Dorothy B. Hughes, Dixon Steele et la brume de Los Angeles

Le onzième roman de Dorothy B. Hughes paraît en 1947, l’année suivant les deux précédents. L’un traduit, Et tournent les chevaux de bois, l’autre pas encore, Kiss for a Killer. Ce onzième roman s’intitule In a Lonely Place et il est d’abord traduit pas Jean Sendy sous le titre Tuer ma solitude pour la collection “Mystères” des Presses de la Cité en 1951. Il connaît un nouveau titre, Un Homme dans la brume, et une nouvelle traduction en 2019 par Simon Baril pour la collection “Rivages/Noir”. C’est sûrement le plus connu des romans de l’auteure.

Un homme se tient sur un promontoire, regardant le brouillard se lever, se laissant emporter ailleurs comme quand il volait de nuit pendant cette guerre qui vient de s’achever. Le difficile retour à la vie civile lui pèse. Il était quelqu’un quand il pilotait son Un Homme dans la brume (Payot & Rivages, 1947)zinc. Maintenant, il est dans la cité des anges et la nuit tombe. Alors qu’il se laisse aller dans ce coin qu’il ne connaissait pas, un bus passe et répend sa nuisance sonore. Une femme en descend. Il décide de la suivre. Dans ces rues sombres, à peine éclairées par quelques lampadaires, la femme avance. Un peu plus loin, un autre bus s’arrête et comme, après avoir joué à faire peur à celle qu’il suit, il n’a aucune raison de continuer sa filature, il monte dedans, sans savoir où il va.
Descendu un peu plus loin, il entre dans un café. Tandis qu’il sirote sa boisson, une conversation lui rappelle un nom, Brub, celui d’un de ses proches amis pendant la guerre, en Angleterre. Celui-ci est revenu en Californie, il cherche son numéro dans l’annuaire, l’appel et tous deux constatent qu’il n’est qu’à quelques rues des Nicolai… Brub l’accueille avec plaisir, lui présente sa femme. Sylvia a le regard perçant, semble vouloir ou pouvoir lire en lui. Brub est devenu policier. La soirée est agréable, Dix explique qu’il est venu à Los Angeles pour écrire un roman, que c’est pour cette raison qu’il n’a pas contacté immédiatement Brub. Mais maintenant qu’ils se sont retrouvés…
A sa sortie, Dix attrape un bus, observe et aperçoit une fille seule à un arrêt. Le lendemain, l’étrangleur a fait une nouvelle victime, c’est ce que disent les journaux que Dix a pris l’habitude de lire à son réveil.

Dorothy B. Hughes nous captive d’entrée. Nous sommes et nous allons rester dans la tête de Dixon Steele. En suivant ses pensées, nous découvrons petit à petit qui il est, tous ces secrets qu’ils tentent de cacher. C’est que l’ancien soldat vit dans le paraître, essaie en permanence d’anticiper ce que les autres pourraient penser de lui, agit en conséquence.
Alors qu’il fréquente et découvre les Nicolai, il s’intéresse à l’enquête sur l’étrangleur dont Brub est chargé, parmi d’autres. Dans le même temps, il tente de comprendre Sylvia, de s’en préserver et croise une belle femme dans la résidence où il occupe un appartement, celui d’un de ses anciens camarades de fac parti au Brésil.
Tout cela pourrait ne rien avoir d’inquiétant. Il y a pourtant cette gêne, ce doute, qui s’installent. L’angoisse monte au fur et à mesure qu’une certaine folie, d’abord indicible, se précise.

C’est un roman particulièrement réussi, effrayant, que nous propose Dorothy B. Hughes. Comme à son habitude. Les femmes y ont cette force que l’on croise rarement dans les romans noirs de l’époque, cette capacité à comprendre, cette intelligence.
Comme pour ses romans précédents, on retrouve la peur qui s’instille à chaque page, entre chaque ligne. Nous sommes une nouvelle fois à la suite d’un personnage, dont certaines pensées tournent et suscitent en lui l’angoisse. Un sentiment qu’il nous transmet. Même si cette fois, l’empathie que l’on ressentait dans les meilleures intrigues de la romancière, va à certains personnages secondaires, principalement les deux femmes qui gravitent dans l’entourage de Dix, Sylvia Nicolai et Laurel Gray. Deux femmes fortes qui tentent de vivre avec leurs doutes et leur peur.
Ce sont les ingrédients que l’on connaît, leur dosage est le bon pour que nous soyons pris du début à la fin.

Le roman a eu la chance d’être adapté au cinéma. Le personnage central y était incarné par Humphrey Bogart, un gage de qualité, de notoriété. Malheureusement, l’adaptation a complètement dévoyé l’intrigue originale, les femmes y étant remises en place selon les critères du film noir, pour ne pas dire les clichés. Le violent, puisqu’il s’agit de ce film, est peut-être un bon film noir mais il constitue une véritable trahison et ne peut que décevoir ceux qui ont lu le bouquin. Dorothy B. Hughes méritait beaucoup mieux que ça.

Trois romans non encore traduits séparent Un homme dans la brume de l’ultime fiction de la romancière, A jeter aux chiens. Elle ira ensuite voir ailleurs, trop occupée par sa famille pour continuer la fiction, et deviendra une critique reconnue du genre… dommage que la reconnaissance ne lui soit pas venue de son œuvre romanesque qui le mérite pourtant tellement.

Dorothy B. Hughes, Sailor au beau milieu de la Fiesta

En 1946, l’année suivant la parution de Voyage sans fin, un nouveau roman de Dorothy B. Hughes est publié. Il s’intitule Ride the Pink Horse. Il est traduit presque quarante ans plus tard par Claude Gilbert sous le titre Et tournent les chevaux de bois pour les éditions Christian Bourgois.

Après plusieurs heures de voyage, un homme descend du car qui l’a amené, depuis Chicago, dans cette ville inconnue.
En traversant la gare routière, il découvre un monde qu’il ne connaît pas. Les mexicains, les espagnols et les indiens s’y côtoient sans toutefois se mélanger véritablement. Et c’est Et tournent les chevaux de bois (Christian Bourgois, 1946)pareil dans toutes les rues où la foule se p resse. La première étape de son séjour se révèle plutôt difficile et vite désespérée, aucune chambre d’hôtel de libre. Sailor n’avait pas idée, en venant dans cette ville loin de chez lui, de l’événement qui l’animait. C’est la Fiesta. Les gens se bousculent jusqu’à la Plaza. Après avoir vainement fait le tour des hôtels et laissé sa valise dans l’un d’eux, il observe la foule et les réjouissances. Pour comprendre exactement de quoi il retourne, il échange avec le patron d’un manège, le Tio Vivo, qui l’informe que le premier événement important de la Fiesta est sur le point de prendre place. Il s’agit de brûler Zozobra.
Sailor se rend là où le flot semble converger et assiste à l’immolation d’un géant de papier et de carton-pâte. Parmi les personnes ayant accès au carré des privilégiés, il repère le Sen. Celui qu’il est venu voir. Il savait qu’il était là et la présence de McIntyre, le flic, chef de la criminelle de Chicago, aperçu alors qu’il faisait le tour de la cité, le lui avait confirmé. Il va pouvoir faire ce qu’il a prévu. Il lui faut maintenant s’approcher de son ancien patron, ancien sénateur, pour lui réclamer son dû. Il doit le faire discrètement.
Y parvenir ne sera pas simple, ceux de son rang logeant dans l’hôtel de luxe inaccessible aux simples mortels.

Sailor, en même temps qu’il tente d’atteindre son but, découvre un nouvel environnement. Il se lie avec le patron du manège, Don José qu’il surnomme Pancho, prend sous son aile une jeune indienne, Pila, lui rappelant une statue qui l’avait subjuguée bien des années plus tôt. Un des rares moments où il s’était senti petit.
Sailor arpente les rues, pour se nourrir, pour dormir et pour mener à bien son but. Un but qui le ramène vers son ancien employeur, celui dont il a été le secrétaire personnel, l’ancien sénateur Douglass surnommé le Sen. L’homme qui l’a amené là où il en est arrivé, qui lui a permis de faire des études et de se sortir de sa situation de départ. Celui qui l’a finalement laissé tomber il y a peu. Et Sailor veut toucher sa part.
L’action est lente, un rythme qui semble correspondre à cette ville du sud des Etats-Unis, à ce coin du Nouveau-Mexique. Tout au long des pages, Sailor oscille entre son plan, son désir de partir pour Mexico et sa fascination pour la Fiesta et ses participants, pour cette ville si différente de celles qu’il connaît. Il tourne en rond, accepte de dormir par terre, pris sous l’aile du patron du Tio Vivo. Il échange avec Mac, qui a essayé de l’aider à s’en sortir quand il était encore un adolescent. Mias Le Sen doit payer, au sens propre. Et alors, Sailor s’en ira.
Arpenter les rues ajoute à son indécision. Comme s’il évoluait dans un piège, cette fiesta dont il ne sait s’il pourra s’échapper. Trois jours, trois parties, c’est un drame qui se joue sous la chaleur de la fête.

Il faut s’accrocher pour apprécier ce roman au rythme vraiment différent des précédents. Dorothy B. Hughes nous décrit sa ville d’adoption sous un jour particulier, celui de cette fête annuelle qui anime ses rues. Elle nous décrit Santa Fe sans oublier d’où elle vient. Le restaurant où Sailor se requinque s’appelant le Kansas City.
Une fois de plus, l’écrivaine ose évoluer, tenter de nouvelles choses. Elle y réussit au long de certaines pages, fait peut-être un peu trop durer les choses à d’autres moments. Mais c’est un roman très personnel qu’elle nous livre et qui confirme cette voix unique qui est la sienne.

Un autre roman, Kiss for a Killer, paraît la même année que celui-ci. Il n’est toujours pas traduit en français. L’année suivante arrive celui qui est considéré comme le meilleur de ses livres, Un homme dans la brume.

Dorothy B. Hughes, Baby Agnew à bord du Chief

Trois ans après Chute libre, mais seulement un an après Johnnie, son précédent roman non traduit en français, paraît le huitième roman de Dorothy B. Hughes, Dread Journey. Ce voyage de la peur devient chez nous, après la traduction de Jean Benoït, Voyage sans fin.

Dans le train de super-luxe reliant Los Angeles à Chicago, James Cobbett veille sur un wagon. Il en est le contrôleur, l’équivalent d’un domestique ou d’un majordome, chargé du confort des voyageurs enfermés pour le moment dans leur compartiment. E n dehors Voyage sans fin (Ditis, 1945)de deux couples, il y a là un producteur célèbre, puissant, Vivien Spender, un compositeur, Leslie Augustin, une actrice travaillant pour la compagnie de Spender, Baby Agnew. Ils ne gardent pas pour eux le confort de leur espace privé, Baby Agnew a ainsi accepté d’accueillir une jeune femme qu’elle ne connaît pas, Gracia Shawn, et Leslie Augustin vient d’inviter dans son compartiment un vieil ami croisé par hasard, Hank Cavanaugh. Quant à Viv Spender, il reçoit la visite régulière de Mick, sa secrétaire, logée dans le wagon suivant. Tout ce petit monde est parti pour trois jours de traversée du pays. Trois jours de doutes et de peur.
Baby Agnew sait qu’on ne veut plus d’elle à New Essany, la compagnie de Spender. Ce dernier cherche même à l’évincer de sa prochaine production alors qu’elle a signé un contrat. Mais elle ne veut pas capituler, elle est prête à lutter et ce sera le film ou le mariage avec Spender. Pourtant, depuis qu’elle est montée dans le train, c’est la peur qui l’assaille. Elle connaît le magnat, elle sait qu’il est prêt à tout pour parvenir à ses fins et c’est sa vie qui est en jeu. Mick, la dévouée secrétaire, lui a confié qu’elle soupçonnait son patron d’avoir tué sa première femme… Baby décide de ne jamais être seule, elle partage son voyage avec Cavanaugh et Augustin, Gracia leur emboîtant le pas. La peur qu’elle cherche à cacher finit par transpirer et devenir le souci de ses compagnons de voyage.

La peur, comme vous l’avez compris, habite ce roman. Contrairement aux précédents opus parvenus jusqu’à nous, elle n’est pas accompagné du doute. Nous sommes sûrs, davantage que les protagonistes.
Les personnages sont fouillés, de la future jeune première qui ne sait pas dans quel monde elle débarque au scénariste dont le rêve hollywoodien s’est évanoui en passant par le compositeur incontournable du moment, le magnat sans pitié, le journaliste intègre en ayant beaucoup vu en Europe, tous les ingrédients y sont.
Ce n’est pas le premier roman de Dorothy Hughes que je trouve moins convaincant, il y a eu avant lui La Blonde du Bar Bambou. Les défauts ne sont pas les mêmes. Dans celui-ci, le rythme est moins soutenu, il faut du temps pour décrire chacun. Le suspens l’imprègne moins tant nous connaissons les pensées de chacun, défaut opposé de La Blonde… Il faut s’accrocher un peu pour que finalement, dans les derniers chapitres, l’intrigue nous saisisse.

C’est un roman qui n’est pas sans qualités, il se laisse lire avec un certain intérêt, mais il est en dessous du précédent et des deux premiers. Un bon roman au ton moins singulier que ce que nous avons connu jusqu’ici. La faute peut-être à la multiplicité des personnages sans que l’un ou l’autre ne prenne le dessus. L’empathie n’y est pas, ne peut pas y être.

L’année suivante paraît un nouveau roman de l’écrivaine, Et tournent les chevaux de bois.

Dorothy B. Hughes, Kit McKittrick, la mort de Louie et les coupes de Babylone

En 1942 paraît le quatrième roman de Dorothy B. Hughes, The Fallen Sparrow. La romancière poursuit son rythme soutenu de publication, celui-ci paraissant l’année suivant le précédent, La Blonde du Bar Bambou. Il est traduit par Emmanuelle de Lesseps en 1970 pour les éditions Christian Bourgois sous le titre Chute libre.

Un homme lutte pour survivre dans une geôle où personne ne sait qu’il est. Il compte les jours, non pour savoir depuis combien de temps il est là, mais pour connaître le moment du retour de son tortionnaire, un homme dont il reconnaît la claudication quand il Chute libre (Christian Bourgois, 1942)approche. Il oscille entre l’envie de succomber et de ne plus souffrir et celle de continuer à lutter. Il sait que s’il avoue ce que ceux qui le retiennent veulent savoir, ils le tueront. Le seul moyen de survivre est de résister à la torture, de ne rien avouer, tant qu’ils n’auront pas l ’information que lui seul détient, il leur sera utile. Après un morceau de papier, il a réussi à subtiliser un crayon à l’un des gardes, il ne lui reste plus qu’à espérer que celui à qui il va adresser son appel à l’aide le recevra et pourra le sauver.
Après ce prologue, nous retrouvons Kit McKittrick dans un train arrivant à New York. Il revient d’un ranch dans l’ouest où il a récupéré, a repris des forces, après son retour d’Espagne, son combat dans les Brigades Internationales et son évasion d’une prison. Kit est de retour plus tôt que prévu, cela fait seulement six mois qu’il tente de se retaper au grand air, moins que ce que sa mère voulait qu’il consacre à sa convalescence. Mais il a une bonne raison de revoir New York, Louie vient de mourir. Il s’est suicidé et Kit ne peut pas le croire. Louie n’aurait jamais pu faire ça. Celui qui lui a permis de s’évader et qui travaillait pour la police de la ville ne peut avoir mis fin à ses jours en se jetant du cinquième étage d’un immeuble, cela ne lui ressemble pas. Kit qui le connaît depuis l’enfance le sait.
Sa première étape en ville est au commissariat central de la dix-septième circonscription, il sait qu’il y trouvera l’inspecteur Tobin, chef de la brigade criminelle. Il veut savoir où en est l’enquête et il apprend avec surprise qu’elle est close et que le suicide est avéré. Il mènera ses propres investigations si la police ne veut rien savoir et ce malgré les avertissements de l’inspecteur et de son second, le sergent Moore. Que nous retrouvons après les avoir croisés dans les deux premiers ouvrages de la romancière, La Bloule bleue et L’Ours a fait un testament.

Kit s’installe chez sa mère et son beau-père, les Wilhite, dans leur appartement de grand luxe, eux ne sont pas là, partis en Floride comme chaque année. C’est une nouvelle bonne qui l’accueille, Elise, elles sont interchangeables chez son beau-père. Par contre, Kit est surpris de ne pas retrouver Lotte la cuisinière, là depuis si longtemps. Pour mener à bien ses recherches, Kit compte entrer en contact avec tout ceux qui pourraient l’aider, ses connaissances d’enfance. Mais avant ça, il lui faut voir Barbara Taviton, l’une des raisons qui l’ont poussées à résister pendant sa captivité, il veut lui faire sa demande. Il découvre alors qu’elle s’est entichée d’un nouveau venu, incapable de l’attendre. Le nouveau venu fait parti de cette nouvelle mode chez les riches, l’accueil de réfugiés, ceux qui ont fui la guerre qui sévit en Europe.

C’est un roman étrange que nous offre Hughes, celui d’un milieu et d’une époque que l’on croise peu dans le roman noir. Un roman étrange qui ne dépare pas dans l’œuvre de la romancière tout en marquant une nouvelle évolution. La police est récalcitrante quand il s’agit d’écouter Kit. Le bruit de la démarche du boiteux, celui qui le torturait en Espagne, résonne dans les rues de New York et la paranoïa le gagne. Il ne fait plus confiance à personne, imagine un complot contre lui, tous les événements qui jalonnent son enquête, même s’ils paraissent sans rapport avec celle-ci, le conforte dans cette folie. Les ennemis sont partout, les nazis sont à New York et Kit voit les uns et les autres comme des complices de ses ennemis. Il s’enfonce, ne parvient plus à dormir.
Une fois de plus, Dorothy B. Hughes nous entraîne à la suite d’un personnage subjugué par ce qu’il voit et ce qu’il soupçonne. Il s’agit cette fois-ci d’un homme et sa folie nous laisse dans le doute. A-t-il raison ? Son imagination n’est-elle pas trop débordante ? Même si ceux qu’il soupçonne sont louches, sont-ils vraiment des espions ourdissant un plan contre lui ? Peut-on aller aussi loin pour les coupes de Babylone, objets que Kit pense que tout le monde convoite ?

La folie n’est pas seulement extérieure cette fois-ci, elle est aussi la conséquence de ce que Kit a vécu en Espagne. Il lutte à la fois contre lui-même et cette folie qu’il domine difficilement et contre des ennemis venus de l’extérieur, imaginaires ou réels. Cette fois, nous sommes ceux qui doutent.
Hughes fait évoluer son univers, elle ne nous donne pas tous les éléments qui nous permettraient de nous ranger derrière Kit les yeux fermés. Elle nous offre malgré tout un cauchemar éveillé, assaisonné d’un nouveau McGuffin, désigné, clair, inexistant dans le précédent, et nous laisse nous accrocher.
La romancière a tiré les enseignements du ratage précédent. Abordant de nouveau une intrigue teintée d’espionnage, elle nous met dans la confidence. Comme pour ses deux premiers romans, nous connaissons les pensées du personnage principal, nous connaissons ses doutes et l’intrigue s’appuie sur ces informations que nous avons. Nous faisant douter dans un premier temps tout en nous poussant à l’empathie pour McKittrick. Le suspens, l’angoisse, nous saisissent parce que nous en savons suffisamment. C’est ce qui avait manqué à La Blonde du Bar Bambou.

D.B. Hughes commet un de ses romans les plus réussis jusque là.

Un nouveau livre paraît l’année suivante, The Blackbirder, toujours non traduit dans notre langue comme les deux suivants. C’est son huitième roman qui est accessible chez nous, Voyage sans fin, paru en 1945, dans lequel elle explore de nouveau, évolue.

Dorothy B. Hughes, Griselda, lune de miel et disparitions

Le troisième roman de Dorothy B. Hughes sort en 1941, l’année suivant la parution des deux premiers. Il s’intitule The Bamboo Blonde et est édité, comme les précédents, par Duell. De ce côté-ci de l’Atlantique, il paraît, comme L’ours a fait un testament, aux éditions des Deux Mondes dans la collection “La main rouge”, traduit par Renée Vally sous le titre très fidèle de La Blonde du Bar Bambou.

Griselda et Conrad sont en lune de miel. Ils viennent de se remarier et, sur un coup de tête, Conrad a décidé d’aller à Long Beach pour ce passage incontournable de tout mariage qu’ils espèrent plus réussi que le premier et la première.
Très vite, Griselda a compris que la destination n’a rien d’un hasard et qu’en fait de tendres moments, son mari a d’autres préoccupations à l’esprit. Il n’y a qu’à voir ceux La Blonde du Bar Bambou (Deux Mondes, 1941)qui sont là, comme eux, de manière imprévue. Certes Barjon Garth, chef de l’espionnage, n’est pas là bien qu’on ne parle que de lui, mais il y a tout ceux qui traînent souvent dans son voisinage. Kew Brent, autre journaliste, pas seulement collègue mais également ami de Conrad, se trouve dans les parages, tout comme le major Pembrooke, un anglais plutôt effrayant, Dare Crandall, celle qui avait grandement contribué à l’échec du premier mariage de de Griselda et Conrad. La disparition de Mannie Martin occupe les esprits et les conversations. Walker Travis, l’un des derniers à l’avoir vu, est l’objet de toutes les préoccupations. Il doit détenir quelque information importante. Et les informations sont importantes en cette période troublée par la guerre mondiale, la lutte contre l’axe et l’obsession de la défense intérieure. Comme leur lune de miel pourrait en être une au milieu de tout ça ?
D’autant que lorsqu’ils sortent boire un verre, la porte du bungalow miteux dans lequel Conrad les a logé est à peine refermée qu’une voiture pointe ses phares sur eux. Kathie Travis est à la recherche de Walker, son mari. Comme ils ne l’ont pas vu, elle retourne à son hôtel. Les deux jeunes mariés débarquent au Bar Bambou. Après avoir été servi par le serveur que Conrad appelle Chang, ils aperçoivent Kew Brent. Une femme se fait remarquer, seule au bar. Conrad décide de lui venir en aide, elle paraît avoir déjà pas mal éclusé… Griselda rentre seule, furieuse.
Après une brève apparition au milieu de la nuit, Conrad est enfin de retour en début de matinée. Ils ne tardent pas à apprendre que la blonde dont il s’est occupé et qu’il a empêchée de commettre une bêtise en lui confisquant les balles de son revolver a été retrouvée morte. Le capitaine Thusby, le policier chargé de l’enquête concernant le meurtre, car s’en est un, ne tarde pas à faire résonner sa jambe de bois pour interroger Conrad…

Les événements s’enchaînent. Conrad (Ron dans le premier roman de Hughes) apparaît et disparaît en permanence. Les raisons d’avoir peur se multiplient. Et Griselda, personnage central, celle que nous ne quittons pas, est laissée de côté. Rien ne lui est dit mais elle subit chaque rebondissement. Faisant jouer son imagination pour comprendre les tenants et les aboutissants de toute l’histoire, ce qui n’est pas simple.
Comme pour ses deux premiers romans, Dorothy B. Hughes se concentre sur le point de vue d’un personnage, Griselda pour la deuxième fois après La Boule bleue. Cette fois, elle subit les événements tout en restant en périphérie de l’intrigue, elle ne sait pas tout ce qui se passe, elle ne peut avoir que des soupçons. Alors que tout lui était expliqué dans le roman précédent, elle ne sait pas grand-chose cette fois-ci. Et c’est tout le problème…

J’ai eu du mal à me sentir concerné, Griselda restant à la marge, il était difficile de ne pas rester étranger au roman. Le lecteur sait qu’elle a toutes les raisons d’être effrayée, de craindre pour la vie de Conrad, mais impossible d’éprouver une réelle angoisse quand on ne sait pas ce qu’il faut redouter.
En faisant évoluer sa manière de raconter son histoire, la romancière choisit un angle qui laisse l’intrigue tellement loin de nous que nous ne nous sentons pas impliqués. La recette est pourtant proche de ce qu’elle nous avait proposé jusque là, une femme ne sachant en qui avoir confiance au milieu d’une intrigue trop grande pour elle. Mais jusqu’ici, l’héroïne connaissait tout, elle était le témoin au cœur du suspens.
En nous tenant trop à l’écart, Hughes nous perd…

Nous découvrons avec ce roman l’une des facettes de l’auteure, son envie de ne pas se contenter de ce qu’elle sait, d’explorer. Quitte à se fourvoyer. Cette expérience lui sert toutefois pour le roman suivant, elle semble en tirer les enseignements pour nous offrir son meilleur jusque là. La Blonde du Bar Bambou, raté, s’avère finalement comme une étape importante pour en arriver à la réussite que constitue Chute libre.

Dorothy B. Hughes, Lizanne et l’héritage de l’Ours qui louche

Quelques mois après un premier roman, La Boule bleue, en paraît un deuxième signé Dorothy B. Hughes. Publié par le même éditeur outre-Atlantique, Duell, et intitulé The Cross-Eyed Bear, il arrive de ce côté-ci de l’océan, traduit par Renée Vally sous le titre L’Ours a fait un testament, aux éditions des Deux Mondes, dans la collection “La main rouge”.

Une jeune femme décide de tenter sa chance. Elle est à la recherche d’un homme et essaie de le croiser à l’occasion d’une pièce de théâtre. Cela fait a priori plusieurs fois qu’elle se livre à cette enquête et celle-ci est la bonne, elle le voit. Ils sont deux et ne sont pas du même milieu qu’elle. Alors qu’elle a obtenu une place debout, ils ont les L'Ours a fait un testament (Deux Mondes, 1940)meilleures. Elle les aperçoit tout de même à la fin de la représentation, ils la frôlent sans la voir, assaillis par plusieurs jeunes femmes de leur rang.
Ce qu’elle a vu et entendu la rassure, elle se sent prête pour aller plus loin et répondre à l’annonce dont elle sait que l’un des deux est l’auteur. Ils en ont même discuté devant elle quand elle faisait la queue pour acheter son billet. C’est pour cette annonce qu’elle voulait les approcher. Secrétaire vivant plus que chichement et dont le remplacement qu’elle assure est sur le point de prendre fin, elle veut une nouvelle situation et celle-ci l’attire particulièrement. L’entretien a lieu dans un hôtel de luxe où Bill Folker a son bureau. Elle y apprend que la place lui vaudra cent dollars par semaine quand elle en gagnait sept jusqu’ici, une aubaine, et que sa mission concerne l’héritage de Knut Viljas, surnommé l’Ours-qui-louche, mort quelques années auparavant. Ses trois fils, Stefan, Lans et Dene, ont chacun reçu une partie d’un chèque qu’ils doivent réunir pour obtenir la somme substantielle qu’il représente. Un sceau doit, de plus, confirmer l’authenticité du document. L’un des trois fils le détient mais lequel ? Les frères se détestant, ils ont disparu, changé d’identité pour ne pas risquer les violences des autres. Il faut les retrouver et retrouver le sceau, le job proposé l’est au nom de Stefan, pour lequel Folker travaille.
Bien qu’on lui ait dit que beaucoup de femmes, jeunes et jolies, s’étaient présentées et qu’aucune n’avaient donné satisfaction, elle est acceptée alors qu’elle ne se pense pas particulièrement belle. Elle devra en plus assurer le secrétariat, celle qui occupe le poste le quittant dans la semaine.
Elle emménage donc au Lorenzo et fait connaissance avec tout un lot de personnages gravitant autour de l’affaire. Nous découvrons bien vite qu’elle ne s’embarque pas vraiment dans l’inconnu comme elle veut le laisser croire. Puis, dans les jours qui suivent, l’ancienne secrétaire qui avait averti Lizanne de la dangerosité du boulot, est assassinée.

Comme pour son premier roman, Hughes nous décrit une femme prise dans une intrigue violente, où les sentiments n’ont pas vraiment leur place et où seul l’appât du gain semble motiver les protagonistes. Lizanne ne sait pas à qui se fier et si elle doit se fier à quelqu’un. Chacun paraissant jouer son propre jeu. La fortune de Viljas attire d’autant plus les convoitises qu’elle consiste aussi dans la propriété de mines en Finlande devenues très convoitées dans ses temps troubles de conflit mondial. Stefan, l’aîné, semblant notamment prêt à écouter les offres des Trois, une alliance imaginaire entre des pays qui ne seront jamais nommés mais qui sont les ennemis des Etats-Unis. Les services secrets puis la police sont en conséquence de la partie. En ce qui concerne la police, nous retrouvons l’inspecteur Tobin et l’agent Moore aux commandes de l’enquête sur l’assassinat de l’ancienne secrétaire.
C’est de nouveau un cauchemar où même les lieux qui semblent les plus sûrs ne le sont pas et où il faut jouer avec les uns et les autres un jeu dangereux. Lizanne, chargé de retrouver l’un de frères, se conforme à sa mission tout en ne se fiant qu’à elle-même. La peur est chez tout le monde mais certains s’en accommode mieux que d’autres. L’héroïne, personnage central, se révèle, comme je le disais plus haut, être partie prenante dans l’intrigue, pas seulement là par hasard.
La peur domine tout en n’étant pas suffisante pour renoncer. Les motivations des personnages se dévoilent au fur et à mesure, en dehors de celle de Lizanne, persistant dans un certain flou.

C’est prenant et Hughes semble avoir trouvé là un ton, une ambiance qui lui conviennent. La peur et une complicité avec le personnage central qui s’établit pour le lecteur. Nous en savons plus que la plupart des personnages et nous percevons d’autant mieux les dangers encourus par l’héroïne.
La romancière va pourtant faire évoluer cette univers dans son roman suivant, La blonde du Bar Bambou, tout en retournant vers le personnage central de son premier roman, Griselda.

Dorothy B. Hugues, Griselda, les frères Montefierrow et une bille bleue

En 1940 paraît le premier roman signé Dorothy B. Hugues, neuf ans après la sortie d’un recueil de poèmes. Il s’intitule The So Blue Marble et est publié par un éditeur New Yorkais, Duell. Sept ans plus tard, il est traduit par Jean Benoît pour paraître dans la collection « Detective Club » des éditions suisses Ditis sous le titre La boule bleue.

Alors qu’elle regagne l’appartement qu’elle occupe durant son séjour à New York, Griselda est accostée par deux jeunes hommes bien mis juste à l’entrée de son immeuble. Ils semblent la connaître quand elle n’a aucune idée de qui ils peuvent être. Ils ne se La Boule bleue (Deux Mondes, 1940)présentent que par leur prénom, David et Danny, et se ressemblent comme deux gouttes d’eau si ce n’était leur chevelure, l’un est aussi blond que l’autre est brun. Haut de forme, canne et frac, ils sont habillés comme au sortir d’une soirée mondaine. Malgré ses réticences, elle n’a d’autre choix que de les laisser monter avec elle, leurs cannes ont quelque chose d’inquiétant. Ils sont à la recherche d’une boule bleue et Ron (Con dans la version originale), l’ex-mari de Griselda, propriétaire de l’appartement qu’elle occupe, en est, d’après eux, le possesseur. Heureusement, Gig, voisin et ami de Ron, pointe le bout de son nez… Les jumeaux s’esquivent. Mais ils sont tenaces.
Ce n’est que le début d’une intrigue tendue. Griselda se trouve emportée dans une aventure sur laquelle elle n’a aucune prise. Elle subit et les événements qui s’enchaînent sont de plus en plus inquiétants, s’enfonçant dans le crime un peu plus à chaque fois. Elle est témoin des exactions provoquées par l’attrait de cette boule bleue et n’envisage rien d’autre qu’accepter les événements. Ses sœurs se retrouvent également impliquées, d’un côté et de l’autre, au même titre que cette classe qu’elle côtoie habituellement, acteurs, banquiers, journalistes, producteurs.
C’est une histoire glaçante, prenante, que nous lisons en nous demandant jusqu’où tout cela ira. La police, en la personne de l’inspecteur Tobin et du sergent Moore, finit par glisser son nez dans l’affaire mais celle-ci est bien délicate et nécessite de prendre des gants pour ne pas commettre d’impair, d’où une certaine lenteur et l’impression renforcée que Griselda n’a d’autre alternative que subir. D’autant qu’elle est obnubilée par l’idée de n’entraîner personne dans sa lente descente.

Avec ce premier roman, Dorothy B. Hughes introduit dans la haute société new yorkaise les mœurs que l’on ne prête qu’au crime organisé. L’envie de pouvoir et de domination n’épargne pas les hautes sphères, au contraire, c’est même ce qui la caractérise. Cette envie peut mener particulièrement loin. Et la sensibilité humaine est cruellement absente. Pas de sentiment quand il s’agit de l’appât du gain. Les seuls qui en éprouvent deviennent des victimes ou, au mieux, sont abusés.
Le McGuffin cher à Hitchcock prend ici la forme d’une bille bleue, un artefact qui renferme un secret pour dominer la terre et ses habitants, et permet à la romancière de décrire sous un jour particulièrement sombre et inquiétant une micro-société que l’on devrait envier ou admirer. Griselda y évolue sans bien comprendre, elle connaît les codes mais tout lui échappe. Elle perd le contrôle et se trouve spectatrice forcée, comme dans un cauchemar, dans un monde qu’elle ne reconnaît qu’à peine. Elle sait ce qui se passe, est complètement effrayée par le peu de considération que les jumeaux et sa jeune sœur portent aux autres et à leur vie, tout en étant des membres à part entière, bien installés, reconnus, recherchés, du microcosme qui est également le sien. Elle est comme en état de léthargie, sans prise sur sa propre volonté, doutant de tout et de tous. Le roman noir étend son champ d’action, s’étend à l’ensemble des strates qui constituent l’organisation humaine. La beauté et le mal font bon ménage, fascinent, séduisent.
Le style est efficace, simple, ciselé. Il l’est d’autant plus que son éditeur a obligé la romancière à élaguer une bonne part de son manuscrit, peut-être pour en éliminer certaines scories, peut-être pour n’en garder que le cœur et s’épargner d’éventuelles digressions inutiles.

Après cette première incursion plutôt plaisante, on se dit que lire Dorothy Belle Hughes est une bonne idée. On est curieux de savoir comment peut évoluer cette œuvre dont le ton s’annonce singulier.
Les policiers croisés dans ce premier roman apparaissent également dans le deuxième, L’Ours a fait un testament, qui paraît quelques mois plus tard. Quant à Griselda, il faudra attendre le troisième, La Blonde du Bar Bambou, pour la voir réapparaître.

Léo Malet, Nestor Burma et les retombées de la guerre

En 1949, quelques mois après Gros plan du macchabée, paraît une nouvelle enquête du détective de l’agence Fiat Lux, Les paletots sans manches.

 

Alors qu’il baguenaude dans les environs de Sceaux, en attendant l’heure exacte du rendez-vous fixé par un nouveau client, Burma laisse échapper sa toute nouvelle pipe, à tête d’indien. Elle tombe dans une décharge dans laquelle il découvre un cadavre, celui d’un arabe dont la puanteur est plus forte que ne devrait l’être un cadavre ordinaire. Les paletots sans manches (SEPE, 1949)Obnubilé par le client qui l’a contacté, le détective décide de ne pas s’attarder, c’est que celui qui lui a donné rendez-vous semble, d’après les renseignements qu’il a obtenu et la demeure impressionnante où il l’attend, posséder une fortune certaine. Et Burma est toujours attiré par ce qui peut lui rapporter.

Gérard Flauvigny, riche industriel, quelque peu éprouvé par l’épuration de l’après-guerre, s’inquiète pour son fils, Roland. Ce dernier fréquente, d’après sa sœur, un endroit ayant mauvaise réputation, l’Antinéa, une boîte de nuit tenue par des arabes. Ce que lui verse le patron, pour lequel même Burma a bossé à un moment de sa vie, motive particulièrement celui-ci. Malheureusement, accompagné d’Hélène, il découvre bien vite que Roland a passé l’arme à gauche. Un accident, le gaz qui s’est échappé alors que ce dernier était enfermé dans sa chambre parisienne sous les toits dans un état second, dû à l’absorption de haschich.

De retour chez Flauvigny, accompagné de son médecin traitant, Burma informe son client de la triste nouvelle et décide avec son accord, et une petite rallonge, d’enquêter sur ceux qui ont fait du fils tant aimé un drogué. La descente de Burma dans la boîte de nuit, alors qu’il essaie de passer inaperçu, est rapidement repéré… drogué, il vit une fuite hallucinée, parvenant à semer ses geôliers sans bien comprendre comment. Il se réveille dans le lit de la fille de Flauvigny, Joëlle, et apprend bientôt que c’est le médecin de ce dernier qui est mort dans la nuit… une demi-surprise puisque Burma, dans son évasion délirante, en avait eu des visions…

 

Comme d’habitude, l’intrigue est menée tambour battant. Les rebondissements se succèdent et Burma, entre deux verres et deux bouffardes, est entraîné dans ce maelström plutôt qu’il ne domine la situation. Ses suppositions se succèdent en étant systématiquement battus en brèche par les événements suivants.

Après plusieurs intrigues situées pendant la guerre et quelques-unes juste avant, Léo Malet évolue et passe cette fois dans l’immédiate après-guerre. La place qu’il donne aux arabes et le vocabulaire employé pour les désigner rend quelques passages nauséabonds, surtout après la lecture de son roman précédent, Le soleil n’est pas pour nous. Mais on découvre rapidement que le cadavre découvert dans la décharge n’est pas inconnu du détective et qu’il y a là une autre motivation pour celui-ci à poursuivre son enquête, en plus de l’envie de soutirer le maximum à son client. Les arabes ne sont pas que des truands, ils sont aussi les victimes d’un trafic lié à leur envie de connaître la France, une vague migratoire qui peut en rappeler de plus récentes ou carrément actuelles. Le prix à payer pour arriver jusqu’en métropole est particulièrement élevé et Malet dresse un portrait peu ragoûtant des profiteurs de cette période, continuant, pour certains, sur des années de guerre qui les ont porté à la tête de divers trafics.

Le roman n’a rien d’une thèse ni d’une démonstration, il s’inscrit juste pleinement dans la réalité de l’époque, comme Malet a su jusqu’ici si bien le faire. Les travers de la société sont pointés sans tabous mais avec force rebondissements et dans le cadre d’une intrigue rocambolesque, frisant souvent l’invraisemblance, mais le romancier nous a également habitués à cet univers…

 

Hélène prend une importance qu’elle n’avait pas jusqu’ici dans la résolution de l’énigme, Reboul, le collaborateur manchot de l’agence Fiat Lux, confirme son retour au premier plan et Faroux constitue l’un des ressorts incontournables du roman. Marc Covet, l’ami journaliste est un peu en retrait, contrairement aux dernières enquêtes. Et Malet poursuit dans la veine qui a fait de Burma un détective marquant, peu doué pour les raisonnements au point que les siens sont toujours particulièrement alambiqués, attiré par le sexe opposé sans toutefois être un tombeur. Il se croit toujours plus malin que la police et finit souvent au même niveau qu’eux, sinon légèrement en retard. Il prend des risques inconsidérés, à l’aune de raisonnements pas toujours judicieux. Bref, tout cela forme un ensemble qui rend l’univers des Nestor Burma attachant, réjouissant. En ajoutant que le ton employé par le détective pour nous raconter ses aventures est léger, il s’écoute parler et nous gratifie de nombres de bons mots qui nous offrent une récréation à chaque fois qu’on ouvre un des bouquins le mettant en scène. Celui-ci particulièrement.

 

L’année suivante, la publication du Burma prévu, Direction cimetière, est annulée du fait de la liquidation de la maison d’édition qui devait s’en charger. Cette aventure ne paraîtra qu’en 1969 sous le titre Un croque-mort nommé Nestor.

Avant de donner un nouvel élan à sa série en en faisant “les nouveaux mystères de Paris” et d’abandonner progressivement les différents pseudonymes sous lesquels il a publié au cours des années 40, Malet publie une nouvelle mettant en scène Burma, Pas de veine pour le pendu, d’abord titrée Entreprise de transports pour “Mystère Magazine”.

C’est une nouvelle rapide, rythmée, et qui nous présente Burma sous un jour nouveau. Alors qu’il a rendez-vous avec un client, il le découvre pendu dans sa cabane au fond du jardin. L’enquête est confiée à la police de Sceau et l’inspecteur Lepetit. Un enquêteur avec lequel notre détective ne s’entend pas d’entrée de jeu, celui-ci étant trop sûr de lui, trop épris de certitudes. Et c’est un Burma faisant profil-bas mais suivant son idée que nous découvrons. Un Burma qui s’avérera en fin de compte avoir raison… plutôt inhabituel pour lui. Quasiment antinomique. Il nous offre là le profil habituel de ses collègues, ceux présents dans tous les romans du genre et perd de sa singularité.

C’est au final une enquête très classique et singulière au point d’en être presque banale.

 

Avant de se lancer dans “les nouveaux mystères de Paris”, Léo Malet signe un dernier roman one-shot avant longtemps, Enigme aux Folies-Bergères.

Léo Malet, Nestor Burma fait son cinéma

En 1949, paraît la cinquième ou sixième aventure du détective parisien, Gros plan du macchabée. Cinquième ou sixième selon que l’on prend en compte ou pas Coliques de plomb, paru l’année précédente mais retravaillé par la suite pour devenir en 1971 Nestor Burma court la poupée. Je parlerais de cette réécriture et non de la première version ; pour le blog, il s’agit donc de la cinquième apparition de Nestor Burma. Sans compter la nouvelle Solution au cimetière publiée en 1946 dans “Images du monde”.

Quelques mois après Le dernier train d’Austerlitz, sans Burma, et Le cinquième procédé, avec, Léo Malet signe un nouveau roman. D’abord intitulé par l’auteur Un certain Nestor Burma, parce qu’il s’agit chronologiquement de la première enquête de son personnage, il est retitré par l’éditeur sans doute pour mieux convenir à l’image de la série. Léo Malet y renoue non seulement avec le fondateur de l’agence Fiat Lux mais également avec un milieu qu’il a fréquenté, celui du cinéma. Il y a été en effet plusieurs fois figurants, pour Marcel Lherbier, Claude Autant-Lara, Marcel Carné, Pierre Prévert ou encore Louis Daquin, avant d’y intervenir, dans les années qui suivront, en tant que scénariste ou auteur de l’histoire originale.

Lors de sa sortie, ce court roman est accompagné d’un autre comprenant encore moins de pages, Hélène en danger.

 

Nestor Burma ne se reconnaît pas en se regardant dans le miroir. Transformé par un maquilleur russe, il se fait peur. Dans le même temps, l’habilleuse s’affaire autour de Julien Favereau, la vedette du grand écran, dans la loge duquel la présence du détective Gros plan du macchabée (SEPE, 1949)est autorisée, pour la bonne raison qu’il a été engagé par l’acteur pour sa protection à la suite de menaces épistolaires. Curieusement, ce dernier ne semble redouter qu’on attente à ses jours que dans le studio… mais Burma n’a qu’à peine le temps de s’interroger sur cette bizarrerie et de s’en entretenir avec son client que celui-ci meurt sous ses yeux dès le tout début du roman.

Alors qu’il prévient la police, un autre figurant vient utiliser l’un des taxiphones à côté du sien. Il s’empresse de révéler lui aussi la nouvelle et Burma comprend que, tout comme lui, il exerce un autre métier. Les présentations se font devant un verre, rempli d’un liquide que ni l’un ni l’autre ne dédaigne… le journaliste s’appelle Marc Covet, celui que nous connaissons bien. Il s’agit là de leur première rencontre.

La police arrive ensuite, elle rencontre un Nestor Burma pas encore connu et dont elle ne se méfie pas pour le moment. Le commissaire Petit-Martin est chargé de l’enquête et la mène en compagnie du détective à l’orée de sa carrière.

Julien Favereau n’est pas mort de mort naturelle, l’empoisonnement est bientôt attesté par le médecin-légiste et Burma et Petit-Martin suivent toutes les pistes, s’égarant systématiquement dans de fausses déductions. Il faut dire qu’ils ont de quoi faire, Favereau était aussi détesté de ceux qui travaillaient avec lui qu’il était adoré des midinettes.

… j’avais commencé à comprendre que Favereau était une teigne à qui le plus doux des hommes aurait préféré offrir un verre d’arsenic plutôt que de le voir crever de soif.

C’est une aventure sympathique que nous offre là Léo Malet. Les bons mots de son narrateur-détective sont déjà présents, sa vantardise aussi. Une aventure sympathique, rapide, qui n’a pas l’épaisseur d’autres enquêtes même si l’écrivain ne recherche pas cela, l’épaisseur, avec les intrigues qu’il fait vivre à son personnage récurrent.

Nous visitons les coulisses d’un tournage de cinéma, rencontrons les différents métiers qui y sévissent et nous immergeons dans l’atmosphère d’urgence qui peut y régner. Marc Covet et Nestor Burma y font connaissance, s’imbibent comme il se doit, et l’agence Fiat Lux n’existe pas encore. Cet aperçu d’un Nestor Burma avant l’heure est le côté le plus intéressant du bouquin, pourvu qu’on s’intéresse au personnage.

La conclusion est comme souvent rapide et dénuée de morale… très humaine…

 

Avec ce court roman, ce que l’on appellerait maintenant une novella vient en bonus, Hélène en danger. Comme pour Solution au cimetière, le format court semble particulièrement adapté au dynamisme inhérent à la série.

Hélène Châtelain, la fidèle secrétaire de l’agence Fiat Lux, se trouve au cœur de l’intrigue qui débute, comme pour Nestor Burma contre CQFD par le souci de se procurer du tabac. Nous sommes en février 1944 et la guerre s’éternise, le débarquement tant annoncé se fait attendre et il faut trouver des moyens de se procurer le nécessaire, qui passe pour le détective par sa pipe et du café.

L’aventure, qui marque le retour de Reboul, pousse Burma à s’inquiéter pour sa secrétaire, d’abord emprisonnée par la Gestapo puis au cœur d’un piège qu’il parvient à déjouer en ne comprenant les tenants et les aboutissants de l’aventure qu’en cours de route, comme d’habitude. Situer l’intrigue dans un passé immédiat et une époque difficile donne un intérêt supplémentaire à l’histoire. Léo Malet semble décidément dans son élément quand il se coltine à une réalité qu’il a vécue, marquante… il nous l’avait déjà prouvé, il nous le confirme ici.

C’est une bonne nouvelle !

 

Alternant toujours entre ses différents pseudonymes, Malet signe de son nom dans les mois qui suivent le deuxième volet de sa “trilogie noire”, Le soleil n’est pas pour nous, puis la dernière aventure de Burma, Les paletots sans manches, avant de lui faire vivre les “nouveaux mystères de Paris”.

Léo Malet, Jean Refreger se prend pour Bill Lantelme

En 1948, Léo Malet publie sous son nom, après La vie est dégueulasse et Le cinquième procédé, un troisième roman, Le dernier train d’Austerlitz. Il s’éloigne pour un temps de son détective vedette pour nous offrir une récréation autour des rapports d’un romancier avec son héro, entre autre.

 

1938, Jean Refreger est à la morgue pour reconnaître un corps. Même s’il n’en reste plus que le tronc, il identifie formellement la victime, Karl Verden, mais le juge chargé du dossier a également vu une autre personne l’ayant identifié comme quelqu’un d’autre. Le dossier semble dans une impasse et devant la réaction de Refreger, le magistrat lui Le dernier train d'Austerlitz (SEPE, 1948)conseille s’il tient vraiment à la vérité de mener lui-même l’enquête.

Quelques années plus tard, Refreger est en plein travail, l’écriture de son nouveau roman. Comme d’habitude, il en connaît déjà le titre, La Triple énigme d’Auteuil, mais découvre l’intrigue au fur et à mesure qu’il avance même s’il sait et s’est noté quelques éléments qu’il y intégrera. Tout cela est interrompu par l’arrivée d’une lettre de sa femme partie du côté du Loir-et-Cher, leur fils est malade et en ces temps de guerre finissante, nous sommes début août 1944, il est difficile de trouver des médicaments. Refreger décide de les acheter lui-même, mais il constate très vite que les envoyer sera délicat, la poste ne fonctionnant plus sereinement avec l’avancée des alliés et la débandade allemande. Il se résous à les amener lui-même. Pour cela, il lui faut d’abord taper quelques connaissances afin d’obtenir de quoi se payer le billet de train.

Renonçant au billet donné par Suzanne Bertin  après que la conversation se soit transformée en dispute, il obtient un peu de Marcel Lepain à qui il doit pourtant déjà pas mal puis s’en va négocier avec son éditeur et parvient à prendre le dernier train au départ d’Austerltitz. Une fois installé, il nous apprend, puisque c’est lui le narrateur, qu’il a également voulu récupérer l’argent que lui devait Baratet mais qu’arrivé chez lui, c’est son cadavre qu’il a découvert. Poignardé dans le dos. Son périple en train, dans cette période troublée, ne se déroulant pas aussi paisiblement qu’en d’autres temps, quand le service public signifiait encore quelque chose, sans lien avec le bénéfice ou la rentabilité, détaché du capital, Refreger doit dormir dans une gare, cherchant le coin le plus calme, il tombe nez à nez, pour ainsi dire, avec le cadavre de Suzanne Bertin, tuée de plusieurs balles dans le dos, un tableau roulé à la main. Œuvre qui ressemble étonnamment à du Renoir.

 

De retour à Paris après quelques jours et dans l’ambiance de la libération, Refreger se voit proposer par son éditeur de mener l’enquête sur les assassinats qu’il a découverts. Ça pourrait faire un bouquin particulièrement intéressant. Etant donné l’avance qu’il lui propose, le romancier ne peut pas dire non… et c’est parti pour une aventure pleine de rebondissements, elle n’en manquait déjà pas, menée tambour battant, dans ce style vif qui est celui de Malet. On croise de faux-FFI, des trafiquants du marché noir, des flics qui ont été résistants, d’autres qui ont tenu la baraque, la Tour Pointue, en attendant des jours meilleurs, l’un d’entre eux dénommé Jules Magrenotte, presque l’homonyme d’un commissaire célèbre.

Malet s’amuse avec une intrigue qui pourrait être légère si elle ne prenait pas place à cette époque charnière, douloureuse. L’auteur en profite pour décrire une société en plein flou, déstabilisée, cherchant un nouvel équilibre après des années destructrices et délétères.

Malet joue avec l’époque pour construire une intrigue somme toute classique, se coltinant avec les travers inavouables de son époque.

Un roman curieux… dans lequel il s’amuse aussi de son image, celle d’un auteur se prenant tout à coup pour le personnage qu’il a créé, Bill Lantelme en l’occurrence, avatar improbable d’un Nestor Burma. Il s’amuse aussi de lui-même en donnant comme patronyme à son personnage central celui de l’un des pseudos sous lesquels il écrit encore à l’époque des romans qu’il ne veut pas signer Léo Malet. Patronyme quasiment identique, à une syllabe près, de celui du personnage central du premier volet de sa “trilogie noire”, La vie est dégueulasse.

 

Roman curieux qui se lit facilement, rapidement, et permet de passer un moment agréable, divertissant.

 

L’année suivante, Malet renoue avec Burma et Gros plan du macchabée puis s’en éloigne le temps d’un roman, Le soleil n’est pas pour nous, deuxième opus de sa trilogie noire, avant d’y revenir avec Les paletots sans manches.