Emile Gaboriau, les Favoral, le marquis de Trégars et le Comptoir du Crédit Mutuel

En 1874, un an après La corde au cou, l’ultime roman d’Emile Gaboriau est publié par son éditeur de toujours le Dentu. Il est dédié par l’épouse de l’écrivain à Paul Féval, l’ami et le mentor de l’auteur disparu quelques mois plus tôt. L’argent des autres, comme les précédents, est d’abord paru dans Le petit journal.

Samedi 27 avril 1872, les Favoral dînent chez eux, dans leur appartement de la calme rue Saint-Gilles, avec quelques amis, quand des coups sont frappés à la porte et le baron de Thaller fait irruption. C’est le patron du maître de maison, Vincent Favoral, caissier au Comptoir du Crédit Mutuel. Il débarque car le temps presse, la police en veut à Favoral, et son patron, après une vive conversation, l’invite à s’enfuir. La scène est étrange car, après largent-des-autres-dentu-1874le départ de son patron, Favoral est dans tous ses états, il refuse de toucher à l’argent que celui-ci lui a laissé, comme s’il était dangereux, empoisonné… il est dans tous ses états, sans savoir que faire, mais Maxime, le fils, l’encourage à fuir par une fenêtre donnant sur la cour voisine, le temps presse, la police frappe à la porte, s’impatiente. Finalement, Favoral s’enfuie, la police perquisitionne, trouvant des preuves des détournements dont il s’est rendu coupable puis laisse les autres membres de la famille abasourdis.

Madame Favoral, Maxime et Gilberte tombent des nus. Vincent Favoral donnait l’image d’un homme strict, riche mais près de son argent, très exigeant avec lui-même comme avec sa famille, intègre… Ils n’ont qu’à peine le temps de réaliser que de nouveaux coups sont frappés à la porte, les habitants du quartier viennent aux nouvelles, viennent réclamer l’argent qu’ils avaient confié au caissier, sûrs qu’il le ferait fructifier… sauf qu’ils ont été floués, comme les amis qui dînaient là… Favoral aurait détourné douze millions…

Cette scène constitue, dans la première partie intitulée Les hommes de paille, le nœud de l’intrigue. Elle revient épisodiquement, car nous retournons ensuite constamment en arrière pour comprendre ce que chacun des membres de la famille a pu percevoir de la scène. Nous parcourons leur vie jusqu’à ce fait marquant, saillant. Madame Favoral, une femme mariée jeune et ayant perçu cela comme une opportunité de fuir un père peu enviable puis ayant déchanté devant ce mari toujours suspicieux, pingre, vérifiant les dépenses du ménage et ne lui octroyant que le strict nécessaire au point qu’elle s’est mise à faire des travaux de coutures pour avoir de l’argent de côté. Cet argent qui lui a permis ensuite de gâter un peu ses enfants, de subvenir aux besoins de Maxime pour mener une vie faite d’excès, de sorties… Des excès qui l’ont poussé par la suite à mettre à contribution Gilberte pour les travaux de coutures… Mlle Gilberte est quant à elle le pilier de cette famille, celle qui les a maintenus et va les maintenir dans le droit chemin, va leur permettre d’affronter la tempête, celle de la ruine et de la honte… Elle est celle qui parvient à garder une attitude exemplaire et juste, admirable, droite, fière… même si elle a également des choses à cacher, notamment ce jeune homme à laquelle elle s’est promise en secret… Nous en apprenons ensuite un peu plus sur Maxime et cette vie dissolue qu’il a vécue, épuisant les économies de sa mère jusqu’à ce que sa sœur lui ouvre les yeux et le pousse à se prendre en main, à s’assumer. Sa sœur et une autre jeune femme, sa voisine dans l’hôtel meublé où il a élu domicile, ne pouvant décidément plus vivre sous le toit familial, être confronté à ce père sans pitié…

Au fur et à mesure que nous parcourons les histoires de chacun, la scène d’ouverture s’enrichit. Nous la percevons sous des angles différents, jusqu’à en connaître bien des aspects. Le détournement du caissier du Comptoir du Crédit Mutuel a fait bien des victimes et a bien des origines. Les protagonistes vont mener l’enquête tandis que l’étau se resserre. Ils vont mener l’enquête particulièrement bien soutenus par le marquis de Trégars, le fiancé de Gilberte et dont le père a été victime autrefois d’une escroquerie, mourant ruiné. Mlle Lucienne, l’amie de Maxime, l’autre qui l’a poussé à s’assumer, est quant à elle à la recherche de ses parents et de ceux qui en veulent à sa vie sans qu’elle comprenne pourquoi on s’en prendrait à une pauvre ouvrière comme elle… Ils sont épaulés en cela par un commissaire, dont le nom ne nous sera pas donné, mais ressemblant étrangement à un autre… un commissaire plein de sagesse, apparaissant comme un rempart devant un autre fléau, la puissance des journaux et de ce qu’ils véhiculent…

Le monde !… vous comprendrez ce que vaut son estime quand vous aurez vu à quelles gens il l’accorde, quand vous saurez que ce sont les plus effrontés et les plus hypocrites, les plus tarés et les plus lâches, qui constituent entre eux, et pour leur usage, cette puissance idiote qui fait trembler les imbéciles, et qui s’appelle l’opinion.

Les intrigues se mêlent, les fils se nouent pour mieux se dénouer ensuite. Il y a des trahisons, de la manipulation, comme dans tout bon roman-feuilleton. De la romance, des grands sentiments et des coups bas. La mort est frôlée, les méchants sont de vrais méchants, antipathiques et tout. La laideur des esprits est inscrites sur les visages quand la beauté est le reflet des âmes… parfois, pas toujours.

C’est prenant, haletant. Et c’est à charge. Une charge contre ces hommes qui vivent de l’argent des autres, qui ruinent les innocents pour mieux se pavaner, s’exposer et exposer les richesses qu’ils ont amassées par le vol, un vol devenu presque légal avec l’arrivée de la spéculation… On joue avec l’argent des autres et on gagne en leur faisant croire qu’ils sont ruinés… Une charge que Gaboriau avait déjà menée dans La clique dorée ou La dégringolade, une charge contre ces escrocs qui spéculent sur le bien des autres, qui s’inventent des noms, se créent des histoires pour mieux impressionner le menu fretin, ces gens honnêtes qui travaillent pour vivre… Gaboriau nous décrit des gens sans scrupule spéculant également sur les remous de l’Histoire… Une charge contre ce capitalisme bientôt triomphant, contre l’arrivée d’une nouvelle classe dominant les autres sans le mériter… justifiant cyniquement leurs actions…

C’est l’avidité des dupes qui fait la friponnerie des dupeurs…

Ce que Gaboriau dénonçait a fini par arriver, nous ne sommes pas encore débarrassés de ces escrocs vivant de l’argent des autres, le peuple ne les a pas encore balayés quand ce serait sûrement la réaction la plus saine… flouer les travailleurs est devenu légal et le moyen de référence pour grimper les échelons d’une pseudo-réussite sociale. Décidément, Gaboriau n’était pas qu’un auteur populaire mais aussi un auteur social, précurseur du roman policier, un roman policier dénonçant les travers d’une société, proche de ce qui deviendrait le roman noir… un auteur marquant bien que disparu à quarante ans…

Cet ultime roman, L’argent des autres, confirme l’évolution de l’œuvre du romancier, celle d’un roman davantage social, noir…

Emile Gaboriau, Boiscoran, Claudieuse et la corde au cou

En 1873, paraît La corde au cou dans Le petit journal. Dans ce roman, Gaboriau s’attarde autant sur l’enquête que sur ses conséquences pour les différents protagonistes de l’histoire, à commencer par celui qui est soupçonné d’être le coupable… Il observe l’impact d’une telle affaire sur une petite communauté et l’évolution des relations qu’elle provoque.

Monsieur de Claudieuse est retrouvé blessé de coups de fusil tandis que sa propriété est la proie des flammes. Propriété que tout le voisinage s’emploie à sauver. C’est que Valpinson est un domaine important. Et, donc, non seulement Valpinson est en flamme mais, en plus, son maître, le comte de La corde au cou (Dentu, 1873)Valpinson a subi une tentative d’assassinat. Il est mal en point. Le maire, Séneschal, que nous suivons d’abord jusqu’à la demeure incendiée, rameutant les troupes pour vaincre le feu, fait venir le médecin, Seignebos, et prévenir le procureur, Daubigeon. Le procureur en appelle au juge d’instruction, Galpin-Daveline, et tout est en place pour que l’enquête puisse se dérouler. Les indices sont collectés, les témoignages entendus. Les uns comme les autres mènent clairement à Jacques de Boiscoran… Jacques de Boiscoran entretenait des relations plutôt tendues avec la victime et il a été vu au voisinage de la propriété par plusieurs témoins. L’affaire semble simple, les preuves contre Boiscoran s’accumulent. Il est envoyé en prison par l’un de ses anciens amis, Galpin-Daveline, qui voit là l’occasion de se signaler à sa hiérarchie et d’espérer monter en grade, quitte à perdre un ami. Boiscoran est enfermé tandis que l’instruction suit son cours. Tandis que tout continue de le désigner.

Mais, les proches du jeune homme se mobilisent. Ils croient en son innocence et sentent que Boiscoran ne peut se défendre comme il le voudrait car la vérité pourrait nuire à d’autres, ou le perdre aux yeux de certains. Aux yeux de personnes qu’il ne veut perdre, à commencer par mademoiselle Denise de Chandoré, sa fiancée. Les siens se mobilisent et font appel à un jeune jurisconsulte parisien, Manuel Folgat…

Alors que l’instruction se déroule, que la contre-enquête s’amorce, nous suivons ce que l’affaire provoque sur la personnalité de chacun, ce qu’elle révèle. Denise de Chandoré est prête à tout pour défendre son fiancé dont elle est sûre de l’innocence, sa force de caractère soutient les autres, les entraîne. Boiscoran est dans le doute, doit-il livrer sa vérité ? Doit-il avouer une partie de sa vie, révolue, au risque de perdre ses proches ?

Le procès se déroule alors qu’il est toujours dans le doute… Un policier, Goudar, accepte d’aider à démêler certaines vérités cachées, un policier semblable à Lecoq, expert en déguisements… Comme souvent chez Gaboriau, deux femmes sont au centre de l’histoire, Denise de Chandoré et Geneviève de Claudieuse, deux femmes s’affrontent. Tout est en place pour que l’écrivain nous présente la marche de la justice, ses qualités et ses défauts, ses avantages et ses inconvénients. Le fait que, confiée à des hommes, elle en a également les imperfections.

Ce roman peut apparaître comme un écho du Crime d’Orcival, il a parfois été présenté comme tel. La présence de Domini, juge d’instruction dans le premier devenu président des assises dans le second, confirme ce lien entre les deux romans. Mais il s’agit d’un lointain écho puisque les personnalités ne sont pas les mêmes, l’intrigue ne rappelle que vaguement l’autre et le point de vue change radicalement, autant attaché aux mécanismes de la justice qu’à ceux qui mènent au meurtre. Il change également radicalement car Gaboriau a fortement évolué entre les deux, s’attachant à une intrigue plus fluide, à une construction moins cloisonnée, moins compartimentée. Le passé étant désormais un élément du présent, il s’y invite. La lecture des deux romans peut d’ailleurs avoir cet intérêt, celui de mesurer le chemin parcouru par le romancier…

Gaboriau s’attache aux mécanismes de la justice pour mieux en dénoncer les imperfections, notamment celle qui consiste à enfermer un homme, à l’isoler, alors même que sa culpabilité n’est pas établie. Les pouvoirs du juge d’instruction semblent, en l’occurrence, trop importants, démesurés. Gaboriau va jusqu’à s’interroger sur le bienfondé d’une justice, sa raison de continuer à exister, si elle condamne des innocents. L’incarcération d’un innocent ne pouvant pas être admissible même si, dans le même temps, on enferme cent coupables… Il avait déjà dénoncé la justice humaine dans La clique dorée en mettant en avant le fait que les plus malins pouvaient passer au travers et jouir de leurs larcins.

Outre la dénonciation des défauts de la justice, ce roman est également prenant parce que moins manichéen que les précédents. Les personnes qui s’affrontent ne sont pas forcément mauvaises, elles sont mues par des motivations contraires. On se demande parfois si ceux qui se laissent aveugler ne sont pas ceux derrière lesquels le lecteur se laisse embarquer par l’auteur, ceux en qui l’on croit le plus. On doute de Boiscoran, on doute de Claudieuse… C’est une tendance que l’on sentait sous-tendre les romans précédent et qui se confirme assez magistralement ici.

Un roman qui donne une nouvelle dimension à ces romans judiciaires que Gaboriau réinventaient, un roman qui souligne ce que l’on percevait déjà chez l’écrivain, une grande humanité. Un roman qui confirme toute l’importance de son auteur et tout son talent. C’est un roman judiciaire qui doit beaucoup à la plume de son auteur, lui donnant une qualité supplémentaire, lui ayant permis de traverser les années, les décennies, les siècles. Un roman qui s’appuie sur une réalité, la dénonce, tout en gardant ce rythme si cher au roman populaire.

Gaboriau aura inscrit le roman judiciaire, devenant ensuite policier, dans une réalité sociale, lui donnant ainsi une toute autre dimension. Une dimension qui n’est pas éloignée de celle des romans noirs, décrivant la chute d’un homme, sa lutte pour s’en sortir, sa lutte contre un système qui broie, détruit…

C’est le dernier roman – et quel roman ! – à paraître chez son éditeur, Dentu, de son vivant. Le suivant, l’ultime, sera publié en 1874, quelques mois après sa disparition, soudaine, précoce, il s’agit de L’argent des autres.

Emile Gaboriau, Raymond Delorge et le second empire

En 1872, paraît un nouveau roman de Gaboriau, après publication en feuilleton dans Le Petit Journal. Il paraît alors que l’écrivain vient de marquer une pause, ne publiant que des écrits plus brefs, engagé qu’il a été dans la lutte armée, à la suite du siège de Paris par les Prussiens. Ce roman s’intitule La dégringolade et offre une nouvelle toile de fond à l’œuvre de l’écrivain. Quand je parle de nouvelle toile de fond, je veux dire qu’il s’appuie d’une manière nouvelle sur son époque. Jusqu’ici, le romancier s’était attaché à décrire celle-ci à travers ses contemporains et leurs relations, au travers surtout d’une partie de la société qui l’entourait, la noblesse et son inadaptation à l’évolution de la société. Il avait déjà touché à l’histoire récente dans la première enquête (chronologiquement) de Lecoq, Monsieur Lecoq, et sa description de la lutte entre deux noblesses, celle d’un empire déchu et celle d’une monarchie sur le retour… Nous n’étions plus alors dans l’actualité brûlante mais bien à une époque fraîchement historique. Cette fois, avec ce nouveau roman, Gaboriau s’attaque à une période venant juste de s’achever, le règne de Napoléon III.

Alors qu’ils prennent un dernier verre dans un café, Le Périclès, boulevard de Clichy, trois hommes entendent les bruits d’une agression de l’autre côté du rideau baissé pour se cacher de la marée-chaussée. Après avoir forcé le patron à leur ouvrir, ils ramènent la victime, un jeune homme. L’un d’entre eux, médecin, le docteur Legris, affirme qu’il suffira d’un peu de repos pour que cette agression ne soit plus qu’un souvenir. Et pour rassurer la victime, il s’offre à le soigner pour que l’agression ne s’ébruite pas, pas même auprès de ses proches. En l’occurrence, sa mère et sa sœur.

Et c’est ainsi que le docteur Legris apprend à connaître Raymond Delorge, un jeune homme renfermé, avare de confidences… Seulement, une autre La dégringolade (Dentu, 1872)aventure, achevant de les rapprocher, va également pousser Raymond à se dévoiler un peu. Une lettre anonyme lui ayant donné rendez-vous, il devient témoin, en compagnie de Legris, d’une bien étrange scène dans le cimetière de Montmartre. Une femme et un homme, protégés par deux acolytes, forcent une tombe, en ouvrent le cercueil pour constater l’absence de corps à l’intérieur. Devenus suspects, leur observation ayant eu lieu la nuit, après la fermeture du cimetière, les deux hommes cherchent à comprendre. Et Legris pensant que l’explication peut se trouver dans le passé de son nouveau compagnon, celui-ci lui raconte l’histoire de sa famille. Celle de son père et de sa mère.

Le général Delorge était un homme s’étant fait tout seul, à force de bravoure. Il avait épousé Elisabeth de Lespéran après avoir été subjugué par sa beauté. Un mariage d’amour qui ne put se faire qu’après quelques luttes. Le couple baignant dans le bonheur, voyagea au gré des mutations du soldat… Delorge prenant de l’importance, il fut rappelé à Paris et s’y rendit malgré ses réticences, sa femme l’ayant convaincu de ne pas quitter l’armée. Ses doutes s’avérèrent fondés, il mourut dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1851, dans des conditions peu claires. Lors de ce qui ressemblait plus à un assassinat qu’à un duel. Les jours suivants rendirent l’affaire plus sombre encore puisque Louis-Napoléon Bonaparte, le prince-président, commit son coup d’état. Et que Delorge, à n’en pas douter, aurait été des opposants à cette prise de pouvoir… Le président et ses sbires ayant besoin du soutien de l’armée pour parvenir à leurs fins, la disparition de Delorge apparaît comme particulièrement opportune. D’autant que l’assassin du général n’est autre que l’un des proches du prince, M. de Combelaine, et que le soldat est mort au palais de l’Elysée… Mais l’enquête menée pendant les affrontements consécutifs au coup d’état puis alors que celui-ci a réussi ne peut que conclure à un non-lieu…

Mme Delorge mène alors sa propre enquête, avec l’aide de son voisin, M. Ducoudray, et d’un avocat, Me Roberjot. Elle mène l’enquête et fomente sa vengeance. Associant ses enfants à sa rancœur, son fils, Raymond, ainsi que Jean et Léon Cornevin, les fils d’une autre femme, l’épouse du seul témoin de la mort de son mari, disparu mystérieusement ensuite.

C’est l’humble, c’est le chétif que le puissant dédaigne, qui bien souvent est cause de sa perte. Il suffit du déplacement d’un grain de sable pour que l’édifice le plus solide en apparence s’écroule.

Gaboriau se place résolument du côté de l’opposition dans ce roman. Il invente des personnages, dans le sillage de Napoléon III, qui en rappelle étrangement d’autres, bien réels ceux-là (De Morny, Haussman ou même l’empereur lui-même). Des personnages qui profitent du second empire pour s’enrichir, prospérer, en devenant des initiés notamment des grands travaux dont se charge le baron Haussman, en spéculant sur ceux-ci. Gaboriau décrit un empire battit sur la répression et le déni de justice, sur l’étouffement de la vérité, sur les passe-droits, l’abus de pouvoir et la soif d’argent. Il décrit un empire où la dictature interdit les journaux ne restant pas dans la ligne, enferme les opposants et ceux qui pourraient lui nuire sans autre forme de procès. Un empire battit sur la violence et le crime…

Triomphant, redouté, reconnu depuis des années, un gouvernement brave toutes les oppositions et se rit de toutes les attaques : il a ses créatures, ses juges, ses gendarmes, son armée, il se croit et il trouve des gens pour le croire éternel… Mais voici qu’un beau matin un inconnu se rend au cimetière, épelle sur une tombe un nom oublié et le crie à pleine voix… Et il suffit de ce nom pour que ce gouvernement si fort s’écroule en quelques jours.

Alors que les trois garçons grandissent, prennent le relais de l’enquête de leurs mères, nous assistons à l’évolution du régime à l’origine de leurs malheurs. Les guerres pas toujours victorieuses ou avortées, l’argent dont une garde rapprochée seule profite… Le moins que l’on puisse dire, c’est que le tableau, sous la plume de Gaboriau, n’est guère reluisant.

Mais le roman n’est pas que le précurseur de ce que fera un autre Emile, Zola, avec les Rougon-Macquart, c’est aussi un roman-feuilleton, un roman populaire. La politique et ses côtés sombres n’en sont pas les seuls ressorts, les sentiments font aussi l’objet de grands enjeux, de chantage, de négociations… Tout se monnaie, l’argent semble être le seul souci de ceux qui dirigent l’empire. L’argent et ce qu’il peut acheter pour paraître, les toilettes des dames, les fêtes, le jeu… Paris n’est plus qu’un refuge pour les noceurs de tous poils. Et pour l’argent, on peut faire bien des choses, négocier même ce qui ne semble pas négociable… Mais les justes attendent leur heure, plus ou moins maîtres de leurs nerfs, se cachant, agissant dans l’ombre pour certains…

Et c’est avant tout Raymond Delorge qui est au centre du récit, en trois tomes et six parties. Il est élevé dans cette volonté de vengeance de sa mère, une femme forte, une femme fatale. Il avance avec ce poids sur les épaules et est témoin de la recherche de Laurent Cornevin par son fils Jean, de différentes malversations de la part de ceux qu’il a appris à détester. En grandissant, il ne doit pas, il ne peut pas se laisser emporter par les passions que peut connaître un jeune homme… Sa vie reste étroitement liée au régime sous lequel il grandit.

La première partie est courte, quelques chapitres pour exposer les questions que se posent Valentin Legris quant au passé de celui qui est devenu son ami. Contrairement à ce qu’il faisait avec les Lecoq, Gaboriau donne moins d’importance au suspens qu’au retour en arrière qui constitue finalement la trame principale du roman. Cette évolution correspond à celle que l’on avait déjà observée dans un roman précédent, La vie infernale, et qui s’est confirmée dans le suivant, précédant La dégringolade, La clique dorée.

Gaboriau a imaginé une intrigue dont les moments forts, les rebondissements sont ceux de l’histoire et des affres des gouvernements successifs du second empire. La dégringolade dont le titre parle étant celle de cette période… Il a également de nouveau imaginé une femme forte, Simone, à l’image de ses héroïnes précédentes, Marguerite, Camille, Madeleine, … Une femme qui rachèterait presque à elle seule les noirceurs de ses contemporains. Une femme originaire du même endroit, sur les bords de Loire, que le comte de la Ville-Haudry et sa femme, croisés dans l’opus précédent.

Est-ce un règlement de compte ? Un règlement de compte tel qu’il n’aurait pu l’écrire sous Napoléon III ? Une manière de se dédouaner d’avoir travaillé pour un quotidien qui a continué de paraître sous cette dictature qui se voulait éclairée ?

C’est, en tout cas, un roman policier, sans policier et avec de vrais morceaux d’histoire dedans, comme on en rencontrera beaucoup par la suite… Gaboriau ne cesse d’innover, mêlant les genres les uns aux autres. Même si par moment, et pour la première fois en ce qui me concerne, peut se faire sentir l’urgence de sa production, de ce rythme du feuilleton dont il faut rendre les épisodes en temps et en heure.

Reprenant le rythme d’avant, alors que La dégringolade a fini de paraître dans Le Petit Journal et connaît les honneurs de l’édition, le suivant commence à être lu dans les pages du quotidien, ce sera La corde au cou, peut-être son chef-d’œuvre puisqu’il fait le lien entre ses deux dernières périodes romanesques, la judiciaire et la sociale.

Emile Gaboriau, Mlle Henriette et Sarah Brandon

En 1870, la même année que celle de la parution de La vie infernale, le nouveau roman de Gaboriau est publié par les éditions le Dentu après être paru dans Le petit journal, il s’agit de La clique dorée. C’est une histoire dans la droite lignée de l’évolution marquée par la précédente, un roman social qui n’oublie pas pourtant de nous donner une vision plutôt sombre de la société dans laquelle il se déroule, le second empire finissant et ses intrigues de salon, mues par l’unique appât du gain.

Tout commence dans un immeuble d’habitation. Un immeuble à la réputation peu reluisante, 23 rue de la Grange-Batelière, sans que l’on sache très bien pourquoi. C’est le branle-bas, l’occupante d’une chambre de bonne est retrouvée à l’agonie après avoir tenté de se suicider. Mlle Henriette est La clique dorée (Dentu, 1871)secourue par les occupants de l’immeuble et plus particulièrement par le père Ravinet, qui prend la direction des opérations et décide même de prendre en main la jeune demoiselle après l’incident. Le père Ravinet est un brocanteur, un homme mystérieux arrivé quelques années plus tôt sans que l’on sache exactement d’où il venait. Il prend la jeune femme sous sa protection après avoir lu les deux lettres qu’elle avait écrites au moment de sa tentative de suicide, l’une destinée à M. de Brévan et l’autre au comte de la Ville-Haudry. Alors qu’elle a repris conscience et que le docteur est passé, Ravinet revient et Henriette se demande si elle peut lui faire confiance et ce qu’elle pourrait lui dire de son passé… vers lequel ses pensées reviennent…

Le passé d’Henriette débute avant sa naissance, l’auteur n’adopte pas son point de vue pour nous le raconter, il remonte plus loin que les souvenirs de la jeune femme. Ce retour dans le passé débute avec le comte de la Ville-Haudry, sa réputation et sa vie sur les bords de Loire, non loin des Rosières. Un comte qui vit en célibataire jusqu’à la mort de sa gouvernante… Il épouse ensuite une jeune femme modeste mais intelligente, Pauline de Rupert, une femme qui va savoir le soutenir sans qu’il en prenne conscience, une femme qui va savoir le manipuler pour en faire ce qu’il rêve d’être. Henriette est leur fille et elle est élevée à Paris, dans l’hôtel de la famille, par une mère aimante et un père qu’elle apprend à admirer. Malheureusement, la mort frappe et Pauline de la Ville-Haudry succombe à une rupture d’anévrisme. Elle qui n’a jamais été véritablement heureuse, sauf pour sa fille, elle qui a renoncé à son amour de jeunesse mais dont elle a introduit le jeune frère, Daniel Champcey, dans la famille, voyant avec joie sa fille Henriette et le jeune marin se rapprocher, tomber amoureux.

Après la mort de la comtesse, le comte se perd, fréquentant un tout autre monde que celui qu’il connaissait, un monde d’apparences, où même les identités de chacun s’avèrent trafiquées, fabriquées, où les origines sont falsifiées, l’exotisme permettant de cacher un passé douteux beaucoup plus proche.

tous ces brillants nomades à nationalité douteuse, dont les revenus semblent hypothéqués bien moins sur de bonnes terres au soleil, que sur la bêtise et la crédulité humaine…

Le comte finit par tomber dans les filets d’une jeune intrigante à la beauté parfaite, Sarah Brandon, qu’il choisit d’épouser malgré sa réputation sulfureuse et les réticences de sa fille… Champcey et Henriette ne parviennent pas à empêcher le mariage, on intrigue même pour qu’ils le soutiennent. Puis ils sont séparés et poussés vers les malheurs…

C’est un roman qui obéit aux lois du genre, avec moult rebondissements pour tenir en haleine ses lecteurs. Mais c’est également un roman qui s’attache à décrire certaines évolutions dangereuses de la société. Gaboriau nous offre des portraits hauts en couleur et une intrigue ou les passions sont exacerbées. On y trouve deux personnages aux idéaux élevés jusqu’à la naïveté, Henriette et Daniel, un vieux beaux sur le retour, des intrigants mus par le seul appât du gain, ces spéculateurs sans moral qui profitent de cette argent facile que la société spéculative produit. Des nouveaux venus dénoncés par l’un des personnages les plus marquants des romans de Gaboriau, André devenu duc de Champdoce.

Comment vit tout ce monde-là, et de quoi ?… Mystère !… Mais ça vit et ça vit bien, ça a ou ça paraît avoir de l’argent, et ça brille, grouille, intrigue, tripote, ça pose et ça s’impose… Si bien que toute cette clique dorée s’aidant, se poussant, se faufilant, finira par tenir le haut du pavé… […] Vous me direz que je ne suis pas dans le mouvement… c’est vrai. Je tends volontiers la main aux ouvriers que j’emploie et qui gagnent rudement leur vie, je ne la donne pas aux louches personnages en gants paille sans autres titres que leur impudence et qui n’ont d’autre moyen d’existence que leurs ténébreuses intrigues.

C’est un roman prenant qui explore le passé de chaque personnage pour comprendre comment on peut en arriver là. Un roman qui nous offre des manipulations, un jeu sur les sentiments, qui nous dépayse, allant jusqu’en Cochinchine. Un roman prenant et haletant, comme le roman populaire en produisait au XIXème siècle. Mais c’est un roman également riche car profond, qui explore l’âme humaine et ses recoins sombres de même que ceux qui sont plus lumineux. L’amour peut en perdre certains quand il en élève d’autres.

C’est un roman haletant, un roman populaire, qui marque de nouveau une évolution après celle amorcée dans le précédent. Les alliances se font et se défont mais deviennent fortes quand elles unissent des personnages proches, honnêtes contre malhonnêtes. Les retours en arrière sont légions mais sont désormais inscrits dans l’intrigue et sa progression, destinés à éclairer le présent quand cela devient nécessaire. Le père Ravinet rappelle les justiciers des romans précédents dont Lecoq et Tabaret sont devenus les archétypes. L’intrigue mêle des sujets déjà brassés précédemment, les banques et les exactions de leurs employés comme dans Le dossier 113, les professionnels de la manipulation comme dans Les esclaves de Paris, les victimes au cœur pur et les femmes fortes formant presqu’un club tant elles sont abondantes dans l’œuvre du romancier. Ici, Mlle Henriette et Sarah Brandon en sont deux membres remarquables, fruits de leur éducation, du milieu dans lequel elles sont nées, elles n’en sont pas moins audacieuses, courageuses, portées par leurs sentiments… Quand les hommes sont plus d’un bloc, à l’exception peut-être du père Ravinet.

Ce roman marque la fin d’une période pour Gaboriau, une période de transition après la série des Lecoq, une période qui s’achève avec la fin du second empire. La société telle qu’elle existe va s’inviter dans l’œuvre de l’écrivain, il va se détacher de la noblesse dans laquelle il avait surtout inscrit ses intrigues, une microsociété ayant sûrement les mêmes défauts que l’autre, mais offrant la possibilité d’en parler sans le dire véritablement.

Après une pause jalonnée de nouvelles, deux romans vont succéder à La clique dorée, deux romans remarquables dans l’œuvre de l’auteur, car à part. Ce sera d’abord La dégringolade, un règlement de compte avec le second empire, puis La corde au cou, le roman peut-être le plus abouti de son auteur.

Emile Gaboriau, Pascal, Marguerite et les millions du comte de Chalusse

En 1870, l’année suivant l’ultime aventure de Lecoq, Gaboriau écrit et fait paraître son roman suivant, La vie infernale. Comme pour les précédents, on le lit d’abord dans “Le petit journal” puis aux éditions Dentu.

Pour passer à autre chose, s’évader de la série qui l’a rendu célèbre, Gaboriau n’abandonne pas son univers. Il La vie infernale Partie 1 (Dentu, 1869)convoque dans cette nouvelle fiction deux des protagonistes de son œuvre la plus singulière dans la série des Lecoq, Les esclaves de Paris. La présence de ces deux personnages secondaires nous éclaire sur le sujet de sa nouvelle œuvre, un coup monté mis en place et destiné à flouer des innocents par appât du gain, de cet argent qui fait tourner les têtes depuis bien des années. Un coup monté avec secrets inavouables à l’appui, dans cette aristocratie dont Gaboriau est devenu le spécialiste.

L’histoire débute avec le retour de comte de Chalusse dans son hôtel particulier. Un cocher donne l’alerte, le richissime comte est au plus mal, les domestiques l’emportent dans son lit. On va chercher un docteur, même si la vie de l’homme semble bel et bien en train de s’achever. Mlle Marguerite, l’autre maîtresse de maison, le veille.

Informé par Victor Chupin de l’événement, le Victor Chupin que nous avions déjà croisé dans le roman précédent, Monsieur Lecoq, Isidore Fortunat, homme exerçant le métier de prêteur, est affolé. L’affaire qu’il montait avec le marquis de Valorsay paraît bien mal embarquée. Pourtant, même le marquis avait mis toutes les chances de son côté, allant jusqu’à se débarrasser d’un rival, Pascal Férailleur, au moyen d’un plan qui affole jusqu’à Fortunat, pourtant peu porté sur la morale.

Mais Fortunat a plus d’une corde à son arc, outre le métier de prêteur, il s’est également fait chasseur d’héritage et c’est en le découvrant que l’on comprend pourquoi il se rend au-delà de la barrière, chez les Vantrasson dont la femme fut la domestique du comte. Il apprend ainsi l’histoire de la sœur du comte, disparue il y a bien des années, dans la honte…

La morale est mise à mal par Fortunat et Valorsay, aidés en cela par un certain Fernand de Coralth. On assiste notamment à une exécution particulièrement efficace, une exécution mettant à bas une réputation tout juste en train de se faire… L’appât du gain ne va pas avec l’honnêteté et certains milieux, certains cercles se révèlent plein de pouvoirs pour jeter au ban de la société des innocents bien trop naïfs. Parmi eux, celui qui se réunit pour jouer chez Lia d’Argelés, demi-mondaine.

On eût dit qu’on célébrait dans ce salon les rites bizarres de quelque culte mystérieux. Le jeu n’est-il pas une idolâtrie consacrée par l’estampille du valet de trèfle, dont les cartes sont le symbole, qui a ses images et ses fétiches, ses miracles, ses fanatiques et ses martyrs.

Pascal et Marguerite, les deux personnages qui donnent son sous-titre à la première partie du roman, sont bien mal embarqués. L’un ayant perdu sa réputation naissante, l’autre son tuteur et la fortune dont certains la voyaient déjà hériter. Mais les alliances sont bousculées par les événements et quelques personnages se montrent prêts à les aider, un juge de paix, un baron joueur invétéré, … A cela s’ajoute une certaine force de caractère et de sentiments. Nous La vie infernale Partie 2 (Dentu, 1869)assistons à la redistribution des cartes et à la lutte qui se met en place puis est livrée.

La Sûreté n’a pas sa place dans le roman. Les motivations des personnages, l’explication de l’histoire, ne peut plus se faire au travers d’un retour en arrière, comme dans les opus précédents. Cette fois, Emile Gaboriau nous les livre au gré de l’intrigue, sous la forme de confidences ou de brève évocation du passé des personnages. Pour les familiers de l’œuvre du romancier, certains personnages n’ont pas besoin d’être approfondis, tant nous les avons précédemment suivis… tant nous connaissons les tristes motivations qui les guident.

Un Parisien qui aurait l’absurde prétention de ne donner la main qu’à des irréprochables risquerait certains jours de se promener des heures entières sur le boulevard sans trouver l’occasion de sortir ses mains de ses poches.

Nous sommes en terrain familier, nous connaissons ces personnages qu’on nous décrits car ils sont mus par les mêmes préoccupations que leurs prédécesseurs dans son œuvre.

Gaboriau a évolué, peut-être lassé comme je l’avais été par une construction trop systématiquement identique de ses intrigues. Il développe cette fois son histoire de manière plus linéaire, la deuxième partie, qui jusque là consistait en un long retour sur ce qui avait précédé les événements racontés en première partie, n’est plus une justification mais le lieu de l’affrontement amené par la première partie. Il n’y a plus d’enquête mais la vaste descente, la déchéance, de personnages sans scrupule. Et la lutte de ceux qui sont purs et victimes. Les points de vue alternent et donnent un autre rythme à l’intrigue. Le temps devient extensible, semblant durer deux jours pour les uns et plusieurs semaines pour les autres. En passant d’un personnage à l’autre, d’un point de vue à l’autre, nous effectuons quelques retours en arrière et voyons un événement sous un autre angle. Nous le comprenons mieux que les divers protagonistes… La galerie de personnages est riche et intéressante.

Bref, c’est un roman plein de vie, parfois surprenant, digne de ces romans dits populaires et qui paraissaient dans les journaux, en épisode, tout comme ceux qui sont devenus des classiques, étudiés pour les examens et par les universitaires. C’est un roman qui précède les romans policiers classiques et dont le suspens n’est pas la préoccupation première de l’auteur, ainsi, le dénouement est rapide, quelques pages. Il est vrai que sa préparation nous a été si bien décrite qu’on le connait déjà avant de l’avoir lu…

Gaboriau invente encore, approfondit ce genre dans lequel il s’est engouffré depuis L’affaire Lerouge. Et il continue toujours au même rythme, celui des parutions du Petit Journal. Dans lequel son roman suivant, La clique dorée, va être également publié.

Emile Gaboriau, monsieur Lecoq, Mai, Sairmeuse et Escorval

C’est en 1869 que Monsieur Lecoq d’Emile Gaboriau paraît dans Le Petit Journal. Il s’agit du cinquième roman policier de l’écrivain, le troisième et demi mettant en scène Lecoq… Troisième et demi car, simple figurant dans le premier, L’affaire Lerouge, il n’apparaît que dans les dernières pages du précédent, Les esclaves de Paris.

L’univers de Gaboriau est en place, le cercle fermé de ses personnages forme un petit monde où s’ébattent les nouveaux venus. On croise la marquise d’Arlange, les Réthau de Commarin sont évoqués, dans ce roman partant d’un Monsieur Lecoq tome 1 (Dentu, 1869)fait divers qui trouvera sa source dans les luttes de la noblesse du XIXème siècle. Gaboriau se penche sur ces privilèges qui, bien qu’abolis depuis une certaine nuit d’août, continuent d’être l’apanage d’une frange de la population de son époque. Au mépris du reste de la population et au gré des soubresauts de l’histoire et du pouvoir…

Tout commence par une nuit d’hiver à la limite de Paris. Dans un de ces quartiers où règnent les malfrats et autres repris de justice. Dans les premiers chapitres, le romancier nous décrit l’ambiance autour de la porte d’Italie à la suite d’une ronde des forces de l’ordre. Une atmosphère comme il sait si bien les décrire, une ronde que l’on a l’impression de vivre de l’intérieur. Cette ronde est commandée par une vieille connaissance, croisée dès le premier roman judiciaire de l’auteur, l’inspecteur de la Sûreté Gévrol. Alors qu’avec ses hommes, il effectue le circuit habituel, des cris puis des coups de feu sont entendus. La troupe se déplace jusqu’à l’origine des bruits et débarque sur une scène devenue scène de crime. Un forcené s’est fait un rempart d’une table renversée alors que trois corps sont étendus dans le bouge de la veuve Chupin appelé La poivrière. L’un des policiers accompagnant Gévrol fait alors preuve d’une grande capacité de réaction en contournant la maison pour prendre l’homme barricadé à revers, il prouve encore son intelligence et son esprit de déduction en mettant en doute les déductions tirées des évidences collectées par son chef et que ce dernier s’empresse d’entasser pour résoudre l’affaire en deux temps trois mouvements… Faisant sienne une maxime que ne démentira pas Sherlock Holmes quelques années plus tard :

« En matière d’information, se défier surtout de la vraisemblance. Commencer toujours par croire ce qui paraît incroyable.« 

Le jeune policier demande à rester sur place tandis que le reste de la troupe emmène le suspect et part prévenir les autorités judiciaires. Nous assistons alors à la recherche d’indices et à l’épanouissement d’une grande intelligence qui n’est autre que celle de Lecoq. Un Lecoq d’avant celui que nous avons suivi jusqu’ici, un Lecoq devant encore faire ses preuves et qui voit dans cette affaire l’occasion de prouver ses grandes aptitudes de policier, à la manière de Fanferlot au début du Dossier 113.

Contrairement à Fanferlot, Lecoq, malgré sa jeunesse et son inexpérience, mène une enquête rigoureuse mais la partie n’est pas facile. Le coupable des meurtres, celui que grâce à lui la police a capturé, garde son identité secrète. Ou plutôt, celle qu’il donne comme sienne ne parvient pas à convaincre ni Lecoq ni Gévrol. Gévrol voit en lui un criminel chevronné quand Lecoq le soupçonne d’être d’une bien plus haute extraction que celle de saltimbanque qu’il affirme être la sienne… Et son nom, Mai n’est pas plus convaincant pour l’enquêteur de la Sûreté. Mais comment savoir qui il est ? Lecoq va imaginer bien des stratagèmes, avec l’assentiment du juge chargé de l’enquête, M. Segmuller, juge ayant pris la suite du premier, d’Escorval, malencontreusement blessé à la suite d’une chute.

Comme à son habitude, Gaboriau nous détaille l’enquête, les atermoiements des enquêteurs, leurs questionnements. Il nous présente un autre aspect des difficultés de la justice, l’identification d’un suspect…

Au final, Lecoq parvient à ses fins, l’identification, mais n’en est pas plus avancé, doutant même de ses déductions, au point de faire appel à celui qu’il considère comme son mentor, le père Tabaret dit Tirauclair, celui-là même qui menait les investigations dans L’affaire Lerouge. Tabaret pointe deux ou trois erreurs dans l’enquête mais, en même temps, adoube Lecoq…

Pour confondre son suspect, il lui faudra, il nous faudra, une nouvelle fois remonter aux racines du fait divers, comprendre ce qui a motivé le carnage en revenant dans le passé. Nous passons, en quelque sorte, du roman policier au roman noir, de l’histoire d’un crime et de l’enquête qui suit à celle d’un enchaînement d’événements qui font plonger certains personnages, qui mènent à une chute, un crime. Après une première partie intitulée L’enquête et formant originellement le premier tome d’un diptyque, nous voici plongés dans une histoire commençant en 1815 quand ceux qui ont soutenu l’Empereur voient revenir au pouvoir les tenants d’une monarchie sur le retour, un temps où deux noblesses s’affrontent. Et où les privilèges et le mépris du peuple sont toujours l’apanage de certains, ceux sur lesquels Gaboriau aiguise sa plume.

Le duc de Sairmeuse et son fils, le marquis donc, sont de retour pour reprendre possession d’un château qui a été vendu bien des années plus tôt par la république, comme bien national. M. Lacheneur, sous l’insistance de sa fille, lui rend les terres qui appartenaient à la famille de Sairmeuse et dont il était devenu le propriétaire légal… Lacheneur redevient du même coup un simple quidam, sa fortune n’existant plus. Maurice d’Escorval qui voulait épouser la fille de Lacheneur voit son rêve repoussé et les animosités, les ressentiments, naissent…

Après une certaine rigidité de la noblesse et sa maladresse face à des sentiments, après ses inconséquences conduisant à l’appauvrissement et la soif d’argent à tout prix, après le crime s’organisant autour des faiblesses et des secrets des anciens tenant du pouvoir, Gaboriau pointe une nouvelle tare de la noblesse. Mais il traite aussi et comme avant de tout ce qu’il avait déjà évoqué, reproché à ces héritiers de temps révolus.

Il le traite sous la forme d’un mélodrame, où les passions sont portées à un point d’incandescence, violentes, emportant les êtres les plus raisonnables dans des actes dépassant la raison…

Cette seconde partie qui, au fur et à mesure des romans, a pris de l’ampleur éclipsant presque la première, celle de l’investigation, tend, comme je l’ai dit plus haut, vers le mélodrame, le roman noir. Des événements entraînent les personnages toujours plus loin, exacerbent les ressentiments. On perçoit une évolution possible, naturelle, pour l’écrivain… Son personnage d’enquêteur n’a, dès lors, plus forcément lieu d’être, Lecoq s’éclipse sur une dernière enquête, la première, en fait. Celle qui lui vaudra d’être désormais appelé « monsieur ».

En cinq romans judiciaires, Gaboriau a exploré un genre naissant, il a exploré les passions qui peuvent pousser au crime en s’intéressant, dans un premier temps, à l’enquête puis à ce qui peut pousser un être humain au crime. Bien que faisant toujours parti du roman populaire, c’est un genre nouveau auquel l’écrivain a donné ses premières lettres de noblesses. Et comme pour devancer une évolution prévisible du genre, il va ensuite s’adonner à ce qui pourrait s’apparenter à du roman noir.

L’exploration de l’œuvre de cet écrivain au talent remarquable ne perd pas de son intérêt. Elle en est au contraire, si c’était nécessaire, relancée. Je la poursuivrai prochainement avec La vie infernale.

Emile Gaboriau, Lecoq, B. Mascarot, André et Champdoce

A la suite du Dossier 113, Gaboriau poursuit dans la veine des “romans judiciaires”, comme il les appelle. Les esclaves de Paris paraît dans Le Petit Journal durant l’année 1867 et se poursuit en 1868.

Dans les premières pages nous sont présentés certains protagonistes de l’histoire, Rose Pigoreau et Paul Violaine, deux amants venus chercher fortune à Paris, y ayant trouvé le dénuement et logeant dans un hôtel borgne, l’Hôtel du Pérou, Les esclaves de Paris (Dentu, 1868)le père Tantaine, leur voisin, Baptistin Mascarot, un placier pour gens de maison, le docteur Horbizet, son complice, et bien d’autres… Alors que nous parcourons la description de ces différents personnages, la première énigme qui nous trotte dans la tête est de savoir quand Lecoq, l’agent de la Sûreté va apparaître. C’est même de savoir s’il ne se cache pas derrière l’un ou l’autre de ces individus, expert qu’il est en déguisements de toutes sortes.

Bien vite, l’intrigue prend le dessus. Nous assistons en effet, dans la première partie, à la mise en place d’un coup. Ce n’est pas l’histoire d’un braquage mais celui d’un chantage qu’ourdissent B. Mascarot et ses complices. Un chantage qui nécessite d’abord de placer ses pions dans les endroits stratégiques, de modifier certains événements pour mieux les maîtriser. Le jeune Paul Violaine fait partie du tableau, il faut l’y faire entrer. Et les pièces se mettent en place. A la manière d’une enquête de Lecoq où la résolution ne suffit pas, où il faut que le coupable tombe sans coup férir, ceci nécessitant l’exécution d’un piège, nous assistons à la mise en place d’un traquenard pour mieux faire tomber l’argent dans l’escarcelle des maîtres-chanteurs. Maîtres-chanteurs qui opèrent sous couvert d’honorables entreprises, de places reconnues dans le petit monde parisien… Ils opèrent en utilisant les secrets cachés des grandes familles, les Mussidan, les Champdoce, Bois-d’Ardon et autres. Ils opèrent en utilisant les sombres côtés de la nature humaine qui ont entraîné les uns et les autres dans des aventures qu’ils aimeraient tant ne pas avoir vécues, dont ils se sont repentis trop tard. Des mésaventures qui pourraient entacher l’honneur d’un nom, dont le secret peut se négocier à prix d’or, passions cachées, coups de colère meurtriers… Ayant accumulé les secrets, B. Mascarot et ses complices se lancent dans le chantage qui pourraient leur permettre de se retirer. Ils tirent les ficelles qu’ils ont laborieusement déroulées, attachées, ils resserrent la toile qu’ils ont patiemment tissée. Utilisant les uns pour mieux atteindre les autres.

B. Mascarot apparait alors comme le reflet malfaisant de Lecoq. Il a mené l’enquête et, pour que nous saisissions l’histoire dans son ensemble, que nous embrassions l’intrigue pleinement, il se fend d’un retour en arrière dans la deuxième partie du roman. Un retour aux origines du plan qu’il a patiemment conçu. Ce retour en arrière peut rappeler celui du Dossier 113, le précédent roman de Gaboriau, quand le résultat des investigations de Lecoq nous est rapporté.

La mise en place du chantage et son origine constituent deux histoires, deux parties, presque distinctes. Ce procédé répétitif demande au lecteur d’accepter de passer d’une intrigue à une autre, la deuxième ayant été déjà partiellement éventée par la première. Dans les deux romans précédents, ceux où il avait utilisé le même procédé, cela ne m’avait pas pesé. Cette fois, j’ai eu un peu de mal à passer d’une partie à l’autre… Peut-être parce que le mal expliqué par le mal, le vice s’appuyant sur d’autres vices ou des erreurs, cela fait redondance. Peut-être parce que j’avais apprécié la manière de Lecoq de faire justice quand, là, il ne s’agit que d’expliquer comment commettre un crime… Et qu’il est bien difficile de s’attacher à l’un des personnages. Peut-être… Mais, la deuxième partie finit également par être prenante, avant tout grâce au duc de Champdoce, seul personnage mut par ses sentiments, des sentiments authentiques. Mais celui qui domine l’ensemble, face à Mascarot, est André, jeune peintre, sculpteur-ornemaniste, enfant abandonné ayant réussi à se forger une place par sa volonté, son talent… Il va s’employer à lutter contre le complot qu’il perçoit. Et dont il pourrait être la principale victime…

Avec ce quatrième roman judiciaire, Gaboriau aborde un genre proche de ce que nous appelons désormais le thriller. En effet, plusieurs personnages sont suivis au cœur d’une même intrigue. Ce ne sont pas des histoires parallèles mais bien des pièces d’une seule et même intrigue. Le suspense est de mise, les rebondissements, le rythme sont sûrement également dû à ce qu’il s’agit d’un feuilleton, genre nécessitant de donner envie de tourner les pages, pour la prose et surtout par curiosité… Et c’est ce que flatte Gaboriau, notre curiosité.

Par contre, il ne flatte toujours pas l’aristocratie. Inadaptée au monde en évolution du second empire, attirant pourtant encore les convoitises. Engoncée dans ses désirs de pureté, de ne pas se commettre avec les autres castes, de préserver un nom et de gagner sa vie avant tout par le jeu des alliances. Et de la spéculation bien qu’elle ne porte pas encore ce nom. Tout cela dans l’univers qu’il a construit depuis quatre romans, on croise les noms de Commarin, d’Arlange, de Trémorel ou de Jenny Fancy, au gré des pages.

Cet univers continue d’exister dans son roman suivant, l’ultime mettant en scène l’agent de la Sûreté, Lecoq.

Emile Gaboriau, Lecoq, Verduret et Prosper

Le troisième roman policier de Gaboriau paraît au cours de l’année 1867. C’est bien au cours de l’année qu’il paraît puisqu’il s’agit, comme pour les deux précédents, d’un feuilleton publié dans Le Petit Journal. Il s’intitule Le dossier 113 et nous emmène une nouvelle fois à la suite de Lecoq, l’agent de la Sûreté.

Un vol a eu lieu dans l’une des banques les plus connues de Paris, la banque Fauvel. Le butin se monte à 350 000 Le dossier 113 (Dentu, 1867)francs, une véritable somme pour l’époque. Seules deux personnes possédaient la clé du coffre, le caissier et le banquier. Le banquier prouvant qu’il n’a pu commettre le vol, le caissier est embarqué… Mais cette résolution expresse ne satisfait pas le policier chargé de l’affaire, Fanferlot. Ce dernier voit dans cette enquête la possibilité de se mettre en avant, il va donc mener ses propres recherches en parallèle, ne dévoilant qu’une partie de ses découvertes au juge d’instruction… Fanferlot doit toutefois se rendre rapidement à l’évidence, il n’est pas de taille à mener à bien son projet et doit se résoudre à tout confesser à son patron, Lecoq. L’enquête prend alors un autre rythme, une autre tournure, Lecoq se déguise en M. Verduret, un ami du père du caissier, Prosper Bertomy, et mène l’enquête avec ce dernier. Il envoie, auprès des différents protagonistes de l’histoire, des personnes chargées d’espionner pour son compte, les mailles du filet sont en place.

Ce vol cache une histoire autrement plus grave, un crime particulièrement élaboré… Et Verduret veut le comprendre complètement, en percevoir les tenants et les aboutissants, cherchant à réparer, si possible, les torts faits aux victimes. Cherchant surtout à voir au-delà des évidences, à mettre au jour le véritable crime.

C’est dans l’ombre des familles, souvent à l’abri du code, que s’agite le drame vrai, le drame poignant de notre époque ; les traîtres y ont des gants, les coquins s’y drapent de considération, et les victimes meurent désespérées, le sourire aux lèvres…

Gaboriau s’attache une nouvelle fois, tout comme Lecoq-Verduret, à comprendre les origines du crime. Une grande partie du livre est consacrée à la description des racines de ce vol qui va défrayer quelques temps la chronique judiciaire parisienne. Et c’est un procès contre une certaine aristocratie qui est une nouvelle fois mené, un procès contre l’aristocratie et donnant le beau rôle à la bourgeoisie, celle qui travaille. Car une certaine aristocratie n’a pas abandonné ses prétentions sans avoir toutefois accepté l’évolution de la société, une évolution qui veut que les rentiers ne peuvent plus l’être très longtemps s’ils ne se décident pas à changer de train de vie et condescendre à quitter le piédestal sur lequel ils estiment être toujours. C’est une société en mutation que nous décrit Gaboriau, une société où les anciens privilèges se perdent, usés jusqu’à la corde par des personnes sans compassion pour leur prochain, pour ceux qu’ils considèrent comme inférieurs. Des aristocrates qui s’entredéchirent dans le même temps…

Au travers des familles Clameran et Verberie, c’est toute cette aristocratie désuète qui nous est décrite. Des familles qui préfèrent encore se débarrasser de ceux qui auraient perçu l’évolution nécessaire, qui s’y seraient engouffrés.

Gaboriau nous offre un roman à la construction proche du précédent, cherchant l’explication des actes de chacun dans ce qu’ils ont pu vivre. Mais il n’épargne pas non plus les esprits malades, tordus, ne voyant la solution à leurs problèmes que dans l’escroquerie, comme si l’aristocratie avait toujours vécu de ce genre d’expédient, sur le dos du pauvre bougre qui s’échine au travail.

Gaboriau nous offre un roman ayant peut-être parfois les défauts de son genre, le feuilleton. Il y a certaines longueurs, on pourrait parfois ressentir une certaine lassitude, mais l’intrigue bénéficie d’une grande force et d’une grande capacité à nous captiver. A nous faire tourner les pages pour savoir ce qu’il va advenir de tel ou tel.

Et puis, le romancier relance notre intérêt pour son personnage récurrent en nous lâchant une bribe de son histoire personnelle, intime, à la toute fin de cette nouvelle intrigue. Lecoq éprouverait des sentiments !

En saurons-nous plus sur ce limier hors pair, cet as du déguisement, qu’est Lecoq dans les deux opus restants de la série ? Il ne nous reste plus qu’à les ouvrir pour le savoir. En commençant par le suivant, Les esclaves de Paris

Emile Gaboriau, Lecoq et l’affaire du Valfeuillu

Le deuxième roman policier de Gaboriau commence à paraître en 1866, l’année du succès de la nouvelle publication de ses premiers pas dans le genre. Un genre qui n’existe pas encore et dont il est l’un des précurseurs. Ce nouveau roman qui paraît d’abord en feuilleton dans Le soleil, comme le précédent, et dans Le petit journal, est intitulé Le crime d’Orcival.

Tout commence avec la découverte du corps de la comtesse Berthe de Trémorel par deux braconniers, Jean Bertaud dit Le crime d'Orcival (Dentu, 1865)La Ripaille et son fils, Philippe. Après quelques hésitations, ils vont signaler leur découverte au maire d’Orcival dont dépend la propriété du Valfeuillu où habitait la défunte et où son cadavre gît, dans une mare.

M. Courtois, le maire, s’empresse de prévenir le juge de paix, le père Plantat, et se rend dans la demeure en attendant le juge d’instruction, M. Domini. Un policier est envoyé chercher à la préfecture de police de Paris, rue de Jérusalem, pour mener l’enquête. Le temps qu’il arrive, les premiers indices ne laissent pas la place au doute, il y a eu effraction et assassinat du comte et de la comtesse par les malfaiteurs alors que les maîtres de lieux étaient seuls, leurs domestiques partis à la noce de l’ancienne cuisinière du domaine. L’un d’entre eux devient le suspect numéro un, Guespin… Alors que l’on recherche encore le corps du comte, Lecoq, agent de la sûreté, débarque et commence ses investigations.

L’apparence de Lecoq quand il arrive n’a rien de celle que l’on attendrait d’un agent de la sûreté mais certains indices laissent à penser qu’il ne s’agit pas véritablement de la sienne, juste d’un accoutrement emprunté, destiné à tromper les autres. Lecoq débarque et, même s’il apparaissait brièvement dans le précédent roman, on le découvre véritablement. Il considère le père Tabaret, celui qui menait l’enquête dans L’affaire Lerouge, comme son maître et effectivement, il inspecte les lieux du crime comme son mentor, ne laissant rien lui échapper, scrutant les moindres recoins. En quelques pages, nous comprenons qu’il s’agit d’un adepte de ce que sera la police scientifique par la suite. Et d’un adepte du déguisement, son apparence changeant en permanence. Mais il s’agit surtout d’un policier hors pair, à l’esprit aiguisé, à la motivation inébranlable. Aux méthodes réfléchies, ne laissant rien au hasard.

Voyons donc […] comment je dois m’y prendre pour arriver à découvrir la conduite probable d’un homme dont les antécédents me sont connus ? Pour commencer je dépouille mon individualité et m’efforce de revêtir la sienne. Je substitue son intelligence à la mienne. Je cesse d’être l’agent de la Sûreté, pour être cet homme, quel qu’il soit.

Et, en effet, il ne lui suffit que d’une dizaine de pages pour débrouiller le mystère. Car contrairement à son feuilleton précédent, Gaboriau ne s’intéresse pas tant à la marche de la justice, dans cet opus, qu’aux événements et à leur enchaînement conduisant un être humain au crime. Au travers de l’histoire du meurtrier, nous sommes témoins de la lente dégringolade d’un homme, sa chute inexorable. Un destin auquel il semble ne pouvoir échapper… Un parcours qui mène au crime, inéluctablement. Un roman noir avant l’heure.

C’est que la logique de la vie, hélas ! enchaîne fatalement les unes aux autres toutes nos déterminations. C’est que souvent une action indifférente, peu répréhensible en elle-même, peut être le départ d’un crime.

Comme pour le roman précédent, nous sommes dans la noblesse, la bourgeoisie, celle des riches demeures et des gens de maison. Celle qui ne fraie pas avec le peuple ou qui s’en mord ensuite les doigts… Deux femmes sont l’image de ces risques à mélanger les milieux, les strates, les castes, Pélagie Taponnet, dite Jenny Fancy, et Berthe Lechaillu, devenue épouse Sauvresy (le mari comptant parmi ses relations le comte de Commarin, personnage central du roman précédent) puis comtesse de Trémorel. A l’instar du roman précédent, les femmes sont fortes, font faire aux hommes des folies. Presque malgré elles, à l’image de Laurence Courtois.

Après l’enquête et la recherche du coupable, les fausses pistes, les preuves cachées dans L’affaire Lerouge, cette fois, Gaboriau a bâti un roman mettant avant tout l’accent sur la trajectoire des personnages. Le mal naîtrait des circonstances…

Il continue à enrichir son univers dans le roman suivant, poursuivant les aventures de Lecoq.

Emile Gaboriau, Tirauclair et la veuve Lerouge

Après plusieurs ouvrages décrivant la société de son époque et les gens qui la font, Emile Gaboriau abandonne un peu son côté chroniqueur, pour se lancer dans le roman. Le feuilleton. A la manière de Paul Féval dont il fut le secrétaire et peut-être même le nègre.

En 1863 selon les uns, en 1865 selon d’autres, paraît son premier roman dans le journal Le pays, sans grand succès. Il suscitera l’intérêt en paraissant de nouveau en 1866 dans Le soleil. Il y introduit, dans son envie de continuer à détailler la société, la description d’une enquête policière, c’est L’affaire Lerouge. Il ne s’en cache pas, il s’essaie à ce roman après L'affaire Lerouge (Dentu, 1865)avoir lu les nouvelles d’Edgar Allan Poe mettant en scène le chevalier Dupin. Et après la lecture du Jean Diable de Féval.

L’affaire commence par la découverte d’un corps, celui de la veuve Lerouge et suit, presque au gré du hasard, différents personnages impliqués dans l’intrigue. Ce sera tout d’abord Tabaret, dit Tirauclair, qui aide bénévolement la police, la rue de Jérusalem à l’époque. Il observe avec acuité la scène du crime, en tire des conclusions saisissantes et rapides. Plus rapides que celles des professionnels patentés, impressionnant en cela le juge d’instruction, Daburon. Par un heureux hasard, alors que le passé de la veuve Lerouge est plutôt flou, Tabaret découvre son histoire grâce à ses voisins… Voisins, dont le fils avocat a été victime d’une machination à la naissance. Nous suivons ensuite ce fils avocat pour revenir à Tabaret faisant la révélation de ses découvertes à Daburon, le juge. Juge qui se trouve également proche des protagonistes de l’histoire, ayant nourri des sentiments plus que profonds pour celle qui est la fiancée de celui qui a usurpé l’héritage de l’avocat et peut-être commis le meurtre…

Nous allons de rebondissement en rebondissement, suivant au gré du récit l’histoire de chaque personnage mêlé à l’intrigue de manière plus personnelle que d’ordinaire. Les chapitres alternent les points de vue. Suivant un protagoniste puis l’autre, puis encore un autre. Ce sont les pensées, les souvenirs, les sentiments, de ces personnages qui nous sont exposés. Ce sont les pensées de chacun, les tentatives de raisonnements objectifs parasités par des sentiments moins nobles, qui apparaissent au fil des pages. C’est aussi le cheminement de la justice avec ses défauts, ses contradictions. Le dilemme entre mener à bien et promptement une enquête et prendre le temps de la réflexion pour ne pas se laisser emporter par de trop faciles évidences. Chacun est confronté à ses contradictions sans s’en rendre compte, nous seuls, extérieurs, voyons les difficultés à mener rationnellement une enquête quand on s’y implique de manière très personnelle… prenant parti pour l’un ou l’autre. Même sans se l’avouer.

Le comte et le vicomte de Commarin, au cœur de l’intrigue, voient leur vie bouleversée, leurs relations remises en cause… Mais ils ne sont pas les seuls que cette enquête touche au plus profond, Daburon, le juge d’instruction, Tabaret, l’enquêteur hors pair admiré d’un personnage très secondaire, apparaissant à peine, Lecoq, ne sont pas non plus épargnés.

C’est, au final, le cours de la justice qui est remis en cause, cette justice faillible puisque menée par des hommes, aux prises avec leurs propres sentiments aussi bien que leurs convictions. Un questionnement plutôt qu’une remise en cause, un questionnement qui insiste sur l’interrogation suivante : pour cent coupables arrêtés et châtiés justement, peut-on accepter l’arrestation et la condamnation d’un innocent, un seul ? Est-ce un prix à payer et vaut-il de l’être ?

Comme le cours de la justice, les mœurs de l’aristocratie sont également disséquées, les grands principes des relations avec le reste de la société également…

Avec L’affaire Lerouge, Gaboriau a donc commis un roman policier, comme ceux que nous connaissons actuellement, remontant le fil d’une enquête, partant du meurtre et des premières constatations pour fouiller la vie des différents protagonistes et suspects. Un roman policier mâtiné d’étude de mœurs et lorgnant du côté de certains courants littéraires de l’époque comme le naturalisme. Tout ceci pour nous offrir une intrigue qui se lit avec une certaine avidité et une certaine curiosité, nous découvrons ou redécouvrons un monde, une époque, sous l’angle de ses travers…

Après ce premier succès, Gaboriau devient feuilletoniste et peut poursuivre l’œuvre qu’il vient d’entamer. D’autres enquêtes, d’autres romans, vont pouvoir voir le jour. Un personnage secondaire va venir sur le devant de la scène dès l’histoire suivante. Il deviendra récurrent.