cette enquête sur un triple meurtre, il mène aussi des investigations sur la disparition d’un autre flic… Et il va directement dans un piège, tendu par un manipulateur, un homme capable de jouer avec l’esprit des autres et voulant se mesurer à celui du flic d’Ellroy. Un homme dont le destin pourrait paraître inéluctable.

Après avoir aidé son personnage central à se relever encore et encore dans l’opus précédent, le romancier l’enfonce, l’observe qui s’écroule. Il scrute en parallèle, comme dans l’opus précédent, celui que son personnage récurrent affronte, un psychiatre, “voyageur de la nuit”.

Avec cette trilogie, Ellroy a pris le virage du noir. De manière décisive. Il a pris ce virage et l’assume, apportant un souffle, une dimension au noir, qui n’est pas sans rappeler certains ainés… Affronter les pires penchants de l’être humain est ce qui semble intéresser Ellroy. Les pires penchants de l’humain dont son pays semble avoir provoqué l’éclosion, ou en tout cas, les avoir poussé à un certain paroxysme.

Le troisième et dernier opus de la série atterrit sur les gondoles d’outre-Atlantique en 1986. La colline aux suicidés (Suicide hill) achève de nous raconter la destinée de Lloyd Hopkins. Cette série qui devait comprendre cinq volumes La colline aux suicidés (Suicide Hill, 1986)s’arrête au troisième, son auteur désirant passer à autre chose. Après avoir chassé les démons de son personnage, avoir rendu floues les frontières entre le Bien et le Mal, il veut s’attaquer à ses propres cauchemars. Mais avant, il contemple une dernière fois la chute d’Hopkins…

Le monde est si proche des obsessions du personnage principal, sexe, violence, drogue, décadence… La société est dévoyée et Lloyd Hopkins ne peut tout changer. Son intelligence, un certain génie, sa violence, le condamnent. Tout comme sa recherche de l’amour…

De nouveau, le flic va devoir affronter un jumeau, un jumeau qui choisit pour parvenir à ses fins, assouvir ses rêves, de basculer du mauvais côté de la loi… C’est bien par amour qu’il commet ses méfaits, qu’il perpétue ses crimes mais l’addition va devenir salée, son parcours ensanglanté.

De son côté, Hopkins continue de payer ses égarements, loin de sa famille, dans le collimateur de ses supérieurs. Il continue de se perdre dans les méandres de son esprit, de ses convictions, de ses instincts et de sa vision de la manière de faire respecter la loi. Une vision qui penche bien souvent du mauvais côté aussi. Avec des méthodes plus que contestables.

Nous avons fini par nous attacher à ce personnage miné, plombé, dévasté. Nous avons fini par nous y attacher malgré tout, remettant sans cesse en question nos propres convictions pour mieux le suivre, le comprendre. Nous avons suivi Ellroy loin, très loin, emporté par un conteur hors pair qui n’en a pas fini avec nous. Un conteur qui de nouveau nous décrit sa ville, y retourne avant de s’y plonger complètement dans un quatuor qui marquera le roman noir, qui confirmera que le roman noir a toute sa place dans la littérature. Quoi qu’on en dise.

James Ellroy, premiers romans

James Ellroy débarque dans le roman noir, dans le roman tout court, en 1981. Son premier bouquin s’intitule Brown’s requiem de ce côté-ci de l’Atlantique comme de l’autre.

Brown's Requiem (1981)L’écrivain débutant qu’est alors James Ellroy commet un roman policier aux allures classiques. Un privé prend la parole, la plume, et nous raconte son quotidien. Un privé spécialisé dans la récupération de voitures aux traites impayées. Un privé qui en a bavé, qui lutte contre certains penchants, l’alcool, la drogue. Un privé ancien flic, comme il se doit, flic viré pour une affaire qui lui reste en travers de la gorge. Désabusé, donc, Fritz Brown arpente les rues de Los Angeles en écoutant Beethoven ou Brahms. Le décor est planté. Le style est direct.

L’histoire débute dans la routine quotidienne de Brown, routine qui sera bientôt chamboulée. Chamboulée par une affaire qu’il accepte parce qu’elle paraît simple. Surveiller la sœur de son client et voir ce qu’elle fricote avec un homme bien plus âgé qu’elle, voir et comprendre. Cette affaire va réveiller de vieux souvenirs et s’avérer être, peut-être, le moyen pour Brown de gommer un passé dont il ne peut se défaire, un passé qui le hante, qu’il ressasse, sans réussir à l’oublier. A oublier ses ressentiments.

Nous sommes dans une histoire classique. Une enquête menée par un dur à cuire, un blasé, une enquête qui va se révéler sordide. Les personnages sont à l’avenant, détruits, destructeurs… Et Brown va devoir accepter d’aller très loin, beaucoup plus loin que ce que le petit confort dans lequel il s’est installé devrait lui permettre d’accepter.

Nous arpentons les rues de Los Angeles sur une bande-son classique, à la suite d’un homme hanté par des démons, en découvrant d’autres dont le moindre n’est pas le souvenir d’une affaire de la fin des années quarante, une femme coupée en deux et retrouvée dans un terrain vague, une certaine Elizabeth Short. Nous arpentons les rues de Los Angeles, ses fairways et ses greens… A la suite d’un homme qui, pour atteindre la rédemption, devra s’enfoncer profondément. Du côté des incendiaires, des obsédés sexuels et des femmes perdues.

Un an plus tard, Ellroy commet son deuxième roman, Clandestin (Clandestine dans la langue de Shakespeare).

Un deuxième roman qui nous ramène en Californie, à Los Angeles. Après les années soixante-dix, nous arpentons la ville dans les années cinquante.

Nous arpentons la ville à la suite d’un flic, Fred Underhill. Un flic plein d’ambition, motivé mais qui va se casser les dentsClandestin (Clandestine, 1982) sur une affaire. Underhill nous raconte son histoire à la première personne… Nous le suivons de près, quand son partenaire se fait tuer, quand il décide d’aller jusqu’au bout pour résoudre une affaire qui le touche. Une enquête sur des femmes étranglées qui le fera basculer, qu’il menera clandestinement et qu’il ne pourra pas résoudre avant qu’une nouvelle victime tombe quelques années plus tard. Underhill s’aventure loin, côtoie des flics pas toujours reluisants, parmi eux, un certain Dudley Smith. Underhill va tempérer ses ambitions, se fracasser à une réalité dont il se pensait immunisé… Pas si simple. Pas si simple quand on croise un ado de douze ans devenu orphelin après le meurtre de sa mère, quand on croise d’autres femmes étranglées, quand on finit par redouter pour la sienne…

Ellroy nous offre, pour ce deuxième roman le portrait d’un homme qui dégringole, qui se relève, qui chute encore et qui en arrive à chercher une certaine rédemption. Un livre comme un écho au premier, avec ses golfs, ses femmes, ses trafics. Dans un Los Angeles encore marqué par le meurtre irrésolu d’une femme quelques années plus tôt, une femme coupée en deux…

Le style est direct, pas encore à la mitraillette, mais déjà reconnaissable. Les personnages sont fouillés, auscultés jusqu’au plus profond de leur âme.

En deux romans, Ellroy s’est créé un univers, a couché sur le papier quelques unes de ses obsessions. Il s’est livré, s’est exposé, sans que l’on sache jusqu’à quel point… Une démarche qui touche, qui fait mouche, qui bouscule.

En deux romans, il a rendu hommage à une ville et décrit la noirceur d’une société…