En 1874, un an après La corde au cou, l’ultime roman d’Emile Gaboriau est publié par son éditeur de toujours le Dentu. Il est dédié par l’épouse de l’écrivain à Paul Féval, l’ami et le mentor de l’auteur disparu quelques mois plus tôt. L’argent des autres, comme les précédents, est d’abord paru dans Le petit journal.
Samedi 27 avril 1872, les Favoral dînent chez eux, dans leur appartement de la calme rue Saint-Gilles, avec quelques amis, quand des coups sont frappés à la porte et le baron de Thaller fait irruption. C’est le patron du maître de maison, Vincent Favoral, caissier au Comptoir du Crédit Mutuel. Il débarque car le temps presse, la police en veut à Favoral, et son patron, après une vive conversation, l’invite à s’enfuir. La scène est étrange car, après le départ de son patron, Favoral est dans tous ses états, il refuse de toucher à l’argent que celui-ci lui a laissé, comme s’il était dangereux, empoisonné… il est dans tous ses états, sans savoir que faire, mais Maxime, le fils, l’encourage à fuir par une fenêtre donnant sur la cour voisine, le temps presse, la police frappe à la porte, s’impatiente. Finalement, Favoral s’enfuie, la police perquisitionne, trouvant des preuves des détournements dont il s’est rendu coupable puis laisse les autres membres de la famille abasourdis.
Madame Favoral, Maxime et Gilberte tombent des nus. Vincent Favoral donnait l’image d’un homme strict, riche mais près de son argent, très exigeant avec lui-même comme avec sa famille, intègre… Ils n’ont qu’à peine le temps de réaliser que de nouveaux coups sont frappés à la porte, les habitants du quartier viennent aux nouvelles, viennent réclamer l’argent qu’ils avaient confié au caissier, sûrs qu’il le ferait fructifier… sauf qu’ils ont été floués, comme les amis qui dînaient là… Favoral aurait détourné douze millions…
Cette scène constitue, dans la première partie intitulée Les hommes de paille, le nœud de l’intrigue. Elle revient épisodiquement, car nous retournons ensuite constamment en arrière pour comprendre ce que chacun des membres de la famille a pu percevoir de la scène. Nous parcourons leur vie jusqu’à ce fait marquant, saillant. Madame Favoral, une femme mariée jeune et ayant perçu cela comme une opportunité de fuir un père peu enviable puis ayant déchanté devant ce mari toujours suspicieux, pingre, vérifiant les dépenses du ménage et ne lui octroyant que le strict nécessaire au point qu’elle s’est mise à faire des travaux de coutures pour avoir de l’argent de côté. Cet argent qui lui a permis ensuite de gâter un peu ses enfants, de subvenir aux besoins de Maxime pour mener une vie faite d’excès, de sorties… Des excès qui l’ont poussé par la suite à mettre à contribution Gilberte pour les travaux de coutures… Mlle Gilberte est quant à elle le pilier de cette famille, celle qui les a maintenus et va les maintenir dans le droit chemin, va leur permettre d’affronter la tempête, celle de la ruine et de la honte… Elle est celle qui parvient à garder une attitude exemplaire et juste, admirable, droite, fière… même si elle a également des choses à cacher, notamment ce jeune homme à laquelle elle s’est promise en secret… Nous en apprenons ensuite un peu plus sur Maxime et cette vie dissolue qu’il a vécue, épuisant les économies de sa mère jusqu’à ce que sa sœur lui ouvre les yeux et le pousse à se prendre en main, à s’assumer. Sa sœur et une autre jeune femme, sa voisine dans l’hôtel meublé où il a élu domicile, ne pouvant décidément plus vivre sous le toit familial, être confronté à ce père sans pitié…
Au fur et à mesure que nous parcourons les histoires de chacun, la scène d’ouverture s’enrichit. Nous la percevons sous des angles différents, jusqu’à en connaître bien des aspects. Le détournement du caissier du Comptoir du Crédit Mutuel a fait bien des victimes et a bien des origines. Les protagonistes vont mener l’enquête tandis que l’étau se resserre. Ils vont mener l’enquête particulièrement bien soutenus par le marquis de Trégars, le fiancé de Gilberte et dont le père a été victime autrefois d’une escroquerie, mourant ruiné. Mlle Lucienne, l’amie de Maxime, l’autre qui l’a poussé à s’assumer, est quant à elle à la recherche de ses parents et de ceux qui en veulent à sa vie sans qu’elle comprenne pourquoi on s’en prendrait à une pauvre ouvrière comme elle… Ils sont épaulés en cela par un commissaire, dont le nom ne nous sera pas donné, mais ressemblant étrangement à un autre… un commissaire plein de sagesse, apparaissant comme un rempart devant un autre fléau, la puissance des journaux et de ce qu’ils véhiculent…
“Le monde !… vous comprendrez ce que vaut son estime quand vous aurez vu à quelles gens il l’accorde, quand vous saurez que ce sont les plus effrontés et les plus hypocrites, les plus tarés et les plus lâches, qui constituent entre eux, et pour leur usage, cette puissance idiote qui fait trembler les imbéciles, et qui s’appelle l’opinion.”
Les intrigues se mêlent, les fils se nouent pour mieux se dénouer ensuite. Il y a des trahisons, de la manipulation, comme dans tout bon roman-feuilleton. De la romance, des grands sentiments et des coups bas. La mort est frôlée, les méchants sont de vrais méchants, antipathiques et tout. La laideur des esprits est inscrites sur les visages quand la beauté est le reflet des âmes… parfois, pas toujours.
C’est prenant, haletant. Et c’est à charge. Une charge contre ces hommes qui vivent de l’argent des autres, qui ruinent les innocents pour mieux se pavaner, s’exposer et exposer les richesses qu’ils ont amassées par le vol, un vol devenu presque légal avec l’arrivée de la spéculation… On joue avec l’argent des autres et on gagne en leur faisant croire qu’ils sont ruinés… Une charge que Gaboriau avait déjà menée dans La clique dorée ou La dégringolade, une charge contre ces escrocs qui spéculent sur le bien des autres, qui s’inventent des noms, se créent des histoires pour mieux impressionner le menu fretin, ces gens honnêtes qui travaillent pour vivre… Gaboriau nous décrit des gens sans scrupule spéculant également sur les remous de l’Histoire… Une charge contre ce capitalisme bientôt triomphant, contre l’arrivée d’une nouvelle classe dominant les autres sans le mériter… justifiant cyniquement leurs actions…
“C’est l’avidité des dupes qui fait la friponnerie des dupeurs…”
Ce que Gaboriau dénonçait a fini par arriver, nous ne sommes pas encore débarrassés de ces escrocs vivant de l’argent des autres, le peuple ne les a pas encore balayés quand ce serait sûrement la réaction la plus saine… flouer les travailleurs est devenu légal et le moyen de référence pour grimper les échelons d’une pseudo-réussite sociale. Décidément, Gaboriau n’était pas qu’un auteur populaire mais aussi un auteur social, précurseur du roman policier, un roman policier dénonçant les travers d’une société, proche de ce qui deviendrait le roman noir… un auteur marquant bien que disparu à quarante ans…
Cet ultime roman, L’argent des autres, confirme l’évolution de l’œuvre du romancier, celle d’un roman davantage social, noir…